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Comptes rendus

Hélène Harter, Eisenhower. Le chef de guerre devenu président

Paris, Éditions Tallandier, 2024, 510 pages
Gildas Le Voguer
Référence(s) :

Hélène Harter, Eisenhower. Le chef de guerre devenu président

Paris, Éditions Tallandier, 2024, 510 pages

Texte intégral

1En 1984, à l’occasion du quarantième anniversaire du débarquement en Normandie, le grand historien américain Stephen E. Ambrose publiait le second volume d’une monumentale biographie consacrée à Dwight D. Eisenhower, commandant en chef des forces alliées en Europe pendant la Seconde Guerre mondiale puis président des États-Unis de 1952 à 1960. La traduction de cette biographie est parue en France en 1986 en un seul volume. Après la publication de cet ouvrage, d’autres historiens américains, tel Jean Edward Smith en 2012, ont fait paraître de nouvelles biographies du 34e président des États-Unis, mais comme le souligne Hélène Harter, « [é]tonnamment, Dwight Eisenhower n’a fait l’objet d’aucune biographie en français » (p. 9). Il convient donc tout d’abord de saluer le travail entrepris par l’auteure qui, quatre-vingts ans après D-Day, vient combler cette lacune historiographique.

2L’historienne s’inscrit dans le sillage d’Ambrose, tout en admettant que « [p]enser Eisenhower à sa suite dans sa double dimension militaire et civile demeure un défi » (p. 11), qu’elle relève pour le plus grand bonheur du lecteur. Avec quelque cinq cents pages, cette biographie est tout à fait substantielle, mais bien plus digeste que certaines biographies « à l’américaine », dont le souci d’exhaustivité est certes louable mais peut aussi lasser. Ici, au contraire, il s’agit d’un ouvrage d’une longueur raisonnable, qui propose cependant une « approche globale » (p. 18) de la vie de Dwight Eisenhower, ainsi que l’indique le sous-titre : Le chef de guerre devenu président. L’objectif est également de dresser un tableau des États-Unis de la fin du dix-neuvième siècle au début des années 1960, car « [p]artir à la découverte d’Eisenhower c’est aussi suivre les évolutions de l’Amérique pendant huit décennies. » (p. 11). Le lecteur est ainsi invité à s’intéresser à la manière dont Dwight Eisenhower s’est adapté à ces évolutions.

  • 1 Fragment de citation extrait de Stone, Isador Feinstein, The Haunted Fifties, 1953-1963, Boston, Li (...)

3Ce dernier a longtemps été présenté par certains commentateurs et adversaires politiques comme un président dilettante. En 1953 déjà, le journaliste indépendant I. F. Stone le décrivait ainsi : « Eisenhower is no fire-eater, but seems to be a rather simple man who enjoys his bridge and his golf and doesn’t like to be too much bothered. He promises … to be a kind of president in absentia, a sort of political vacuum in the White House which other men will struggle among themselves to fill »1 (Patterson James T., 1996, ch. 9). De manière encore moins amène, Harry S. Truman s’efforça sans relâche de conforter l’image d’un président oisif : « I’ve been quoted a number of times as saying that Eisenhower didn’t know anything when he became president, and in his years in office, he didn’t learn anything. I guess that’s about right, too » (Truman Harry S., 1989, p. 73). Malgré les efforts de ses biographes américains, l’image du président Eisenhower passant plus de temps sur le green qu’à la Maison-Blanche demeure tenace. Pourtant, ainsi que le démontre amplement cette biographie, Eisenhower ne ménagea pas ses efforts comme chef de guerre, puis dans ses fonctions de président.

4Organisée en trois parties, la biographie examine tour à tour les années de formation d’Eisenhower, son commandement pendant la Seconde Guerre mondiale, puis ses mandats présidentiels. Le jeune Dwight Eisenhower, qui naît au Texas en 1890 mais grandit à Abilene au Kansas, « est un leader né » (p. 39). En 1898, au moment de la guerre hispano-américaine, il se prend « de passion pour la chose militaire » (p. 41), ce qui le conduit à embrasser cette carrière au grand dam de sa mère, Ida, membre de l’Association des étudiants de la Bible, les futurs Témoins de Jéhovah, qui prêche le pacifisme. À West Point, où il est admis en 1911, il prouve rapidement qu’il est en effet un « meneur d’hommes » (p. 53), même s’il est aussi « un esprit rebelle et indépendant, ce qu’on ne perçoit pas toujours. Obéir a toujours été compliqué pour lui » (p. 49). Malgré cela, et en dépit d’un rang de sortie de West Point relativement modeste (61e sur 164), il grimpe rapidement dans la hiérarchie militaire même si, à son grand regret, il n’est pas envoyé au front en France après l’entrée en guerre des États-Unis en 1917. Sa carrière ne décolle vraiment qu’après la nomination en 1930 de Douglas MacArthur comme chef d’état-major de l’armée de terre.

5Eisenhower est affecté à son service et lorsque ce dernier devient en 1935 le conseiller militaire du président des Philippines, il l’accompagne dans sa mission qui consiste à y créer une armée. Fort de cette expérience, en novembre 1938, il est de retour aux États-Unis où l’on commence à se préparer au conflit qui menace en Europe. Il prend part aux grandes manœuvres qui ont lieu en Louisiane et participe, aux côtés du chef d’état-major George Marshall, à la planification de toutes les opérations, devenant ainsi à 51 ans, « l’homme le plus influent de l’armée de terre après Marshall » (p. 148). Ce dernier lui confie bientôt le poste de commandant en chef américain du théâtre des opérations en Europe, où il passe plusieurs années loin de son épouse, Mamie Geneva Doud, qu’il a épousée en 1916. Sans jamais s’appesantir, Hélène Harter ne néglige pas la vie privée d’Eisenhower, montrant ainsi les sacrifices consentis par le soldat, dont la carrière trouve son apogée en Europe.

6C’est là en effet qu’il déploie ses compétences militaires, mais aussi son habileté diplomatique et il en fallait pour composer avec les différentes parties en présence. En effet, le Mémorandum Marshall, à l’élaboration duquel Eisenhower a activement participé, prévoit un débarquement sur le littoral nord de la France à l’automne 1942, mais les Britanniques n’y sont pas favorables et ils finissent par convaincre le président Roosevelt qu’il est préférable de lancer une opération en Afrique du Nord afin de prendre à revers les troupes italo-allemandes et ainsi regagner le contrôle de la Méditerranée. En « homme de devoir » (p. 163), Eisenhower se soumet et lance l’opération Torch en novembre 1942, ce qui lui donne l’occasion de rencontrer Charles de Gaulle pour qui, selon Hélène Harter, « l’Afrique du Nord est un territoire français […] et les troupes alliées n’y sont présentes que par le bon vouloir des Français » (p. 188). Avec un grand souci de la nuance, elle montre à quel point Eisenhower sait composer avec les susceptibilités des uns et des autres, ce que de Gaulle reconnaît dans ses mémoires : « C’est un homme de haute conscience, appliqué à ne juger qu’en connaissance de cause » (p. 384). De même, quand l’Armée rouge se rapproche de Berlin, Eisenhower ménage les Soviétiques quand d’autres sont déjà animés par une logique de guerre froide.

7Lorsqu’il est élu président, après avoir passé quelques années à la tête de l’université Columbia, puis été nommé premier commandant suprême de l’OTAN en 1950, la guerre froide bat son plein et il est confronté à des défis majeurs, à commencer par la guerre de Corée (1950-1953), à laquelle il met rapidement un terme. Hélène Harter montre avec brio comment, au cours de ses deux mandats, Eisenhower est animé par le souci de « tenir son pays hors de la guerre » (p. 304). Il y parvient, même si les missions qu’il confie à la CIA en Iran en 1953 et au Guatemala en 1954 ne sont pas vraiment pacifiques. Cependant, nourri de sa longue expérience militaire, Eisenhower connaît le coût humain, financier et moral de la guerre et s’efforce donc de limiter les interventions extérieures. N’en déplaise au « complexe militaro-industriel », qu’il dénonce dans son discours d’adieu en janvier 1961, il s’efforce tout au long de sa présidence de contenir les dépenses militaires.

8Soucieux avant tout de garantir la prospérité économique et de préserver l’ordre établi, Eisenhower cherche en toutes choses « une voie moyenne » (p. 275), à l’instar du grand historien Arthur M. Schlesinger, Jr., qui, en 1949, publiait The Vital Center. Mais sa quête d’une voie politique médiane le conduit parfois à faire preuve d’un certain immobilisme, en particulier en ce qui concerne la question des droits civiques. Craignant qu’une « déségrégation à marche forcée crée des troubles inacceptables à l’ordre public » (p. 337), il ne fait preuve de fermeté au sujet de la déségrégation scolaire qu’une fois que la crise a éclaté à Little Rock en 1957, c’est-à-dire trois ans après l’arrêt Brown formulé par la cour présidée par Earl Warren, qu’il a nommé en 1952, le sachant pourtant « favorable au combat pour les droits civiques » (p. 330). De même, à la fin de son second mandat, gravement éprouvé par la maladie, il ne comprend pas l’évolution de la société américaine et son aspiration à plus de liberté.

9En dépit de ces insuffisances, aujourd’hui encore, « [l]es Américains placent Eisenhower parmi dix meilleurs présidents » (p. 442) et la biographie d’Hélène Harter permet de comprendre le lien affectif qui les lie à cet homme. Elle n’épuise pas le sujet puisque, pendant l’été 1962, au cimetière américain de Colleville-sur-Mer, Eisenhower « enterre des documents que les générations futures découvriront le 6 juin 2044 » (p. 418). Cependant, gageons que dans vingt ans l’historien ou l’historienne qui exploitera ces documents aura au préalable lu la belle et incontournable biographie qu’Hélène Harter a consacrée à celui que Charles de Gaulle nommait « le généralissime des années de la Liberté » (p. 383).

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Bibliographie

Patterson, James T., Grand Expectations: The United States, 1945-1974, New York, Oxford University Press, 1996.

Stone, Isador Feinstein, The Haunted Fifties, 1953-1963, Boston, Little, Brown and Company, 1989.

Truman, Margaret (ed.), Where the Buck Stops—The Personal and Private Writings of Harry S. Truman, New York, Warner Books, 1990.

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Notes

1 Fragment de citation extrait de Stone, Isador Feinstein, The Haunted Fifties, 1953-1963, Boston, Little, Brown and Company, 1989, p. 6.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Gildas Le Voguer, « Hélène Harter, Eisenhower. Le chef de guerre devenu président »IdeAs [En ligne], 24 | 2024, mis en ligne le 01 octobre 2024, consulté le 07 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ideas/18422 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12hsp

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Auteur

Gildas Le Voguer

Professeur de civilisation américaine à l’université Rennes 2. Il a publié Le renseignement américain – Entre secret et transparence, 1947-2013(PUR, 2014) et son dernier article « Le Russiagate : les enjeux du renseignement et la relation américano-russe » a paru dans l’ouvrage coordonné par David Diallo, Éric Rouby et Adrien Schu : Trump ou l’érosion de la démocratie américaine (PUB, 2023, p. 231-262).
gildas.levoguer[at]univ-rennes2.fr

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