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Comptes rendus

Vera Chiodi et Philippe Roman, L’économie de l’Amérique latine

Paris, La Découverte, Repères économie, 2024, 127 pages
Alvar de La Llosa
Référence(s) :

Vera Chiodi et Philippe Roman, L’économie de l’Amérique latine

Paris, La Découverte, Repères économie, 2024, 127 pages

Texte intégral

1Les six chapitres de l’ouvrage abordent l’économie de l’Amérique latine. Cinq se concentrent sur l’économie contemporaine, après la crise de 1929, puis principalement sur les années 1980 à 2020. On apprécie l’existence de 22 encadrés (de la rénovation du regard sur la formation des structures économiques au XIXe siècle par Eduardo Galeano à la maladie hollandaise, en passant par la CEPAL et l’hypothèse Singer-Prebisch, la dépendance, les dettes, le consensus de Washington, l’absence d’épargne, l’économie de la drogue, la typologie des capitalismes de la région et les particularités du capitalisme hiérarchique, les grands groupes transversaux, la pauvreté, les maquiladoras, le néo-extractivisme, la désindustrialisation, etc.). Ils présentent, définissent ou discutent des concepts ou des personnalités qui ont marqué l’économie latino-américaine ou en sont des spécificités symptomatiques. L’intérêt de l’ouvrage réside dans sa conception. Les auteurs réservent le factuel aux encadrés et n’offrent pas une histoire de l’économie de l’Amérique latine, mais, en abordant de grands thèmes, présentent les théories d’explications et les analyses de certains phénomènes propres au sous-continent américain. Elles sont diverses, variées et souvent contradictoires.

2Marquée par des crises structurelles, l’économie de l’Amérique latine ne comporte aucun miracle mais elle ne stagne pas. Or, peut-on parler de l’Amérique latine comme d’un tout ? Les nombreuses disparités régionales rendent les analyses difficiles. Le sous-continent se caractérise par une richesse en matières premières et une difficulté à en tirer des bénéfices à long terme, une grande extension de terres cultivables et un sous-emploi de la main d’œuvre rurale. Bref, abondance et misère se côtoient depuis plus de deux siècles. Le manque d’épargne paralyse l’engagement de l’État, entraînant une faible productivité et rentabilité. Le tout dans le cadre d’une dépendance et d’une intégration régionale très incomplète.

3Le premier chapitre, généralisant, s’interroge sur les degrés de détermination vis-à-vis des structures élaborées pendant l’époque coloniale qui est traitée de façon schématique et réductrice. On regrette que les auteurs, qui citent surtout une bibliographie anglo-saxonne, différencient très peu les structures du Brésil et celles de l’Amérique hispanique, et oublient le rôle majeur joué par l’or et l’argent américains dans le développement économique hégémonique européen. On s’étonne de lire que l’échec de l’Invincible Armada en 1588 provoqua le contrôle commercial de l’Angleterre dans les Amériques… De plus, le poids post colonial dans les structures contemporaines a été évacué par Gunder et autres théoriciens de la dépendance (cités p. 19) dès les années 1960, et l’historiographie actuelle se centre plus sur les structures mises en place au XIXe siècle par les oligarchies qui se renforcent lors de l’intégration de l'Amérique latine dans les échanges internationaux.

4Le second chapitre s’intéresse au décollage des économies latino-américaines après la crise de 1873, jusqu’en 1930, quand la seconde révolution industrielle intègre l’Amérique latine dans l’économie mondiale en tant que pourvoyeur de matières premières passant de la dépendance britannique à l’étasunienne. L’Argentine et le Mexique tentent une industrialisation de substitution, modèle qui s’essouffle dans les années 1960, pour cause de protectionnisme, inefficacité productive et non rénovation de l’outil et des techniques de production, et manque d’exportations (génératrices de devises), le marché intérieur étant insuffisant. Ce chapitre est particulièrement fouillé et explicatif.

5Le chapitre 3 se concentre sur les années postérieures au chamboulement du prix du pétrole qui permet aux pays exportateurs de placer leurs avoirs dans les banques étasuniennes et de vivre d’importations et de prêts consubstantiels. La « décennie perdue », les années 1980, est marquée par la crise de la dette, les impayés et les politiques d’ajustement sévères qui conduisent aux privatisations massives, à l’obéissance au FMI et aux effets sociaux explosifs. Le consensus de Washington et les différentes restructurations de la dette (et l’offre d’accès à des prêts à faibles taux d’intérêt qui tentent de provoquer une reprise économique) mènent à la mise en place d’un libéralisme qui marque les années 1990 en soulignant la vulnérabilité des systèmes bancaires, les écarts salariaux, le retour des multinationales et la dollarisation de certaines économies avec des effets opposés (Argentine, Équateur). Les années 2000 apparaissent comme une décennie dorée puisque la reprise de la croissance permit une réduction de la pauvreté par l’intervention de l’État après de graves crises sociales. Les auteurs comparent les conclusions des analyses divergentes sur les effets des politiques libérales. L’arrivée de la Chine sur le marché facilite la reprise économique puisqu’elle relance les exportations de matières premières. La croissance permet une réduction des inégalités mais se heurte aux classes moyennes qui se sentent déclassées. La crise de 2008 touche moins l'Amérique latine ; là encore les analyses divergent. Mais le néodéveloppementisme, s’il réduit la pauvreté augmente la pression sur les ressources naturelles et la destruction à grande échelle de l’environnement (eau, transports, conquêtes de terres agricoles). Il provoque une pression accrue sur les communautés indigènes. Là encore, le débat est ouvert sur les causes de l’ascension vers les classes moyennes : produit des politiques de redistribution de l’État ou de la croissance économique provoquée par les exportations de matières premières ?

6Cela conduit le chapitre 4 à s’intéresser à la nature spécifique du capitalisme latino-américain puisque malgré la masse d’exportation, les « performances économiques [sont] globalement décevantes » et le niveau de vie reste bas. Les auteurs considèrent que le sous-continent possède des économies diverses et contrastées puisque l’économie sociale et solidaire côtoie les grandes entreprises capitalistes extractives, en parallèle avec des latifundia et des expériences de gestion alternative. Cette diversité explique que « l'Amérique latine est une terre plus ou moins mythifiée d’expériences alter-économiques » (p. 77). La question de la différence spectaculaire du développement de l’Asie et de l’Amérique latine se pose alors naturellement. Le rapport des PIB est de 1 à 7 entre pays latino-américains (de 1 à 2 en Europe). Les traits communs des économies du sous-continent restent la faible productivité des facteurs, une intégration internationale fragile, une mauvaise gestion de la production, une prévalence du travail informel, des salaires bas, un État-providence peu développé et peu distributif, des systèmes financiers subordonnés aux économies dominantes (p. 61). Le manque d’innovation empêche la productivité. L’écart s’est creusé dans les années 1980 quand les Asiatiques ont atteint des sommets de productivité similaires aux États-Uniens. Les auteurs exposent les explications variées des économistes du Continent sur ce phénomène. L’une serait le faible taux d’épargne des Latino-Américains échaudés par les crises financières et les dévaluations, en plus des raisons structurelles d’accumulation du capital. L’instabilité chronique rend aussi difficile l’investissement. Et alors que la fiscalité est faible, la violence et la corruption sont élevées. Dernier élément, le manque de formation des travailleurs, induit leur faible permanence et productivité que le travail informel (un emploi sur deux selon l’OIT) renforce. Au contraire, l’économie de la drogue est performante.

7Le 5e chapitre élève le débat sur l’efficacité des régimes « néo populistes » en se concentrant sur la réalité économique et en laissant le coté facile, généralement le plus abordé, le politique, qui permet leur condamnation. Les auteurs reconnaissent des progrès dans la réduction des inégalités (entre 2000 et 2013) par l’apport financier des transferts de l’émigration, la taxation des exportations et des biens de luxe. Les inégalités salariales s’étaient accrues dans la seconde moitié du XXe siècle. Les auteurs scrutent l’indice de GINI avec attention, dévoilant bien des données et explications, généralement peu visibles ou faiblement diffusées. L’aide de l’État facilite l’accès à l’école et à la santé, produisant ainsi une main d’œuvre mieux formée pour l’avenir, mieux rémunérée donc plus productive, ce qui serait de nature à prolonger le décollage économique. Ils notent justement que s’il y a pléthore de données sur l’aide au plus démunis et leur évolution, en revanche, rien n’apparaît sur les revenus du capital et sur l’évolution de la concentration des richesses parmi les classes supérieures très favorisées. Les inégalités réelles risquent d’être sous-estimées alors qu’elles retardent le développement. S’ensuit une étude intéressante des transferts monétaires conditionnels ; les modalités de répartition diffèrent et les résultats entre pays sont déséquilibrés. La fin du chapitre aborde les conséquences du Covid19 dans la région du monde la plus touchée, avec le taux de mortalité le plus élevé (un tiers des décès mondiaux) alors que l'Amérique latine ne représente que 9 % de la population.

8Le sixième, dernier chapitre, verse sur l’intégration régionale, ses conséquences et ses manques. L’Alena neutralise la valeur ajoutée des maquiladoras, les marchés intérieurs sont trop faibles pour absorber l’offre, et l’arrivée du géant chinois, entré dans l’OMC en 2001, provoque un retour à la spécialisation d’exportation de matières premières. 2020 voit la valeur annuelle des biens échangés multipliée par 40 (comparée à 1990). Pour l'Amérique latine, la Chine se situe désormais juste après les États-Unis qui gardent le contrôle du Mexique et de l’Amérique centrale (7 % des achats chinois). Les 2010 innovent par l’offre de prêts chinois. Si l'Amérique latine reste parmi les pays émergents, les effets sont positifs sur le PIB, mais à l’avenir ? Car l’augmentation extractive, la déforestation et l’accaparement hydraulique provoquent un réveil de la conscience environnementale et des revendications des indigènes dépossédés. Par ailleurs, les gouvernements « progressistes » sont loin d’avoir satisfait les attentes populaires, preuve en est les nombreux revers électoraux. La justice sociale peut-elle se réduire à des politiques de redistribution monétaire ? L’extractivisme permettrait-il d’émerger réellement alors qu’il suppose une main d’œuvre peu qualifiée et une désindustrialisation ? Ainsi, l'Amérique latine serait passée d’une industrialisation manufacturière imparfaite à une hypertrophie des services, alors même que la marchandise chinoise s’impose. Les marchés d’intégration devront s’adapter d’autant qu’ils souffrent du manque de complémentarité. Déjà le Brésil échange plus avec la Chine qu’avec ses partenaires de Mercosur…

9On regrette que la conclusion, comme l’ouvrage, veuille croire à la persistance des structures coloniales comme principal facteur des maux structurels de l'Amérique latine et oublie de citer le manque de capital, volatile, aggravé par la guerre froide qui maintint le sous-continent en état de chasse gardée étasunienne. Ajoutons que l’Amérique latine fut congelée, alors que l’apparition de la Chine populaire (1949) comme puissance, démographique dans un premier temps, provoqua le besoin d’injecter des capitaux pour susciter une industrialisation asiatique dans le cadre d’une stratégie de contention locale. Après-guerre, les capitaux furent refusés à l’Amérique latine et son projet d’industrialisation remis aux années 1960, son rôle traditionnel d’exportateur de matières premières persista. Le second XXe siècle prolongea les défauts structurels des bourgeoisies oligarchiques républicaines qui n’avaient d’autre projet que d’intégrer l’économie mondiale en tant que fournisseurs de matières premières.

10Néanmoins, cet ouvrage court et succinct, par sa brièveté et la qualité de son contenu, par l’exposition des différentes approches, analyses et explications des situations économiques et financières par divers auteurs, trouvera, non sans raison, preneur, tant chez les enseignants et les chercheurs que les étudiants.

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Bibliographie

GUNDER Frank, Capitalisme et sous-développement en Amérique latine, Paris, Maspero, 1968

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Pour citer cet article

Référence électronique

Alvar de La Llosa, « Vera Chiodi et Philippe Roman, L’économie de l’Amérique latine »IdeAs [En ligne], 24 | 2024, mis en ligne le 01 octobre 2024, consulté le 12 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ideas/18435 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12hsn

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Auteur

Alvar de La Llosa

Professeur en études hispaniques et latino-américaines à l'Université Lumière Lyon 2, au Centre de Recherche en Langues et Civilisations Étrangères, unité LCE. Il est spécialiste de l'histoire politique, sociale, culturelle et économique de l'Amérique latine, du XIXe au XXIe siècle. Il est membre du comité de rédaction de la revue IdeAs et référent de son université à l'Institut des Amériques.
Alvar.DeLaLlosa[at]univ-lyon2.fr

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