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La biologie et la révolution moléculaire : récits choisis (volume 2)

Introduction : Le tsunami moléculaire
Biology and the molecular revolution: selected stories (volume 2)
Jean-François Nicolas et Jean-Michel Rossignol

Texte intégral

Note de la rédaction : un glossaire commun à ce dossier et à celui publié dans le tome xi n° 2 (2022) est disponible en ligne https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/​hrc/​7798.

  • 1 « L’instant ne prépare pas à l’instant qui suit. La porte s’ouvre et le tigre bondit », Virginia Wo (...)
  • 2 « Mais les cellules sont de la matière qui danse », Uri Alon, An Introduction to Systems Biology De (...)

« One moment does not lead to another. The door opens and the tiger leaps. »1
« But cells are matter that dances »2.

  • 3 Jacques Monod, Le hasard et la nécessité, 1970.

1Il y a cinquante ans la biologie moléculaire commençait à s’intéresser à des problèmes censés relever d’autres disciplines, quand elle ne s’aventurait pas au-delà de la biologie3. Ce fut un tsunami.

2L’objectif de ce dossier est de présenter la réponse de chercheurs français, qui ont vécu en tant qu’acteurs ce tsunami, à la question suivante : la biologie moléculaire a-t-elle changé votre discipline ces cinquante dernières années ? De quels résultats lui est-elle redevable et ceux-ci ont-ils impacté ses concepts ?

3Les domaines choisis par l’un d’entre nous (Jean-Michel Rossignol) pour illustrer cette question furent : le problème du cancer (Jean Feunteun, « L'univers des oncogènes »), les sciences du développement (Jean-François Nicolas, « D’un vertige l’autre ») et de l’évolution (Pierre Capy et Dominique de Vienne, « L’évolution de l’évolution ») ainsi que les découvertes des archées et des virus géants, traités dans le volume 1 – publié dans la même revue en 2022. Ces choix se sont avérés judicieux et il nous incombe de tirer quelques conclusions qui peuvent aussi servir d’introduction à ces belles contributions.

  • 4 Michel Morange, The Black Box of Biology, A History of the Molecular Revolution, 2020, Une histoire (...)

4En 1970, la biologie moléculaire4 était forte de son « dogme central » (cf. glossaire) qui classe et hiérarchise les molécules, fournit des concepts nouveaux pour comprendre le vivant et produit avec le « génie génétique » (cf. glossaire) des outils moléculaires d’analyse (enzymes de restriction, PCR, séquençage, hybridation, transfection, vecteurs viraux, librairies génomiques, transgénèse etc.) Parmi ses concepts, outre le dogme central, ceux de régulation génétique (niveau ADN, gènes) et d’allostérie (niveau protéines) vont s’avérer être fondamentaux. Ils indiquent comment les molécules et les gènes en interagissant créent des flux d’information essentiels au vivant.

  • 5 Nowell PC, Clonal evolution of tumor cell populations. Science 194(4260):23–28, 1976.

5En 1970, le cancer était sur la liste des problèmes considérés à portée de main de la biologie moléculaire. Il était généralement compris comme la survenue de cellules se multipliant de manière incontrôlée, pour elles-mêmes, suite à un événement simple, dans un organisme considéré comme permissif et neutre, la cellule cancéreuse faisant partie du « soi immunologique ». Trois hypothèses, sur l’origine de l’événement simple, prévalaient, chacune étayée par quelques résultats expérimentaux : le cancer, une maladie de la différenciation cellulaire (les changements de propriétés des cellules cancéreuses reproduisent des changements des cellules durant le développement), le cancer, une maladie virale (certains virus causent le cancer) et le cancer en tant que maladie génétique somatique (les carcinogènes sont souvent des mutagènes) voir même parfois comme processus évolutif somatique5.

  • 6 The biology of cancer de Robert A. Weinberg, 2014 qui fait suite aux textes fondateurs de Douglas H (...)
  • 7 Molecular biology of cancer de Lauren Pecorino, 2021, Computational Systems Biology Approaches in C (...)

6Cinquante ans plus tard, les deux premières hypothèses des années 1970 ont été rejetées, au profit de celle du cancer dû à des mutations somatiques accompagnant un processus évolutif. Jean Feunten nous relate les tâtonnements qui ont conduit à la voie génétique qui demeure l’explication centrale. Cependant il est apparu que le cancer ne se réduit pas à la simple génération de cellules se multipliant de manière incontrôlée dans un organisme neutre. On dispose actuellement d’une synthèse solide permettant d’organiser la recherche, avec en filigrane une théorie plausible du cancer6, qui avait été clairement entrevue dès les années 1970, mais il reste encore des zones d’ombre. On le verra, c’est à la genèse de nouveaux domaines scientifiques et médicaux que l’on a assisté, comme l’atteste les titres de quelques ouvrages généraux sur ces sujets7.

7Le plus inattendu est peut-être à quel point la complexité du phénomène avait été mal appréciée. On sait aujourd’hui que « l’événement simple » correspond à, en moyenne, des mutations dans une dizaine de gènes clés, sélectionnés parmi plus d’une centaine possible, qui sont identifiés, pour que la cellule cancéreuse ait acquis les propriétés qui la rendent si redoutable. Le processus d’initiation et la progression de la tumeur prennent souvent plusieurs décennies. On sait aussi que la cellule multi-mutée n’est pas le seul élément du cancer. Aux mutations internes s’ajoutent des modifications externes. Les cellules cancéreuses détournent des cellules normales d’une dizaine de types différents pour construire des microenvironnements ou pseudo-organes. Du réseau d’interactions impliquant toutes les cellules du microenvironnement, via les voies de signalisation (cf. glossaire) et leurs ligands (cf. glossaire), émergent des propriétés qui rendent compte de l’angiogenèse, construction de vaisseaux sanguins dans la tumeur, et des métastases.

8Un mot sur ces dix mutations clés et pourquoi dix plutôt qu’une ou deux. La réponse sera que la cellule tumorale progresse par expansions clonales (cf. glossaire) successives dans un organisme à la fois hostile et aidant. Les dix mutations clés sont autant d’adaptations à des pressions de sélection venant des propriétés de la cellule, de l’organisme et des traitements ! La progression du cancer ne fait sens que dans une interprétation évolutionniste. Voyons cela très succinctement.

  1. La première mutation active, dans une cellule, des voies de signalisation impliquées dans le contrôle normal de la prolifération, et diverses manières sont possibles. Une prolifération incontrôlée – première expansion clonale – s’en suit. Mais elle entraine à terme les cellules mutées vers la sénescence (cf. glossaire), la destinée de toute cellule somatique qui se divise, et la plupart meurent.

  2. Une nouvelle mutation clé (cf. glossaire) apparait qui neutralise la sénescence et permet à la tumeur de progresser. À nouveau, diverses manières sont possibles. Ces mutations affectent souvent p53 (cf. glossaire), un facteur de transcription (cf. glossaire), qui, dans la cellule normale, répond aux signaux de stress ou de dommage de l’ADN en déclenchant soit la réparation des dommages soit son autodestruction par ce que l’on appelle la « mort cellulaire programmée », (cf. glossaire). La cellule cancéreuse, maintenant mutée dans deux gènes clés, échappe à cette mort programmée et est à l’origine d’une nouvelle expansion clonale. Mais, p53 étant muté, les cellules de ce clone ne sont plus capables de réparer leur ADN. Elles sont devenues génétiquement instables et vont accumuler d’autres mutations. Ces mutations sont dites passagères (cf. glossaire) car elles ne sont pas essentielles à la progression tumorale. Toutefois, à ce stade, la plupart de ces cellules vont disparaître après avoir effectué un nombre fixe de divisions car c’est le sort des cellules normales somatiques, le nombre de divisions qu’elles peuvent effectuer est fixé par la taille des télomères (cf. glossaire) de leurs chromosomes, elles ne sont pas immortelles.

  3. L’étape suivante consiste dans l’apparition d’une troisième mutation dans un nouveau gène clé qui va rendre la cellule tumorale immortelle, par exemple, une mutation qui va activer une enzyme, la télomérase (cf. glossaire) capable de maintenir l’intégrité des télomères. Nouvelle expansion clonale de la cellule mutée dans trois gènes clés et dans beaucoup d’autres (dues à l’instabilité génétique) et qui continue à en accumuler encore d’autres. Cependant les modifications qu’entrainent toutes ces mutations ont mis en alerte le système immunitaire de l’organisme qui maintenant reconnaît ces cellules comme étrangères – ne faisant pas parti du soi immunologique – et les élimine. Bon nombre vont disparaître. La tumeur doit maintenant faire face à une pression de sélection qui vient de l’organisme.

  4. Il faut donc encore d’autres mutations dans d’autres gènes clés et de nouvelles expansions clonales pour que des cellules quadruplement mutées et génétiquement instables échappent aux attaques de l’hôte.

9Notons que beaucoup des mutations clés concernent des gènes de contrôles fermant ou donnant accès à ces processus cellulaires, qui nécessitent l’intervention de dizaines d’autres gènes. Le facteur de transcription p53 est un bon exemple. Ces mutations ont toujours une action permissive, jamais instructive (cf. glossaire, activation). Notons aussi que l’instabilité génétique, caractéristique de toutes les cellules cancéreuses, facilite à la fois l’apparition des mutations clés et des nombreuses mutations passagères. C’est ce qui rend l’étude du cancer si difficile : il faut identifier les mutations clés parmi un fatras de mutations passagères neutres ! Les méthodes du big data aident beaucoup.

10Tels sont cinq des dix à douze éléments du modèle actuel de la progression tumorale. Il aura fallu plusieurs décennies pour établir ce modèle. Parmi les autres éléments de la synthèse actuelle, l’établissement des microenvironnements par les cellules cancéreuses, leur dissémination et l’établissement de métastases, sont ceux qui restent encore insuffisamment déchiffrés.

11L’impact sur la médecine est très fort et a fait rentrer la biologie moléculaire dans le quotidien des médecins oncologues. Elle intervient au niveau du diagnostic et du traitement. Par exemple à l’histopathologie des tumeurs s’est ajoutée une classification moléculaire basée sur le séquençage partiel ou complet des génomes (cf. glossaire) des cellules cancéreuses. Et cela va plus loin, la tumeur d’un individu est toujours différente de celle d’un autre individu car chaque tumeur résulte de la combinaison particulière de mutations dans dix gènes clés, sélectionnés parmi plus d’une centaine possible. C’est de l’identification de ces gènes que découle souvent le choix des traitements. Et ensuite avec des médicaments ciblés, de plus en plus fréquemment issus du génie génétique, les résultats peuvent être spectaculaires !

  • 8 Pour une mise en perspective plus générale (abordable par tous) de l’exploitation de la mort par la (...)

12En retour, cette nouvelle compréhension du cancer éclaire certains aspects de l’évolution, comme celui du passage à la multicellularité. L’évolution des cellules cancéreuses montre que le problème du contrôle de la croissance est premier et que différenciation et « immortalité » sont incompatibles. Ainsi, les processus de sénescence et de mort cellulaire programmée8 ont, possiblement, accompagnés l’apparition des cellules différenciées. Dans les organismes ces cellules doivent équilibrer leur prolifération. Elles le font en se contrôlant les unes les autres par des échanges de messages pour atteindre l’homéostasie tissulaire. Parmi ces messages ceux contrôlant la sénescence et la mort cellulaire programmée ont dû très tôt permettre de contrecarrer les comportements des cellules compromettant l’intégrité de l’organisme. En accord avec cette idée ces processus sont communs à tous les animaux, des cnidaires à l’homme en passant par le ver C. elegans chez qui ils ont été découverts. Ils ont même leur équivalent chez les plantes. Bien d’autres leçons sont à tirer de l’évolution des cancers, un cas unique d’évolution que l’on peut suivre presque en direct autant de fois que l’on veut.

13Les techniques qui ont permis ces avancées viennent en premier lieu de la biologie moléculaire, (cf. Jean Feunteun), de la biologie moléculaire du développement à partir des années 1980 comme par exemple l’utilisation de souris transgéniques pour tester la fonction des oncogènes ou l’implication du système immunitaire, et massivement du post séquençage du génome humain (les « omics » et le big data, après 2000).

14Parmi les concepts élaborés par ce nouveau domaine, ceux empruntés à la théorie synthétique de l’évolution (variation génétique ou épigénétique aléatoire, sélection, expansion clonale, dérive génétique et même équilibres ponctués) sont, nous venons de le voir, particulièrement structurants, et constituent une théorie plausible du cancer. D’autres concepts sont empruntés au développement réactivation d’opérations de l’embryogenèse, concept de cellule souche, transition épithélio-mésenchymateuse. À partir de 2015 le recours à la biologie des systèmes s’avère incontournable (compréhension des voies de signalisation (cf. glossaire), comparaison des séquences de milliers de génome de cellules cancéreuses pour, par exemple, distinguer les mutations clés des mutations passagères).

  • 9 « Je ne vois rien de contraire à l’intuition dans la possibilité qu’il existe dans le monde naturel (...)

15Tout autre est l’histoire des relations entre la biologie moléculaire et le développement (cf. Jean-François Nicolas). En 1970, l’embryologie (cf. glossaire) était depuis longtemps dans une impasse. L’embryologie expérimentale avait obtenu des résultats décisifs, mais l’embryologie chimique n’avait pas pu identifier les acteurs des mécanismes mis en jeu et ses concepts comme les champs morphogénétiques ou même l’induction (cf. glossaire) étaient dépréciés. De plus comment imaginer que les protéines, des catalyseurs de réactions chimiques, pourraient fabriquer un organisme. De nombreux biologistes considéraient que le problème du développement pourrait bien être au-delà de l’entendement humain9. Certains pensaient que des centaines de milliers de gènes étaient peut-être impliqués (la taille des génomes des animaux le suggérait). Nombre de biologistes moléculaires pensaient qu’il fallait repartir de zéro avec de nouveaux modèles animaux. Qu’en fut-il ?

16La solution vint de là où on ne l’attendait pas, avec un organisme étranger à l’embryologie et dont bien peu pensaient qu’il pourrait un jour guider la compréhension du développement des vertébrés, la drosophile (cf. glossaire). En 1980, Christiane Nüsslein-Volhard et Eric Wieschaus, en utilisant les techniques classiques de mutagenèses à saturation (cf. glossaire) appliquées aux gènes de la formation des segments de la larve, montraient, à la surprise générale, qu’un tout petit nombre de gènes sont impliqués. D’autre part, fin 1982, grâce au « chromosome walk », un travail de bénédictin du biologiste moléculaire David Hogness, les deux premiers gènes du développement furent clonés. Ils furent le fil d’Ariane. En effet en 1984, des gènes homologues furent retrouvés chez les vertébrés et ils remplissaient la même fonction ! Nouvelle grosse surprise et d’autres suivront. Ces résultats ont fondé la génétique moléculaire du développement et ont fait émerger une nouvelle discipline, la biologie évolutive du développement, l’évo-dévo.

17Cinquante ans après, le problème du développement semble être en grande partie résolu dans ses mécanismes. Et il s’avère que les principes avaient déjà été énoncés en 1970 ! (cf. Jean-François Nicolas). Quant aux concepts, l’avancée de la connaissance des mécanismes du développement a réhabilité plusieurs de ceux de l’embryologie expérimentale et en a effacé d’autres. De nouveaux concepts, empruntés à la biologie des systèmes, ont été incorporés. Mais le plus inattendu fut l’émergence de la biologie évolutive du développement : en déchiffrant les mécanismes du développement ce sont aussi ceux de l’évolution qui commencèrent à être dévoilés.

18Les techniques qui ont permis ces avancées viennent en premier lieu de la génétique classique cribles génétiques et de la biologie moléculaire génie génétique, clonage et séquençage des gènes, librairies génomiques et de cDNA, l’hybridation, séquençage des génomes etc.

  • 10 Pour un aperçu général en français, voir Les mondes darwiniens. L’évolution de l’évolution, Heams, (...)
  • 11 Lewontin RC, The Units of Selection. Annual Review of Ecology and Systematics 1: 1-18, 1970.
  • 12 « Le sujet de ce symposium est de décider si la biologie du développement requiert de repenser la s (...)

19Qu’en est-il de la science de l’évolution (cf. Pierre Capy et Dominique de Vienne10) ? En 1970, elle n’était pas du tout dans l’agenda de la biologie moléculaire. Dans sa théorie synthétique de l’évolution (TSE, ou « synthèse moderne » ou néodarwinnisme) elle avait incorporé la génétique de Thomas Hunt Morgan aux trois piliers du darwinisme : variation phénotypique, adaptation (fitness, cf. glossaire) différentielle et adaptation héritable11). Elle en avait déduit la prépondérance de la dynamique des gènes dans les populations, décrite par la mathématique de la génétique des populations. Ses lois étaient celles de la sélection naturelle. Comme elles montraient qu’une somme de petites variations est capable d’expliquer la macroévolution, le saltationnisme (cf. glossaire) avait été écarté au profit du seul gradualisme génétique (cf. glossaire). Et bien sûr toute forme de lamarckisme était exclue. Enfin, et peut-être surtout (pour notre discussion) comme l’adaptation prend en compte le phénotype, la nouveauté et l’innovation (cf. glossaire pour ces trois termes), aucun recours aux mécanismes qui les génèrent n’était nécessaire. C’est peut-être ce droit d’ignorer les infinies complexités de la fabrication du phénotype et des nouveautés, qui fait la force de cette théorie, son attraction, sa beauté. Le dogme central de la biologie moléculaire (cf. glossaire) n’avait fait que renforcer les fondements de la théorie synthétique de l’évolution. La relation génotype-phénotype avait trouvé sa base moléculaire (ADN, ARN-Protéine), et l’impossibilité du retour du phénotype vers le génotype justifiait pleinement l’exclusion de ce dernier -et donc du développement- de la théorie. D’ailleurs, en 1986, Bruce Wallace, un étudiant puis un collaborateur de Theodosius Dobzhansky, pouvait écrire : « The issue for this symposium is whether developmental biology requires a rethinking of the Modern Synthesis. I shall argue that it does not »12. Le triomphe de la sélection naturelle et de la génétique sur la biologie marquait-il la fin de l’histoire pour cette science ?

  • 13 The origins of order, Self-organisation and selection in Evolution, Stuart A. Kauffman, 1993, What (...)

20Cinquante ans après, les énormes progrès enregistrés dans la compréhension moléculaire de la structure du génome, de la construction du phénotype et de son adaptabilité, de la variation, de la nouveauté, de l’innovation et des relations génotype-phénotype (et chacun de ces éléments s’est avéré être tellement plus complexe que l’on imaginait !) le séquençage systématique des génomes, ont-ils remis en question la TSE voire même la théorie de l’évolution ? Tout d’abord, soulignons-le, cette dernière reste inchangée : les trois piliers du darwinisme restent la fondation inébranlée de cette science. Cependant, si on en juge par les titres de quelques ouvrages13, la TSE est questionnée, matière à d’âpres discussions et les problèmes sont difficiles à résoudre ! Et donc impossible à résumer ici. Contentons d’une explication volontairement un peu caricaturale et de quelques commentaires qui introduiront les articles de ce volume dans ce contexte.

21L’explication : pour que la TSE soit remise en cause, il faudrait prouver (a) qu’autre chose que les gènes importe dans la transmission, l’adaptation ou le phénotype, (b) ou que ces entités ne sont pas autonomes (c) ou que des modes de variation ne rentrent pas dans le gradualisme. Cela affecterait ses axiomes en même temps que le cadre de son traitement mathématique. Qu’en est-il ?

  • 14 The Plausibility of Life, Resolving Darwins Dilemma, Marc W. Kirschner, John C. Gerhart, 2005.

22Concernant le gradualisme, la situation est la suivante. La compréhension moléculaire de la variation, de l’innovation, de la nouveauté, de l’homologie, morphologique ou moléculaire, par la biologie évolutive du développement est un challenge qui, selon certains, pourrait justifier le retour du saltationnisme. Les mutations qui affectent les gènes sélecteurs (cf. glossaire), les maitre gènes (cf. glossaire), celles qui sous-tendent les cooptions de groupes de gènes, un des éléments de la variation facilitée14 ou même celles qui concernent des éléments de contrôle de l’expression des gènes, peuvent provoquer des sauts qualitatifs de différentes ampleurs. De plus l’apport de gènes par transfert horizontal (massif dans le cas des fusions endosymbiotiques, cf. P. Forterre) ou les duplications massives des génomes ne rentrent pas non plus très simplement dans le cadre du gradualisme.

  • 15 Voir aussi les travaux de Benjamin Prud’homme en France.

23Deux exemples concrets de ces situations15. 1) le gène sélecteur Apterous, qui contrôle l’identité du compartiment dorsal de l’aile des insectes (cf. Jean-François Nicolas). Chez les coléoptères et seulement chez eux, Apterous a ajouté, d’un coup, par cooption, à l’identité de l’aile antérieure, tous les gènes du développement de l’exosquelette. L’émergence de l’élytre est due en partie à cette cooption du module (cf. glossaire) génétique « exosquelette » dans le module compartiment de l’aile antérieure par Apterous (Tomoyasu et al. 2009). Notons que cette cooption est facilitée par ces modularités (cf. glossaire) de l’embryon, les compartiments, du réseau génétique et des régions de contrôle des gènes. C’est aussi un cas de « divergence par dissociation » : l’aile postérieure n’est pas affectée. 2) chez les mammifères certaines des caractéristiques du placenta sont dues à l’exaptation (cf. glossaire) d’éléments de rétrovirus (cf. Pierre Capy et Dominique de Vienne) ! Ces deux exemples montrent que l’arbre de l’évolution est déterminé au moins en partie par la nature des mutations. C’est bien un retour du saltationnisme.

  • 16 Multicellularity Origins and Evolution, Karl J. Niklas, Stuart A. Newman, John T. Bonner eds, 2016; (...)
  • 17 « L'induction environnementale est probablement plus importante que la mutation pour l'origine des (...)

24Les propositions (a) et (b) prêtent aussi à débats. Un exemple type, celui de la plasticité du développement, origine de la plasticité du phénotype. Cette plasticité est bien documentée. Elle peut permettre l’adaptation immédiate à des changements environnementaux. C’est reconnu de tous. Mais si le phénotype nouveau induit par le milieu se maintient suffisamment longtemps, il est susceptible d’être assimilé génétiquement (cf. glossaire). Pour Stuart A. Newman, il en est de même pour l’organisation induite par les propriétés physiques des cellules et tissus16. Si assimilation génétique il y a, alors, adaptation, phénotype et transmission dépendent les uns des autres, (b) semble être réfutée ; de plus, l’adaptation n’est plus aléatoire, elle est biaisée par la capacité des organismes à la produire et elle précède la transmission, (a) semble aussi être réfutée. L’importance donnée à la plasticité et à l’assimilation génétique dans l’évolution est, pour certains, majeure. Mary Jane West-Eberhard écrit : « Environmental induction is probably more important than mutation for the origin of adaptive novelties »17.

25De nombreux autres points de friction sur les propositions (a) et (b) existent : modes non génétiques de transmission, importance des contraintes développementales, adaptabilité et sélection naturelle (voir les références dans les notes 10 à 14).

  • 18 « C'est un important exercice théorique, historique et philosophique que de confronter la biologie (...)
  • 19 Evolutionary developmental Biology, Scott F. Gilbert (ed), 2021, Gene Regulatory Networks, Isabelle (...)

26Ces débats parfois commencés dès les années 1930 n’en finissent pas. Denis M. Walsh et Philippe Huneman écrivaient encore en 2017 : « It is an important theoretical, historical, and philosophical exercise to hold early 21st- century biology up against 20th- century evolutionary theory and to ask how much the former challenges the latter, and how well, if at all, the latter can accommodate the former »18. Quel contraste avec ce qu’écrivait Jacques Monod, en 1970, « Pour l’essentiel, cependant, le problème de l’évolution est résolu et l’évolution ne figure plus aux frontières de la connaissance ». À lire les articles de ce dossier on a le sentiment que ce qui, probablement, manque, c’est une théorie du développement incluant les résultats de la biologie de l’évolution du développement (cf. Jean-François Nicolas) et même peut-être de l’« éco-évo-dévo » (cf. Pierre Capy et Dominique de Vienne). On en perçoit les prémisses19. Elle donnerait, à notre sens, les clés pour une synthèse avec la TSE.

27Quoi qu’il en soit, quand le développement (cf. glossaire) à partir des années 1980 a pu, finalement, s’intéresser à l’évolution, un pas considérable, dans la compréhension des mécanismes de la nouveauté et de l’innovation a été franchi. Et quand celui-ci a pu commencer à tester expérimentalement des scénarios évolutifs, après les années 2000, un deuxième pas, tout aussi important a encore été franchi.

  • 20 « En conséquence des liens de causalité intimes existant entre l'ontogénie et la phylogénie, nombre (...)

28Cela donne, finalement, raison aux évolutionnistes de la fin du xixè siècle qui pensaient avec Wilhelm Roux  « In consequence of the intimate causal connections existing between ontogeny and phylogeny, many of the conclusions drawn from the study of ontogeny will throw light on phylogenetic processes »20.

Conclusion

29Tsunami moléculaire il y eut. Toute la biologie et même la science de l’évolution furent touchées.
Tsunami moléculaire donc mais s’est-il accompagné d’un tsunami conceptuel ? Moins sûr !

30Pour le développement, la plupart des concepts n’attendaient que d’être reformulés pour rebriller ; pour la nouvelle science du cancer, elle les a empruntés aux autres sciences ; pour la science des systèmes biologiques, elle les doit aux systèmes complexes. Quant à celle de l’évolution, le retour du saltasionnisme est… un retour et le problème de la plasticité phénotypique reste un problème… C’est peut-être avec la jeune science de l’évolution du développement que des changements conceptuels les plus visibles se sont produits. Les concepts de modularité et de parcimonie moléculaire, clés pour comprendre ce qui dans la variation est nouveauté ou innovation, devraient aider à une théorie du développement prélude à une synthèse avec la TSE.

31Beaucoup plus d’innovations que de nouveautés donc !

Pourtant, comme le montre ce dossier, notre compréhension des phénomènes est, dans tous les domaines, sans aucune comparaison à celle d’il y a cinquante ans et les plus inattendues des surprises furent nombreuses.

Combien de tigres, encore, derrière les portes ?

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Notes

1 « L’instant ne prépare pas à l’instant qui suit. La porte s’ouvre et le tigre bondit », Virginia Woolf, The Waves.

2 « Mais les cellules sont de la matière qui danse », Uri Alon, An Introduction to Systems Biology Design Principles of Biological Circuits, 2020.

3 Jacques Monod, Le hasard et la nécessité, 1970.

4 Michel Morange, The Black Box of Biology, A History of the Molecular Revolution, 2020, Une histoire de la biologie, 2016.

5 Nowell PC, Clonal evolution of tumor cell populations. Science 194(4260):23–28, 1976.

6 The biology of cancer de Robert A. Weinberg, 2014 qui fait suite aux textes fondateurs de Douglas Hanahan et Robert A. Weinberg, The Hallmarks of Cancer, 2000, 2011, 2015, 2022 ; Frontiers in Cancer Research Evolutionary Foundations, Revolutionary Directions, Carlo C. Maley, Mel Greaves, (eds), 2016.

7 Molecular biology of cancer de Lauren Pecorino, 2021, Computational Systems Biology Approaches in Cancer Research de Inna Kuperstein et Emmanuel Barillot, 2020 ; Cancer signalling, from molecular Biology to targetted Therapy de Christoph Wagener et al. , 2017 ; The Molecular Basis of Cancer de John Mendelsohn et al., 2015 ; Systems Biology of Cancer de Sam Thiagalingam, 2015.

8 Pour une mise en perspective plus générale (abordable par tous) de l’exploitation de la mort par la vie voir The Biology of Death, How Dying Shapes Cells, Organisms, & Populations de Gary C. Howard, Oxford University Press, 2021.

9 « Je ne vois rien de contraire à l’intuition dans la possibilité qu’il existe dans le monde naturel des phénomènes qui sont hors de portée de la compréhension humaine ne serait-ce que par leur complexité même ». Le développement embryonnaire pourrait être l’un d’eux. Evelyn Fox Keller, Expliquer la vie, 2002.

10 Pour un aperçu général en français, voir Les mondes darwiniens. L’évolution de l’évolution, Heams, T., Huneman, P., Lecointre, G., Silberstein, M (eds), 2011.

11 Lewontin RC, The Units of Selection. Annual Review of Ecology and Systematics 1: 1-18, 1970.

12 « Le sujet de ce symposium est de décider si la biologie du développement requiert de repenser la synthèse moderne. Je soutiendrai que ce n'est pas le cas. » Integrating Scientific Disciplines, William Bechtel, (ed.), 1986.

13 The origins of order, Self-organisation and selection in Evolution, Stuart A. Kauffman, 1993, What evolution is, Ernst Mayr, 2002, Developmental Plasticity and Evolution, Mary Jane West-Eberhard, 2003, Evolution - the Extended Synthesis, Massimo Pigliucci, Gerd B. Müller (eds.), 2010, Scientific and Philosophical Perspectives on Evolution and Development, Alan C. Love (eds.), 2015, Challenging the Modern Synthesis, Denis M. Walsh and Philippe Huneman, (eds.), 2017, Evolutionary Causation Biological and Philosophical Reflections, Tobias Uller Kevin N. Laland (eds.), 2019, The Modern Synthesis, Evolution and the Organization of Information, Thomas E. Dickins, 2021. Et pour une référence en français : Les mondes darwiniens. L’évolution de l’évolution, op. cit.

14 The Plausibility of Life, Resolving Darwins Dilemma, Marc W. Kirschner, John C. Gerhart, 2005.

15 Voir aussi les travaux de Benjamin Prud’homme en France.

16 Multicellularity Origins and Evolution, Karl J. Niklas, Stuart A. Newman, John T. Bonner eds, 2016; Origination of Organismal Form Beyond the Gene in Developmental and Evolutionary Biology, Gerd B. Müller et Stuart A. Newman eds, 2003.

17 « L'induction environnementale est probablement plus importante que la mutation pour l'origine des nouveautés adaptatives. »

18 « C'est un important exercice théorique, historique et philosophique que de confronter la biologie du début du xxie siècle à la théorie évolutionniste du xxe siècle et de se demander dans quelle mesure la première défie la seconde et dans quelle mesure, le cas échéant, la seconde peut s'adapter à la première. » Extrait de Challenging the Modern Synthesis, 2017.

19 Evolutionary developmental Biology, Scott F. Gilbert (ed), 2021, Gene Regulatory Networks, Isabelle S. Peter (ed), 2020, Homology, Genes, and Evolutionary Innovation, Günter P. Wagner 2014.

20 « En conséquence des liens de causalité intimes existant entre l'ontogénie et la phylogénie, nombre des conclusions tirées de l'étude de l'ontogénie éclaireront les processus phylogénétiques. » Cité par Scott F. Gilbert, 2021, voir note 19.

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Jean-François Nicolas et Jean-Michel Rossignol, « La biologie et la révolution moléculaire : récits choisis (volume 2) »Histoire de la recherche contemporaine [En ligne], Tome XII n°2 | 2023, mis en ligne le 31 décembre 2023, consulté le 10 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/hrc/10024 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12e68

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Auteurs

Jean-François Nicolas

Chercheur invité à l’Institut Pasteur de Paris (jfnicola@pasteur.fr), il est ancien professeur à l’IP et directeur de recherche CE à l’INSERM, spécialiste en analyse clonale et des comportements cellulaires dans la construction des structures des organismes. Il a dirigé l’Unité de Biologie moléculaire du Développement (URA 2578 du CNRS) à l’IP de 1988 à 2013.

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Jean-Michel Rossignol

Professeur honoraire. université de Paris-Saclay. jean-michel.rossignol@universite-paris-saclay.fr

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