Hélène Combes, De la rue à la présidence. Foyers contestataires à Mexico
Hélène Combes, De la rue à la présidence. Foyers contestataires à Mexico
Paris, Éditions du CNRS, 2024, 324 pages
Texte intégral
1Le livre d’Hélène Combes propose une analyse des dynamiques de mobilisation qui ont construit une opposition autour du président Andrés Manuel López Obrador (AMLO) et de son parti Morena (Movimiento de Regeneración Nacional), laquelle permet de comprendre la victoire d’AMLO en 2018 et celle de Claudia Scheibaum aux dernières élections présidentielles du 2 juin 2024.
2H. Combes emmène le lecteur dans un parcours passionnant, qui retrace la structuration d’un militantisme politique enraciné dans le vécu des habitants de la capitale, où elle a réalisé de nombreux séjours de recherche et des entretiens, qui donnent une vivacité imparable aux analyses proposées, rappelant parfois le genre de la chronique. De fait, Combes tisse une analyse fine des mobilisations des années 2000, tenaces et pacifiques, d’un point de vue spatial tout en se penchant sur l’action collective des quartiers populaires, mobilisés et politisés grâce à l’action collective, un processus qui se place dans une « sociologie du militantisme » (p. 12).
3Structuré en deux grandes parties, le livre raconte, dans la première partie (composée de trois chapitres), « Les épisodes de la mobilisation : comment se construit la contestation ? », les mobilisations de masse à Mexico et dans tout le pays, qui ont porté AMLO à la victoire aux élections présidentielles de 2018. Son parti sera majoritaire à la Chambre des députés et au Sénat. Dans la seconde partie (« Des vies mobilisées. Ancrage social et territorial du militantisme à Mexico »), Combes se penche sur « des destins populaires », au fondement de ces mobilisations, en pénétrant dans les « foyers des militants » (p. 144).
4C’est toute l’originalité du livre de Combes que de « réaffirmer la centralité des appartenances sociales dans les mobilisations », dans un contexte de précarité économique. En donnant la parole à deux hommes et deux femmes d’origine populaire, tout en retraçant leur trajectoire, dans les quatre chapitres de cette seconde partie, Combes expose avec justesse comment « territoire et vie quotidienne façonnent le militantisme » et construisent « les foyers de la contestation à Mexico » (p. 13).
5L’autrice plante d’abord le décor en soulignant l’importance de la culture contestataire au Mexique – en particulier depuis les années 1960 – en dressant une brève chronologie des mouvements sociaux (p. 29). Une vaste mobilisation se mettra en place suite aux résultats des élections présidentielles de 2006, qui donnent comme victorieux le candidat du PRI (Parti révolutionnaire institutionnel) Felipe Calderón, non reconnu par Andrés Manuel López Obrador, candidat de l’opposition (Parti de la révolution démocratique, PRD). Ce dernier se déclare alors président du « gouvernement légitime ».
6Dans un récit vivant, avec une certaine dramatisation, Combes montre comment se construit la mobilisation dans l’effervescence de l’après-coup des élections, dans la mise en place d’un campement (plantón) dans le centre de la capitale. Auprès d’AMLO, on retrouve Claudia Sheinbaum, des membres du PRD, des intellectuels, soit « une grande partie de la gauche mexicaine » (p. 46). Réseaux politiques et associatifs sont mobilisés dans les quartiers. Le campement, où AMLO a planté également sa tente, s’installe pour quarante-huit jours, avec un million de participants dans une ambiance de grande kermesse ou de « colonie de vacances » (p. 56). Les classes populaires et moyennes s’y côtoient. Mais la contestation est passée sous silence dans les médias et mal perçue dans les milieux aisés. De plus, le Tribunal électoral confirme les résultats des élections, créant une grande frustration qui débouche sur une Convention nationale démocratique (p. 66). Sont fondées ainsi les bases du « gouvernement légitime » et la « mobilisation des Adelitas ». La mobilisation se consolidera avec d’autres combats, notamment contre la privatisation de PEMEX, menée essentiellement par des femmes, les Adelitas, nom précédemment donné aux soldates de la révolution de 1910.
7Organisées en brigades et chapeautées par le ministère du « Patrimoine national » de C. Sheinbaum, les Adelitas occupent le Sénat, pendant vingt jours (2008), dans une ambiance parfois hostile et tendue. Elles font campagne dans les quartiers, de porte à porte. Leur action est diffusée par le quotidien de gauche La Jornada et le journal de l’organisation, Regeneración, titre éponyme de celui des frères Flores Magón, précurseurs de la Révolution mexicaine. Selon Combes, « La mobilisation contre la réforme de Pemex a donc été l’occasion de réactiver, avec succès, la mobilisation, deux ans après le mouvement postélectoral et de poser les bases d’une structure territoriale » (p. 111) et « La mobilisation des Adelitas a bousculé les routines de la division sociale et genrée du travail militant. » (p. 102)
8Ces mobilisations, le campement (2006) et le mouvement des Adelitas (2008), posent ainsi la question du passage de la mobilisation à l’organisation politique. Démarre alors une autre forme de faire campagne, pour le « président légitime », cette fois en parcourant tout le pays, grand comme quatre fois la France. Au plus près de l’événement, l’autrice nous fait partager son émotion et son enthousiasme quand elle part en tournée avec l’équipe d’AMLO, une tournée couverte par les quotidiens progressistes La Jornada et Milenio. Cette campagne, réduite au silence par les grands médias hostiles à AMLO (le groupe Televisa), se structure, dans la capitale, autour de « maisons du gouvernement » dont Sheinbaum est chargée (p. 120). Ces maisons offrent des services d’accompagnement aux habitants des quartiers (démarches administratives, relations avec les banques) dans le cadre d’une économie populaire. La diffusion de ces actions est assurée par le journal du mouvement, Regeneración. Ce journal soude le mouvement qui se déploie alors en « sections électorales » locales (2010). Émerge ainsi en 2011, le « Mouvement de Régénération nationale », MORENA, qui qualifie plus de six ans de mobilisation. AMLO, candidat du PRD, se présente aux élections de 2012, mais perd devant Enrique Peña Nieto. Cette défaite l’amène à quitter le PRD et à transformer MORENA en parti politique. En 2018, c’est la victoire, issue de tout ce travail minutieux et « besogneux » de maillage territorial que décrit Combes, résultat des mobilisations antérieures (le campement - 2006, les Adelitas et Pemex - 2008, les maisons du gouvernement - 2011). De fait, entre 2015 et 2018, AMLO « rallie une grande partie de la gauche » et Sheibaum le suit depuis le début.
9Dans la deuxième partie de l’ouvrage, Combes se rapproche des acteurs de ce mouvement de contestation en saisissant quatre trajectoires individuelles (Isidro Muñoz, Marina, le señor Santos, la señora Flor), quatre récits de vie de « militants ordinaires » qu’elle a suivis pendant plus de 10 ans, construisant ainsi « une analyse fine des positionnements des militants dans l’espace social et politique » (p. 150). Dans cette approche originale, Combes articule « vie quotidienne, politisation et mobilisation » (p. 147).
10Isidro Muñoz est leader du quartier de Santo Domingo, de forte marginalité et de pauvreté, et « opérateur politique du PRD » (p. 160). Sa trajectoire suit deux logiques qui s’imbriquent, personnelle et publique : son attachement au territoire, à son quartier, issu des occupations de terrain des années 1970 et son engagement politique construit autour d’une « économie morale territorialisée » (p. 191), avec la mise en place d’une cuisine communautaire. Combes montre par ailleurs, le clientélisme récurrent dans les partis politiques et laisse voir les tiraillements, chez les militants, entre un « engagement moral » et un « engagement instrumental » (p. 168). Le récit de Muñoz exprime aussi la lassitude des habitants dans les mobilisations auxquelles appelle AMLO dont la probité est mise à mal ; de ce fait Muñoz restera au PRD.
11L’exposition du cas de Marina, avec un parcours universitaire politisé (diplômée de l’UNAM), mais issue du quartier Paraje Zacatepec (Iztapalapa), à fort taux de pauvreté, met en évidence que sans ancrage territorial, le militantisme peine à se construire et le désengagement est le résultat d’un décalage entre le discours politique et la réalité du terrain, soit l’expression d’une « infélicité militante » (p. 214).
12Le señor Santos est issu du quartier de l’Alameda, fort d’une mixité sociale, mais où le logement reste une question cruciale pour un habitat populaire encore affecté par le tremblement de terre de 1985. Son parcours est le creuset d’un « militantisme de l’attention à l’autre » qui nourrit chez le señor Santos son rôle d’intermédiaire du quotidien entre les gens de son quartier et l’administration. Combes rappelle ici « le rôle clé du quartier dans la trajectoire sociale et militante » (p. 257).
13Enfin, le militantisme de la señora Flor, originaire du quartier de Tránsito, en bordure du centre historique, fait coexister sa vie familiale (elle manifeste avec ses filles), professionnelle et sociale, en suivant la voix-voie de l’empowerment. Dans la contestation, l’empowerment est certes un moteur d’ascension sociale mais complexe, où l’origine sociale, ici populaire, reste un marqueur de tension.
14Pour conclure, Combes montre à travers la chronologie des événements et les récits individuels de militantisme, que la victoire d’AMLO n’est pas celle d’un seul homme mais le fruit d’un « besogneux travail d’organisation nécessaire à la construction des soutiens » (p. 284) et d’un militantisme local qu’elle peint et décrypte grâce à un travail de terrain auprès de protagonistes, quatre en particulier, de milieux populaires, intermédiaires entre le quartier et l’État, défaillant, porteurs d’une « économie morale » territorialisée (p. 287).
15À travers le prisme de quatre récits où se mêlent vie publique et intimité (l’engagement politique dans le quartier et vie familiale), Combes offre un texte riche d’informations sur le Mexique actuel, à travers ses habitants (partie 2), où se mêlent enthousiasme et désillusion, et aussi à travers son expérience personnelle de chercheuse, sur des terrains difficiles voire dangereux ; mais le texte est ponctué d’anecdotes qui ne font que stimuler le plaisir de la lecture. L’autrice propose un regard nouveau et original sur les rapports de classe et les milieux populaires dans l’action collective du militantisme.
Pour citer cet article
Référence électronique
Nathalie Ludec, « Hélène Combes, De la rue à la présidence. Foyers contestataires à Mexico », IdeAs [En ligne], 24 | 2024, mis en ligne le 01 octobre 2024, consulté le 12 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ideas/18392 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12hsm
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