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Comptes rendus

Mokhtar Ben Barka, La droite chrétienne américaine des origines à nos jours

Vulaines-sur-Seine, Éditions du Croquant, 2022, 407 pages
Florian Michel
Référence(s) :

Mokhtar Ben Barka, La droite chrétienne américaine des origines à nos jours

Vulaines-sur-Seine, Éditions du Croquant, 2022, 407 pages

Texte intégral

1La parution, sous la plume de Mokhtar Ben Barka, du volume intitulé La droite chrétienne américaine des origines à nos jours (2022), est l’occasion de souligner l’important apport de l’auteur à la connaissance politique et religieuse des États-Unis contemporains, et de proposer, modestement, quelques réflexions de méthode sur ce point.

2Depuis sa thèse, soutenue à l’Université de Nantes en 1991, sous le titre Politique et religion aux États-Unis : le cas de la moral majority, l’auteur ne cesse d’explorer cette « droite chrétienne » états-unienne dans ses contours sociologiques et idéologiques, ses batailles électorales et ses réalisations politiques. La thèse se concentrait sur la période 1979-1989 et portait sur la figure du pasteur baptiste Jerry Falwell (1933-2007), le télévangéliste le plus célèbre, qui avait réussi à concilier fondamentalisme religieux et conservatisme politique, et à ancrer les bastions évangéliques de la Bible Belt dans le camp républicain, alors que, jusque tard dans les années 1970, cet électorat était, dans ses grandes masses, encore proche du parti démocrate, comme en témoignait l’élection de Jimmy Carter à la présidence en 1976. Cette « majorité morale », dont l’auteur dressait alors un portrait dans la longue durée de l’histoire états-unienne et dans les circonstances spécifiques du « backlash » post-1968, entendait lutter contre la sécularisation des États-Unis en revenant aux sources des « réveils » religieux propres à l’histoire nord-américaine, et se proposait comme une réponse antimoderne, « morale » et défensive à la vague moderniste, « licencieuse » et offensive de la « contre-culture ». La « majorité » silencieuse et populaire répondait enfin, en quelque sorte, à « l’avant-garde » élitaire et séculière.

3Depuis trois décennies, et en des publications successives, M. Ben Barka est à la poursuite chronologique de son objet, affinant sans cesse le tableau de cette « droite chrétienne américaine », essentiellement saisie par l’auteur dans sa dimension évangélique. Pour saisir la portée de son dernier opus, il importe en conséquence de le resituer brièvement dans l’ensemble de l’œuvre de l’auteur. En 1996, fruit de sa thèse, avec une préface de Claude-Jean Bertrand, aux Presses universitaires de Valenciennes, M. Ben Barka publiait La nouvelle droite américaine : des origines à nos jours (192 p.). En 1998, aux Éditions de l’Atelier, avec une préface de Jean-Paul Willaime, il publiait Les nouveaux rédempteurs : le fondamentalisme protestant aux États-Unis (191 p.). En 1999, aux Éditions du Temps, le volume de 1996 est refondu et augmenté, avec un nouveau titre : La nouvelle droite américaine : des origines à l’affaire Lewinsky (255 p). La présidence de George W. Bush (2000-2008) ravive encore l’actualité de cet objet politico-religieux. En 2006, l’auteur publie cette fois La droite chrétienne américaine : les évangéliques à la Maison Blanche ? (320 p.). L’élection de Donald Trump en 2016 témoigne encore des liens entre le candidat républicain et les électeurs évangéliques, et invite l’auteur à prolonger une nouvelle fois ses analyses dans un nouveau volume, prolongement des précédents, sous le titre cette fois La droite chrétienne américaine des origines à nos jours (2022, 407 p.).

  • 1 https://www.pewresearch.org/short-reads/2024/04/12/9-facts-about-us-catholics/.

4Avouons que l’on se perd un peu dans les titres et les dates : au fond le volume de 2022 est la quatrième réédition du même projet historique, chaque fois opportunément remis à jour. Le procédé d’écriture est, si l’on peut dire, celui de la boule de neige chronologique, chaque campagne électorale, chaque candidat républicain apportant son lot de faits et de nuances à intégrer à la trame historique et heuristique déjà établie. La raison en est que, depuis plus de quarante ans, l’on évolue, mutatis mutandis, dans le même party-system globalement stable : les milieux d’affaires, les évangéliques, le Sud, les campagnes, les suburbs, les catholiques conservateurs votent républicain ; les villes, les intellectuels, les milieux ouvriers, les milieux issus de la récente immigration, les Afro-Américains, les nones votent démocrate. Ces alliances partisanes ne cessent d’étonner l’observateur français. De même que dans les années 1920 André Siegfried peinait à expliquer les raisons de fond qui conduisaient le grand propriétaire du sud et l’ouvrier irlandais de la côte Est à voter pour le même parti démocrate, l’on peine de même à expliquer pourquoi aujourd’hui Donald Trump est soutenu par les héritiers de la « majorité morale » et par plus de la moitié de l’électorat catholique1.

5Le plus neuf dans le volume publié en 2022 concerne la période non-traitée dans les ouvrages précédents. In concreto, il s’agit du chapitre 5 consacré aux « relations entre la droite chrétienne et l’exécutif » (p. 251-337), qui couvre la présidence de Georges W. Bush (2001-2009), la présidence de Barack Obama (2009-2017) en des pages remarquables, et la présidence de Donald Trump (2017-2021), en des pages denses et précises. Bush était « l’allié exceptionnel » (p. 251) ; Obama était « l’ennemi » (p. 302) ; Trump est devenu « l’allié inhabituel » (p. 316), au sens d’improbable et insolite.

  • 2 Blandine Chelini-Pont, La droite catholique aux États-Unis. De la guerre froide aux années 2000, Re (...)
  • 3 https://www.pewresearch.org/politics/2024/05/13/broad-public-support-for-legal-abortion-persists-2- (...)

6Tel qu’il est proposé par l’auteur au chapitre 6 (p. 337-373), le bilan nuancé des échecs et des gains de cette « droite chrétienne », réduite à sa composante évangélique, est recevable, mais témoigne en creux de la difficulté que l’on a en France à percevoir certains enjeux, à commencer par le pluralisme de ces droites chrétiennes, par leurs recompositions et par la question, si sensible, de l’avortement (p. 355-358). On sait que la première édition du fameux volume de René Rémond était La droite en France (1954), avant que le pluriel ne finisse par s’imposer, pour devenir, dans la quatrième édition, Les droites en France (1982). L’examen du pluriel semble requis, au-delà du nominalisme partisan, et permettrait d’analyser une série de phénomènes actuels, dont les moindres ne sont pas le passage à l’état minoritaire des évangéliques et les alliances consécutives que cela exige. Ainsi, publié en mai 2022, le volume ne parvient pas même à soupçonner l’imminence de l’abolition de l’arrêt Roe c. Wade, adoptée pourtant quelques semaines plus tard, en juin 2022, par la Cour Suprême (arrêt Dobbs). L’auteur souligne à raison que les obstacles juridiques et médicaux se sont multipliés sur la voie de l’avortement, mais il jugeait « improbable » que l’arrivée de trois nouveaux juges conservateurs, nommés par D. Trump entre 2017 et 2020, « permette à la majorité conservatrice de la Cour Suprême de renverser l’arrêt Roe Contre Wade » (p. 358). En d’autres termes, et c’est bien là la difficulté de traiter un sujet aussi actuel que la « droite chrétienne », il manque au volume l’un des points les plus centraux de son « bilan » : l’abolition de l’arrêt Roe c. Wade, dont l’adoption en 1973 avait été un tollé pour les chrétiens conservateurs et l’un des points de départ de la séparation des évangéliques, comme des catholiques, d’avec le parti démocrate. On ne peut certes guère reprocher à M. Ben Barka de n’avoir pas anticipé ce qui a pris de court bien des analystes ; mais cela montre de manière générale le risque des analyses en silo sur ce sujet crucial. Sur le plan juridique, appuyé sur le seul quatorzième amendement de 1868, Roe c. Wade était fragile. Sur le plan tactique, il existait en outre des points de convergence de la droite évangélique avec les autres segments de la droite états-unienne, à commencer par la « droite catholique », dont Blandine Chelini-Pont (non citée dans la bibliographie) avait examiné la genèse et qui est désormais majoritaire à la Cour Suprême depuis 20202, alors même – on le sait bien – que les options défendues par ladite « majorité morale » ne sont désormais guère majoritaires dans la société américaine. Presque les deux tiers des Américains sont en effet favorables à la légalisation de l’avortement3.

  • 4 https://www.pewresearch.org/religion/2024/03/15/8-in-10-americans-say-religion-is-losing-influence- (...)
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7La conclusion de M. Ben Barka est nuancée sur ce point précis : il évoque « un état de grâce pour les adversaires de la libéralisation de l’avortement et annonce pour la Droite chrétienne des victoires en perspective » (p. 376). Les notes finales de l’ouvrage soulignent cependant que la « Droite américaine est en perte de vitesse et que ses principaux chefs de file sont vieillissants », mais qu’il ne faut pas pour autant « sonner le glas » de ce mouvement politique « incontournable » du paysage états-unien d’aujourd’hui (p. 380). Perspective de victoires ? Perte de vitesse ? On peine à saisir exactement le point actuel de la courbe. Les prochaines élections, ou les suivantes, ne manqueront pas d’exiger en conséquence, à leur tour, quelques compléments d’analyse, puisque tel semble en effet le paradoxe actuel. La sécularisation de la société, la déprise religieuse sur la vie politique4, l’augmentation des nones et unaffiliated, multipliés par quatre en un quart de siècle, augmentent – jusqu’à présent, mais l’on voit mal comment la situation actuelle pourrait tenir longtemps – les effets des militances religieuses des évangéliques républicains5. Diront-ils avec Victor Hugo : « Et s’il n'en reste qu’un, je serai celui-là ! » ? C’est que naturellement l’on doit saisir ce segment du vote évangélique dans un cadre sociétal plus large.

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Notes

1 https://www.pewresearch.org/short-reads/2024/04/12/9-facts-about-us-catholics/.

2 Blandine Chelini-Pont, La droite catholique aux États-Unis. De la guerre froide aux années 2000, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013. Amandine Barb, « Quand la Cour Suprême se réveille catholique », Codex, octobre 2020, p. 88-90.

3 https://www.pewresearch.org/politics/2024/05/13/broad-public-support-for-legal-abortion-persists-2-years-after-dobbs.

4 https://www.pewresearch.org/religion/2024/03/15/8-in-10-americans-say-religion-is-losing-influence-in-public-life/.

5 https://www.pewresearch.org/short-reads/2024/03/15/5-facts-about-religion-and-americans-views-of-donald-trump/.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Florian Michel, « Mokhtar Ben Barka, La droite chrétienne américaine des origines à nos jours »IdeAs [En ligne], 24 | 2024, mis en ligne le 01 octobre 2024, consulté le 08 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ideas/18365 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12hsk

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Auteur

Florian Michel

Professeur en histoire contemporaine à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, spécialiste d'histoire religieuse, culturelle et politique, auteur notamment de La pensée catholique en Amérique du Nord (2010), Traduire la liturgie (2013), Étienne Gilson : Une biographie politique et intellectuelle (2018), co-directeur des volumes Diplomatie et religion. Au cœur de l'action culturelle de la France (2016, avec Gilles Ferragu) et À la droite du Père : Les catholiques français et les droites (2022, avec Yann Raison du Cleuziou).
florian.michel[at]univ-paris1.fr

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