Remerciements
Cette étude a été réalisée dans le cadre d’une recherche doctorale sur l’économie du jade dans les cultures Néo-Inuit du nord-ouest de l’Alaska entre le 13e et le 18e siècle. apr. J.-C. sous la direction de V. Darras et C. Alix (Laboratoire Archéologie des Amériques, Umr 8096, Université Paris 1, Panthéon-Sorbonne) et le tutorat de H. Procopiou (Laboratoire Archéologie et Sciences de l’Antiquité, UMR 7041, Université Paris 1, Panthéon-Sorbonne). L’étude des collections à University of Alaska Museum of the North (UAMN) à Fairbanks a été financée par une bourse d’étude doctorale du Programme Fulbright Foreign Student. Les recherches de terrain ont été réalisées avec le financement de la bourse de recherche de la Fondation Martine Aublet du Musée du Quai Branly et grâce aux aides financières ponctuelles du laboratoire Archéologie des Amériques (ArchAm) UMR 8096, de l’École Doctorale d’Archéologie de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (ED 112) et du Collège des Écoles doctorales. Je remercie toutes les personnes et les organismes qui ont contribué à cette recherche, à la fois en France et aux États-Unis. Enfin, je remercie très vivement les habitants des villages d’Ambler, Shungnak, Kobuk, Kotzebue et de la Pointe Barrow pour leur aide et le partage de leur savoir.
1Dans l’état actuel de l’inventaire et des connaissances, l’outillage archéologique en jade-néphrite dans les sites du nord-ouest de l’Alaska remonte au XIIIe siècle apr. J.-C. Le début de son exploitation coïncide avec l’apparition des premières occupations du Thulé occidental sur la côte et le long du fleuve Kobuk. Les plus anciens outils en cette matière première ont été mis au jour à Ahteut (daté de 1250 apr. J.-C., Giddings J. L., 1952), sur le site KTZ-304 au cap Espenberg (daté entre 1265 et 1320 apr. J.-C., Alix C. et al., 2018) et à Agiagruat (datée de 1285-1415 apr. J.-C., Young Ch. E., 2000). Trois éclats et un fragment de jade plus large portant des traces de façonnage ont également été retrouvés à Deering dans les niveaux datés au plus tôt du XIe siècle et au plus tard du XIIIe siècle apr. J.-C. (Bowers P. M., 2006) – ce qui serait la plus ancienne présence de vestiges en jade-néphrite associés à des contextes bien datés dans le nord-ouest de l’Alaska (Neffe-Godyn A., 2023).
Figure 1a. Localisation des vestiges en jade-néphrite
Crédits : A. Neffe-Godyn.
Figure 1b. Localisation des vestiges en jade-néphrite
Crédits : A. Neffe-Godyn.
Figure 2. Types de vestiges en jade-néphrite analysés
Crédits : A. Neffe-Godyn.
2Néanmoins, le plus grand nombre de pièces en jade-néphrite provient des niveaux postérieurs au XVe siècle apr. J.-C. Des auteurs tels que Giddings et Anderson (1986) considèrent alors que la présence de cette matière première constitue une véritable signature temporelle. Malgré cela, le rôle du jade-néphrite dans le développement des cultures Thulé puis Iñupiaq (1200-1800 apr. J.-C.) a été peu étudié et des questions précises comme celles de sa provenance, circulation et en particulier les techniques de transformation ou encore son statut, n’ont pas fait l’objet d’analyses systématiques. En réalité, ces vestiges ont fait l’objet de simples classifications typologiques visant à une catégorisation fonctionnelle et une attribution chrono-culturelle.
3L'analyse du jade-néphrite, à travers la reconstitution des choix techniques, permet de mieux connaître les stratégies économiques des Thuléens. Ainsi, l’étude des techniques de production et de finition de différents types d'objets en jade-néphrite a été réalisée pour mettre au jour les caractéristiques technologiques propres à une communauté précise et à une région entière.
- 1 Le nombre de pièces consultées et analysées s’élève à 891, (424 outils et 467 éclats et fragments n (...)
4Dans l’ensemble, notre inventaire compte plus de 9381 pièces archéologiques et ethnologiques provenant de 50 sites occupés au cours de six siècles entre le XIIIe et le XIXe siècle apr. J.-C. Près de la moitié des pièces analysées proviennent des sites de la vallée du Kobuk, dans laquelle se trouvent également les gisements de jade-néphrite. Des vestiges ont été retrouvés également dans les sites localisés dans la vallée du Noatak, ainsi que le long du littoral – allant du sud (île Nunivak) à l’extrême-nord (Utqiagvik), et à l’est jusqu’à Kaktovik, en passant par la péninsule de Seward et les villages côtiers du cap Espenberg (Figures 1 et 2, Tableau 1 en annexe).
- 2 Le corpus d’étude a été créé sur la base de pièces inventoriées comme « jade » dans les collections (...)
5Afin d’exclure du corpus les vestiges qui ne sont pas réellement du jade, les analyses macro- et microscopiques des pièces archéologiques et ethnologiques2, ont été complétées par une caractérisation physico-chimique au spectromètre de fluorescence X à dispersion de longueur d’ondes et au SFX portable. L’identification des néphrites, dont la composition chimique est : Ca2(Mg,Fe)5Si8O22(OH)2, était fondée sur le pourcentage d’éléments chimiques présents dans chaque spécimen, dont le calcium (Ca), le magnésium (Mg), le fer (Fe), le silicium (Si) et l’aluminium (Al). De plus, nous avons identifié le taux de présence des éléments-traces, y compris le chrome (Cr), le manganèse (Mn) et l’antimoine (Sb). Comme il s’agit d’un minéral hétérogène à la fois au niveau macroscopique et microscopique, chaque échantillon a été mesuré trois fois afin d’obtenir une moyenne significative et optimiser l’évaluation de la variabilité géochimique intra et inter échantillons (Neffe-Godyn A., 2023).
6L’objectif de l’identification techno-morphologique et fonctionnelle était de définir la fonction des objets étudiés et de restituer l'emploi de différentes techniques selon le contexte d'utilisation des pièces. L’analyse a commencé par l’examen typologique qui consistait à classer les pièces par forme et par fonction en se basant sur les caractères extérieurs qui nous ont permis de grouper les produits finis en catégories (outils, parures, objets non-identifiés) et sous-catégories (lames, outils de percussion, de perforation, d’abrasion, pointes, ou autres). En dehors des critères morphométriques, les pièces ont été soumises à un examen macro- et microscopique des techniques employées pour la mise en forme (sciage, piquetage, abrasion) et la finition (surface laissé brute, abrasion grossière, fine, extra fine). Parallèlement, les segments distaux et proximaux ont été examinés afin de déduire la place de l’éventuel emmanchement et de déterminer la fonction des outils.
7En Alaska, les artefacts en jade-néphrite sont de couleur vert-noirâtre à vert très clair, voire translucide une fois poli. D’après de nombreux récits de l’histoire orale (cf. Giddings J. L, 1961 ; Burch E., 2006), c’est aussi pour ses propriétés physiques qu’on lui attribuait une grande valeur. La dureté et la ténacité de la néphrite fait de ce silicate de calcium, de magnésium et de fer (Damour A., 1863) un matériau idéal pour confectionner des outils tranchants et des armes (Pétrequin P. et al., 2012). Sa structure est fibreuse à grains fins et sa dureté est de 6-6,5 sur l’échelle de Mohs (Hung H.C. et al., 2007). Sa qualité et sa couleur sont rarement uniformes, même dans un même bloc (Figure 3).
Figure 3. Dureté de la néphrite
Crédits : A. Neffe-Godyn.
8D’importantes sources primaires, sous forme de rochers massifs sont localisés sur le versant sud de la montagne de Jade, près du ruisseau Jade situé à environ 240 km de l'embouchure du fleuve Kobuk, au sud-ouest de la chaîne des Brooks. Il s’agit d’accumulations de pierres ultrabasiques très serpentinisées avec des inclusions résiduelles de néphrite et de néphrite schisteuse (Neffe A., 2015). Les dépôts secondaires, sous forme de galets, sont présents surtout parmi les graviers le long et au fond des ruisseaux Jade et Dahl, le long des berges du fleuve Shungnak et en moindre quantité le long des ruisseaux Cosmos, Wesley, California et dans le lit du fleuve Kogoluktuk (Anderson E., 1945 ; Heide H. et al. 1949 ; Neffe-Godyn A., 2023). En général, la qualité des dépôts secondaires est moins bonne que celle de la matière extraite des rochers massifs, car elle est visiblement schisteuse. En même temps, ils ont l’avantage d’une collecte facilitée (Neffe-Godyn A., 2023).
9Pour des petites productions d’usage quotidien les galets, souvent de mauvaise qualité, étaient probablement suffisants, leur collecte ne nécessitant pas de connaissances techniques spécifiques pour l’extraction de la matière. De plus, ils pouvaient être choisis selon leur morphologie ce qui permettait de réduire le temps pris pour les transformer en outils. D’acquisition commode, les pierres roulées étaient choisies comme support pour des produits de taille moyenne (< 15 cm). Cependant les outils de plus grandes dimensions étaient façonnés sur des supports extraits à partir de rochers massifs ou à partir de gros blocs de matière sciée. Les fragments bruts en jade-néphrite, supérieurs à 5 cm, sont principalement retrouvés dans les sites du Kobuk (par ex. à Black River ou à Onion Portage), néanmoins, des pièces singulières ont également était retrouvées dans le grand nord, à près de 500 km des sources de jade (p. ex. grattoir no A400327 de 8 cm de long d’Utqiagvik, conservé dans les collections de la Smithsonian Institution à Washington D.C.).
10L’intention d’obtenir une forme spécifique pouvait conduire à une sélection ciblée de supports adaptés. La variété des formes d’outils façonnées non seulement au niveau de la partie active, mais aussi au niveau du talon, montre que les Thuléens étaient capables de confectionner des lames à partir de nombreuses morphologies de supports. Toutefois, le choix du support pouvait aussi être lié à son épaisseur et à ses dimensions plutôt qu’à sa forme. Les outils en jade-néphrite ont été façonnés en grande partie sur des galets et des pierres roulées. Toutefois, certains vestiges portent des stigmates de percussion et de sciage montrant qu’ils proviennent de blocs bruts débités, produits à l’aide du débitage et du clivage par percussion, à partir de supports en forme de larges feuilles et/ou de plaquettes de matière extraites par fissuration sur de grands rochers en jade-néphrite.
11Ces différents types de supports ont permis la production d’une grande variété d’outils, tout en respectant la logique suivante : les plus grandes pièces étaient généralement façonnées à partir de grands fragments issus de rochers massifs (p. ex. les lames d’herminettes), ou à partir de galets aménagés (p. ex. les outils de concassage). Les pierres roulées peu retouchées servaient à la production de plus petits objets utilisés pour des besoins quotidiens.
12En même temps, nous pouvons discerner des tendances de forme en fonction des dimensions des pièces : les lames ovales tendent à être grandes (> 10 cm), tandis que les lames plus petites sont plutôt de forme quadrangulaire.
13En plus des galets aménagés, les Thuléens utilisaient aussi comme support pour le façonnage, des éclats de dimensions variées pour produire des perçoirs en gouge en forme de feuilles ou des couteaux, essentiellement à emmanchement terminal. Ce type de support était obtenu à partir de chutes de débitage (liées à l’extraction de la matière), de façonnage des outils ou encore à partir d’éclats occasionnés de façon accidentelle (déchets de réaffutage ou d'utilisation).
14Les réemplois en jade-néphrite étaient produits à partir d’outils usés ou de fragments d’outils, ou simplement par réaffutage des tranchants. Cette dernière technique pouvait impliquer un changement fonctionnel du tranchant, e.g. une lame d’herminette conçue pour le travail du bois pouvait, après modification de son biseau, servir pour le concassage des os. Enfin, lorsque les dimensions de l’outil devenaient très réduites, au lieu de jeter le produit d’apparence inutilisable, une seconde vie lui était offerte par sa transformation en un autre outil. C’est de cette manière qu’ont été façonnés de nombreux perçoirs en gouge produits à partir de réaménagements d’outils usés, fragmentés, ou de chutes de matière travaillée, comme dans le cas du perçoir CAKR-8423 du site d’Agiagruat (Figure 4). Son bord biseauté avec des petits esquillements et des stries fines, perpendiculaires au tranchant, suggèrent, qu’il a d’abord servi comme lame de couteau, mais qu’une cassure en largeur a mené à sa transformation en perçoir en gouge.
Figure 4. Traces d’usage observées à la surface de l’outil CAKR-8423 mis au jour à Agiagruat
Crédits : A. Neffe-Godyn.
15Les lames étaient produites à partir d'ébauches sciées ou taillées et abrasées. Elles étaient potentiellement piquetées pour régulariser leur contour et ainsi finaliser leur forme, mais ce piquetage était appliqué aussi et surtout au niveau de l’emmanchement, pour favoriser l’adhésion de la lame à son manche. Un tel processus est observé dans différentes régions du monde (p. ex. Ricq De Bouard M., 1996 ; Boleti A., 2009).
16Décliné sous différentes formes et utilisé dans des contextes variés, le sciage est la technique la plus utilisée sur les pièces en jade-néphrite (13 % des pièces analysées portent des traces de sciage – objets finis et éclats confondus). La production de lame par sciage est largement évoquée par les ethnologues, (voir par ex. Murdoch J., 1988 ; Nelson E., 1899 ; Stefansson V., 1914 ; Emmons G., 1923). Les Thuléens utilisaient le sciage comme technique principale pour la mise en forme de tout type de pièce, quel que soit le contexte de leur utilisation, que ce soit utilitaire (par ex. pierres à aiguiser), ou non-ordinaire – cérémoniel (par ex. lames d’arme ou objet déposé près d’un mort), ou utilisés pour effectuer des incisions décoratives/ornementation, (par ex. ciseaux). Utilisé non seulement pour produire des petits outils, mais également de longues herminettes obtenues à partir de grandes lames découpées selon leur axe longitudinal, le sciage répondait à des besoins non seulement techniques, pour faciliter la production d’objets de plus petit volume, maniables et adaptés aux besoins quotidiens, mais aussi à des besoins économiques, pour optimiser la matière première. Incontournable pour limiter la production de déchets et optimiser celle des objets finis, l’emploi du sciage permettait de mieux cibler la mise en forme du produit. Comme l’attestent les herminettes, les ciseaux, ou les pierres à aiguiser, cette technique intervenait non seulement lors de la préparation des supports (formés par sciage d'un plus grand bloc), que l’on retrouve surtout dans les « sites de jade » (appelés ainsi par Giddings J. L., 1952) de la vallée du Kobuk, mais aussi lors de la mise en forme de l’outil. Dans ce second cas, le sciage servait, par exemple, à enlever l’excédent de matière qui gênait l’introduction de la lame dans une gaine. Le sciage était alors appliqué pour réduire l’épaisseur de la lame sur la face inférieure. Il pouvait également être utilisé lors de la retouche, ou du réaménagement d’outils usés ou cassés. Ceci est surtout observé sur de très petites pièces (< 2 cm) retrouvées dans des sites côtiers, parfois éloignés de plusieurs centaines de kilomètres des sources de jade. De plus, la production par sciage de ces petites lames permettait la finition de l’intégralité de la lame en un temps plus court que celui consacré à une lame de grande dimension.
17Les nombreux éclats en jade-néphrite qui portent des traces de sciage témoignent aussi bien de l’ampleur de l’usage de cette technique que du recyclage de cette matière première. Certains éclats ont été transformés en « micro-outils », comme par exemple la pièce en forme de pointe BELA-36381 retrouvée dans la structure F-68B du site KTZ-087 du cap Espenberg, qui malgré ses petites dimensions (1.5 x 0.5 cm) porte des traces de sciage sur ses deux faces (Figure 5.a). Des traces de sciage matérialisées par de nombreuses rainures moins marquées que celles observées sur la pièce BELA-36381 (Figure. 5.b), car réalisées par des scies à grains plus fins, peuvent être observées le long des bords sur l’un des côtés de certains ciseaux du site KTZ-087 du cap Espenberg (notamment des pièces BELA-36016, structure F-68A et BELA-36350, structure F-68B, Figure 6). Ces traces ont été réalisées par le sciage d’un plus grand fragment déjà abrasé/poli qui a pu être divisé en plusieurs outils pour ainsi optimiser la matière première.
Figure 5. Petit outil fait sur éclat de déchet de sciage. Exemple de la pièce BELA-36381, retrouvée au cap Espenberg, KTZ-087, F-68B
Crédits : A. Neffe-Godyn.
Figure 6. Traces de sciage observées à la surface des lames de ciseaux BELA-36016 (a) et BELA-36350 (b), retrouvées au cap Espenberg
Crédits : A. Neffe-Godyn.
18Certaines pièces, à l’image de l’ulu 16-7589 du site d’Utqiagvik (collection de la Smithsonian Institution, Figure 7) ont été sciées par rainurage en longueur sur les deux faces afin d’obtenir une perforation qui a permis par la suite de diviser la pièce en deux ou plusieurs fragments et d’obtenir des lames de ulu plus petites. L’absence de traces significatives au niveau de la fente rainurée, qui indiqueraient que cette fente servait à l’emmanchement ou la suspension, vont dans le sens de cette hypothèse. Ainsi, le souci d’optimiser la matière première apparaît de nouveau.
19Des traces de sciage qui résultent de la division d’une plus large plaquette de néphrite peuvent être observées par exemple sur le segment proximal de la lame 56660 d’Utqiagvik (Figure 8).
20Les rainures de sciage qui ont conduit à la formation de larges cannelures des deux côtés de la pièce témoignent que la matière a été divisée, donnant un aspect biseauté au bord longitudinal du segment proximal. Cette extrémité en forme de biseau n’a pas été abrasée pour deux raisons : tout d’abord, le segment proximal était « caché » par le manche et, en même temps, ce type de bord abrupt pouvait faciliter l’emmanchement de la lame. Ceci-dit, bien que la section de l’extrémité ne montre pas de traces d’abrasion, le segment proximal de la lame a été mis en forme pour faciliter l’emmanchement de la lame, comme en témoignent les longues traces horizontales, parallèles à la partie proximale. Grâce à cette mise en forme, le segment proximal de la lame était parfaitement ajusté au manche.
Figure 7. Lame d’ulu 16-7589 d’Utqiagvik sciée et perforée au milieu en vue d’une division de la matière en deux
Crédits : A. Neffe-Godyn.
Figure 8. Lame d’ulu 56660 d’Utqiagvik en forme de demi-lune « aplatie », produite à partir d’un feuillet scié
Crédits : A. Neffe-Godyn.
21Pour la finition des outils, la technique utilisée était le polissage grossier à extra-fin qui était considéré comme nécessaire, au moins pour façonner les biseaux du tranchant. Les plus grandes lames étaient généralement entièrement polies. Le temps investi dans le polissage des grandes lames, supérieures à 10 cm est nettement plus important par rapport à la finition des plus petites lames – engainées. En même temps, les grandes lames sont rarement intégralement polies. Néanmoins, celles entièrement polies sont couvertes par un poli obtenu par la force de l’eau dans laquelle les supports de type galet ont été collectés. Dans le cas où la surface était brute, pour lui donner une apparence lisse, les pièces pouvaient être déposées intentionnellement et de façon contrôlée dans l’eau (« polissage aquatique », cf. Neffe-Godyn A., 2023). Le facteur en défaveur d’une telle pratique est la durée considérable de l’opération qui exige l’immersion de la pièce dans le courant de l’eau pendant plusieurs semaines. En même temps, cette technique permettait le polissage de plusieurs pièces simultanément – ce qui faisait gagner du temps sur le polissage. Aussi, nous pouvons imaginer que cette technique pouvait présenter des avantages auprès des populations localisées à proximité du fleuve, notamment du Kobuk. Les artisans pouvaient notamment surveiller le processus de transformation de la surface des pièces immergées dans l’eau. Ce polissage aquatique intentionnel est bien illustré par les lames de couteaux de type ulu provenant du site d’Ambler Island (par ex. lame no. 1-1941-2819).
22Les vestiges en jade-néphrite entièrement polis représentent 44% des outils et 21% de l’ensemble des pièces analysées. Dans ces cas, le poli couvre plus de 85% de la surface de la pièce. Les pièces polies partiellement représentent 46% d’outils, 60% d’éclats et 54% de l’ensemble des pièces consultées et analysées. Les moins nombreux sont les outils laissés quasi bruts (10% d’outils). Dans ces cas le poli couvre moins de 5% de la surface de l’outil, et ceci, le plus souvent, de façon ponctuelle. Ce dernier type de finition est surtout observé sur des perçoirs en gouge. Néanmoins, les outils laissés quasi bruts sont rares et proviennent en grande partie des sites de la vallée du Kobuk. Leur polissage (dans le cas où il est présent) est le plus souvent centré sur la partie active de l’outil – ce qui reflète un besoin essentiellement utilitaire.
23Les différents degrés de polissage reflètent une variabilité dans le temps investi à cette opération. Ils reflètent également des choix techniques en fonction des finalités fonctionnelles de l’outil, mais aussi des choix culturels voire sociaux puisque les pièces très finement polies ont pu être des objets de prestige à forte connotation symbolique et donc pouvaient traduire un statut social, comme dans d’autres régions du globe (p. ex. Gauthier E. et Pétrequin P., 2017). En effet, l’investissement de plusieurs dizaines d’heures de travail dans la confection de certains outils a forcément dépassé la dimension fonctionnelle pour répondre à des motivations esthétiques, commerciales et donc sociales. Les parures, par exemple, font partie des objets dont la finition est achevée par lustrage et on sait qu’elles sont souvent liées au statut social du propriétaire. Il en était sûrement de même pour les outils finement lustrés. De la même façon, le savoir-faire requis pour sa réalisation a pu impliquer des filières d’apprentissage et de transmission complexes (Procopiou H., et al., 2013). La complexité de toute la chaîne de production a peut-être eu pour conséquence que les objets en jade-néphrite bénéficiaient d’une valeur ajoutée en termes de prestige. En effet, malgré l’apparence non-finie d’un nombre important d’outils partiellement polis, le jade-néphrite semble avoir été très apprécié par les Thuléens, ce dont témoigne la volonté de son optimisation. Ceci se manifeste par la petite dimension des outils en jade-néphrite, par la production de réemplois, ainsi que par des formes résiduelles des lames résultant du réaffutage progressif des tranchants pour maximiser le rendement de la matière première (Figure 9). Les vestiges en jade-néphrite sont ainsi un parfait exemple de produits dont la valeur ne se limite pas à leur degré de finition ou fonctions utilitaires, mais dépend également de leur singularité (Van Lier H., 1970 : 572).
24La fabrication de l’intégralité de l’outil (lame et emmanchement) avant production devait répondre à des critères de différente nature, dont la disponibilité, la quantité et le volume. Le choix de l’emmanchement était intimement lié aux dimensions de la lame et à son mode d’utilisation. En général, deux types d’emmanchement peuvent être différenciés : les lames de petits calibres étaient insérées dans une gaine, alors que celles de grands calibres étaient directement ligaturées au manche. La forme de la lame des plus petites herminettes, quelle que soit leur provenance (intérieur ou côte), était déterminée par le type de gaine dans laquelle elle était insérée. Au contraire, les grandes lames, en raison de leur largeur et épaisseur ne pouvaient pas être insérées dans une gaine avant leur emmanchement. D’apparence facile à réaliser, l’emmanchement direct de la lame au manche par une simple ligature semble avoir été le choix parfait pour économiser du temps, non seulement pour l’emmanchement des lames de longueur supérieures à 10 cm. Contrairement aux lames de grand calibre, les petites lames insérées dans des gaines nécessitaient plus de temps au niveau de leur transformation (pour les ajuster à la gaine). Ces parallèles entre la forme, les dimensions et l’emmanchement de l’outil traduisent la volonté d’utiliser pleinement la matière première en dépit de la nécessité d'y consacrer plus de temps et reflètent cet esprit « zéro-déchets » des producteurs et des consommateurs de ces anciens outils en jade-néphrite.
25Après analyse de l’ensemble des lames, il apparait que le type d’emmanchement choisi (direct-juxtaposée, ou indirect-composite) dépend des dimensions et/ou de la forme de la lame. Cependant, le rendu final de la lame (le degré et l’étendu du polissage) est déterminé par le type d’emmanchement. Ceci apparaît clairement lorsque l’on compare les grandes lames d’herminette de forme ovale (> 10 cm), ligaturées directement à leur manche, avec les lames en forme quadrangulaire plus étroites (< 10 cm), emmanchées indirectement.
26Le deuxième type d’emmanchement nécessitait un ajustement de la lame à la gaine, ce qui a pu impliquer une augmentation du temps de travail. Les petites lames, dont la forme ne permettait pas leur insertion dans une gaine, étaient modifiées par abrasion, sciage ou piquetage pour être ajustées à la gaine (Figure 9). Toutefois, nous pouvons observer, que ces petites lames n’était pas uniquement de morphologie résiduelle, c’est-à-dire découlant de l’utilisation de l’outil (Stordeur D., 1988 : 129). Dans de nombreux cas (>30% de petites lames), leur finition - polissage limité essentiellement au niveau du tranchant- indique que le petit volume est leur morphologie primaire. La finition de la surface de ces outils témoigne d’un investissement technique moindre que celui investi dans les grandes lames plus soigneusement polies. Dans le premier cas de figure, la lame est en grande partie « cachée » dans la gaine. En revanche, dans le cas d’un emmanchement direct de la lame, la surface de l’outil est entièrement exposée.
Figure 9. Réaffutage progressif et adaptation de l’emmanchement
Crédits : A. Neffe-Godyn.
27En général, les grandes lames entièrement polies ou polies sur une grande partie de leur surface ont été mis au jour dans les sites archéologiques éloignés de la source de jade-néphrite. Même si de grandes lames d’herminettes entièrement polies ont également été retrouvées sur les sites de la vallée du Kobuk, la plupart des outils provenant des sites proches de la source de jade présentent des surfaces sans grande finition. Ceci confirme que les grandes herminettes polies, potentiellement de plus forte valeur, faisaient l’objet d’échanges à plus longue distance. Néanmoins, ceci est aussi le cas des petites lames utilitaires, partiellement polies. Evidemment plus rares, par rapport aux lames équivalentes produites localement dans d’autres matières premières [en schiste à grain fin (Van Stone 1980 : 39), en schiste ardoisier (Stanford 1976 : 50) ou tout simplement à partir de galets (Giddings et Anderson 1986 : 69)], les petites lames d’herminettes en jade-néphrite sont quand même plus nombreuses que celles plus grandes des sites plus éloignés.
28Indépendamment des dimensions de la lame et de son type d’emmanchement, nous pouvons aussi observer une tendance au niveau de la forme du biseau. Les grandes et longues lames ont généralement un tranchant à l’angle plus aigu par rapport aux plus petites lames. Ceci résulte très certainement de la difficulté du réaffutage du tranchant des petites lames insérées dans des gaines. Les longues lames sont plus faciles à manier lors de l’affutage ou du réaffutage par abrasion du biseau, ce qui donne au biseau de la lame un angle aigu. Dans le cas contraire, lorsque la partie active de la lame est rendue étroite par son insertion dans une gaine, il est difficile de la tenir parallèlement au plan de travail lors de son affutage/abrasion. L’abrasion est ainsi effectuée selon un angle plus obtus. Par exemple, la lame 1-1941-2735 du site d’Ambler Island est longue de plus de 18 cm, ce qui permet une abrasion selon un angle aigu (proche de quinze degrés). Par opposition, la lame NWAK-413 de Kotzebue est trop courte (< 4 cm) pour être polie selon un angle aigu, c’est pourquoi le polissage a été effectué à un angle de plus de quarante-cinq degrés (Figure 10). Cette question de l’angle du tranchant a aussi une très forte composante fonctionnelle. En effet, les grandes et les petites lames n’avaient pas la même fonction. Aussi, les dimensions réduites des lames (de dimensions inférieures à 10 cm, le plus souvent inférieures à 5 cm) et les contraintes techniques imposaient un changement dans le contexte d’utilisation de l’outil.
Figure 10. Changement du contexte d’usage de la lame transformée
Crédits : A. Neffe-Godyn.
29Contexte d’utilisation du jade-néphrite : un révélateur de changements socio-culturels ?
30L’éventail d’objets confectionnés en jade-néphrite est assez large et comprend principalement des outils bruts ou polis, de dimensions et de types variés. Plus de 42% des outils analysés sont des lames d’herminettes. En deuxième place, se trouvent les lames de couteaux (19% des outils). Nombreux sont également les perçoirs (14% des outils). Les pierres à aiguiser qui au cours des siècles gagnent en importance représentent moins de 8% des outils. Les outils restants constituent 18% des pièces analysées. À partir du corpus analysé, les ciseaux ou lancettes sont essentiellement retrouvés dans les niveaux inférieurs au XVIIe siècle apr. J.-C. Toutefois, c’est à cette période, au Thulé Récent, que les produits en jade-néphrite sont les plus diversifiés. On y retrouve même des masses, des pelles et des pioches. C’est aussi à partir du XVIIe siècle apr. J.-C. que sont datés les éléments de parures en jade-néphrite – principalement des labrets. Les armes de chasse : les armatures de têtes de harpon, les pointes de lances et les pointes de flèches sont très rares. Il se peut que le jade ait été considéré comme trop précieux pour être utilisé pour des armes qui pourraient être facilement perdues. De son appréciation témoigne également la volonté de son optimisation visible à travers la préférence du choix des techniques de façonnage qui impliquent un risque minime de pertes et un nombre important de réemplois.
31En s’appuyant sur des critères comme la symétrie de la pièce, la régularité du volume obtenu par sciage, piquetage et polissage, deux groupes d’outils en termes de qualité ont pu être identifiés. Dans le premier groupe les outils sont très réguliers, la maîtrise du volume est excellente et la finition très soignée. Il s’agit là surtout de pièces de plus petites dimensions (ciseaux ou perçoirs). Dans le second groupe, au contraire, la maîtrise du polissage (ou plutôt le degré d'investissement de l'artisan dans la finition de la pièce) est moins importante, mais le volume reste toutefois parfaitement exploité, par exemple pour l’emmanchement de l’outil. En ce qui concerne la portée de ces informations en termes chronologiques, nous pouvons rappeler que l’emploi du jade-néphrite devient beaucoup plus courant dans le nord-ouest de l'Alaska et au-delà, à partir du XVe siècle apr. J.-C., période durant laquelle d'autres changements techniques sont identifiés, comme l’emploi du traîneau tiré par des chiens (Giddings J.L., 1952 ; Hall E., 1980 ; Sheppard W., 2004, Ameen C. et al. 2019). Au niveau des techniques de façonnage, les mêmes procédés ont été observées à la fois dans les structures datées du XVe siècle et du XVIIIe siècle apr. J.-C. (Neffe-Godyn A., 2023). Néanmoins, au Thulé Récent, les outils entièrement polis sont les plus nombreux. Ainsi, nous pouvons conclure qu'au fil du temps, en plus d’une meilleure fonctionnalité de l'outil (un tranchant aiguisé), l’esthétique de l'outil a gagné en importance, ce qui a pu coïncider avec une approche différente des techniques employées (polissage « classique » ou aquatique – cf. Neffe-Godyn A., 2023).
32Sur certains sites côtiers, notamment au cap Espenberg, les lames de ciseaux ont été produites uniquement en jade-néphrite. Les ciseaux concernés ont été mis au jour dans la structure F-68A et F-68B du site KTZ-087, occupée entre 1550 et 1650 apr. J.C. (Hoffecker J. F. et O.K. Mason, 2011 ; Darwent J. et al., 2013 ; Norman L. et al. 2017). C’est aussi à ce moment que le jade-néphrite devient de plus en plus important par rapport à l’ardoise (Giddings J.L., 1952, Neffe-Godyn A., 2023).
33Au cours de cette période on note des changements tant dans la présence d’outils que dans les techniques de production et des contextes d’utilisation du jade-néphrite. L’analyse de la surface des pièces du cap Espenberg montre à l’échelle de cette localité un changement majeur entre le XIIIe siècle et la fin du XVe siècle apr. J.-C. dans la qualité et l’extension du polissage : contrairement aux phases anciennes où le poli couvrait le plus souvent uniquement la surface de la partie active de l’outil, à partir du XVIe siècle apr. J.-C. il tend à couvrir la totalité de sa surface. Dans certains cas, la finition nécessitait un investissement de temps plus important. Ce travail de qualité était appliqué à différents types d’outils dont les dimensions dépassent rarement 5 cm. Ceci indique que le jade était utilisé jusqu’à ce que ce ne soit plus possible. Les ciseaux et les pièces de forme arrondie sont les plus représentatifs des petits outils (de dimensions inférieures à 5 cm, des fois même à 3 cm) finement polis au point de réfléchir la lumière (Tableau 2 en annexe). Leur mise en forme consistait à créer plusieurs facettes. Afin de rendre la surface de la pièce la plus ronde possible les nervures des facettes étaient abrasées. Ainsi, plus la surface était arrondie, moins les traces d’abrasion étaient visibles, ce qui suggère un temps plus long investi dans la finition. Enfin, bien que les pièces, dont les dimensions dépassent 5 cm sont rarement finement polies, des lames de couteaux (e.g. HP9-6587 de Sikoruk, ou 1-1941-0081 d’Ekseavik), ainsi que des lames d’herminettes singulières (e.g. no 230-3824 d’Utqiagvik, d’Iyatayet ; BELA-35996 retrouvée à la surface du site KTZ-00088 au cap Espenberg) ont également la surface lustrée.
34Un outillage, orienté après 1700 apr. J.-C. davantage vers le jade-néphrite au détriment de l’ardoise (Giddings J.L, 1952), n’a pas eu d’impact sur le travail des autres matières lithiques, notamment la chaille, toujours présent dans les niveaux archéologiques. Confirmée par des tests expérimentaux et évoquée dans l’histoire orale, la difficulté du travail du jade et sa rareté suggèrent que ce minéral était doté d’une certaine valeur ; une forme de prestige qui ne venait pas tant des objets produits que du savoir technique nécessaire à son façonnage ; un prestige qui pouvait rejaillir sur les propriétaires de ces outils (Giddings J. L., 1961 ; Norman H., 1990 ; Burch E., 2006 ; Neffe-Godyn A., 2023).
35Les divergences régionales au niveau des assemblages en jade-néphrite peuvent se lire à travers les dimensions de certains types d’outils. En prenant comme exemple les herminettes analysées nous avons établi que des pièces plus volumineuses (> 15 cm), étaient plus courantes sur les sites de la vallée du Kobuk. Leur point commun est une apparence brute avec un poli limité à la partie active de la lame (à une exception près, puisque l’herminette 1-1941-2553 de Black River est polie sur une grande partie de sa surface). Si l’on considère que les plus grandes lames étaient de plus grande valeur et ainsi étaient les plus aptes à circuler sur de longues distances, ceci est uniquement le cas des grandes lames entièrement polies. En effet, à part trois exemplaires entièrement polis, les très grandes lames (> 15 cm) en jade-néphrite sont absentes des sites plus éloignés des gisements de jade, aussi bien le long de la côte qu’à l’intérieur des terres. Le trait commun de ces quelques pièces retrouvées à plus de 450 km à vol d’oiseau de la montagne de Jade (e.g. à Utqiagvik et Cross Island) en plus de leur état de finition (entièrement polies), est leur datation récente. Elles sont toutes associées à des niveaux postérieurs au XVIIIe s. apr. J.-C.
36La panoplie d’outils en jade-néphrite mis au jour dans les sites côtiers est également vaste, mais reste plus limitée par rapport à celle des sites localisés près de la montagne de Jade. Dans les deux contextes (intérieur et côte), les objets mis au jour sont essentiellement des outils, le plus souvent des lames d’herminettes, des lames de couteaux, des perçoirs et des pierres à aiguiser. Que ce soit dans les sites de la péninsule Seward, de la côte nord-ouest, de l’extrême-nord ou encore de la vallée du Noatak et de la chaîne des Brooks, nous pouvons observer la coexistence des plus grandes lames avec des plus petites, ce qui peut suggérer leur complémentarité. Néanmoins, en dehors des exemplaires singuliers des grandes lames polies, dans les sites éloignés de plus de 110 km des sources de jade-néphrite, rares sont les outils mesurant plus de 10 cm de long et rares sont les éclats de plus de 3 cm. En même temps, en dehors du cap Espenberg, de Sikoruk, de Onion Portage et de pièces individuelles retrouvées à Deering et à Hungry Fox, les petits éclats inférieurs à 3 cm de long sont également très rares. Leur absence des inventaires archéologiques des sites fouillés, notamment le long du fleuve Kobuk est certainement liée aux techniques de fouilles menées du XXe siècle, où le sédiment n'était pas tamisé. Par opposition, les fouilles fines des sites du cap Espenberg ont mis au jour 112 éclats et esquilles, soit près de 80% de l’ensemble de pièces en jade-néphrite qui inclut 44 petits éclats bruts et 68 polis, mesurant essentiellement entre 0,5 et 2 cm de long, 0,3 et 1,5 cm de large et 0,1 à 0,3 cm d’épaisseur. Parallèlement, malgré un nombre considérable de petits éclats et d’esquilles retrouvées au cap Espenberg, la présence sur ce site d’un micro-outillage (fait à partir d’éclats de 1-1,5 cm de long), ainsi que l’absence d’éclats supérieurs à 3 cm, témoigne d’une exploitation jusqu’à épuisement de la matière première disponible. Ceci est le reflet de la circulation du jade-néphrite qui dans les sites éloignés de ses sources est généralement retrouvé sous forme de produits finis, ou de réemplois. Les pièces brutes sont essentiellement des éclats et des esquilles de petites dimensions. Les blocs de matière brute et les préformes d’outils, à part des exemplaires singuliers (par ex. préforme de pierre à aiguiser no. 1-1950-0409 retrouvée à Hooper Bay) ont été mis au jour uniquement dans les sites près de la montagne de Jade. Toutefois, la présence, principalement dans les niveaux plus anciens des sites côtiers (aussi bien ceux de la péninsule Seward que de l’extrême nord), de pièces quasi brutes ou potentiellement polies au niveau du tranchant montre que des préformes devaient circuler.
37Les résultats de nos analyses confirment la soudaine utilisation du jade-néphrite au cours du XIIIe siècle apr. J.-C. - comme l’avait montré J. L. Giddings (1952) sur le Kobuk. Entre la fin du XVe siècle et le début du XIXe siècle, cet outillage compte parmi les plus répandus, après ceux en ardoise et en chaille. A partir du 18e s., les ulus en jade en viennent même à remplacer quasi totalement ceux confectionnés en ardoise le long du Kobuk. Au cours de cette période, on note des changements dans l’utilisation du jade-néphrite tant dans les quantités que dans les techniques de production et les contextes d’utilisation.
38Nos résultats fournissent de nouvelles données sur les modes de fabrication et les techniques de finition des outils en jade-néphrite provenant de différentes périodes. Les supports visés pour leur production provenaient de sources primaires (rochers massifs) ou secondaires (pierres roulées). Comme le suggèrent les résultats de l’analyse des pièces archéologiques et les données recueillis sur l’accessibilité de la matière première, ces deux types de sources répondaient à différents besoins fondés sur deux stratégies d’acquisition différentes. D’acquisition aisée par simple collecte, les pierres roulées étaient des supports le plus souvent réservés au plus petit outillage. Formées par la division d'un plus grand bloc, à partir d'outil usé, ou simplement par réaffutage de tranchants, les supports des petits outils étaient des déchets dérivés de grands blocs. De leur côté, les outils de plus grandes dimensions étaient essentiellement façonnés sur supports extraits directement de rochers massifs, ou de gros blocs de matière sciée. Réservée aux productions plus importantes, que ce soit au niveau de la qualité (par ex. pour la production d’herminettes dont les utilisateurs espéraient une longévité), ou en raison de la quantité des produits (par ex. pour des raisons d’échange), le matériau devait être de meilleure qualité que les galets recueillis dans l'eau.
39Les techniques utilisées pour la mise en forme étaient principalement le sciage, l’abrasion et le piquetage. Les longues herminettes étaient obtenues à partir de grandes lames découpées par sciage selon leur axe longitudinal, alors que les petites étaient souvent obtenues à partir de petits blocs ou reflètent des outils usés. L’abrasion a été utilisée, entre autres, pour la mise en forme des ciseaux et des mèches de perçoirs. Le principe était de former la surface de la pièce arrondie en section. Quant au piquetage, il a été observé surtout pour les phases finales du façonnage au niveau de l’extrémité proximale des pièces, pour rectifier l'aspérité empêchant l'introduction de la lame dans un manche, certainement dans le but d'augmenter l'adhérence entre la lame et le manche. En général, l’utilisation conjointe de ces techniques facilitait la production d’objets de petits volumes, mais permettait aussi d’optimiser la matière première au cours des différentes étapes de production des outils.
40La volonté de minimaliser les pertes de matière et d’optimiser la matière première par le réemploi, le réaffutage progressif des tranchants et la production d’un micro-outillage de dimensions inférieures à 3 cm (souvent entre 1,5 et 2 cm de long), ainsi que le choix des supports et la forme subcarrée de certaines lames d’herminettes, soulignent la valeur du jade-néphrite au Thulé et suggèrent que les Thuléens du nord-ouest de l’Alaska pratiquaient, ce que l’on appellerait aujourd’hui une « politique zéro-déchets ». La présence de vestiges en jade-néphrite, autant dans les sites proches que dans ceux éloignés des gisements de jade-néphrite, montre l’attachement aussi bien aux outils – au point d’optimiser leur durée de vie – qu’à la matière première - par sa transformation en un autre outil – malgré un investissement de temps considérable, qui aurait pu être dédié à d’autres activités.