- 1 Écrivait en 1898 le scientifique norvégien Wilhelm Bjerknes, père de la météorologie et de la clima (...)
1Quand l’avenir devient anxiogène, il peut être judicieux de regarder derrière soi pour tirer parti des leçons passées. Même si l’histoire ne se répète pas toujours, elle repose parfois sur des évènements singulièrement récurrents. En outre, ce futur incertain nous incite à porter une réflexion sur la vulnérabilité de l’humanité et l’ensemble du vivant. L’archéologie, associée à d’autres disciplines, offre des voies d’accès à cette problématique. La terre et tous ses habitants sont aujourd’hui en mauvaise santé : le réchauffement climatique s’aggrave, des événements météorologiques extrêmes sont mesurés à la hausse ayant pour corollaires des sécheresses et des inondations plus intenses, auxquelles s’ajoutent des séismes, des famines, des pandémies, une économie déstabilisée, des guerres civiles effroyables, des exactions militaires répétées, un début de migration de masse vers des pays réputés plus accueillants, etc. Une telle situation catastrophique n’est hélas pourtant pas nouvelle. L’archéologue Eric H. Cline a démontré que des évènements similaires se sont déjà produits par le passé. Plus exactement, il y a plus de 3000 ans, à la fin de l’Âge du Bronze, lorsque toutes les florissantes civilisations méditerranéennes s’effondrèrent simultanément suite à ce que certains considèrent comme des aléas climatiques (Cline E. H., 2015).
2Les risques ne sont pas moindres dans les Amériques (Whitaker J. A. et al., 2023). Par exemple, une crise comparable semble en effet s’être également déroulée à partir de l’An Mil en Amazonie, aboutissant à une nouvelle carte culturelle (de Souza J. G. et al., 2019). La désastreuse sécheresse de 2005 a laissé l’Amazonie exsangue, privée de 60 % de ses pluies habituelles. La déforestation s’est amplifiée de manière calamiteuse. Des milliers de poissons morts se sont échoués le long des fleuves. Des centaines de communautés se sont retrouvées isolées et sans voie de communication à cause des cours d’eau asséchés. Cinq ans plus tard, l’Amazonie connaissait encore une sècheresse comparable. De nouveau, 2023 fut une année d’une sécheresse de même ampleur (Ottoni F. P. et al., 2023). On ne peut qu’imaginer les conséquences de telles catastrophes par le passé, comme celles déclenchées par exemple par les méga-Niños répétés que nous connaissons aujourd’hui.
3L’impact des changements climatiques peut être essentiel pour les peuples sylvestres. Ainsi, ils provoquèrent d’énormes mouvements migratoires et de profondes transformations de sociétés en Amazonie vers 1100 de notre ère (Figure 1). À la même époque, l’augmentation de température dans les Andes a pu, par ailleurs, favoriser l’émergence du pouvoir Inca (Chepstow-Lusty A. et al., 2009). Adaptation, expatriation ou disparition, les sociétés ont réagi diversement aux changements climatiques et autres stress naturels.
Figure 1. Carte des Guyanes avec la localisation des cultures archéologiques
En gras, les cultures archéologiques et en italiques, les ethnies autochtones. Les étoiles représentent des échantillons paléoécologiques. En gris clair, la Guyane française. Crédits : dessin de S. Rostain.
4Cet article se propose de se pencher sur le cas de la Guyane française ancienne en s’interrogeant sur l’impact de changements climatiques survenus au cours des siècles précédant le contact avec les Européens. Des perturbations culturelles sont en effet repérées à partir de 1200-1300 EC. La piste climatique comme cause majeure est explorée, mais également les informations de la tradition orale Palikur, peuple présent de longue date sur ce littoral. Données archéologiques, environnementales et ethno-historiques sont confrontées pour répondre à cette problématique.
5Les Guyanes subissent des troubles sociétaux entre 1300 et 1400 EC (Rostain S., 2022). L’archéologie a mis en évidence d’importants changements sociétaux au cours des siècles précédant l’arrivée des Européens. Durant le premier millénaire EC, le littoral des Guyanes est principalement occupé par deux entités culturelles séparées par l’île de Cayenne (Rostain S., 2012). L’Ouest, jusqu’au delta de l’Orénoque, est dominé à partir de 650 EC par des communautés rattachées à la tradition dite Arauquinoïde, qui trouverait son origine sur le moyen Orénoque (Rostain S. et A. Versteeg, 2004). Ces peuples sont caractérisés par leurs travaux de terrassements intensifs dans les savanes inondables côtières. Ils ont transformé leur environnement afin de gérer au mieux les contraintes aquatiques en construisant des tertres d’habitat à l’ouest du Surinam et en creusant des canaux de drainage dans les espaces noyés. Ils ont surtout édifié des milliers de buttes à des fins agricoles (Rostain S., 2023). Elles ne dépassent pas 1 mètre de hauteur et sont arrondies, carrées, de 1 à 4 mètres de diamètre, ou allongées sur parfois plusieurs dizaines de mètres (Figure 2).
Figure 2. Champs surélevés de Mana, Guyane française
Noyé en saison des pluies et complètement asséché en saison sèche, ce site expose la sensibilité de cette agriculture aux variations climatiques. Crédits : photographies de S. Rostain.
6On y cultivait notamment du maïs (Zea mays), du manioc (Manihot sp.), de la courge (Cucurbita pepa), la patate douce (Ipomoea), le pois sucré (Inga) (Iriarte J. et al., 2010 ; Chacornac M. et S. Rostain, 2015). À la différence de beaucoup d’autres régions d’Amazonie où l’on a constaté une augmentation de l’activité du feu au cours du premier millénaire EC (Novello V. F. et al., 2012), les données anthracologiques et paléobotaniques montrent en revanche son usage limité, voire son absence, dans la gestion des savanes littorales de Guyane (Hammond D. S. et al., 2007 ; Iriarte J. et al., 2012). Les différentes entités Arauquinoïde vivaient au sein d’un réseau commercial dense marqué par des routes courant le long de la côte et connecté à l’intérieur des terres par les principaux axes fluviaux (Rostain S., 2023).
Figure 3. Vase typique de la culture Koriabo qui se diffusa depuis l’intérieur forestier sur le littoral des Guyanes à partir de 1200 EC
Ce vase possède une encolure verticale et une panse gonflée sur laquelle ont été incisés quatre visages représentant vraisemblablement des félins. Découvert dans le lit de l’Approuague en Guyane française. Crédits : photographie de S. Rostain.
7La stabilité des Arauquinoïde semble pourtant s’effriter à partir de 1200-1300 EC. On en a cherché tout d’abord la cause dans l’irruption soudaine sur le littoral de peuples forestiers de tradition dite Koriabo (Figure 3). Les Koriabo arrivent de l’intérieur par les grands fleuves pour investir des lieux précédemment occupés par les Arauquinoïde ou se fondre avec eux. Ils induisent en tout état de cause une discontinuité marquée tant dans la culture matérielle que dans les modes d’habitat et d’agriculture, les champs surélevés commençant à la même époque à être abandonnés (Barreto C. et al., 2020). Lorsque les traces de présence Arauquinoïde ne disparaissent pas tout simplement, elles sont perturbées par l’émergence de nouvelles cultures hybrides intégrant les styles céramiques des anciens habitants et des nouveaux arrivés (Rostain S., 2022). Quoiqu’il en soit, on assiste à une transformation culturelle globale et significative de la côte occidentale guyanaise avant la moitié du second millénaire EC.
8Le sud-est des Guyanes, de Cayenne à l’embouchure de l’Amazone (Figure 1) est, quant à lui, aux mains de populations rattachées au foyer local dit Polychrome, nom donné à cause de l’usage d’urnes funéraires anthropomorphes de céramique peintes de motifs élaborés colorés. Ici, les modes d’habitat et d’usage de l’environnement sont bien différents de ceux observés à l’ouest. Des cultures distinctes mais « cousines » par certains points, parsèment la plaine côtière de l’État d’Amapá et les îles de la bouche du grand fleuve. La culture Aristé du nord de l’Amapá se développe durant près d’un millénaire et demi de 450 à 1750 EC (Figure 4).
Figure 4. Village d’Urukawa dans la région nord de l’État d’Amapá au Brésil, près de la frontière avec la Guyane française
Au moment du contact, les peuples Aristé occupaient un vaste territoire côtier marécageux d’où émergeaient quelques élévations boisées où les villages étaient implantés. Les Palikur actuels continuent d’habiter ces espaces exondés dans ce type de village. Crédits : photographie datant de 1989 par S. Rostain.
9Toutefois, un virage est pris aux alentours de 1100-1200 EC, qui s’exprime notamment par des changements stylistiques et l’introduction de nouvelles pratiques funéraires dans le nord de l’Amapá et le bas Oyapock. Ici encore, cette rupture correspond à l’arrivée sur le littoral de peuples Koriabo (Rostain S., 2022). La réoccupation Koriabo d’un cimetière d’urnes Aristé ceint d’un fossé sur la rive de l’Oyapock reflète une certaine violence dans ce changement, puisque quelques puits funéraires à chambre latérale ont été pillés et les urnes Aristé détruites pour être remplacées par des poteries Koriabo (Mestre, com. pers.).
10Plus au sud, à Marajó, une île marécageuse de 48 000 km2 dans l’estuaire de l’Amazone, les sociétés locales semblent également connaître un déclin à la même période. La culture Marajoara a émergé vers 400 EC et se caractérise par la construction d’énormes tertres de terre destinés à l’implantation de villages pouvant atteindre 2000 habitants et à enterrer les défunts. Des bassins à pisciculture sont également associés aux monticules, fournissant la protéine animale nécessaire aux habitants (Schaan D. P., 2011). Cette société stratifiée connaît son apogée entre 700 et 1100 EC, avant de se désintégrer, ainsi que le suggère la soudaine introduction de styles céramiques inédits et, vraisemblablement, de populations exogènes. Vers 1200 EC, des groupes Aruã arrivent dans l’île provoquant peut-être en partie la désorganisation des chefferies Marajoara.
11Simultanément à la décroissance Marajoara, on assiste à l’essor de la culture Santarém à 600 kilomètres plus à l’ouest, sur la confluence de l’Amazone et du Tapajós. Elle se répartit au sein d’une multitude d’immenses implantations au bord des fleuves, connaissant une densité démographique inégalée en Amazonie (Gomes D. M. C., 2016). Les premiers explorateurs espagnols qui rencontrent ces peuples Santarém sont impressionnés par leur organisation centralisée avec une « classe noble » (Roosevelt A., 1999) et l’étendue remarquable de leurs villes (Nordenskiöld E., 2017 [1930]). Pourtant, cette société urbaine s’effondre également aux premiers temps de l’arrivée des Européens, ne laissant de leur empire qu’un sol noir anthropisé, connu sous le nom de terra preta. Cette terre extrêmement fertile résulte d’une très dense occupation ancienne et d’intenses activités humaines.
12Que ce soient les cultures Arauquinoïde, Aristé ou Marajoara, toutes montrent un essor socio-politique durant la seconde moitié du premier millénaire EC. Il s’interrompt brusquement aux débuts du suivant après l’irruption de peuples exogènes qui fusionnent avec eux ou, plus souvent, les remplacent. À l’origine de ces déplacements massifs de populations et de restructurations sociétales, on pense en premier lieu à l’hypothèse des crises climatiques. Pour cela, il faut investiguer les archives du sol.
13La piste des changements climatiques a été analysée par Jonas Gregorio de Souza en association avec un groupe de chercheurs (de Souza J. G. et al., 2019) sur la base des quelques données disponibles sur le long terme en Amazonie. Deux prélèvements existent au nord et au sud de l’aire envisagée ici (voir Figure 1). Au nord, les données sur les variations du cycle hydrologique proviennent des enregistrements sédimentaires du golfe de Cariaco au large du Venezuela (Haug G. H. et al., 2001). Au sud, les informations ont été obtenues à partir des spéléothèmes recueillis dans les systèmes de grottes à Paraíso au sud de la ville de Santarém dans l’est de l’Amazonie (Wang X. et al., 2017).
14Les données paléoclimatiques du golfe de Cariaco (Figure 5) montrent des conditions de sécheresse prolongées autour du xive siècle EC (Haug G. H. et al., 2001), qui ont pu affecter tout l’ouest des Guyanes.
Figure 5. Courbes climatiques et culturelles des Guyanes
Enregistrements paléoclimatiques de Cariaco et de Paraíso, où le bleu désigne une période plus humide et le jaune une époque plus sèche à partir de 1200C CE, sur la base de l’interprétation des enregistrements de paléo-précipitation. Entre les deux graphiques, les courbes de datations au radiocarbone des cultures archéologiques discutées. En bas, la courbe régionale de charbon de bois du bas Amazone (rose) correspond à une augmentation des incendies avant une baisse rapide probablement lié à la chute démographique. Crédits : tiré de de Souza J. G. et al., 2019. Modifié par les auteurs.
15Il est raisonnable d’inférer que l’agriculture sur champs surélevés pratiquée alors par les Arauquinoïde dans les savanes côtières inondables des Guyanes ait pu être sensible à de fortes variations climatiques. Les précipitations baissant d’intensité et les sols s’asséchant en conséquence directe ont dû avoir des effets désastreux sur les cultures. On peut dès lors imaginer que des peuples structurés et spécialisés, possiblement stratifiés, mais aussi vulnérables, ont pu être déstabilisés, fragilisés et ébranlés. La persistance de cette crise climatique peut avoir conduit à un affaissement rapide des sociétés très dépendantes de ressources agricoles, certes productives avec une météo clémente, mais inefficaces dès que les précipitations perdaient en volume, intensité et fréquence. Ce grain de sable sec est peut-être la principale cause de la chute des Arauquinoïde.
16En parallèle, la même crise climatique a pu pousser les peuples forestiers à sortir du bois en suivant le cours des fleuves pour investir le littoral. Cette soudaine pression démographique n’a certainement pas été sans conséquence sur les Arauquinoïde locaux. Elle a pu induire des conflits ou des assimilations culturelles. L’évolution stylistique de la céramique laisse supposer une fusion des artisanats Arauquinoïde et Koriabo, et peut-être des peuples eux-mêmes puis à l’émergence d’une nouvelle entité culturelle. Si tout cela reste encore hypothétique, il est certain que les populations autochtones guyanaises, notamment sur la côte, ont subi une profonde restructuration, voire un déclin ultime, au moment du dérèglement climatique régional vers 1100-1300 EC.
17La région méridionale, depuis l’île de Cayenne jusqu’à l’embouchure de l’Amazone, montre un enchaînement comparable, mais peut-être encore plus radical que celui de l’Ouest guyanais. Toutefois, on ne se réfère pas ici à la carotte de Cariaco, mais à l’enregistrement des spéléothèmes de la grotte Paraíso (Figure 5) (Wang X. et al., 2017). Les données récoltées montrent sans ambiguïté une augmentation marquée des valeurs δ18O après 1100 EC qui correspondent à une diminution des précipitations. Le débit des rivières baisse pendant qu’augmente la salinité de l’eau, provoquant l’affaissement du système Marajoara reposant sur une aquaculture devenue inopérante (Lara R. J. et M. C. L. Cohen, 2009). Une fois de plus, la diminution des précipitations coïncide avec la dissolution des puissantes sociétés locales, en l’occurrence les chefferies Marajoara (de Souza J. G. et al., 2019).
18Dans un déroulement similaire à celui du littoral des Guyanes, des groupes exogènes, peut-être poussés par la crise climatique, débarquent à cette époque dans l’île de Marajó qu’elles investissent profitant de la désorganisation Marajoara.
19La situation est toute différente à Santarém, où les populations ne semblent pas affectées outre-mesure par la baisse des précipitations. Bien au contraire, la courbe régionale du charbon de bois pour l’Amazonie orientale fait état d’une augmentation de l’activité du feu synchrone avec l’essor de la culture Santarém. Ces changements dans l’activité du feu à l’échelle régionale pendant l’apogée de la culture Santarém ont été attribués aux premiers habitants qui cherchaient à ouvrir des parcelles afin de développer la polyculture agroforestière (Maezumi S. Y. et al., 2018).
20Les données archéologiques et paléoclimatiques liées aux Amériques permettent de définir des scénarios probables sur les changements climatiques durant des périodes situées avant le contact entre les occidentaux et les populations autochtones. Voyons à présent ce qu’il en est du discours de ces derniers sur ces transformations en ces périodes. On a trop souvent négligé le discours autochtone sur cette thématique parce que, comme pour leur histoire, nous avons souvent relégué leur présence comme leur connaissance écologique du passé amazonien antérieur à l’arrivée des premiers européens au plan de l’invisibilité et du silence.
21La tradition orale amérindienne et en particulier les récits mythiques des Palikur, qui occupent un vaste territoire à cheval entre la Guyane française et l’État d’Amapá au Brésil (Figure 6), constitue un cas d’étude exemplaire.
Figure 6. Détail de la carte de 1599 de Levinus Hulsius sur laquelle est mentionnée (au centre) la présence des « Aricari », autre nom donné à l’époque aux Palikur
Crédits : Hulsius L., 1599.
22Ils s’auto-dénomment Parikwene Palikur en Guyane, c’est-à-dire « les Amérindiens Palikur ». Ils appartiennent au groupe linguistique des langues dites Arawak. Comme nombre de populations autochtones d’Amazonie, ils sont transfrontaliers et circulent régulièrement entre la Guyane (où l’on compte environ 1000 Palikur) et le Brésil (où l’on compte environ 1500 Palikur). Les récits mythiques que la tradition orale continue à véhiculer permettent de montrer que des évènements climatiques de première importance ont été suffisamment déstabilisants économiquement et socialement pour être conservés dans la mémoire collective. Même si ces événements ne sont pas datés, il convient de les considérer avec le plus grand intérêt. Ils constituent des témoignages qui, à l’instar des données scientifiques collectées, peuvent alimenter la problématique de l’incidence du changement climatique sur l’environnement et ses conséquences économiques et sociales. Ils contribuent aussi, et c’est sans doute le plus important, à examiner les manières cultuelles qu’ont des sociétés humaines d’appréhender l’origine de ces changements et de trouver des solutions quant aux désordres qu’ils entraînent.
23Pour illustrer notre propos, nous présentons ici un récit mythique relatif à une période durant laquelle les Palikur ont été soumis à des conditions de sécheresse sans précédent. Ce récit a été collecté en 2020 par François Renoux dans sa langue d’origine, le parikwaki, auprès du conteur Palikur Iniacio Antonio Felicio, et a été traduit par François Renoux et Benjamin Iaparra Batista. Il est très probable que les évènements climatiques que relate ce récit se situent avant le contact avec les premiers occidentaux ou alors les archives coloniales n’en ont jamais fait mention, ce qui serait pour le moins surprenant compte tenu de l’intensité du phénomène climatique et météorologique décrit. Sa narration est très détaillée et nous n’en proposons ici que quelques fragments dans une version nécessairement résumée.
24Le récit commence par des faits en apparence anodins. Les ancêtres des Palikur constatent que durant trois années, les pluies ont tendance à se raréfier alors qu’elles permettaient jusqu’alors de pratiquer l’agriculture itinérante sur brûlis (Renoux F. et al., 2003), la pêche, la chasse et la collecte selon un calendrier rythmé par une saisonnalité bien marquée (Renoux F., 2000a, b, c) entre la saison sèche et la saison humide (Figure 7).
Figure 7. Une gravure du livre de Hans Staden en 1557, qui avait été prisonnier des Tupinamba pendant neuf mois, montre l’importance pour l’agriculture de la pluie et de l’ensoleillement (les deux étant représentés conjointement)
Crédits : Staden H., 2005 [1557].
- 2 Ce mythe ainsi que le suivant ont été collectés par François Renoux et traduits par Benjamin Iaparr (...)
25Durant ces trois premières années, l’inquiétude ne gagne pas encore la population. Néanmoins, elle s’interroge au regard de ce constat et chacun espère un rétablissement de la norme climatique et météorologique. Les années passent mais la situation ne fait qu’empirer. Le récit se poursuit (les effets de répétition sont volontaires dans la narration)2 :
« […] Les gens n’étaient pourtant pas tristes car ils avaient encore de l’eau, du poisson, des fruits, des galettes de farine de manioc et les graines germaient encore.
La quatrième année débuta et durant toute l’année aucune pluie ne tomba. Il n’y eut qu’une saison sèche. Au début de la cinquième année, les gens se mirent à pleurer car l’eau manquait, ainsi que la nourriture, et le poisson. La rivière s’était asséchée, et son eau devint salée. Quand on creusait un puits... l’eau était salée et elle n’était pas potable. Les gens étaient tristes, et ils se demandaient vraiment ce qu’il se passait [et ils se disaient] : qu’est-ce qui arrive ? Cela est-il bien réel ?
Au début de la cinquième année, les gens se mirent à pleurer car l’eau manquait, ainsi que la nourriture, et le poisson. La rivière s’était asséchée, et son eau devint salée. Si tu allais à la pêche, tu ne pêchais plus de poisson et la lagune était asséchée. La rivière aussi était asséchée, comme les étangs. Dans toutes les marres asséchées, les poissons étaient morts. Les animaux de la forêt se faisaient rares. Alors les gens devinrent tristes, et ils ont dit : Pourquoi cela ? Cela ne peut pas être vrai.
La sixième année, de même il ne tomba aucune goutte de pluie venant de l’Origine de l’eau [l’endroit d’où vient l’eau de pluie]. Alors, on commençait à manquer d’eau, de nourriture, de galettes de manioc. Quand on plantait cela ne germait pas. Il n’y avait alors que l’igname épineuse [Dioscorea cayenensis ?] qui poussait. Seule elle continuait à germer lorsque tu la plantais. Les ignames épineuses se trouvaient en terre dans les anciens abattis, déjà abandonnées depuis longtemps, ils allaient creuser [pour voir] s’il y en avait là. Ils pouvaient ainsi s’en nourrir un peu, en complément du poisson et de la chaire d’animaux de la forêt. Mais, ils n’avaient plus de galettes de manioc. Ils ont commencé à devenir tristes.
La septième année commençait. Leur détresse était grande et la chaleur du soleil était intense. Nul ne pouvait faire de feu, sauf à 6 heures. Vers 9 heures, on ne pouvait plus faire de feu car quand tu allumais un feu tu ne pouvais pas l’éteindre. Il y avait alors partout des foyers d’incendie effrayants. On ne pouvait pas marcher [en dehors de sa maison] car la chaleur du soleil était trop forte. Les gens ne sortaient qu’à 6 heures, et de préférence la nuit durant laquelle ils allaient chercher de l’eau. La sécheresse commença, seuls trois ruisseaux et une source d’eau fournissaient juste un peu d’eau pour tout le peuple. Les gens allaient donc chercher l’eau là-bas mais ils étaient parcimonieux car l’eau coulait en faible quantité. Chaque matin et chaque après-midi les gens allaient puiser un peu d’eau. Il y avait une file d’attente [au point d’eau] et si vous arriviez le dernier, vous n’aviez pas d’eau. Cela causait une grande affliction. L’eau s’était asséchée. On ne trouvait pas d’eau. Ils n’y avaient seulement que ces trois ruisseaux qui ne tarissaient jamais. Mais, ils [les ruisseaux] s’asséchaient aussi... Il fallait que tu sois là, dès l’aube. On arrivait dès l’aube. Lorsque l’eau coulait pour que chacun en prenne un peu. Par ailleurs, il y avait une source. Ah ! Il y avait tant de gens qui s’y rendaient ! Mais ils devaient arriver tôt, car vers 9 heures du matin elle se tarissait. Dès lors, il y eut beaucoup de souffrances, de craintes à cause de la soif ainsi que de la faim. Au bout de ces sept années, les gens ont commencé à pleurer, certains ont dit : que pouvons-nous tous faire pour envisager de trouver une réponse à cette souffrance ? Tous, nous laissons les enfants et les femmes mourir et nous tous ne faisons rien pour trouver une réponse à ce qui nous arrive. Nous devons pouvoir trouver une réponse. Alors, certains ont dit : nous devrions discuter de ce sujet […] ».
26Poursuivons le récit condensé :
« Le chef de tous les clans Palikur rassembla alors la population afin de discuter des évènements dramatiques dont ils étaient victimes depuis sept ans. À la suite des débats, il décida de convoquer neuf des chamanes, ihamwi, les plus puissants, afin qu’ils chamanisent et qu’ils rétablissent l’équilibre saisonnier. Les huit premiers d’entre eux échouèrent dans ce projet. Paradoxalement, la population leur pardonna cette faiblesse. Puis, ce fut enfin au tour du neuvième, haï de tous à cause de son physique ingrat et de ces manières singulières de pratiquer le chamanisme. À la différence des autres, ce dernier prépara sa transe chamanique avec beaucoup de soin et demanda à la population de le soutenir durant son voyage chamanique en chantant et en fumant force tabac. Il se transporta en esprit, aidé de celui d’un de ses animaux auxiliaires, dans une région du monde couverte de glace, que les Palikur nomment « l’Origine de la Pluie ». La description de ce lieu ressemble aux régions polaires. Là, il découvrit que « le Grand-père de la pluie », celui qui fait tomber la pluie, avait été fait prisonnier par des esprits malfaisants. Il parvint à le libérer, cessa sa transe chamanique et annonça à tous que la pluie allait de nouveau retomber comme elle le faisait. Et c’est ce qu’il arriva. Tous s’attendaient à ce qu’il échoue et avaient envisagé de l’exécuter, lui, en particulier ».
27Si on examine le récit produit dans la langue Palikur, le parikwaki, la « pluie », mowok est associée à kiseviye. Ce dernier terme est originel d’une langue aujourd’hui quasiment oubliée, le kiyavwihki, qui désigne aussi la « pluie ». Cependant, il définit aujourd’hui en parikwaki, le « froid ». Dans un même récit, nous avons donc à faire à deux synonymes qui pour le dernier, par un glissement sémantique d’une langue à l’autre, permet de comprendre que « l’Origine de la Pluie », kiseviye Hawkri, est lié au « Froid ». Comme le récit le montre, la pluie est effectivement originaire d’un monde où il fait froid. Nous ne discuterons pas ici l’analogie entre cette origine et le mécanisme thermodynamique que la science occidentale a mis en évidence dans la production de la pluie, mais le parallèle est saisissant ou pour le moins tout à fait fortuit. Quoi qu’il en soit, pour les Palikur, l’origine de la pluie est éloignée de nos préoccupations strictement scientifiques et les causes de la sécheresse sont ailleurs. Pour eux, le recours aux chamanes afin de résoudre un problème « climatique » démontre en fait que tous les déséquilibres, quels qu’ils soient, pathologiques, écologiques, sociaux, politiques, économiques, etc. sont liés à l’action de non humains dans les autres mondes dont les conséquences sont tangibles dans le monde visible, celui des humains. De même, les chamanes ne prennent jamais seuls l’initiative de se poser en diplomates et négociateurs entre humains et non humains pour résoudre un problème. C’est aux humains ordinaires de les solliciter afin qu’ils agissent. Ils sont capables de « voir » ce que les gens ordinaires ne discernent pas. Ils en informent la population, mais c’est à cette dernière de requérir leur aide.
28Aujourd’hui, nombre de Palikur admettent qu’il n’y a plus que de rares chamanes en activité. Tout au plus sont-ils considérés comme des soignants dont les pouvoirs se cantonnent éventuellement à « voir » ce qui est à l’origine d’une pathologie et dispenser des traitements phytothérapiques curatifs. En revanche, les puissants chamanes, ihamwi tubohne, dont il est question dans ce récit sont considérés comme ayant disparu. Les Palikur les plus savants de la tradition orale soulignent que c’est parce que les gens ordinaires ne les ont plus sollicités, en se détournant d’eux au profit de croyances occidentales, qu’ils ont perdu leur aura et que pour cette raison, des déséquilibres de toutes sortes se sont installés comme une norme.
29Néanmoins, le souvenir des prophéties qu’ils annonçaient persiste dans les mémoires. Elles y raisonnent encore actuellement et provoquent une crainte non dissimulée que l’eschatologie des églises adventistes et pentecôtistes catalysent en les mettant à profit pour fédérer toujours plus de croyants. Les discours apocalyptiques s’imposent d’autant plus facilement que ces églises les fondent en partie sur un substrat culturel fait de ces prophéties chamaniques. Ce que nous nommons les aléas climatiques – mais qui ne sont pas définis comme tels dans le discours Palikur – la perte de biodiversité et son corollaire la raréfaction de la faune et des ressources végétales, une cohésion sociale mise à mal par l’individualisme, les comportements anomiques caractérisés par des excès de consommation de boissons alcoolisées et de drogues importées, les violences intracommunautaires, sont pour les Palikur croyants ou non, les preuves que les prophéties, d’où qu’elles viennent, sont sur le point de se réaliser.
30Les causes d’un changement climatique sont pour les Palikur des manifestations tangibles de désordres et d’un déséquilibre qu’ils interprètent aussi comme des signes d’évènements qui se jouent donc ailleurs que dans le monde visible. Les chamanes avaient justement pour fonction de déterminer qui pouvait agir dans les mondes invisibles pour que de tels évènements se produisent. Ils leur incombaient alors, parce qu’on le leur demandait et qu’ils avaient le pouvoir d’agir dans ces mondes, d’être des négociateurs diplomates pour contrarier ou anticiper ces évènements (Figure 8).
Figure 8. Un chamane du moyen Orénoque souffle pour faire reculer les nuages, tandis qu’un autre fait de même pour guérir une patiente
Crédits : Gumilla J., 1963 [1745].
31Il faut considérer en ce sens que le neuvième chamane incarne seul la puissance des ihamwi tubohne, c’est-à-dire un personnage discret mais singulier, dont l’être et le statut social le situent à l’interface de plusieurs mondes. C’est pour cette raison qu’ils étaient à la fois respectés mais tout aussi craints, au point parfois de les assassiner. En effet, leurs pouvoirs génèrent des forces à la fois centripètes et centrifuges sur les maux dont souffrent les gens ordinaires. Ils sont donc considérés à la fois comme des protecteurs quand ils réussissent leur tâche mais aussi des attracteurs de problèmes quand ils échouent. Dans ce dernier cas, le doute subsiste toujours sur leur incapacité réelle à protéger ou sur leur malveillance sournoise vis-à-vis des membres de la communauté.
32Ce neuvième chamane rétablit deux équilibres, d’abord celui de son pouvoir et de sa notoriété, ensuite le rythme saisonnier en délivrant « l’Origine de la Pluie ». En outre, et c’est là toute la subtilité de son action, il sollicite la participation et le soutien de toute la population dans sa tâche. Il requiert qu’elle chante et fume du tabac comme lui-même le fait. Il accomplit sa tâche dans une communion avec tous et c’est avec humilité qu’il annonce la réussite de son entreprise au contraire des huit autres chamanes, hâbleurs, vantards et sans réel pouvoir pourtant tous respectés et laissés en vie.
33Ce qui n’est pas dit dans ce récit, c’est que le désordre climatique dont on relate les effets, incombe in fine à des comportements anomiques de la part des hommes. Tous les agissements produits dans le monde visible raisonnent dans les mondes invisibles. Les êtres non humains qui les occupent agissent en retour dans le monde des humains. L’équilibre ne peut être pérennisé que dans la mesure où humains et non humains équilibrent leurs forces au travers de comportements normatifs. C’est exactement le rôle qui incombe au chamane, négocier cet équilibre de manière diplomate ou guerrière.
34De guerre, il en est également question dans la tradition orale Palikur. Les récits de ces derniers décrivent notamment un conflit de grande intensité contre les Kali’na, leurs voisins immédiats établis à l’ouest. Il se serait déroulé bien avant le contact européen (Rostain S., F. Renoux et B. Iaparra Batista, 2024). Il est tentant de lier cette belligérance au changement climatique narré par le récit mythique des neuf chamanes. Pour le moins, on peut supposer que cette rivalité a pu trouver son origine dans l’épisode d’une sécheresse prolongée comme nous l’avons suggéré plus haut sur la base d’indices archéologiques concordant avec cette hypothèse. Celle-ci est d’autant plus séduisante qu’elle s’accorde avec l’évidence de la baisse des précipitations fournie par le carottage et les spéléothèmes, ajoutés aux données archéologiques suggérant une période de tiraillement entre communautés autochtones provoquée par l’arrivée de peuples forestiers sur le littoral alors occupé par des sociétés stratifiées. Ces différentes sources parlent-elles d’un même événement historique ? Peut-on envisager un mariage inattendu entre des disciplines occidentales dites scientifiques et une tradition orale autochtone considérée à tort comme subjective ?
35La coïncidence des « représentations » du passé lointain liée aux productions de savoir occidentales et autochtones nous conduit à réévaluer la pertinence des traditions orales amazoniennes, et pour ce qui nous concerne ici, celles des Palikur. Cette dernière doit être reconnue comme une autre source toute aussi savante que celle de la science. Elle devrait donc participer plus souvent à la reconstruction du passé de la Guyane, et de l’Amazonie en général. Pourtant, elle a été fréquemment dédaignée, voire ignorée, notamment par les historiens.
36Rappelons que d’une certaine manière, le mythe est aussi travaillé par l’histoire (Lévi-Strauss C., 1971, p. 515) On peut dans ce cas lui attribuer le statut de récit historico-mythique (Bensa A. et J. C. Rivierre, 1988). Celui que nous présentons ici illustre un problème climatique qui s’est imposé aux Palikur à un moment donné de leur histoire et auquel ils ont apporté une solution. Il ne fut pas anodin et sa durée anormalement longue a marqué la mémoire collective. Le récit historico-mythique empile des faits historiques et ceux d’une relation mythique liée à l’Origine de la Pluie par le biais de chamanes, intermédiaires entre les mondes, les temps et les êtres humains et non humains.
37De même, le récit, dont nous avons discuté ailleurs et qui narre les exploits guerriers Palikur face à leurs ennemis les Kali’na (Rostain S., Renoux F. et B. Iaparra Batista, 2024), relate l’origine mythique de ces derniers et leur émergence dans l’humanité. Mais, pourquoi conduire une guerre contre les Kali’na ? Le récit raconte qu’une femme Palikur et un être d’un autre monde tombent amoureux et copulent. Le frère de cette femme veut punir l’offense de l’imprudent étranger qui s’est approché de sa sœur sans lui demander la permission. En voulant réparer l’affront, et par un coup du sort provoqué par cet être de l’autre monde qui est aussi un puissant chamane, la flèche qu’il destine à son possible beau-frère, tue sa sœur. Du cadavre de cette dernière naissent des asticots qui se métamorphosent très rapidement en humains, les Hiye, c’est-à-dire les Kali’na, qui veulent venger la mort de leur mère. Le motif de la guerre est donc lié a priori à une vengeance, au prix du sang versé. Quelle relation peut-on établir entre les récits des neuf chamanes et celui-ci ? Outre le récit mythique, on peut apprécier l’histoire de l’émergence soudaine des Kali’na dans le territoire Palikur qui deviennent rapidement des ennemis armés par nature, mus par une volonté guerrière, certes expliquée par la vengeance. Néanmoins, on peut aussi interpréter cette relation conflictuelle comme étant liée à l’apparition de nouveaux venus belliqueux qui s’accaparent des femmes sans réciprocité.
38En plus, les Palikur, ou tout au moins les ancêtres auxquels ils sont culturellement affiliés, occupent un territoire fait de savanes inondées de manière saisonnière. Elles sont donc très fertiles une fois les périodes de sécheresse passées et furent probablement convoitées. Une compétition pour des terres n’aurait-elle pas été le prétexte à un conflit armé entre deux grandes entités culturelles autochtones ? L’arrivée des premiers colons occidentaux au début du xvie siècle, au nord au Venezuela et au sud sur l’Amazone, n’aurait-elle pas accentué des mouvements de populations migrantes prises en étau et déjà affectées depuis plusieurs siècles par une ou de longues et successives périodes de sécheresse ? Les données archéologiques et paléoclimatiques peuvent asseoir cette hypothèse. Nous en posons ici les prémices que nous devons continuer à discuter avec nos partenaires amérindiens.
39La mémoire des Palikur témoigne d’une période jusqu’ici éclairée faiblement par les seules données scientifiques. Il se pourrait que la tradition orale des peuples autochtones augmente l’intensité de cet éclairage si nous lui accordons du crédit. Il convient néanmoins de bien comprendre comment se compose leurs récits. Ils ont des propriétés très particulières. Outre le fait qu’aucune date ne permet de situer l’époque du récit, ils sont aussi marqués par une disjonction de la temporalité des événements qui composent leur trame. Le temps ne s’y écoule pas de manière uniforme. Celui propre au mythe s’enchevêtre dans celui du récit historique. De même, la topologie de l’espace réunit paradoxalement des mondes distincts. Les voyages chamaniques du récit exposé ici se déroulent sur un continuum allant du monde visible à ceux invisibles sans que la rupture soit marquée dans la narration. Elle est juste sous-entendue. Tout ce qui est dit dans un récit mythique est perçu par chacun comme vraisemblable car il n’y a effectivement aucune raison, a priori, pour celui qui l’écoute et le raconte de ne pas le considérer comme tel. Qu’importe d’ailleurs, si un mythe repose sur une réalité ou sur une fiction, il est considéré par l’auditoire soit comme une solution à un problème, soit il établit l’origine de quelque chose, soit il répond en écho à un autre mythe ou, enfin, il est les trois à la fois.
40Les chamanes sont bien souvent les protagonistes des mythes dont les récits racontent des évènements qui se produisent à l’interface du monde visible et invisible. Ils sont des intermédiaires entre ces mondes dans lesquels s’interpénètrent les temporalités du mythe. Pour cette raison, les mythes déroutent l’esprit, semblent incohérents et pourtant ils parlent à chacun : ce qui se joue ici dans ce monde, le changement climatique ou la guerre, trouve son origine dans un autre monde. Le récit de Davy Kopenawa et Bruce Albert, à propos de la vision des mondes par un chamane Yanomami, en est une illustration saisissante (Kopenawa D. et B. Albert, 2010).
41L’arrivée des premiers hommes en Amazonie à la fin du Pléistocène a coïncidé avec un réchauffement climatique en Amazonie qui a pu avoir des effets partiels sur la disparition de la mégafaune. Par la suite, les fluctuations climatiques au cours de l’Holocène ont pu avoir des répercussions cruciales sur la démographie et les migrations humaines.
42Si certaines cultures amazoniennes ont prospéré sous le coup des fluctuations climatiques, d’autres se sont effondrées ou déplacées. Il apparaît en tout état de cause que le stress climatique de 1100-1300 EC a initié une pente fatale pour certaines cultures. Plusieurs sociétés, comme les Arauquinoïde, les Aristé ou les Marajoara, avec des systèmes de gestion intensive du paysage (par exemple les champs surélevés), une culture matérielle élaborée et des inégalités de statut marquées, ont été plus ou moins rapidement remplacées par des groupes plus petits et plus mobiles plus portés sur l’agroforesterie, tel les Koriabo ou les Aruã. Le degré d’investissement dans l’utilisation des terres et l’organisation socio-politique aident à comprendre la vulnérabilité et la résilience au stress environnemental (de Souza J. G. et al., 2019). Reste que les données archéologiques, paléoclimatologiques et paléoécologiques ne suffisent pas à prendre la pleine mesure de ces adaptations. La tradition orale autochtone, notamment par le biais des récits mythiques et historiques, offre un autre point de vue essentiel à la compréhension de ces phénomènes passés (Figures 9 et 10). Il est temps de lever le nez des livres et des sondages de fouille archéologique afin d’apprendre à écouter ce que peut aussi expliquer la tradition orale.
43Lors de la période de sècheresse prolongée de la première moitié du second millénaire, les autochtones ont imploré le retour de la pluie et des nuages, ils n’espéraient sûrement pas le fatal ouragan européen qui allait s’abattre sur eux en 1492.
Figure 9. Neuf hochets de chamane Palikur. Le mythe sur le retour de la pluie lors d’une grande sécheresse fait intervenir neuf chamanes dont seul le dernier triompha
Crédits : photographie de B. Iaparra Batista.
Figure 10. Hochet de céramique en forme de femme enceinte (14 centimètres de hauteur), culture Arauquinoïde d’Hertenrits (650-1250 EC), Surinam
Peut-être qu’à l’instar des hochets de chamanes actuels, cet instrument servait également lors de pratiques magiques. Crédits : photographie S. Rostain.