1Depuis un demi-siècle, divers progrès techniques et conceptuels ont profondément renouvelé notre vision de l’évolution biologique, tant sur le plan des mécanismes en cause que sur notre vision de l’arbre du vivant
2S’il est un domaine qui ne cesse d’évoluer, c’est bien celui de l’évolution. Au milieu du XXe siècle, avec la synthèse du darwinisme, de la génétique et de la génétique des populations qui avait conduit à la théorie synthétique de l’évolution, on pensait que les fondements du domaine n’évolueraient plus guère. La suite a prouvé le contraire. La combinaison de percées conceptuelles et de résultats issus de nouvelles techniques a profondément modifié notre vision du monde vivant et de son évolution.
3Jusqu’à la fin des années 1960, tous les travaux s’intéressant à la dynamique des populations et à l’évolution des espèces s’inscrivaient dans le paradigme de la sélection naturelle, moteur de l’évolution. La découverte de niveaux élevés de polymorphisme enzymatique dans les populations naturelles (Hubby and Lewontin, 1966 ; Lewontin and Hubby, 1966) changea la donne, car les modèles de génétique des populations de l’époque n’étaient pas capables d’en rendre compte : la sélection naturelle était censée avoir fixé les meilleurs allèles et éliminé les autres. Le japonais Motoo Kimura comprit le premier, en 1968, qu’il existait un autre facteur de l’évolution, non exclusif du premier, à savoir le hasard (Kimura, 1968). Sa « théorie neutraliste de l’évolution moléculaire », qui a suscité des débats passionnés mais qui est aujourd’hui largement admise, permettait non seulement de rendre compte des niveaux élevés de polymorphisme dans les populations, mais s’accordait aussi avec deux autres observations : 1) la vitesse d’évolution d’une protéine donnée, qui dépend de sa fonction, est en général à peu près identique dans différentes lignées évolutives ; 2) cette vitesse semble constante dans le temps – c’est la notion d’« horloge moléculaire ». Sans nier l’importance de la sélection naturelle, Kimura (1983) affirmait que, pour de nombreux gènes, le fait de posséder un allèle plutôt qu’un autre n’a pas d’effet significatif sur la fitness des individus, c’est-à-dire sur leur valeur sélective (cf. glossaire). En d’autres termes, ces séquences sont soumises à la « dérive génétique » (cf .glossaire), phénomène qui peut même, dans les petites populations, conduire à la fixation d’allèles légèrement délétères.
4Par ailleurs, en 1979, une critique sévère du « programme adaptationniste » qui sous-tendait la plupart des recherches en évolution, a été faite par Gould and Lewontin (1979). Ces auteurs mettaient en garde contre la vision panglossienne du vivant (« Tout est au mieux dans le meilleur des mondes possibles », Candide de Voltaire), qui consiste à proposer une explication adaptative pour chaque caractère de l’organisme. Ils soulignaient le fait que l’organisme est un tout, et que les caractères sont plus ou moins assujettis les uns aux autres par des contraintes développementales, morphologiques et liées à leur histoire évolutive. L’optimum vers lequel un caractère tend à évoluer est par conséquent fortement dépendant des contraintes au sein de l’organisme.
5Ainsi, à côté de la sélection naturelle, le hasard et les contraintes font partie des facteurs qui forgent l’évolution du monde vivant.
6Après la mise au point des premières méthodes de séquençage de l’ADN (Maxam and Gilbert, 1977 ; Sanger et al., 1977), les techniques ont progressé de manière spectaculaire. De plusieurs mois ou années pour le séquençage complet d’un génome, on est passé à quelques jours actuellement, et à des coûts de plus en plus faibles. Dans la base https://gold.jgi.doe.gov/, on dénombre plus de deux millions de génomes de procaryotes et près de 40 000 d’eucaryotes.
7Dans l’ère pré-génomique, les constructions de phylogénies s’appuyaient principalement sur des caractères visibles. Avec les séquences génomiques, chaque site nucléotidique peut être considéré comme un caractère avec quatre états possible (A, T, G et C), si bien que le nombre de caractères utilisables est quasiment illimité. La possibilité de comparer les séquences génomiques au sein des espèces comme entre espèces va fournir aux évolutionnistes un outil d’une puissance inégalée, aussi bien pour classer le vivant sur une base phylogénique que pour analyser les bases moléculaires des changements évolutifs. La construction des premières phylogénies moléculaires a montré les précautions qu’il fallait prendre pour éviter de tirer des conclusions erronées (Encadré 1). Tant sur le plan conceptuel que computationnel ce domaine a beaucoup progressé, et les phylogénies construites aujourd’hui ont beaucoup gagné en fiabilité.
- 1 Les hydrogénosomes, organites dérivés des mitochondries, produisent de l’hydrogène.
Encadré 1. Les pièges des phylogénies moléculaires
La construction de phylogénies moléculaires impose de nombreuses précautions méthodologiques, pour deux raisons principales. D’une part les transferts horizontaux de gènes ont pour conséquence que les arbres de gènes ne racontent pas forcément la même histoire que les arbres d’espèces. Ce phénomène, qui a priori pouvait invalider le principe même de construction d’arbres à partir de caractères moléculaires, s’est en réalité révélé être une source de signaux phylogénétiques précieux qui peuvent renforcer la solidité des phylogénies (Abby et al., 2012). D’autre part la constance des vitesses d’évolution, qui était l’hypothèse de base pour les constructions d’arbre, n’est pas toujours respectée : certaines séquences n’évoluent pas à la même vitesse selon les taxons. Ces irrégularités peuvent conduire à des arbres phylogénétiques erronés. Ainsi les premiers arbres moléculaires plaçaient trois phylums de protistes (ou eucaryotes unicellulaires), les microsporidies, les diplomonadines et les trichomonadines, à la base de l’arbre des eucaryotes (CavalierSmith and Chao 1996). Ces organismes étant tous dépourvus de mitochondries, on avait logiquement conclu que l’acquisition de cet organite chez les autres eucaryotes s’était faite après l’émergence de ces taxons. Or il s’est avéré que les séquences utilisées pour construire ces arbres (celles de la petite sous-unité de l’ARN ribosomique) évoluaient plus vite dans ces taxons que dans le reste des eucaryotes, ce qui les plaçait artificiellement à la base de l’arbre. Par ailleurs, la découverte de gènes mitochondriaux dans le noyau de ces espèces, ainsi que la présence d’hydrogénosomes1 chez certaines d’entre elles, a montré qu’en réalité ces espèces avaient possédé des mitochondries mais les avaient perdues. Ultérieurement, l’utilisation de séquences évoluant à la même vitesse chez tous les taxons a permis de repositionner correctement les trois phylums à l’intérieur de l’arbre des eucaryotes. Ainsi les microsporidies sont-elles en réalité proches des eumycètes (Gill and Fast, 2006), et les diplomonadines et trichomonadines appartiennent à un groupe de protistes en général parasites, les parabasaliens. Tous les eucaryotes actuellement connus sont donc issus d’un ancêtre postérieur à l’endosymbiose mitochondriale.
8Des phylogénies moléculaires de plus en plus précises ont conduit à remettre en cause la division classique du monde vivant en deux grands domaines, les eucaryotes dont les cellules possèdent un noyau et des organites, et les bactéries, ou procaryotes, qui en sont dépourvues. En 1977, les microbiologistes Carl Woese et George Fox, s’appuyant sur la séquence de l'ARN ribosomique 16S, mirent en évidence un troisième domaine du vivant (Woese and Fox, 1977). Ils montrèrent que ce que l’on appelait les bactéries se divisait en réalité en deux grands ensembles : d’une part les « vraies » bactéries, d’autre part les « archées », que l’on pensait jusque-là être des bactéries extrêmophiles particulières, mais que l’on rencontre aussi en abondance dans l’eau de mer, ou encore dans le tube digestif des animaux (voir article de P. Forterre dans un précédent numéro). Des études ultérieures ont permis de préciser les relations entre archées, bactéries et eucaryotes. On a d’abord montré que les archées étaient plus proches des eucaryotes que des eubactéries, au moins pour les gènes de la machinerie de transcription et de traduction. On avait donc une dichotomie archées + eucaryotes d’une part, bactéries d’autre part. Des études plus récentes ont précisé les choses : la dichotomie initiale aurait séparé les bactéries des archées, et plus tard les eucaryotes auraient émergé de l’un des groupes d’archées, les Asgards (mais voir aussi l’analyse de P. Forterre dans un précédent numéro). On aurait donc bien deux grands domaines du vivant, mais l’existence de l’un d’eux, les archées, n’était même pas soupçonné il y a une cinquantaine d’années (Doolittle, 2020).
- 2 Last Universal Common Ancestor.
9Et les virus, dans tout cela ? Jusqu’au début des années 2 000, les virus connus étaient des entités d’une taille largement inférieure au micron, ne contenant que quelques gènes ou quelques dizaines de gènes, et dont les séquences ne permettaient pas d’en faire un groupe homogène ni de les placer sur l’arbre du vivant. La découverte de virus « géants », au début des années 2 000, n’a pas changé la situation (La Scola et al., 2003). Ces virus, d’une taille comparable à celle de bactéries (autour du micron), peuvent contenir jusqu’à 2 500 gènes, soit plus que certaines espèces bactériennes. Quatre familles en ont été décrites à ce jour (Mimivirus, Pandoravirus, Pithovirus et Mollivirus), dont les génomes sont aux trois-quarts constitués de gènes qui n’ont aucune homologie avec des gènes connus (cf. l’article de C. Abergel et de J.-M. Claverie dans ce numéro). L’origine évolutive des virus reste donc un mystère. Sont-ils des descendants d’organismes cellulaires, et si oui lesquels ? Ou bien proviennent-ils d’une forme de vie contemporaine ou antérieure à LUCA2 (cf. l’article de P. Forterre dans un précédent numéro) ?
- 3 Il n’y a pas si longtemps, certains ouvrages de botanique incluaient avec les plantes non seulement (...)
10La comparaison des phylogénies moléculaires avec les classifications issues de données morphologiques s’est révélée extrêmement fructueuse, car elle a permis de distinguer les ressemblances qui résultent d’un héritage commun de celles qui sont apparues indépendamment, et qui sont donc des convergences évolutives. Les surprises n’ont pas manqué. Par exemple, personne n’avait imaginé que les eumycètes (les « vrais » champignons ; cf. glossaire) pouvaient être le groupe d’eucaryotes le plus proche des animaux, ou encore que certains « champignons » étaient en réalité des algues qui avaient perdu la photosynthèse après être devenues parasites3. Chez les animaux, on est sûr maintenant que les oiseaux sont plus proches des crocodiliens que ceux-ci ne le sont des autres « reptiles » (lézards, iguanes, serpents), que le groupe des « poissons » devraient inclure les vertébrés tétrapodes (oiseaux, mammifères, amphibiens, lézards, etc.) (Lecointre and Le Guyader, 2016, 2017). Chez les végétaux, contrairement à ce que l’on pensait, on a découvert que le groupe d’algues vertes d’où ont émergé les plantes terrestres avaient une morphologie très différente, puisqu’il s’agissait d’algues filamenteuses ou thalloïdes (Sousa et al., 2020).
11Un apport majeur des données de séquençage est qu’elles offrent un moyen de traduire un degré de divergence moléculaire (ADN ou protéines) entre deux espèces en temps depuis lequel elles ont divergé, c’est-à-dire de déterminer l’âge absolu de leur ancêtre commun le plus récent. Le principe consiste à étalonner l’horloge moléculaire avec les données paléontologiques dont on dispose. Mais la méthode doit être utilisée avec précaution, car l’horloge n’est pas toujours régulière. Grâce à des méthodes bioinformatiques sophistiquées, on a pu préciser la chronologie de divers événements de diversification majeure, comme celle des métazoaires bilatériens, qui serait intervenue environ cent millions d’années avant l’explosion cambrienne (cf. glossaire), ou encore celle des mammifères placentaires qui serait bien antérieure à l’extinction des dinosaures (Douzery et al., 2006). On peut aussi mentionner les plantes à fleurs, dont les trois groupes majeurs, les Monocotylédones, les Eudicotylédones et les Magnolidés, se sont différenciés très tôt et quasi simultanément (il y a 130–135 millions d’années), ce qui n’était pas attendu (Magallón et al., 2015).
12Le séquençage d’ADN ancien, extrait de fragments d’os, de dents, de peau ou de végétaux, appartenant à des organismes disparus il y a quelques dizaines, voire quelques centaines de milliers d’années, permet de retracer des évènements plus récents à l’échelle évolutive. C’est ainsi que l’on a pu trouver les formes ancestrales de diverses espèces animales domestiquées (chevaux, bovins, chiens, etc.) (MacHugh et al., 2017), ou découvrir que des croisements interspécifiques s’étaient produits entre diverses espèces du genre Homo, dont H. sapiens et H. neanderthalensis (Nielsen et al., 2017). Au-delà de ces découvertes médiatisées, cette approche permet également de reconstituer des paléo-environnements et de déterminer l’origine, la distribution et l’évolution de pathogènes.
13Les techniques actuelles de séquençage ont permis de développer la métagénomique environnementale, qui consiste en l’analyse de l’ensemble de l’ADN présent dans un milieu donné (sable du désert, colonne d’eau de mer, boue d’une station d’épuration, etc.) (Garlapati et al., 2019). Cette approche a révélé l’existence de nombreuses espèces nouvelles, appartenant à tous les domaines du vivant, détectées à partir d’une petite partie de leur ADN seulement. La distinction entre espèces échantillonnées a une part d’arbitraire. Elle est basée sur un pourcentage d’identité : en deçà d’un certain seuil on dit que deux individus appartiennent à des espèces différentes, au-delà qu’ils sont de la même espèce. Ce seuil peut dépendre des séquences utilisées.
14La métagénomique est actuellement mise en œuvre dans le cadre de l’expédition TARA Océans qui, depuis 2009, sillonne les océans du globe et prélève des échantillons d’eau dans une colonne de 5 m de profondeur pour étudier la diversité planctonique, le fonctionnement des écosystèmes marins et leur rôle écologique à l’échelle de la planète. Un autre exemple est celui de la recherche de vie dans des environnements extrêmes comme à Dallol, dans la dépression du Danakil au nord-est de l’Éthiopie, où la salinité, l’acidité et la température des milieux peuvent être très élevées (Belilla et al., 2019).
15Ce sont également ces techniques qui sont utilisées pour analyser la diversité des espèces qui composent les microbiotes, c’est-à-dire les ensembles de micro-organismes vivant en symbiose avec un hôte. On a découvert que le microbiote intestinal avait des rôles multiples et essentiels, de l’immunité au fonctionnement du cerveau, en passant par des fonctions métaboliques diverses (Antonini et al., 2019). Les profils d’espèces présentes dans un microbiote sont modifiés dans certaines pathologies, comme l’obésité ou les maladies inflammatoires chroniques de l’intestin, et la manipulation du microbiote à des fins thérapeutiques est actuellement explorée.
16L’analyse des génomes a permis de mesurer à quel point le matériel génétique était à la fois plastique et voyageur, et à quel point cette fluidité était une source importante d’innovation évolutive.
17L’extrême plasticité des génomes est notamment causée par les éléments transposables (cf. glossaire), dont l’existence avaient été postulée dès les années 1930 par Barbara McClintock (voir par exemple Fedoroff and Botstein 1992). Les premières séquences d’éléments transposables datent des années 1970, et les analyses de plus en plus poussées ont révélé leur omniprésence et leur diversité (Almojil et al., 2021). On en trouve partout dans l’arbre du vivant, mais leur proportion dans le génome est très variable, de quelques pourcents chez les procaryotes à plus de 80 % chez des plantes comme le maïs, en passant par 45–50 % chez l’homme.
18Leurs mouvements peuvent provoquer des mutations délétères et diverses pathologies, mais elles peuvent aussi être à l’origine de modifications adaptatives structurelles (mutations insertionnelles, inversions, délétions, translocations, duplications, etc.) et fonctionnelles (modification des profils d’expression de gènes par apport de promoteurs, de sites de fixation d’activateurs de transcription, etc.). Si ces modifications apportent un avantage à leur porteur, elles peuvent se répandre dans la population ou dans l’espèce, en laissant dans le génome des « signatures de sélection » (Encadré 2).
Encadré 2. Les signatures de sélection
La trace d’épisodes de sélection passée peut se lire dans le génome en recherchant ce que l’on appelle les « signatures » de sélection. Ce sont des réductions ou des modifications locales du polymorphisme dans des régions génomiques qui ont été ou qui sont soumises à une pression de sélection. On peut les détecter en recherchant les zones du génome qui présentent des niveaux élevés de différenciation entre populations, ou en recherchant les régions de faible polymorphisme au sein d'une population. On en a trouvé de très nombreux exemples dans les populations naturelles d’espèces sauvages, mais aussi chez les plantes et animaux domestiques qui ont évolué sous pression de sélection humaine, ou encore chez Homo sapiens qui, au cours de sa longue histoire, a dû s’adapter à des environnements très différents en termes de ressources alimentaires, de conditions climatiques ou de pathogènes. Ainsi ont pu être identifiés des variants de gènes impliqués dans la capacité à digérer le lait chez l’adulte, dans l’adaptation à la haute altitude, dans la pigmentation de la peau, dans la résistance à diverses maladies infectieuses, etc.
19A côté de la transmission « verticale » du matériel génétique d’une génération à la suivante, les études de génomique comparative ont révélé l’ampleur des transmissions « horizontales », qui peuvent se produire entre espèces parfois très éloignées, appartenant même à des domaines différents.
20Les morceaux d’ADN voyageurs peuvent être des gènes, transmis éventuellement par des virus, ou des fragments beaucoup plus longs provenant de croisements interspécifiques. Les gènes de néanderthaliens que l’on trouve dans le génome de H. sapiens ont cette origine. Parfois aussi, c’est un organisme entier qui s’est installé dans un autre dans une relation symbiotique (voir ci-dessous).
21L'importance adaptative de ces transferts de matériel génétique commence à être bien documentée, et certains d’entre eux sont à l’origine de sauts évolutifs majeurs. Un exemple remarquable concerne le développement de l’un des tissus du placenta, le syncytiotrophoblaste. Celui-ci se forme par fusion de cellules induite par des glycoprotéines, les syncytines, qui se sont révélées être codées par des gènes de rétrovirus de type HERV (Lavialle et al., 2013). On peut aussi citer la propagation rapide des résistances aux antibiotiques entre espèces bactériennes, qui peut se faire via des plasmides ou des bactériophages, ou par transformation naturelle par de l’ADN extracellulaire (Lerminiaux and Cameron, 2019). Enfin le métissage entre les Néandertaliens et nos ancêtres a apporté dans notre génome plusieurs variants génétiques qui renforcent notre immunité innée, via par exemple des récepteurs de la surface cellulaire impliqués dans la reconnaissance des microbes (Deschamps et al., 2016), ou encore des protéines qui interagissent avec les virus, en particulier les virus à ARN (Enard and Petrov, 2018). Là encore, ce sont les signatures de sélection qui ont permis de détecter ces adaptations (Encadré 2).
22Le cas le plus étonnant pour illustrer le rôle évolutif des transferts de matériel génétique concerne sans doute l’histoire des eucaryotes. À de rares exception près (chez des parasites), les cellules eucaryotes contiennent toutes des mitochondries, qui sont leurs « centrales énergétiques ». De plus, tous les eucaryotes photosynthétiques – plantes et tous types d’algues uni- ou pluricellulaires – possèdent des chloroplastes, organites qui sont le siège de la photosynthèse. Dès 1905 pour les chloroplastes (Mereschkowsky, 1905), et en 1967 pour les mitochondries (Sagan, 1967), il avait été suggéré que ces organites pouvaient provenir d’endosymbioses (cf. glossaire) de bactéries dans des cellules eucaryotes primitives. Le séquençage des gènes de ces organites a confirmé ces hypothèses, puisqu’ils sont bien de type bactérien : la mitochondrie est issue d’une alpha-protéobactérie et le chloroplaste d’une cyanobactérie (bactérie photosynthétique). Dans les deux cas, de nombreux gènes de l’endosymbionte ont été perdus et d’autres ont migré dans le noyau de la cellule-hôte, ce qui a rendu la symbiose obligatoire. Ce jeu de poupées russes ne s’arrête pas là. Certains groupes d’eucaryotes sont issus de l’endosymbiose d’une cellule eucaryote photosynthétique dans une autre cellule eucaryote, si bien que l’on peut parfois trouver quatre génomes d’origines différentes dans ces cellules : le génome mitochondrial, le génome chloroplastique, le génome nucléaire de l’hôte primaire et le génome nucléaire de l’hôte secondaire. C’est par exemple le cas chez certaines cryptophytes, des algues unicellulaires proches des algues brunes. Enfin l’endosymbiose est également invoquée pour expliquer l’origine-même des eucaryotes. Nous avons dit plus haut que les eucaryotes avaient émergé d’un groupe d’archées. Des études récentes suggèrent qu’elles seraient issues d’une endosymbiose entre une archée et une bactérie, celle-ci ayant majoritairement apporté des gènes métaboliques (Martin et al., 2015). La cellule eucaryote est vraiment une chimère !
23Reprenant la distinction de Claude Levi-Strauss entre l’ingénieur et le bricoleur, François Jacob (1977) soulignait que la sélection naturelle agit comme un bricoleur, qui utilise les moyens du bord pour arriver à ses fins, à savoir adapter tant bien que mal les populations aux contingences des facteurs biotiques et abiotiques de l’environnement. Les transferts de matériel génétique qui permettent d’acquérir de nouvelles fonctions en sont un exemple, mais les « exaptations » sont à l’origine des bricolages évolutifs les plus frappants. L’« exaptation » est le processus qui consiste à « faire du neuf avec du vieux » (cf. glossaire). Il y en a maints exemples au niveau morphologique, mais l’étude des génomes a révélé l’ampleur de ce phénomène à l’échelle des mécanismes moléculaires impliqués dans de très nombreuses fonctions. Pour ne citer qu’un exemple majeur : l’assemblage des éléments de la chaine légère des immunoglobulines, qui est à l’origine de l’extraordinaire diversité des anticorps, résulte de l’activité de deux gènes activant la recombinaison de l’ADN (RAG1 et RAG2), et qui se sont révélés être dérivés de l’élément transposable Transib, « exapté » chez l’ancêtre des vertébrés à mâchoire (Koonin and Krupovic, 2015).
24L’amélioration de la fiabilité des phylogénies, notamment celles qui sont fondées sur des données moléculaires, a permis au cours des cinquante dernières années de développer des approches comparatives intégrant les données de différentes disciplines dans un cadre évolutif. C’est ainsi que la biologie évolutive du développement, ou Évo-Dévo, a pris son essor, faisant émerger de nouveaux concepts tels que celui de gene toolkit – un nombre relativement réduit de familles de gènes à la base de différents processus de développement (e.g. Floyd and Bowman, 2007), ou de deep homology – des organes non homologues sont contrôlés par des gènes ou circuits moléculaires homologues (e.g. Shubin et al., 2009). Plus récemment, l’étude de l’impact de l’environnement sur les trajectoires développementales est venue enrichir les approches comparatives, donnant naissance à l’Éco-Évo-Dévo.
25L’objectif de ces disciplines intégratives est de comprendre l’émergence (ou la disparition, éventuellement suivie de réinvention) d’innovations morphologiques au cours de l’évolution. Sont mises à contribution la génétique et l’épigénétique (cf. glossaire), la génétique moléculaire du développement, la micromorphologie, l’embryologie, différentes techniques -omiques, jusqu’à l’analyse de réseaux de gènes et plus récemment de leur plasticité (cf. glossaire).
26Parmi les découvertes les plus fameuses en Évo-Dévo, il faut citer celle, pionnière pour la discipline, des gènes « homéotiques ». Ces gènes, qui codent le plus souvent des facteurs de transcription, sont responsables de la mise en place du plan d’organisation des animaux, c’est-à-dire qu’ils déterminent la place des organes les uns par rapport aux autres selon les axes de polarité antéro-postérieur et axe dorso-ventral (McGinnis et al., 1984). Chez les végétaux, il existe aussi des gènes homéotiques, qui sont responsables de l’identité des organes floraux (Coen and Meyerowitz, 1991). Les mécanismes moléculaires de l’évolution de caractères apparus indépendamment dans différents groupes, tels l’œil, la feuille ou la symétrie de la fleur, ont permis de mettre en évidence des gènes ou processus homologues. Dans le domaine de l’Éco-Évo-Dévo, on a identifié les bases génétiques de l’évolution de caractères sociaux chez les insectes, ou encore de celle des patrons en forme d’yeux sur les ailes des papillons, utiles pour la reconnaissance des sexes ou l’évitement des prédateurs.
27Aujourd’hui encore, certains détracteurs de l’évolution refusent de reconnaître à cette discipline le statut de science au prétexte qu’il serait impossible d’expérimenter, donc d’observer l’évolution en action. Rien n’est plus faux. Sans remonter jusqu’à la domestication des animaux et des végétaux, la sélection artificielle, dont Darwin s’est explicitement inspiré, montre avec quelle facilité on peut modifier de nombreuses caractéristiques physiques et comportementale des animaux. De manière moins empirique, des dispositifs d’évolution expérimentale ont été conçus, qui permettent de suivre dans le détail la manière dont évoluent des caractères dans des lignées ou des populations, d’identifier les modifications génétiques et moléculaires associées et de faire la part de la sélection et de la dérive. Chez la drosophile, les cages à populations (démomètres) mises au point dès 1933 (L’Héritier and Teissier, 1933), permettent de suivre les variations phénotypiques et les fréquences alléliques d’une population sur un grand nombre de générations. Chez les procaryotes, ce type d’approche est moins lourd et on peut aller beaucoup plus loin. L’expérience de Richard Lenksi et collaborateurs, initiée en 1988 et qui se poursuit aujourd’hui, est à cet égard emblématique. Partant de 12 répliques d’une souche de la bactérie Escherichia coli, l’expérience consiste à les laisser évoluer en les repiquant simplement tous les jours dans du milieu frais, le facteur sélectif étant la source limitante de glucose. Tout au long des 75 000 générations auxquelles ils sont arrivés aujourd’hui, il y a eu, à des degrés divers, réponse à la sélection pour toutes les répliques, avec augmentation de la vitesse de croissance et de la taille des cellules, et modification de leur forme. Pour l’une des répliques, les bactéries ont acquis la capacité à utiliser une nouvelle source de carbone présente dans le milieu, le citrate, à la suite de deux mutations successives, ce qui a multiplié environ par six leur vitesse de croissance (Blount et al., 2008).
28Dans les années 50, Conrad Hal Waddington avait bien posé le problème de l’épigénétique (cf. glossaire) dans le contexte du développement des organismes multicellulaires. Pour faire simple : pourquoi toutes les cellules d’un organisme, qui ont le même patrimoine génétique, ne font-elles pas la même chose ? L’étude des bases moléculaires des phénomènes épigénétiques est aujourd’hui un domaine de recherche très actif, et l’on comprend de mieux en mieux les mécanismes impliqués dans la régulation de l’activité des gènes et de séquences non-codantes telles que des séquences répétées. Un aspect particulièrement intriguant est non seulement que l’environnement peut modifier l’épigénome d’un individu, mais que certaines de ces modifications se transmettent d’une génération à la suivante et affectent le phénotype de la descendance. En d’autres termes, au-delà de l’hérédité génétique, il peut exister une hérédité épigénétique. Par exemple, chez la plante Arabidopsis thaliana, un stress salin, hydrique ou thermique appliqué à une génération donnée induit des modifications épigénétiques qui peuvent se transmettre sur plusieurs générations, alors même que les facteurs de stress ne sont plus présents.
29Dans un contexte évolutif, ces phénomènes peuvent avoir un impact important, car les modifications épigénétiques, en particulier la méthylation de l’ADN, ne changent pas le génome mais en changent la lecture, et peuvent faire augmenter les taux de mutation ou encore renforcer la plasticité phénotypique (cf. glossaire) (Ashe et al., 2021). Comme certains variants épigénétiques peuvent être sélectionnés, peut-être avant l’apparition de mutations qui stabilisent le changement phénotypique, on a là un mécanisme possible d’« assimilation génétique » (cf. glossaire) telle que proposée par Waddington à la suite d’expériences sur la drosophile (Waddington, 1953).
- 4 Elle ne connaitra qu’une tentative tragique de réhabilitation, en URSS pendant la période stalinien (...)
30Le décryptage des mécanismes épigénétiques a également soulevé de nombreuses questions quant à l’impact de l’environnement. L’hypothèse de l’« hérédité des caractères acquis », à laquelle adhéraient aussi bien J.-B. de Lamarck que C. Darwin, a été totalement abandonnée à la fin XIXe siècle à la suite des travaux de A. Weismann4 (1892). Mais des modifications permettant une meilleure adaptation de l’individu à son environnement et survenant au cours de sa vie ne pourraient-elles pas être transmises durablement aux générations suivantes ? Deux raisons essentielles vont à l’encontre de cette possibilité. Tout d’abord les modifications épigénétiques ne sont pas ciblées sur quelques gènes en rapport avec un changement environnemental donné mais concernent vraisemblablement l’ensemble du génome. Ensuite, si ces modifications sont transmissibles aux générations suivantes, elles passeront par le crible de la sélection naturelle ou seront soumises à la dérive génétique. Par ailleurs, la vision de Lamarck était centrée sur l’individu, qui transmet à sa descendance des modifications acquises au cours de sa vie, alors que celle de Darwin est centrée sur la population dans laquelle la sélection naturelle va trier les génotypes (ou épigénotypes) les plus adaptés.
31En une cinquantaine d’année, nos connaissances sur l’évolution ont progressé de manière spectaculaire et ont donné du monde vivant une vision largement renouvelée. Au-delà de leur intérêt académique, ces connaissances peuvent avoir des implications dans des domaines très concrets.
32En éco-évolution, une meilleure compréhension de la dynamique de diffusion des espèces invasives, ou encore des coévolutions plantes-insectes, peuvent aider à protéger les sociétés humaines en limitant la fragilisation des écosystèmes face aux changements climatiques.
33En ingénierie, les dispositifs d’évolution expérimentale peuvent déboucher sur la production par des micro-organismes de composés utiles pour la santé (médicaments), l’environnement (dépollution), voire l’industrie (production d’hydrogène ou de biocarburant). On entre là dans l’ère de la biologie de synthèse qui connaît aujourd’hui de nombreux développements, mais dont les implications éthiques et économiques restent à évaluer.
34C’est peut-être en médecine que les approches et concepts évolutionnistes pourraient avoir les applications les plus prometteuses, par exemple pour maitriser l’acquisition par les bactéries de résistances aux antibiotiques, ou encore comprendre la dynamique d’apparition de variants chez les virus comme celui qui est responsable de la COVID-19.
35Un autre aspect peut concerner la symbiose entre le microbiote intestinal ou cutané et l’organisme-hôte. Des altérations de cet écosystème peuvent conduire à des pathologies parfois sévères. Une meilleure connaissance des coévolutions au sein de ces écosystèmes pourrait aider à développer des stratégies pour les maintenir ou les restaurer.
36Le traitement de maladies comme les cancers peut également s’inspirer de principes issus de l’évolution. Une tumeur est un ensemble hétérogène de cellules qui peuvent être plus ou moins résistantes au traitement. Si un pourcentage de cellules, si faible soit-il, survit à un traitement sévère, ces cellules résistantes vont proliférer et le traitement ne sera plus efficace la deuxième fois. D’où l’idée de faire du cancer une maladie chronique, en appliquant des traitements moins agressifs pour que les cellules les plus résistantes restent en compétition pour les ressources (glucose, oxygène, etc.) avec d’autres cellules, maintenant la prolifération à un bas niveau.
37L’extraordinaire diversité du monde vivant est le reflet d’un processus continu d’évolution entamé il y a plus de 3,5 milliards d’années. Les techniques qui permettent aujourd’hui de « lire » le génotype indépendamment du phénotype ont non seulement fourni des phylogénies de plus en plus fiables, mais aussi ont considérablement enrichi notre vision des mécanismes en jeu. Plus que jamais, l’aphorisme de l’évolutionniste T. Dobzhansky (1973), selon lequel « rien en biologie n’a de sens qu’à la lumière de l’évolution » (Nothing in Biology Makes Sense Except in the Light of Evolution), se vérifie : hors du cadre de l’évolution, la biologie serait « un empilement de faits divers, dont certains sont intéressants ou curieux, mais qui ne forment pas un tout significatif ». Il y a fort à parier, avec le progrès des techniques et des moyens informatiques, que notre compréhension des grands principes de l’évolution nous réserve encore bien des surprises.