Chelle, Elisa (dir.), « Une démocratie ébranlée », Politique Américaine, vol. 1, n° 42, 2024.
Hopkins, Daniel J., The Increasingly United States: How and Why American Political Behavior Nationalized, Chicago, University of Chicago Press, 2018.
Idées d'Amériques
1À la veille du scrutin présidentiel du 5 novembre 2024, le paysage électoral états-unien est bien différent de celui annoncé avant l’été. Le duel entre Donald Trump et Joe Biden, qui aurait opposé les mêmes protagonistes qu’en 2020, n’aura pas lieu. Le désistement du président démocrate au profit de sa vice-présidente Kamala Harris à la fin du mois de juillet, quelques jours seulement après la tentative d’assassinat contre Donald Trump en Pennsylvanie, a conféré à la campagne une dramaturgie sans précédent. Au-delà de leur quasi-concomitance, les deux évènements ont eu en commun de mobiliser les bases militantes dans les deux camps et d’insuffler un nouvel élan en faveur des candidat·es, rompant avec l’impression de déjà-vu, d’inertie institutionnelle, voire de fatalisme qui entachait les premiers mois de l’année 2024. Si la démocratie états-unienne connaît de nombreux revers1 – de la violence politique aux limitations du droit de vote dans plusieurs États et au refus persistant du camp trumpiste de reconnaître la défaite de 2020 – les mobilisations sociales et politiques, à gauche comme à droite, ont néanmoins été fortes au cours de la présidence de Joe Biden (2021-2025)2. Ce dossier vise précisément à faire le bilan de ce mandat présidentiel en adoptant une approche « par le bas ». Il s’agit ainsi moins de recenser les réussites et les ratés de l’administration Biden en matière de législation ou de politiques publiques, que de questionner les effets et les limites de ce regain d’action collective sur les institutions politiques du pays (à plusieurs échelles et y compris sur son système de partis) au cours des quatre dernières années.
2Ces mobilisations doivent-elles être considérées comme des signaux faibles de reconfigurations politiques à venir ou ont-elles d’ores et déjà redéfini les rapports de force au sein des espaces politiques et infra-politiques ? L’activisme conservateur dans le domaine juridique a par exemple donné lieu à l’un des événements les plus marquants de la présidence Biden, le revirement de jurisprudence de la Cour suprême sur l’avortement par l’arrêt Dobbs v. Jackson Women's Health en 2022, ce qui a fait l’objet d’un précédent dossier (cf. dossier « Repenser Roe », IdeAs n°22, 2023). À l’inverse, le mouvement de soutien à la Palestine, s’il a fortement agité les campus universitaires au cours des derniers mois, n’a pas bénéficié de place institutionnelle au sein de la convention démocrate à Chicago au mois d’août, malgré les demandes – rejetées – de plusieurs démocrates en ce sens. Les articles du présent dossier éclairent ces reconfigurations, tout d’abord en montrant comment des courants politiques et intellectuels d’apparence minoritaires s’efforcent de redéfinir les idéologies dominantes au sein des partis. Clara Sebastiani explore la question de l’institutionnalisation de la « Squad » progressiste au sein du Parti démocrate et « l’activisme de l’intérieur » de ces élu·es pour tirer le parti vers la gauche. Marie Gayte-Lebrun retrace quant à elle les efforts des intellectuels catholiques pour légitimer voire imposer leur vision d’un « big government conservatism », conservateur sur les questions de genre et de race tout en prônant une régénération de l’État dans le domaine économique et social, au sein du Parti républicain. La nomination du sénateur de l’Ohio J. D. Vance, figure de proue de ce mouvement catholique, comme colistier de Donald Trump atteste de la prégnance des idées post-libérales dans le corpus idéologique républicain.
3Ensuite, les contributions apportent des éclairages sur les modalités de mise à l’agenda des enjeux dans le processus législatif, à plusieurs échelles. Melanie Meunier retrace les stratégies utilisées par les jeunes écologistes pour mettre l’action climatique au cœur du programme du Parti démocrate, notamment au congrès. Toutefois, les réussites militantes se trouvent aussi à l’échelle locale. Lauren Lassabe-Shepherd montre ainsi que le relai entre school boards, militant·es de terrain et réseaux organisés et financés par des élites économiques conservatrices est très efficace et a des effets immédiats en matière de politique éducative locale.
4Les articles interrogent enfin la façon dont les fractures existantes entre le personnel politique et la société civile donnent lieu à des mobilisations inédites. Marie Assaf documente la mobilisation des personnes handicapées, qui certes reconnaissent les actions de l’administration Biden pour le renforcement de l’assurance-maladie et de l’accès aux soins, mais lui reprochent d’avoir trop vite abandonné les mesures de prévention dans le contexte de la pandémie de Covid-19. Clément Petitjean s’intéresse enfin aux grèves du secteur automobile pour éclairer les nouvelles formes de participation politique au sein des mondes du travail et interprète ce mouvement social comme la manifestation d’un renouveau du langage de la lutte des classes chez les syndicats, en particulier dans le Michigan, l’Ohio et le Missouri.
5Collectivement, ces articles confirment l’adage états-unien selon lequel « toute politique est locale » (« all politics is local ») : alors que la tendance est à la nationalisation de la vie politique (Hopkins, 2018), c’est toujours à l’échelle locale que les mobilisations s’organisent et que le statu quo est le plus fortement contesté. Ces articles confirment donc qu’il faut continuer à s’intéresser aux espaces politiques intermédiaires pour comprendre où et comment se forgent les identités politiques et militantes (syndicats, associations, mouvements sociaux, réseaux intellectuels). Si les deux principaux partis sont en partie perméables à ces mobilisations grassroots, dans la mesure où ils sont contraints de mettre à l’agenda certaines des revendications et thématiques qui en émanent, ils ne parviennent cependant ni l’un ni l’autre à pleinement satisfaire les entrepreneur·es de ces causes de part et d’autre de l’échiquier politique. Les militantes écologistes, antivalidistes, et syndicalistes, tout comme celles et ceux qui cherchent à rénover le conservatisme, semblent en effet partager une chose : l’insatisfaction vis-à-vis du travail de courtage de ces intérêts par les organisations partisanes démocrates et républicaines et les institutions étatiques qu’elles dirigent.
Chelle, Elisa (dir.), « Une démocratie ébranlée », Politique Américaine, vol. 1, n° 42, 2024.
Hopkins, Daniel J., The Increasingly United States: How and Why American Political Behavior Nationalized, Chicago, University of Chicago Press, 2018.
1 On pourra consulter à ce propos le numéro 42 de la revue Politique Américaine, intitulé « Une démocratie ébranlée » (2024). URL : https://0-www-cairn-info.catalogue.libraries.london.ac.uk/revue-politique-americaine-2024-1.htm.
2 C’était également le cas durant le mandat de son prédécesseur.
Haut de pageTamara Boussac et Hugo Bouvard, « Introduction : mobilisations et reconfigurations politiques pendant la présidence de Joe Biden », IdeAs [En ligne], 24 | 2024, mis en ligne le 01 octobre 2024, consulté le 10 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ideas/18925 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12hrz
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