CDST versus Inist – Témoignage d'une ex-parisienne
Résumés
En avril 1984, le gouvernement annonce sa décision de transférer en Lorraine le CDST (Centre de Documentation Scientifique et Technique), Unité propre du CNRS (UPS 76) alors situé à Paris.
Les trois cent soixante ingénieurs et techniciens qui y travaillent rejettent massivement ce projet et tentent de le contrecarrer, redoutant les difficultés personnelles qui en résulteraient et le jugeant néfaste pour la modernisation et le développement du service public d’IST (information scientifique et technique) qu’avait laissé espérer le colloque national pour la recherche organisé à la suite de l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République en mai 1981.
Le personnel échoue à faire abandonner le projet mais obtient la garantie de ne pas être contraint à la mutation dans le nouvel organisme – l’INIST – créé en 1988 à Nancy.
En décembre 1989, le CDST est définitivement fermé et l’ensemble de ses activités est délocalisé à Nancy dans les bâtiments de l’Inist créés par l’architecte Jean Nouvel.
Seules seize personnes, sur trois cent soixante, acceptent de partir à Nancy. Tandis que les parisiens sont réaffectés dans diverses unités du CNRS, l’Inist recrute de nouveaux personnels, d’abord sur contrats à durée déterminée puis par concours, au fur et à mesure des déblocages budgétaires.
Pour des raisons personnelles, J. Léger accepte la mutation en Lorraine et s’installe à Nancy en octobre 1989. Elle quittera l’Inist en décembre 1997.
Son témoignage relate les principaux événements qui font de ces années une période charnière pour l’IST en général et l’évolution de l’Inist en particulier. Il met l’accent sur les errements de la politique nationale et la dégradation de la base de données bibliographiques PASCAL tandis que la détérioration des conditions de travail pousse une partie très importante des personnels recrutés à la fuite vers d’autres unités, générant chez tous un profond sentiment de gâchis.
Entrées d’index
Mots-clés :
Information sientifique et technique, politique publique, délocalisation, établissement public, Région Lorraine, ressources humaines, InistKeywords:
Scientific and Technical Information, Public Policy, Relocation, Public Institution, Lorraine Region, Human Resources, InistPlan
Haut de pageTexte intégral
CDST versus INIST – Témoignage d'une ex-parisienne
De 1984 à 1987 la naissance de l’INIST
La décision de transfert en Lorraine – le choc de l’annonce
1Le 28 avril 1984, le ministre de l’industrie et de la recherche – Laurent Fabius - annonce au cours du journal télévisé de 20 heures le transfert en Lorraine du Centre de documentation scientifique et technique (CDST) du CNRS, situé 26 rue Boyer dans le 20ème à Paris. En octobre, le site d'implantation est choisi. Ce sera le technopôle de Vandœuvre-lès-Nancy.
2En 1985 Goéry Delacôte, (directeur de l'Information scientifique et technique du CNRS) présente un « projet d’orientation pour le CDST » et Jean Nouvel remporte le concours architectural. En juin, 91 % des trois cent soixante ingénieurs et techniciens du CDST se déclarent opposés au transfert.
3En mars 1987, le Conseil d'administration du CNRS approuve la création d'un institut et Nathalie Dusoulier est nommée chef de projet.
4Le 15 mars 1988, c’est la création officielle de l’Institut d’information scientifique et technique (Inist) à Nancy qui désormais regroupe le CDST et le CDSH (Centre de documentation en sciences humaines).
5En décembre 1989, le CDST est définitivement fermé et, à l’exception de seize personnes, tout son personnel (environ trois cent) est réaffecté dans les autres labos du CNRS. Jocelyne Léger est l'une des seize ex du CDST mutés à Nancy.
6Née en juillet 1949 dans le 20ème arrondissement de Paris, Jocelyne Léger est entrée au CDST en octobre 1971. Vacataire au « service catalogage » de la base de données PASCAL (Programme appliqué à la sélection et à la compilation automatique de la littérature) puis technicienne en catégorie 3B après son intégration sur le statut de contractuel du CNRS le 1er avril 1975, elle continue parallèlement des études à Paris IV. Titulaire d'une maîtrise de géographie elle intègre peu après le service de la rédaction dans la section écologie animale de la base PASCAL, sans pour autant changer de grade. Bien qu'inscrite sur la liste d'aptitude pour accéder au grade d'ingénieur 3A, elle accepte de suivre le CDST, devenu Inist, à Nancy après un concours interne qui lui permet de changer de corps. Elle rectifie ainsi son déclassement en accédant au grade d’ingénieur d’études auquel son diplôme et sa fonction lui donnent droit. Elle quittera l'Inist en décembre 1997 pour un poste au LASMAS-CNRS (CMH) à Caen (Calvados) où elle terminera sa carrière. Elle a pris sa retraite en juin 2012 avec le grade d'ingénieur d’études hors-classe.
7Avant le 28 avril 1984 rien n'avait filtré et l'annonce au journal télévisé de 20 h a un effet sidérant. Aujourd'hui encore je suis capable de dire ce que je faisais exactement quand la nouvelle est tombée. J'étais en train de laver de la salade dans la cuisine et le journal démarrait à la télé dans la pièce à côté. Je me suis précipitée devant le poste et ma première réaction a été : « ça alors, les copains auraient pu me le dire quand même ! ». Il faut dire qu'à l'époque j'étais en détachement syndical et que je ne travaillais pas au CDST. Je ne sais plus à qui j'ai téléphoné en premier pour en savoir plus mais ce qui m'a été répondu était encore pire. Même pour la direction locale la surprise était totale.
Quatre années d’élaboration d’un projet gouvernemental très contesté
Empêcher le transfert
8Après le 1er moment de stupeur, il était impératif pour beaucoup d'entre nous d'empêcher le transfert à Nancy et de conforter le rôle du CDST dans une politique nationale d'information scientifique ambitieuse et au service de la recherche. Transférer en Lorraine un organisme composé aux deux tiers de femmes dont les conjoints ne trouveraient pas à Nancy les emplois de cadre équivalents rendait ce projet inacceptable.
9Le personnel du CDST était perçu comme turbulent et rebelle, voire incapable de s'adapter au changement. On parlait même du « fort Chabrol de la rue Boyer » dans certaines sphères ministérielles et beaucoup de mauvaises raisons ont été avancées pour justifier notre prétendue inaptitude à la modernisation. Néanmoins, je suis d'accord pour reconnaître que le personnel du CDST, fortement syndiqué, n'était pas du genre soumis.
Peser sur les orientations politiques contradictoires
10L'imprécision des objectifs successifs est illustrée par la quantité de rapports d'experts et d'orientations politiques contradictoires. Nous voulions peser sur ces orientations avec l'idée de développer un service public pour la recherche et pas seulement, comme certains l'ont prétendu, nous opposer à tout changement. Les locaux de la rue Boyer avaient effectivement besoin de rénovation mais ils n'étaient pas inadaptés à nos activités et déménager ne se justifiait pas.
11Le choix de l'implantation en Lorraine résultait de la conjonction de plusieurs facteurs, typiques du pragmatisme politique.
12Le gouvernement de Pierre Mauroy s’était engagé dans une politique de délocalisation des administrations publiques.
13Il fallait stopper la lutte des sidérurgistes lorrains en leur promettant des emplois et rassurer la population qui se sentait menacée par le démantèlement de la sidérurgie. La délocalisation d’un établissement public de la taille du CDST était susceptible de marquer les esprits.
- 1 Directeur du CNRS entre 1981 et 1982, universitaire socialiste, conseiller ministériel par la suite
- 2 Ce projet était porté par Jacques Michel, directeur du CDST entre 1979 et 1981, ancien directeur du (...)
14On ne peut pas écarter l'hypothèse d'un désir de mise au pas de la part de Jean-Jacques Payan1, assez malmené par le personnel du CDST qui s'était fortement opposé à un projet2de déménagement sur le plateau de Saclay en 1981-83.
15Assemblées générales, rassemblements, délégations à tous les niveaux possibles, de la direction du CNRS au Ministère de la recherche, interpellations de groupes parlementaires, manifestations, sensibilisation de la communauté scientifique, rédaction de contre-propositions aux différents rapports et projets qui ont fini par aboutir à la création de l'Inist en 1988 marquent la période. C'était intense, fatiguant et éprouvant pour tout le monde et plus particulièrement pour les militants syndicaux dont j'étais.
Obtenir des garanties pour le personnel
16Contrecarrer le projet en raison de ses orientations ne nous faisait pas oublier la question du devenir des personnels.
17Les changements politiques dans le pays (majorité gouvernementale, cohabitation, etc.) intervenus pendant toute cette période ont compliqué la situation et nous voulions aussi obtenir la garantie que seuls les volontaires seraient mutés en Lorraine. La question du maintien des activités et des services rendus par le CDST dépendait des créations de postes indispensables pour remplacer les personnels qui n'acceptaient pas le transfert. Nous avons obtenu de ne pas être forcés à partir, conformément à notre statut. Évidemment, les créations budgétaires n'étaient pas à la hauteur de ce qu'il aurait fallu pour remplacer tout le monde.
- 3 Les surnombres ont eu un grand impact sur les autres créations d'emploi au CNRS, puisqu'ils devaien (...)
18Partir avec son poste et trouver un nouveau laboratoire d'accueil en région parisienne était la préoccupation majeure de presque tout le monde. Chacun devait se débrouiller tout seul et démarcher auprès des labos pour se faire recruter. Ce n'est que très tardivement que le CNRS a mis en place une « cellule de reconversion » jugée peu efficace par beaucoup. Le récit des démarches entreprises et de la réalité des possibilités de reconversion occupait un grand nombre de conversations. Dans un premier temps, beaucoup sont partis. Au début, ceux qui avaient trouvé un point de chute organisaient un « pot » de départ dans la tradition des départs en retraite. A un certain moment il y avait tellement de « pots de départ » qui se chevauchaient qu'il a fallu en organiser avant et après les repas en plus de la traditionnelle fin de journée. Il y a même eu des « petits déjeuners » de départ. Puis, la question des « surnombres » (supports budgétaires en plus par rapport aux postes budgétaires3) et celle du nombre de postes frais créés conjuguées au maintien des activités a rendu les choses plus difficiles.
Maintenir les activités
19Pendant ce temps, la mobilisation et la participation aux mouvements collectifs continuaient, avec des hauts et des bas.
20Les premiers à partir ont été remplacés par des CDD (contrat à durée déterminée) pour maintenir les deux activités principales – fourniture de documents et base PASCAL. Certains ont travaillé au moins dix-huit mois aux côtés des anciens et ont ensuite passé les concours externes pour le recrutement à Nancy. Puis, avec les difficultés budgétaires, la création d'un nombre insuffisant de postes a amené la direction du CNRS sur le terrain des pressions pour augmenter le nombre des « volontaires pour la Lorraine » et pour retarder au maximum le droit de muter en région parisienne. C'était une situation anxiogène pour tous ceux qui craignaient d'être mutés d'office à la fin du processus. Un plan échelonné des départs a été programmé au cours de l'année 1989, les derniers devant rester jusqu'au 1/1/1990.
21Parmi les souvenirs marquants de toutes les rencontres officielles auxquelles j'ai pu participer, il y en a un qui symbolise assez bien l'attitude du CNRS à notre égard. Le 18 novembre 1988, lors d'une réunion extraordinaire du conseil de laboratoire consacrée au plan de montage de l'Inist de Nathalie Dusoulier, François Kourilsky (directeur général du CNRS) fait un rapide historique où il commence par dire que le projet Inist lui semblait une idiotie très coûteuse pour le CNRS avant qu'il ne devienne directeur général. Ensuite, il l'a trouvé enthousiasmant.
22Au début 1989, le projet Inist est présenté au personnel par Pierre Creyssel (directeur administratif du CNRS) et de membres éminents du conseil de projet. Le projet présenté à grand renfort de « transparents » en couleur est d'une rare discrétion sur les moyens disponibles pour atteindre les objectifs, encore à l'état de réflexion. Je me souviens que l'ambiance dans la salle était très froide, même pas de ricanement ou de protestation, un silence poli. Tous les commentaires que j'ai entendus à la sortie de la salle de conférence tournaient autour de : « ils se foutent de nous » ou « on nous prend pour des c... ».
23A un mois de la fermeture définitive du CDST, les collections sont en cours de déménagement, les bureaux sont presque tous vides, trois ou quatre personnes restent à chaque étage dans une atmosphère angoissante. C'est sinistre. Il y a encore dix à quinze personnes qui ne savent pas où elles vont aller. Dans cette ambiance pénible, Dominique Guilloux (rédactrice en biologie végétale) a craqué. Elle s'est suicidée après avoir reçu un coup de fil du directeur du labo où elle pensait aller. Il l'informait que sa mutation était refusée car Goéry Delacôte (directeur de la direction de l’information scientifique et technique (DIST)-CNRS) s’opposait à sa mutation à l'INSERM.
24Quant à moi j'ai pris mes fonctions à Nancy le 1er octobre 1989.
Le conflit entre la logique industrielle et commerciale et le développement d’un service public au service de la recherche
25Pour moi, ce projet était un renoncement à toute ambition nationale de considérer l'Information scientifique et technique (IST) comme un secteur stratégique de développement de la recherche, dans toutes ses composantes – fondamentale, appliquée, technologique - tel que le Colloque national de la recherche et de la technologie de janvier 1982 l'avait fait espérer.
- 4 Dans le projet de création d'Agence nationale de l'IST proposé dans le rapport Jakobiak en février (...)
- 5 L'Inist est resté unité propre de service (UPS 76) sous la tutelle du CNRS
26La logique industrielle et commerciale, mal pensée, qui avait fini par l'emporter sur celle de service public au service de l'intérêt national, nous plaçait en position défavorable dans un contexte de concurrence internationale dominée par la puissance hégémonique des États-Unis. Nos atouts – l'usage du français, la multidisciplinarité, le multilinguisme, l'exhaustivité de la littérature française - n'ont pas été valorisés. D'une certaine façon le CNRS a été placé dans l'obligation de se soumettre à la décision politique qui lui imposait de créer un organisme dont le rôle dépassait largement ses besoins propres. Les chercheurs du CNRS qui globalement, utilisaient sans état d'âme les grandes bases de données américaines n'ont pas mesuré les enjeux d'indépendance nationale notamment. Les relations avec la division des bibliothèques universitaires n'ont pas arrangé les choses. Il ne faut pas perdre de vue que le N du sigle signifiait National4et puis, le N a été rétréci en n de institut5. Tout un symbole...
27J'ai combattu ce projet et paradoxalement j'ai fini par choisir de suivre l'Inist à Nancy. On peut dire que j'étais volontaire mais seulement en raison des circonstances. Née à Paris, je n'avais jamais rêvé d'aller vivre en province, fût-ce en Lorraine. « Vivre et travailler au pays » ce slogan me correspondait très bien même s'il émanait surtout de ceux qui étaient contraints de quitter leur région d'origine pour trouver du travail en région parisienne.
La mobilisation du personnel et les affrontements politiques sous-jacent
28Non seulement j'étais d'accord mais j'étais de ceux qui ont organisé et animé les mobilisations et actions collectives. Je faisais partie des sept élus SNTRS-CGT sur les douze élus du conseil de laboratoire de 1988 et 1989. Comme représentante du personnel du CDST, j'ai participé à de nombreuses entrevues avec les directions locales ou nationales du CNRS ainsi qu’à des rencontres avec diverses personnalités politiques.
29Après chaque impasse, nos actions ont été portées au niveau supérieur et ont obligé les trois ministres successifs – Jean-Pierre Chevènement, Laurent Fabius, Alain Devaquet - à nous recevoir et à nommer trois médiateurs, qui ont rendu trois rapports qui nous étaient favorables, car nous les avions convaincus. Les rapports d'experts successifs, enterrés les uns derrière les autres, témoignent des affrontements de nature politique sous-jacents.
30Malgré nos efforts nous n'avons pas réussi à modifier la volonté politique mais personne n'a été forcé de partir, la réaffectation en région parisienne de près de trois cent personnes a été obtenue et des personnels qualifiés ont été recrutés, avec les garanties du statut de fonctionnaire du CNRS, pour poursuivre les activités.
La modernisation de la politique nationale d’information scientifique et technique
31En décembre 1981, nous avions soutenu le rapport Février (intitulé « Pour une politique de l'information scientifique et technique ») qui prônait très clairement l'information comme enjeu stratégique et insistait sur la nécessité de diffuser l'IST nationale perçue comme un élément politique majeur et un facteur essentiel de l'indépendance nationale. Le rapport Février préconisait la modernisation du CDST - sauf à le voir disparaître - dans le droit fil de ce que voulaient éviter les Assises nationales de la recherche organisées par Jean-Pierre Chevènement. A partir de 1982, le conflit a éclaté à propos de la nature de la modernisation à effectuer.
32Au cours de la réforme de 1983-1984, la vocation nationale du CDST est fortement réaffirmée mais sa vocation commerciale aussi. Le rapport d’activité de 1983 du CNRS précise que : « tout en gardant une mission de service public, le CDST devra intégrer une logique industrielle et commerciale afin d’être toujours plus compétitif en qualité et prix avec ses concurrents étrangers ».
33J'ai participé activement à l'analyse des projets successifs de la DIST, du CNRS et de ceux du ministère, contribué à l'élaboration des contre-projets. Collectivement, nous avions souvent convaincu les différents médiateurs qui avaient été nommés, eux-mêmes ultérieurement désavoués par les autorités qui les avaient mis en place. Les textes produits à cette époque par la section SNTRS-CGT du CDST, seule ou avec les autres sections syndicales (SGEN-CFDT et FO), en témoignent.
De 1988 à 1990 déménager à Nancy
Accepter la mutation et s’installer à Nancy
34Dans un premier temps, j'ai cherché une nouvelle affectation en région parisienne. Ma candidature a intéressé quelques directeurs d'unités. Seulement ma carrière était en retard et malgré l'inscription sur la liste d'aptitude des ingénieurs 3A, il y avait toujours des plus anciens ou des plus méritants aux yeux de l'encadrement local de l'époque pour être nommés sur les postes vacants du CDST, théoriquement accessibles dans l'ancien statut de contractuels.
35A partir de la titularisation des personnels sur statut de fonctionnaire de 1984 à 1986 le concours interne devenait le passage obligé pour un changement de corps. Le CNRS a très peu recouru à la logique « fonction publique » de concours interne affecté. En dehors de l'avancement au choix, les concours internes permettent de faire reconnaître, encore aujourd'hui, une qualification supérieure déjà exercée.
36Au CDST, j'exerçais une fonction de rédactrice à la base PASCAL comme les autres rédacteurs classés dans les corps d'ingénieurs mais j'étais toujours dans le corps des techniciens. Partir dans un autre labo c'était à la fois perdre un travail qui me plaisait et perdre de ce fait presque toutes les chances de faire reconnaître ma qualification, puisque ce qui m'était proposé ne correspondait qu'à des emplois de technicien.
37La direction du CNRS avait beaucoup de mal à convaincre les personnels déjà en place d’accepter le transfert. La Lorraine ne suscitait pas d'enthousiasme particulier et les possibilités d'emploi pour les conjoints étaient plus que rares. Comme j'étais célibataire et que cette question ne se posait pas pour moi, je suis allée trouver Nathalie Dusoulier pour lui dire que j'accepterais d'aller à Nancy à condition qu'un concours interne soit organisé. Je ne demandais pas à exercer une autre fonction que celle que j'occupais depuis la fin des années 1970.
38Elle a accepté et un poste correspondant à mon profil a été ouvert au concours interne dans le nouveau corps d'ingénieur d’études. Il y avait une petite différence au niveau de la prime de participation à la recherche (PPRS) à laquelle j'aurais pu prétendre si j'avais été reclassée dès 1981 en 3A au moment de l'opération qu'on a appelé « suivi de carrière » mais le plus important était que ma qualification soit enfin reconnue.
39J'ai passé le concours normalement et j'ai répondu aux questions des sept membres du jury d'admission réunis pour l'occasion. Une autre personne a postulé sur le profil d'emploi qui correspondait exactement à ce que je faisais (rubrique Écologie animale pour la base PASCAL). Mon engagement syndical n'est pas entré en ligne de compte.
En décembre 1989 l’installation de l’INIST sur le plateau de Brabois à Nancy est devenu effective et il ne me restait plus qu’à m’installer à Nancy.
- 6 Pour ceux qui n'avaient pas de contraintes particulières, familiales ou autres, la prise de fonctio (...)
40J'avais demandé et obtenu le droit de prendre mon poste au 1er septembre 19896. J'ai consacré mon mois de congés annuels (septembre 1989) à préparer mon départ, trouver un logement et déménager. Le bâtiment n'était pas encore terminé à ce moment-là et tous ceux qui avaient été mutés ou recrutés directement occupaient des locaux provisoires près du vélodrome à Vandœuvre-lès-Nancy. Le 1er octobre, j'ai rejoint les autres en attendant l'installation dans le nouveau bâtiment.
41J'ai trouvé rapidement un logement de 70 m2 à deux pas de la Place Stanislas et pour un prix identique à ce que je payais à Paris dans le 20ème arrondissement pour 35 m2. Les quelques travaux de rénovation à effectuer ne m'effrayaient pas et j'appréciais les grandes pièces et l'environnement de centre-ville. Côté climat, j'ai eu un peu de mal avec le brouillard et la chaleur des étés - heureusement courts - moins avec le froid. Il m'a fallu un moment pour estimer correctement les temps de déplacements et j'arrivais largement en avance à tous mes rendez-vous. Des broutilles.
42L'installation dans les nouveaux locaux a été beaucoup moins satisfaisante. J'aurais beaucoup à dire sur les choix architecturaux de Jean Nouvel, célèbre architecte choisi directement par François Mitterrand. Les murs gris, les passerelles métalliques et les câbles qui traînaient encore ici ou là quand nous avons pris possession de nos nouveaux bureaux en décembre 1989 ont été assez difficiles à apprécier mais par la suite, on apercevait parfois des renardeaux ou des lapins qui gambadaient sur la pelouse et la vie a bientôt animé nos locaux. L'énorme fougère qui ornait mon bureau parisien a prospéré dans le nouveau et elle a fini par décorer le hall d'entrée de l'INIST après mon départ en décembre 1997.
- 7 Comité d'action et d'entraide sociale du CNRS
43Il y a eu rapidement création d'une communauté de travail et comme nous étions nombreux, il y avait forcément des possibilités de créer des liens amicaux. Le rôle du CAES7 a été très important dans l'intégration de tous ceux qui majoritairement n'avaient pas d'expérience CNRS.
Changement ou continuité dans les activités professionnelles
44Non. Tout au moins pas au début.
45Mon changement de corps n'était pas une promotion mais une simple reconnaissance, par le biais du concours, de ma qualification.
46Quotidiennement je faisais toutes les tâches dévolues aux rédacteurs dans à peu près les mêmes conditions qu'à Paris. Chacun était responsable d'un domaine spécifique mais le travail en équipe permettait de veiller à la cohérence de traitement et de qualité de l'indexation et de la couverture scientifique.
- 8 Logiciel de saisie contrôlée équipant les stations de travail des rédacteurs de la base de données (...)
47Mon expérience professionnelle était tout à fait reconnue à la fois par mes collègues directs et au sein de la direction des bases de données où j'ai pu participer à des groupes de travail chargés de réfléchir aux questions d'adaptation des postes de travail aux nouveaux outils développés en collaboration avec la société Jouve qui éditait les produits issus de la base de données (PSILOG8 notamment que j'utilisais en production depuis août 1988). J'ai été aussi associée aux travaux de vocabulaire en vue d'automatiser une partie de l'indexation.
48Par la suite, après 1993, j'ai probablement été « punie » pour mon rôle dans la contestation des orientations de l'Inist et on ne me demanda plus que de produire des notices bibliographiques. Mon métier a été réduit considérablement et il a beaucoup perdu de son intérêt à mes yeux.
De 1991 à 1993 le recentrage de l’INIST et l’adaptation des produits et services aux besoins du marché
Changement dans l’organisation et les conditions de travail
49Au fil du temps les choses ont changé. La production de notices bibliographiques est peu à peu devenue l'activité essentielle et toutes les autres tâches constituant la fonction de rédacteur (sélection d'articles, sélection de nouveaux périodiques, élaboration de produits de diffusion sélective, recherches bibliographiques, relecture de traductions d'articles, travail sur le vocabulaire d'indexation etc.) ne se faisaient plus de façon égalitaire au sein des équipes mais étaient attribuées à quelques-uns en échange d'un allègement sur la norme de production de notices. La « fraîcheur » de l'information supplantait tout le reste et la qualité scientifique devenait secondaire. Au niveau de la base de données on est peu à peu entré dans un engrenage de dégradations provoquant une fuite vers d'autres services de l'Inist, comme la fourniture de documents (FDP), jugés plus stables, voire vers d'autres laboratoires. Des ingénieurs hautement qualifiés avaient été recrutés et on les transformait en OS (ouvrier spécialisé) d'une chaîne de production organisée en « lignes de produits », sans moyens. L'identité de métier était niée et ce qui avait fait la réputation du CDST n'était bientôt plus qu'un souvenir. Entre les réaffectations de presque tous les anciens du CDST et les nombreux départs des nouveaux recrutés des débuts de l'Inist, il y a au CNRS dans son ensemble une véritable « diaspora ». Au début des années 2000 on trouvait des anciens dans presque toutes les délégations régionales, pas seulement en région parisienne.
50Un système de « pointage » a été imposé très rapidement avec une compensation liée aux horaires variables et la possibilité d'accumuler du temps transformable en jours de congés supplémentaires. Presque tous les jeunes collègues appréciaient. Moi, beaucoup moins.
- 9 Une pause méridienne minimum de 45 mn était obligatoire et il fallait enregistrer ses heures de déb (...)
51Je m'y suis pliée mais je n'ai jamais voulu entrer dans la logique de ce système et surveiller la pendule pour effectuer les 7h47 journalières et les 45 minutes de pause obligatoire. Si ma pause déjeuner prenait une heure parce que j'avais un peu traîné à la cafétéria avec les personnels d’autres unités du CNRS qui venaient prendre leur repas au restaurant administratif installé dans les locaux de l'Inist, ça n'avait aucune importance. Pas question de faire comme beaucoup qui se dépêchaient de « pointer en retour »9 et allaient prendre le café dans le bureau. Je trouvais cela propice au développement de comportements infantiles.
52Le contrôle tatillon des horaires plus le décompte journalier et nominatif des notices produites, plus la transformation en décharge officielle du nombre réglementaire de notices à fournir chaque fois que l'on participait à autre chose. Ça faisait déjà beaucoup mais il y avait plus.
53Par exemple, il était interdit de circuler librement d'un bâtiment à l'autre. Le badge de contrôle des horaires permettait d’en bloquer l'accès. Il a fallu négocier des permissions spéciales de circulation pour les élus du conseil de labo ou au titre du droit syndical. Des petits fauteuils qui avaient été installés près des machines à café du bâtiment de la base de données ont un jour été supprimés sous prétexte que quelques personnes d'autres départements venaient y faire une pause et rencontrer des collègues des autres départements. Les rédacteurs (ingénieurs-documentalistes dans la nouvelle langue administrative) avaient des postes de travail uniquement équipés des logiciels utiles à la production de notices : la direction refusait l'accès à des traitements de texte ou à internet. Toutes ces petites humiliations se sont amplifiées surtout après la nomination de Claude Patou comme Directeur et la volonté affichée de « sortir » l'INIST du CNRS.
La privatisation de l’encadrement
54Les années 1992-93 constituent une charnière dans les orientations et le positionnement de l'Inist.
- 10 Filiale crée en 1989 sous la forme d'une société anonyme de droit privé destinée à commercialiser l (...)
55Le recrutement d'un encadrement sans aucune culture CNRS, ni même d'IST, constitué de salariés de la filiale de commercialisation10 (Inist-Diffusion) avec des contrats de droit privé et des salaires hors grille fonction publique ainsi que la nomination en 1993 de Claude Patou ont largement contribué à détériorer la relation de confiance indispensable dans les relations de travail. Claude Patou avait pour mission de préparer la sortie de l'Inist hors du CNRS, de mettre en place une organisation de type industriel au service des entreprises et de prospecter des nouveaux marchés.
Le recours à la sous-traitance
56On peut aussi noter un recours massif à des personnels payés à la tâche pour produire des notices bibliographiques ainsi que des achats de notices faites par d'autres organismes parfois dans une optique de coopération comme avec les services documentaires de l'INRA mais parfois aussi dans une logique pure de sous-traitance comme le projet, avorté, de faire effectuer des notices aux Philippines ou l'achat de notices auprès de quelques concurrents (EMBASE, AIP, COMPENDEX par ex.). Tout cela avait une incidence très forte sur la cohérence et la qualité des produits.
- 11 Directeur de la DISTB au Ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche
- 12 Ancien directeur de la DBMIST, conseiller du président de France-Telecom
57Le fossé entre les discours de réforme et la réalité de l'établissement se creuse et l'Inist vit une nouvelle époque troublée. De nouveaux rapports sur l'avenir de l'Inist (Bernard Dizambourg11, Denis Varloot12) viennent grossir la pile accumulée depuis 1981.
La fuite des personnels hors de l’INIST
- 13 La base de données du CDSH pour les sciences humaines
58Si on ajoute les incertitudes sur l'avenir de l'institut à une organisation du travail bureaucratique et soupçonneuse, il ne faut pas s'étonner que beaucoup se soient désengagés et aient, pour un certain nombre d'entre eux, quitté l'Inist. Les effectifs des personnels chargés d'alimenter les bases de données PASCAL et FRANCIS13 sont en chute libre. Sur un effectif total de cent trente-cinq personnes en mars 1991, il n'en reste plus que quatre-vingt-huit pour produire les notices au 1er novembre 1996. Des pamphlets anonymes, attaquant la direction, circulent. L'avenir de l'Inist paraît si peu assuré qu'un petit groupe de chrétiens se sont cotisés pour faire dire une messe pour sauver l'Inist, avec annonce dans le journal local (Est Républicain). Personne n'aurait imaginé un truc pareil dans le vieux CDST mais c'est quand même un signe du trouble où était plongé le personnel.
59Au printemps 1997, le personnel fait clairement connaître son attachement au CNRS et lorsque Claude Patou quitte ses fonctions en décembre 1997 le bilan est affligeant. Quant à moi, j'étais une nouvelle fois fermement engagée dans la contestation de cette politique désastreuse comme élue au conseil de laboratoire et comme représentante syndicale (SNTRS-CGT).
L’attachement au CNRS et les relations entre collègues
- 14 Autant le Comité Local d'Action Sociale propre à l'INIST que le CAES de l'ensemble de la Délégation (...)
60Malgré les turbulences créées par les autorités de tutelle, il y avait heureusement les relations avec les collègues. Elles ont toujours été bonnes pour moi et j'ai noué à l'Inist des relations d'amitié qui subsistent encore aujourd'hui. Les personnels ont même organisé des événements conviviaux comme le tournoi de football inter-bâtiments avec remise d'une coupe et repas final. Le tournoi a eu lieu trois années de suite et les équipes étaient mélangées hommes/femmes, chefs de service avec les subordonnés. Celles ou ceux qui ne couraient pas derrière le ballon encourageaient leur équipe façon pom-pom girls. Il y avait aussi toutes les activités14du CAES qui ont été dopées par l'arrivée de tous ces jeunes.
61Les collègues me respectaient et m'appréciaient. J'en veux pour preuve les 79 % d'électeurs qui ont voté pour moi aux élections de 1992 du Conseil de laboratoire. J'ai été très émue de tous les témoignages d'amitié manifestés à l'occasion de mon départ en décembre 1997.
Le transfert du CDSH
62Dans toute la période qui précède la création officielle de l'Inist, le CDSH n'est pas dans le coup. Il n'y a pas de demande privée industrielle ou de nécessité de satisfaire l'économie en général avec ce que produit le CDSH. En 1970 le Centre de documentation du CNRS s’était dédoublé en deux entités distinctes. Les sciences « dures » au CDST dans le 20ème, les sciences humaines et sociales au CDSH, mélangé aux chercheurs dans le nouveau bâtiment de la prestigieuse Maison des Sciences de l'Homme, boulevard Raspail dans le 6ème arrondissement. Il n'y a pas beaucoup de points communs entre les deux centres qui s'ignorent totalement. Il y avait même une pointe de mépris réciproque entre ceux qui faisaient de l'industrie (le CDST) pour les uns et ceux qui ne travaillaient pas beaucoup (le CDSH) pour les autres. La nomination de Francine Gourd, ancienne rédactrice de pharmacologie au CDST comme directrice du CDSH a tellement fait scandale qu'une pétition a été lancée contre cette nomination. Elle a secondé Nathalie Dusoulier à la direction de l'Inist mais, contrairement à cette dernière, ne s'est pas installée à Nancy. Le CDSH a ainsi permis à certains d'être affectés à l'Inist tout en restant à Paris au moins jusqu'à ce que le transfert devienne effectif. Personne n'est venu à Nancy et le personnel fraîchement recruté a été installé dans le bâtiment Ariane à l'écart des personnels de la base PASCAL regroupés dans le bâtiment Hermès. Était-ce une volonté de maintenir la coupure historique ou en raison du manque de place dans le bâtiment Hermès ? Je ne me prononcerai pas.
Quitter l’INIST
63Après toutes ces années de batailles incessantes, j'ai fini par perdre espoir. Professionnellement parlant l'Inist ne pouvait plus me satisfaire. Il fallait que je parte.
- 15 Devenu Centre Maurice Halbwachs (CMH) par la suite
- 16 Très grande infrastructure de recherche (TGIR) en sciences humaines et sociales https://www.inshs.c (...)
64Un laboratoire de sociologie quantitative (LASMAS-CNRS15) qui avait une mission de mise à disposition de la recherche en sciences sociales des grandes enquêtes de la statistique publique (INSEE, Services statistiques des ministères, CEREQ ...) développait un projet de création d'une documentation informatisée accessible par internet. Ils avaient pu obtenir l'affichage d'une fonction prioritaire. J'ai postulé et je rends hommage aux deux directeurs (Alain Degenne et Roxane Silberman) qui m'ont fait confiance. C'était un très beau projet qui regroupait plusieurs laboratoires de sociologie dans ce qui est devenu le Réseau Quetelet puis par la suite PROGEDO (PROduction et Gestion des Données)16. Je m'y suis lancée à fond car tout était à créer et j'ai trouvé une équipe enthousiaste. J'ai pris mes fonctions dans l'antenne caennaise du laboratoire fin décembre 1997 et j'y suis restée jusqu'à mon départ à la retraite fin juin 2012. Mais ceci est une autre histoire.
De 1994 à 1997 un nouveau projet de réorientation de l’INIST menace son appartenance au CNRS
Le poids financier d’un bâtiment de prestige et le coût pour le CNRS d’une opération de communication politique
65L'opération de transfert du CDST en Lorraine était une opération éminemment politique et le choix d'un architecte prestigieux s'inscrivait dans un contexte de grave crise économique dans la sidérurgie lorraine. L’État souhaitait rassurer les lorrains et en même temps, avec un bâtiment ultramoderne, afficher l'ambition de faire de l'Inist autre-chose que le simple prolongement du CDST et du CDSH. Symboliquement les quatre bâtiments portent des noms en liaison avec la conquête spatiale : Apollo, Hermès, Ariane et Cosmos. Le parti pris architectural de faire une « usine du savoir » se voit très nettement mais le côté « high-tech » (ou « high-toc » comme s'était exclamé le directeur administratif et financier de l'Inist lors d'une altercation avec l'architecte) a un poids financier très lourd. Le CNRS regarde aussi le coût de cette opération de communication et tente de diminuer un peu les frais. Par exemple, le système de volets automatiques pour abriter les collections dans le bâtiment Apollo sera revu à la baisse. Le bâtiment Hermès aura un étage en moins que prévu.
66Pour l'extérieur, c'est plutôt réussi. Le bâtiment a du style, il est même beau. En tout cas il ne laisse personne indifférent.
67A l'intérieur c'est autre-chose et travailler dans une œuvre d'art présente beaucoup d'inconvénients fonctionnels voire esthétiques.
68Le béton, le métal c'est très sonore et le verre ça laisse passer beaucoup trop de lumière pour travailler sur écran ou pour préserver des collections de bibliothèque. Ainsi, le bureau que j'ai occupé pendant les huit années passées à Nancy recevait la lumière directe du soleil presque toute la journée même en hiver m'obligeant à garder mes stores fermés pour travailler. Il n'y avait que les jours de brouillard ou de pluie où je pouvais voir la lumière du jour. En été, la chaleur était insupportable et atteignait allègrement les 36°. Certains collègues s'équipaient de ventilateurs personnels. Comme il était interdit pour des raisons de sécurité de laisser les fenêtres ouvertes la nuit, la chaleur accumulée dans la journée par les murs métalliques ne se dissipait pas et on suait dès le matin.
69Par contre d'autres bureaux n'avaient pas de lumière du tout. Soit parce qu'il n'y avait pas de fenêtre comme dans les locaux du service informatique, soit parce qu'ils étaient situés sous la structure tubulaire qui théoriquement permettait la circulation des documents entre les magasins et la base de données. Sauf que cette circulation n'a pas réellement pu se faire dans un tube en pente un peu trop forte parce que faire rouler un chariot de bibliothèque plein de documents sur une surface agrémentée de petites marches était complètement impossible. La passerelle aurait pu être démontée puisqu'elle ne servait à rien d'autre qu'à occulter les fenêtres de plusieurs bureaux mais cela aurait dénaturé l’œuvre n'est-ce pas.
70Imaginez l'impression que pouvaient ressentir les collègues du bâtiment Apollo chaque fois qu'ils devaient utiliser les toilettes. Au sol ces toilettes avaient une taille habituelle mais avec cinq mètres de hauteur de plafond l'étroitesse devenait angoissante.
71Remplir d'eau un récipient un peu plus grand qu'un verre, comme un seau pour le nettoyage ou un arrosoir pour les plantes vertes, n'avait pas été envisagé comme indispensable dans l'aménagement intérieur. Il n'y avait plus qu'à dévisser la bonde des lavabos, ce que certains ont fait. Arrosage des pieds garanti.
72Les escaliers métalliques à claire-voie, comme dans une usine, avaient en principe une fonction d'évacuation des bâtiments mais il y en avait un qui desservait le restaurant administratif fréquenté par l'ensemble des personnels CNRS travaillant dans les labos des environs. Il fallait descendre les marches et ce que les usagers transportaient sur leurs semelles pouvait tomber directement dans les hors d’œuvres présentés juste dessous. Heureusement, le comité local d'hygiène et sécurité a pu faire installer des parois vitrées pour protéger nos salades des graviers et mégots.
73Esthétiquement le côté sombre du choix des couleurs des murs – il n'y avait que du gris, de clair à presque noir – n'est pas compensée par les quelques petites touches de couleur des fauteuils (rouges à Hermès, bleus à Apollo) et les poignées des portes d'armoires. Jean Nouvel n'ayant pas autorité pour interdire les plantes vertes, les photos et affiches dans les bureaux, tout le monde a humanisé rapidement l'environnement. Depuis 1998 des couleurs ont été ajoutées dans la grande passerelle d'entrée, dès que le CNRS ne risquait plus de procès en fait.
74Les couloirs de circulation entre les bureaux d’Hermès, étroits et interminables, ont un petit look carcéral quand les portes sont fermées. Dans la journée, tout le monde laissait les portes ouvertes et on ne s'en rendait pas trop compte.
75Malgré tous ces inconvénients nous étions quand même dans des locaux et du mobilier neufs. Les locaux du CDST n'avaient pas été construits pour accueillir le centre de documentation. Ils avaient préalablement hébergé les activités de la société Philips. Ils ont été réaménagés puis ils ont vieilli et n'ont fait l'objet d'aucune rénovation entre 1971 et 1989. Des locaux dégradés d'un côté, un projet architectural « grandiose » de l'autre. Des mauvaises langues diraient la pauvreté et la vétusté du côté recherche publique, le high-tech côté affichage politique d'une volonté commerciale.
La rentabilité économique, la mise en évidence des prix de revient et la refonte des activités de production
76Après les investissements initiaux consacrés au lancement de l'Inist, la question de la structure de son financement devient cruciale. Au début des années 1990, l'Inist coûte plus de cent-cinquante millions de francs par an. Fin 1991, les recettes initialement prévues ne sont pas là et l'écart avec le coût de fonctionnement se creuse. L'Inist est toujours une unité propre du CNRS (UPS 76) et le CNRS, sous la direction de François Kourilsky nomme Étienne Eisenmann pour une mission de réflexion pour l'adaptation des produits au marché européen et l'adéquation avec les missions de la recherche publique. Il remet un 1er rapport, resté confidentiel en août 1991. Ce rapport est présenté de façon informelle au conseil de labo le 18 septembre 1991. Il ne prône pas le changement de structure institutionnelle mais il insiste sur les questions de rentabilité et de mise en évidence des prix de revient.
- 17 Etienne Eisenmann, De la production vers le service : orientations pour l'INIST, rapport, 6 juillet (...)
77Tout se passe comme si Étienne Eisenmann supervisait Nathalie Dusoulier. Il remet un nouveau rapport d'orientation en juillet 199217. Nathalie Dusoulier partira peu après et une nouvelle période de turbulence commencera.
78Les critiques sont suivies d'effet dans la chaîne de production de la fourniture de documents. Une refonte d'ensemble aboutit à quelque chose de relativement satisfaisant en 1994. On note une véritable augmentation des commandes. Par contre la question des bases de données est tout autre.
La détérioration de la base de données PASCAL
79Tout ce qui avait précédé l'arrivée de l'Inist à Nancy avait eu d'importantes conséquences sur la production de la base PASCAL et le retard de traitement est très important. La nécessité de rattraper n'était pas contestée mais le plan de rattrapage (baptisé « déstockage-restockage ») s'est fait à marche forcée et un peu n'importe comment, dans l'ombre et par un nombre restreint de personnels. Recours à la sous-traitance, recours à des « extracteurs » formés grossièrement et pas forcément au fait du secteur disciplinaire qu'ils devaient traiter, intégration de notices sans aucune indexation ni résumé, avec juste un code de classement tellement tronqué qu'il permet uniquement de déterminer si la notice couvre le champ des sciences exactes ou des sciences de la vie ont certes permis de traiter un volume de plus de six-cent mille références par an mais au détriment de la qualité globale. Il ne faut pas perdre de vue qu'au début des années 1990 toutes les bases de données bibliographiques ne sont pas encore interrogeables en langage naturel. Fournir des documents pertinents pour une recherche documentaire ciblée nécessitait une indexation humaine.
80Parallèlement, l'action de la direction de Claude Patou s'apparente à un plan d'éradication des ingénieurs-documentalistes. Les annonces régulières que les bases de données sont condamnées, que l'indexation humaine est inutile, qu'il y a cent personnes de trop à l'Inist sont de véritables incitations au départ.
81Réfléchir et proposer des outils pour automatiser une partie de l'indexation intéressait vivement le personnel mais beaucoup ont été écartés, y compris les plus expérimentés. Les critères de sélection des ingénieurs devant constituer le groupe de travail sur les bases de connaissances étaient avant tout liés à l'adhésion totale au « projet Patou ». La fameuse « valeur ajoutée » qui figurait dans tous les discours officiels était effectivement indispensable mais elle était encore largement fondée sur le travail humain. Les outils qui savaient reconnaître qu'un « cray-fish » n'était pas un poisson mais une écrevisse n'étaient pas encore au point dans les années 1990 et espérer produire des informations pertinentes à partir d'une interrogation en langage naturel de titres à 80 % en anglais relevait soit du vœu pieux soit de la malhonnêteté intellectuelle.
82Le travail indispensable à l'élaboration d'outils linguistiques en vue d'une indexation automatique avait commencé mais il avait pris un retard considérable. On peut dire que les bases de connaissances nécessaires à une interrogation de la base en langage naturel auraient dues être disponibles dès avril 1994 date à laquelle les premiers flux de l'American Institut of Physics ou d'Engineering Information sont entrés dans la constitution de la base PASCAL. L'intégration des notices exogènes qui juxtaposent les langages documentaires et multiplient les termes servant à décrire les même concepts ou notions, complexifiaient les recherches documentaires et les bases de connaissances qui étaient censées remettre de la cohérence partout n'étaient même pas à l'état embryonnaire en 1996.
83La redéfinition de la couverture s'est faite à partir du postulat de l'incapacité de la base PASCAL à satisfaire un public de spécialistes. Pour réorienter la base, il aurait fallu préciser le ou les publics visés, leurs besoins et faire le lien avec la nature des informations contenues dans les types de documents relevant de notre compétence. Cette étape a été complètement négligée. En 1996, il n'existe plus de véritable logique de constitution de la base PASCAL. Certaines disciplines (sciences cognitives, génétique par exemple) ont perdu le signalement des revues de haut niveau scientifique et n'existent plus que par l'intermédiaire d'articles marginaux ou de vulgarisation.
84Les problèmes budgétaires ajoutent un peu plus au désordre déjà initié. Faute de politique d'acquisition, les restrictions budgétaires aboutissent parfois à des suspensions d'abonnements à des revues préalablement sélectionnées dans le volet « contenu optimum des bases ».
- 18 A l'exception de la Bibliographie d'Histoire de l'Art, coéditée avec la Fondation Paul Getty.
85En janvier 1995 la publication de presque tous les bulletins bibliographiques issus des bases FRANCIS et PASCAL est arrêtée18 mais il n'y a aucun produit véritablement nouveau sur le marché. Tous les produits de diffusion sélective de l'information, rebaptisés de « veille documentaire » sont touchés par la modification de la couverture. Certains disparaissent complètement, d'autres subissent une diminution drastique du nombre de références signalées. La multiplication des vocabulaires d'indexation rend la maintenance des équations d'extraction des profils documentaires particulièrement délicate. Rien n'est envisagé pour évaluer le taux de rappel ni pour vérifier la pertinence des références.
86Nous n'avions pas non plus constitué des outils d'aide à l'interrogation en ligne qui était supposée se substituer aux produits papier, ils sont supprimés. Les utilisateurs devaient se débrouiller tout seuls avec un lexique alphabétique – certes multilingue – des termes d'indexation mais pas de thésaurus, pourtant disponibles dans les grandes bases concurrentes.
87En toute logique commerciale, le projet Patou avait mis en place une « démarche qualité », comme si personne n'y avait jamais pensé avant. Seulement, la focalisation sur la « fraîcheur » s'apparente à faire du délai de livraison le seul élément de la qualité sans jamais se préoccuper de savoir si le produit livré était conforme à ce qui était vendu. Les utilisateurs peuvent être prêts à payer un service spécifique pourvu qu'on ne le trouve pas ailleurs mais si en plus des modes d'accès gratuits à l'information existent comme par exemple PUBMED la version gratuite de MEDLINE alors il ne reste plus qu'à fermer. On a même fait mieux en augmentant nos tarifs. La base PASCAL a été définitivement arrêtée en 2015.
88D'autres services appréciés jusque-là comme le service traduction sont supprimés sous le fallacieux prétexte de distorsion de concurrence avec le secteur privé.
En guise de conclusion
89Oui, je suis passée à autre chose mais je reconnais que ces années ont beaucoup compté pour moi même s'il subsiste un sentiment de gâchis. Cependant je ne regrette absolument pas d'avoir quitté Paris. D'ailleurs, je vis toujours à Caen où je suis installée depuis décembre 1997.
Notes
1 Directeur du CNRS entre 1981 et 1982, universitaire socialiste, conseiller ministériel par la suite
2 Ce projet était porté par Jacques Michel, directeur du CDST entre 1979 et 1981, ancien directeur du BNIST de 1973 à 1978. Le BNIST promouvait une politique sectorielle de l'IST.
3 Les surnombres ont eu un grand impact sur les autres créations d'emploi au CNRS, puisqu'ils devaient être peu à peu résorbés budgétairement au fur et à mesure des vacances de postes.
4 Dans le projet de création d'Agence nationale de l'IST proposé dans le rapport Jakobiak en février 1986. Cette agence aurait associé le CNRS et la DBMIST (direction des bibliothèques du ministère de l’information scientifique et technique) et d'autres partenaires dans un GIE ayant son siège à Nancy.
5 L'Inist est resté unité propre de service (UPS 76) sous la tutelle du CNRS
6 Pour ceux qui n'avaient pas de contraintes particulières, familiales ou autres, la prise de fonction devait se faire en juin
7 Comité d'action et d'entraide sociale du CNRS
8 Logiciel de saisie contrôlée équipant les stations de travail des rédacteurs de la base de données PASCAL.
9 Une pause méridienne minimum de 45 mn était obligatoire et il fallait enregistrer ses heures de début et de fin
10 Filiale crée en 1989 sous la forme d'une société anonyme de droit privé destinée à commercialiser les produits de l'INIST
11 Directeur de la DISTB au Ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche
12 Ancien directeur de la DBMIST, conseiller du président de France-Telecom
13 La base de données du CDSH pour les sciences humaines
14 Autant le Comité Local d'Action Sociale propre à l'INIST que le CAES de l'ensemble de la Délégation Régionale Nord-Est du CNRS
15 Devenu Centre Maurice Halbwachs (CMH) par la suite
16 Très grande infrastructure de recherche (TGIR) en sciences humaines et sociales https://www.inshs.cnrs.fr/fr/progedo.
17 Etienne Eisenmann, De la production vers le service : orientations pour l'INIST, rapport, 6 juillet 1992
18 A l'exception de la Bibliographie d'Histoire de l'Art, coéditée avec la Fondation Paul Getty.
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Jocelyne Léger, « CDST versus Inist – Témoignage d'une ex-parisienne », Histoire de la recherche contemporaine [En ligne], Tome XII n°2 | 2023, mis en ligne le 31 mars 2023, consulté le 12 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/hrc/8261 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/gtbm
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page