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Dossier thématique : Syphilis

Le témoignage d’un patient : le De Guaiaci medicina et morbo Gallico d’Ulrich von Hutten

A Patient’s testimonial: Ulrich von Hutten’s De guaiaci medicina et morbo Gallico
Brigitte Gauvin
p. 109-128

Résumés

Atteint par la syphilis « au sortir de l’enfance », comme il le dit lui-même, plusieurs fois considéré comme perdu par les médecins, le chevalier Ulrich von Hutten crut avoir obtenu la guérison à l’automne 1518 après s’être soumis à la cure de gaïac. Il écrivit aussitôt un ouvrage destiné aux autres malades qu’il intitula De Guaiaci medicina et morbo Gallico. Il ne s’agit pas de l’ouvrage d’un médecin mais de celui, très personnel, d’un patient doté de connaissances médicales, qui souhaite avant tout partager son expérience et être utile à son prochain. Après avoir analysé la nature de l’œuvre, qui procède, pour une part, de plusieurs traités sur le gaïac des années 1517-1518 et, pour une autre, d’éléments personnels, nous nous attacherons à étudier la description des symptômes avant de finir par les éléments plus personnels et intimes que l’œuvre nous permet de connaître, les sensations et sentiments éprouvés par l’auteur pendant sa maladie.

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Texte intégral

  • 1 De nombreuses biographies d’Ulrich von Hutten ont été publiées depuis la fin du XIXe siècle. Pour n (...)
  • 2 Pour les éditions latines : Vlrichi de Hutten eq. De guaici medicina et morbo Gallico liber unus, M (...)
  • 3 On retrouvera de nombreux points de cette étude développés dans la préface que j’ai donnée à ma tra (...)

1S’il existe de très nombreux textes et traités médicaux sur la syphilis datant de la fin du XVe siècle et du début du XVIe, peu d’entre eux ont été rédigés par des victimes de la maladie. C’est pourtant le cas du De Guaiaci medicina et morbo Gallico d’Ulrich von Hutten (1488-1523)1. Atteint par la syphilis « au sortir de l’enfance », comme il le dit lui-même, plusieurs fois considéré comme perdu par les médecins, le chevalier Ulrich von Hutten crut avoir obtenu la guérison à l’automne 1518 après s’être soumis à la cure de gaïac. Ce bois exotique en provenance du Nouveau Monde était arrivé en Espagne et au Portugal en 1508. Son usage se répandit ensuite en Italie et dans l’Empire, où on commença à l’utiliser en 1517. Le succès qu’il remporta pendant une vingtaine d’années, alors qu’il ne possède aucune vertu trépoménicide, s’explique par le fait qu’il fournissait une alternative au mercure, dont l’emploi encore mal contrôlé avait entraîné de nombreux dommages et décès chez les patients. Sitôt sorti de sa cure, Hutten écrivit sur celle-ci un ouvrage destiné à ses contemporains qui fut un très grand succès, comme le montrent les nombreuses éditions et traductions2. Il ne s’agit pas de l’ouvrage d’un médecin mais de celui d’un patient doté de connaissances médicales, qui souhaite avant tout partager son expérience et être utile à ses semblables. Pour étudier les aspects les plus personnels de l’écriture de la maladie dans l’œuvre de Hutten, j’exposerai d’abord ce qui fait la spécificité de l’ouvrage par rapport aux autres livres qui traitent du même sujet ; puis dans un deuxième temps je montrerai en quoi Hutten se livre à une véritable autoscopie et quel portrait il fait de lui-même comme patient. Enfin j’aborderai une part moins directement médicale, mais plus intime de l’œuvre, en exposant quelles sensations et quels sentiments Hutten veut communiquer au lecteur à travers son témoignage3.

Le De Guaiaci medicina, une œuvre singulière

2Le De Guaiaci medicina est une œuvre singulière et unique pour son époque, et il convient pour commencer de dire un mot de cette spécificité.

Les circonstances d’écriture

3L’œuvre est tout d’abord remarquable par ses circonstances d’écriture. Hutten souffre de la syphilis depuis sa jeunesse. Il l’a contractée après sa fuite de l’abbaye de Fulda, où son père l’avait placé en vue de lui faire embrasser l’état ecclésiastique, mais il est difficile d’être plus précis. Dans le De Guaiaci medicina, Hutten assure être malade depuis huit ans ; sa maladie remonterait donc à l’année 1510. Cependant, il semble bien que les symptômes qu’il décrit dans un poème daté de 1510, mais évoquant une maladie remontant à déjà deux ans, relèvent certes de la fièvre quarte mais, aussi, de la syphilis, lorsqu’il mentionne par exemple les douleurs dans les os et le caractère chronique du mal :

  • 4 Hutten Ulrich von, In Lossios querelarum libri duo, I, 1, v. 9-20 ; 31-34 ; in Vlrichi Huttenis equ (...)

Voici que la fièvre quarte se déchaîne avec violence dans mes membres frêles
Et que ma tête a été vidée de toutes ses forces ;
Et au moment où le froid cesse d’attaquer mon corps qu’il fait trembler,
Une chaleur égale au feu de l’Etna fond sur lui ;
La violence du mal, par ailleurs, porte ses coups jusqu’au fond de mes moelles
Et ma peau flasque pend sur mes os ébranlés.
Si j’essaie de faire tenir sur mes pieds mon corps bien peu solide
Mes jambes affaiblies chancellent sous ce poids léger.
Si j’entreprends de mes mains quelque tâche habituelle
Mes bras peuvent à peine soutenir mes mains.
Ma tête repose tantôt sur une épaule, tantôt sur l’autre.
Aucune boisson ne me plaît, aucune nourriture.
[…]
Deux fois l’hiver cruel s’est retiré, autant de fois l’été s’est déroulé
Et je suis toujours la proie de mon mal ;
Je ne souffre pas moins, la maladie croît à chaque instant
Et en croissant l’infâme fléau a pris des forces4.

  • 5 Paul Ricius (?-1541) était un humaniste, traducteur et kabbaliste. Il fit ses études à Pavie où il (...)

4La rédaction date des derniers mois de 1518. Hutten aurait, d’après ses dires, été neuf fois soigné au mercure, sans résultats. Devenu le protégé de l’archevêque Albert de Brandebourg, il accompagna celui-ci à la Diète d’Augsbourg, en août 1518. Là, suite à ses entretiens avec le médecin de l’archevêque, Heinrich Stromer, et celui de Maximilien Ier, Paul Ricius5, il entreprit de se soigner avec le gaïac, qui venait juste d’arriver en Allemagne, et de faire ainsi figure de pionnier. Il accomplit la cure, qui dure quarante jours, à l’automne 1518, en septembre-octobre. Outre la rencontre avec les deux médecins, un autre élément favorisa la décision de Hutten de se soumettre à un traitement aussi exigeant, impliquant un jeûne drastique et une réclusion de plusieurs semaines : les deux ans passés à la cour d’Albert de Brandebourg constituèrent en effet une des rares périodes de stabilité de sa vie ; il n’avait plus à se soucier de sa subsistance ni de sa protection ; il était moins soumis à des déplacements ; et s’il était, comme toujours, occupé à quelque combat, il trouvait aussi le temps de faire une sorte de bilan de sa vie et d’écrire sur lui-même, dans de nombreux textes : la satire Nemo et sa préface, le dialogue Aula, la lettre à Willibald Pirckheimer, etc. À la fin de la cure, Hutten alla tellement mieux qu’il se crut guéri :

  • 6 Riche famille de banquiers et de marchands d’Augsbourg, qui ont introduit le gaïac en Allemagne.
  • 7 Lettre du 25 octobre 1518, Vlrichi Huttenis equitis Germani Opera quae reperiri potuerunt omnia, ed (...)

Voici maintenant des nouvelles de ma santé. Il existe un [nouveau] remède très efficace, tiré d’un bois que je ne sais encore comment appeler : par bien des aspects, il ressemble à l’ébène et, par certains, au buis ; mais ce n’est pas de l’ébène, c’est la seule chose que je sache. Ma santé s’améliore de façon prodigieuse. Grâces en soient rendues au Christ d’abord, puis aux Fugger6 ou à ceux, quels qu’ils soient, par l’entremise desquels nous est parvenu ce remède : il est notre salut contre ce fléau qui fait hurler les médecins depuis déjà tant d’années. […] Apparemment, je n’aurai plus guère à me soigner par la suite, si tout se déroule comme je le crois7.

  • 8 Konrad Peutinger (1465-1547), humaniste allemand, fut un proche conseiller des empereurs Maximilien (...)

5Le lendemain d’un repas chez Conrad Peutinger8, le 9 novembre, lors duquel Hutten avait dit tout le bien qu’il pensait du gaïac, Paul Ricius lui demanda de rédiger un texte sur ce sujet et Hutten s’exécuta :

  • 9 Lettre du 13 novembre 1518, Opera, op. cit., vol. I, p. 223-224 (traduction personnelle).

Très savant Ricius, j’ai lu la lettre dans laquelle tu m’invites, très justement, à écrire sur le gaïac. Personne ne doit douter que le sujet soit digne de susciter une œuvre ; mais moi, suis-je capable de l’écrire ? C’est la question. Cependant je fais l’essai, parce que tu me le demandes, mais aussi par reconnaissance envers le gaïac, avec l’aide duquel j’ai été sauvé et rendu à moi-même9.

6À la fin du mois de décembre, il était en mesure d’offrir le De Guaiaci medicina et morbo Gallico à Albert de Brandebourg en cadeau d’étrennes. C’est donc un homme qui se croyait sauvé qui a rédigé ce traité, en quelques semaines, tout à l’enthousiasme provoqué par une guérison si longtemps espérée.

Un patient prend la parole

  • 10 Cf. Grünpeck Joseph, Libellus de mentulagra, Memmingen, Albrecht Kunne, 1503.
  • 11 Sur le caractère personnel et vécu du récit, voir entre autres : « Celui qui voudra imiter cette co (...)

7L’une des caractéristiques principales du De Guaiaci medicina est qu’il s’agit d’une œuvre où un patient, un malade, prend la parole. On ne connaît, concernant les premiers écrits sur la syphilis, qu’un seul autre cas qui est celui de Grünpeck10 ; Hutten semble avoir suivi l’exemple que donne celui-ci dans le De mentulagra, en faisant de lui-même l’objet de son étude. Il ne s’agit pas d’un ouvrage médical, mais bien d’un mélange de témoignages personnels et de guide pratique de soins à destination des autres victimes de la syphilis. De nombreuses citations insistent sur ce fait11. Le caractère vécu de la cure confère au livre un caractère véridique et peut expliquer le succès qu’il a remporté : d’une part, il est entièrement écrit à la première personne ; de l’autre, Hutten raconte ses essais antérieurs, notamment le mercure, donne toutes les étapes à suivre, les précautions à observer, les posologies, les durées, et même le régime à adopter après la guérison. C’est un véritable vadémécum. Le fait que Hutten se croie guéri au moment de la rédaction et l’enthousiasme perceptible qui traverse le livre ont sans doute contribué aussi à faire du De Guaiaci medicina une réussite éditoriale, car il a inévitablement donné un espoir immense aux autres patients.

La part des influences livresques

  • 12 Voir le chapitre V : « Quibus praesidiis fretus hoc in morbo sim » (« À quels procédés je me suis f (...)
  • 13 Pour les traités latins, citons Grünpeck Joseph, Tractatus de pestilentiali Scorra sive mala de Fra (...)

8Malgré cela, impossible de se dérober aux manières et exigences de l’époque : le livre est donc loin d’être un pur produit autobiographique. Hutten l’a nourri de ses lectures, qui sont diverses. D’une part, étant malade depuis longtemps, Hutten s’est constitué une pharmacopée personnelle, comme on peut le voir dans l’œuvre12, mais aussi une bibliothèque. Il est clair à la lecture du De Guaiaci medicina qu’il a lu Galien, Hippocrate, Paul d’Égine, Alexandre d’Aphrodise et qu’il a beaucoup réfléchi sur les régimes, au sens large du terme : alimentation, sommeil, activité physique, etc. ; d’autre part, il a utilisé, avant de rédiger lui-même son ouvrage, quelques traités déjà existants consacrés au mal français, et il a eu recours à trois opuscules soit inédits, soit parus peu de temps auparavant, traitant de la cure de gaïac. Ces livres ont été publiés en Allemagne, certains à Augsbourg où Hutten réside à ce moment avec la cour d’Albert de Brandebourg ; le Lucubratiuncula de morbo Gallico et cura eius nouitate reperta cum ligno Indico, écrit par le médecin salzbourgeois Leonard Schmaus, a sans doute été lu par Hutten avant sa publication chez l’éditeur Sigmund Grimm d’Augsbourg, chez qui, à la même époque, le chevalier publie son dialogue Aula13. Un coup d’œil comparatif aux sommaires de ces ouvrages et à celui du livre de Hutten permet de voir que les points traités sont à peu près les mêmes, celui de Hutten étant le plus long et le plus complet.

9Si l’on regarde la table des matières, la répartition entre part personnelle et part plus générale apparaît assez clairement. Le livre commence par une évocation de la maladie. Hutten décrit son apparition, son nom et la manière dont elle s’est répandue en Allemagne dans le premier chapitre (« L’origine du mal français et son nom »), ses causes dans le deuxième, ses manifestations dans le troisième (« En quelles maladies évolue le mal français »), les premières tentatives médicales dans le quatrième (« Par quel remède on a, au début, combattu la maladie »), la manière dont lui-même s’est protégé contre les effets néfastes de la maladie et des soins inadaptés dans le cinquième (« À quels procédés je me suis fié dans cette maladie »). Dans cette première partie, les chapitres IV et V sont originaux et personnels. Après cette ouverture, Hutten aborde le sujet central du livre, qui est le gaïac. Il évoque d’abord, dans les chapitres VI à X, l’origine du bois, son aspect (ch. VI, « La description du gaïac, sa découverte et son nom ») et la manière dont il faut l’utiliser (ch. VII à X) ; ces trois chapitres trouvent leur source dans les trois traités sur le gaïac mentionnés supra. Hutten expose ensuite comment le rôle des médecins se limite, lors de la cure de gaïac, à une simple surveillance (ch. XI, « Comment, dans cette cure, il faut recourir aux médecins ») dans un chapitre original non exempt de critiques à l’égard des médecins. Il passe ensuite aux modalités d’emploi du gaïac liées à l’âge, à la saison et au lieu (ch. XII à XIV), au régime alimentaire qu’il faut joindre à la cure (ch. XV à XX), et ensuite, rapidement aux autres modalités d’accompagnement du traitement, purges et sudation (ch. XXI et XXII). S’il y a çà et là des éléments personnels dans ces chapitres, ils sont cependant, dans leur ensemble, redevables au traité de Nicolaus Pol, sauf le chapitre XIX, longue digression morale incluant une attaque contre le luxe, l’ivrognerie et la gourmandise et déplorant leurs conséquences néfastes pour la nation allemande. Hutten aborde ensuite la dernière partie de l’ouvrage, consacrée à la guérison, dans laquelle il décrit d’abord la manière dont agit le gaïac et comment lui-même a guéri (ch. XXIII à XXV) puis l’hygiène de vie qu’il convient d’observer pour continuer à se bien porter une fois qu’on a vaincu le mal (ch. XXVI, « Quel régime alimentaire il convient d’observer après cette cure »). Les chapitres XXIII à XXV reposent exclusivement sur une description de son propre cas.

Une autoscopie sans complaisance

Deux sortes de mal français ? 

10Hutten distingue très clairement deux époques de la maladie et deux formes distinctes.

11La première forme s’est manifestée lorsque le mal est apparu en Europe, soit dans les années 1493-1500 ; selon Hutten, elle a existé pendant sept ans, et la description qu’il en fait montre une maladie violente et fulgurante :

  • 14 « Quippe tanta fuit, cum primum oriretur, foeditate, ut qui nunc grassatur vix illius generis esse (...)

En effet, celle-ci fut si repoussante à son apparition qu’on a peine à croire que c’est la même qui nous accable désormais. Elle se caractérisait par des pustules semblables à des glands de chêne par l’aspect et la taille, dures, oblongues, par l’humeur immonde qui en suintait et une puanteur telle qu’on pensait qu’elle pouvait en peu de temps contaminer celui qui l’inhalait. Les pustules étaient d’un noir verdâtre et le spectacle de celles-ci affectait les malades plus que la douleur, bien qu’ils souffrissent comme s’ils étaient plongés dans les flammes14

Mais le chevalier n’a pu la connaître que par ouï-dire.

12La seconde forme de la maladie est celle dont il est personnellement atteint. Elle est visiblement moins pénible :

  • 15 « Qui secutus est et nunc passim uagatur [ut] foeditate tolerabilior, quippe ulcusculis interdum, h (...)

La maladie qui a suivi et qui maintenant s’étend partout est plus supportable dans la mesure où elle est moins repoussante, puisqu’elle se traduit parfois par de petites pustules, qui n’enflent guère, très dures, parfois par une gale étendue et qui continue à se développer, couvrant la peau d’écailles desséchées ; mais en revanche elle est plus dangereuse du fait que le mal pénètre plus profondément dans les chairs et provoque ainsi de nombreuses maladies15.

13Hutten signale surtout des symptômes épidermiques (la gale, ce qui explique entre autres l’utilisation du mercure, les petites pustules, les ulcères). Le danger de mort n’apparaît plus. Hutten semble attribuer toutes les autres manifestations à des maladies secondaires, qui naîtraient de la première mais sa phrase, malgré sa simplicité syntaxique, manque de clarté. Veut-il dire que la maladie affaiblit l’organisme, ce qui entraîne la sensibilité à d’autres maux ? Ou que la maladie, se fixant non seulement en surface, mais aussi dans les profondeurs du corps, le ravage en poursuivant son œuvre de destruction ? Ou encore que la maladie d’origine, évoluant vers d’autres formes, se métamorphose, mute ? Cette idée se retrouve à plusieurs reprises, par exemple au début du chapitre III :

  • 16 Si Hutten semble, dans un premier temps, distinguer la maladie elle-même des maux qui en découlent, (...)

Ils rendent cette maladie légère, les maux plus atroces encore qui lui succèdent. Ce mal, en effet, évolue en d’autres maux si nombreux que toutes les maladies peuvent sembler réunies en une seule16.

  • 17 « Diu tenet » (« Elle tient longtemps », I, 4, p. 98-99) ; « diutius inhaeret » (« elle s’attache p (...)
  • 18 « In totum consumit […] altius penetrante veneno » (« Elle le consume entièrement […] lorsque le po (...)

14Si l’on regarde l’ensemble du livre, outre cette tendance à la polymorphie, la deuxième forme de mal français se caractérise par deux traits essentiels : n’étant plus fulgurante, elle devient chronique et Hutten insiste à la fois sur la durée de la maladie17 et sur son étendue18. Si l’on pense qu’il a souffert du mal pendant une dizaine d’années au moment où il écrit, on comprend que ces aspects lui aient paru être des caractéristiques fondamentales, dont l’une, de plus, explique l’autre.

Un corps dévasté

15Hutten, dans ce livre, se livre à une véritable auto-observation. Les éléments se trouvent essentiellement dans les trois premiers et les trois derniers chapitres. Nous avons choisi de les classer en observations générales et observations de détail, en vision d’ensemble et vision ponctuelle, afin d’avoir un tableau complet de la manière dont Hutten, patient, se perçoit lui-même. Cette répartition suit la structuration du livre : les premiers chapitres décrivent les faits de manière impersonnelle et générale tandis que les derniers adoptent un point de vue individuel et détaillé, comme si, après un début assez neutre, Hutten s’impliquait de plus en plus dans son œuvre, à la fois comme auteur et comme objet d’étude.

Un mal qui affecte l’organisme dans son ensemble

16La vision d’ensemble porte essentiellement sur deux points, la puanteur et la maigreur.

  • 19 « Foetor vero tantus exhalans ut cuius nares contigisset odor ille infici mox crederetur » (« Une p (...)

17La puanteur (foetor), signe d’infection19, est évoquée dans le De Guaiaci medicina d’abord de manière générale puis de façon personnelle ; elle est aussi mentionnée dans la célèbre lettre à Pirckheimer. Faisant le bilan de son existence, Hutten évoque cet aspect du mal pour montrer tout le dévouement d’un ami resté à son chevet :

  • 20 « Frequens mihi in hoc valetudinario adfuit, etiam tum cum ob morbi foeditatem spurcissime foeterem (...)

Il a régulièrement été à mes côtés durant cette maladie, même quand, à cause de l’horreur de ce mal, je dégageais une odeur infecte20.

18Même chose dans les derniers chapitres, où il revient sans fausse pudeur sur cet aspect de la maladie qu’il aurait pu choisir d’occulter mais qui donne une dimension complémentaire à un récit qui repose, par ailleurs, sur des impressions surtout visuelles :

  • 21 « Altissime exedit infectas morbo partes, tanto cum foetore ac foeditate ut ferri odor ille non pos (...)

Le mal ronge très profondément les parties infectées par la maladie, ce qui s’accompagne d’une telle puanteur, d’une telle infection qu’on n’en peut supporter l’odeur21.

  • 22 « Ita emacrescunt assiduitate mali homines ut intima ossa, omni consumpta carne, laxa cutis tegat »(...)

19L’amaigrissement est beaucoup plus fréquemment signalé, dans des descriptions d’ensemble ou des focalisations et, à une exception près22, dans des passages rédigés à la première personne. La première mention de sa minceur (gracile corpus) apparaît au chapitre VIII et se trouve là pour expliquer pourquoi les médecins n’ont pas assez dosé le traitement au gaïac :

  • 23 « Quod cum gracile mihi natura corpus esse, deinde morbi diuturnitate etiam extenuatum videret » (V (...)

Le médecin en effet avait été trompé en me voyant, parce que mon corps est de constitution gracile et que celui-ci semblait, en outre, épuisé par la durée de la maladie23.

  • 24 « Me, qui totos tres annos, ad summam maciem extenuaui corpus » (XX, 3, p. 224-225).
  • 25 « Diuturniorem in corpore maciem corrigit » (XXIV, 3, p. 244-245).

20Quoique la remarque soit accompagnée d’une précision qui permet de comprendre qu’il ne s’agit pas tant d’une disposition naturelle que d’une conséquence de la maladie chronique dont il souffre, elle n’a cependant rien d’alarmant. Il en va tout autrement dans les derniers chapitres où apparaît le terme macie (maigreur), accompagné du superlatif summa et du verbe extenuare (affaiblir, épuiser), qui disent la gravité de la situation : « Moi qui ai épuisé et réduit mon corps à la plus grande maigreur durant trois ans complets »24. On retrouve le même mot au chapitre XXIV, quand Hutten évoque les améliorations apportées par le gaïac : « Il corrige l’amaigrissement prolongé du corps »25. C’est enfin au chapitre XXV, un des plus personnels, que Hutten dévoile, en recourant à la focalisation, à quel point son corps est amaigri, littéralement dévoré par la maladie et les régimes :

  • 26 « Attenuato ibi ad summam usque macretudinem femore, atque ita imminuta carne, ut praeter cutem vix (...)

Ma cuisse en était arrivée à un état de maigreur extrême, et la chair s’était consumée au point qu’il ne semblait plus y avoir que la peau sur les os26.

21Pour montrer le point de décharnement qu’a atteint une de ses cuisses, il reprend certains mots et procédés qu’il avait utilisés dans sa description générale du chapitre III : macritudinem (maigreur) appartient à la même famille que le verbe emacrescunt (se flétrissent) ; les procédés d’amplification sont identiques puisqu’on retrouve le superlatif summam associé à macritudinem et l’image de la peau sur les os. Le même procédé d’hyperbole s’applique à la description des bras, dont l’extrême maigreur est horriblement mise en valeur par le renflement (tuber) monstrueux d’une gomme, rendu par Hutten au moyen d’une métaphore :

  • 27 « Et in medio musculo tuber ovi magnitudine, imminuto aliis partibus ad miram tenuitatem brachio, a (...)

Et au milieu du bras se trouvait une tumeur de la grosseur d’un œuf, tandis que le reste du bras, jusqu’à la main, avait maigri de manière inimaginable27.

Focalisation sur les détails

22L’intérêt primordial du De Guaiaci medicina, c’est que Hutten limite son propos à ce qu’il connaît et à ce qu’il a constaté par lui-même. Si par hasard il recourt à des informations de deuxième main, il le signale, et il avertit à plusieurs reprises le lecteur de ne pas extrapoler à partir de ce qu’il écrit, rappelant qu’il apporte un témoignage et qu’il ne rédige pas un traité médical. Nombre de verbes, conjugués à la première personne, sont là pour rappeler ce caractère subjectif : vidi (« j’ai vu ») est utilisé quinze fois, audivi (« j’ai entendu »), quatre fois, expertus sum (« j’ai fait l’expérience »), trois fois, comperi (« j’ai appris »), cinq fois, cognosco (« je sais »), sous diverses formes, une dizaine de fois.

  • 28 Les gommes sont des tumeurs nodulaires à évolution nécrosante qui peuvent s’ulcérer.

23De manière générale, comme nous l’avons signalé supra, l’analyse concernant la succession des symptômes de la syphilis semble un peu flottante, et on peut remarquer une certaine imprécision dans l’emploi de la terminologie, comme l’indiquent, parmi d’autres exemples, le terme ulcus et son diminutif, ulcusculus. Dans la description de la première forme de syphilis, ulcusculus semble un synonyme du terme pustula ; par la suite, ulcus désigne soit ce que nous appelons ulcères, soit la « gomme28 » syphilitique qui survient après les ulcères ; or ces trois types d’affection (pustules, ulcères et gommes) correspondent en gros à trois stades différents de la maladie. Il faut donc rester prudent et ne pas attendre du témoignage de Hutten la rigueur terminologique d’un traité médical.

24La première description des manifestations externes se trouve au chapitre II sous forme d’une accumulation :

  • 29 « … Quorum acore extra ad corporis superficiem eunte, aduri cutem et exulcerari aut vero a crudis, (...)

C’est elle qui provoquerait les douleurs, ferait se gonfler les bosses, naître les gommes, se former les tubercules, s’ulcérer la peau, et qui, enfin, attaquerait la tête et altèrerait tout le métabolisme originel du corps29.

Elle se poursuit dans le même paragraphe :

Et cette maladie, à mon avis, n’est rien d’autre que la purulence d’un sang corrompu, qui ensuite sèche et se durcit pour former des bosses et des tubercules.

On retrouve ces termes pour désigner les mêmes phénomènes au chapitre III :

  • 30 « Deinde quae dolent extumescentibus membris nonnullis quae intumuerunt collectiones et tubera, ubi (...)

Puis s’ajoutent les souffrances causées par les membres que font enfler les abcès et les gommes ; quand, peu après, ces tumeurs ont durci, on ne saurait dire quels tourments elles font naître […]. Apparaissent aussi des apostèmes qui parfois évoluent en chancres ou en fistules, ou qui restent longtemps des plaies30.

  • 31 Voir par exemple Torella Gaspar, Tractatus cum consiliis contra pudendagram seu morbum Gallicum, Ro (...)

25Hutten s’en tient alors aux explications fournies par tous les médecins du temps, selon lesquels les symptômes du mal français pourraient s’expliquer par la théorie des humeurs : le sang ou les humeurs, corrompus par un principe malin, brûleraient et durciraient en diverses sortes d’éruptions cutanées et d’ulcères31. Dans les dernières lignes du même chapitre, Hutten revient sur ces symptômes en les traitant tous ensemble, dans une accumulation, pour préciser qu’ils sont bien des manifestations de la maladie et non des conséquences du traitement au mercure :

  • 32 « Verum ibi falsum hoc est, quod videtur quibusdam tubera, collectiones, sinus et nodos non esse hu (...)

Mais, en vérité, il est faux de croire, comme certains, que les gommes, les abcès, les ulcères rongeants et les tubercules ne seraient pas caractéristiques de cette maladie, n’en seraient pas des conséquences inévitables, mais proviendraient, chez ceux qui en ont subi des applications, de la toxicité du vif-argent32.

26Hutten recourt fréquemment aux termes collectio, tuber, tumor, nodus mais rarement à vomica et sinus. Le terme pustula, qui n’apparaît que trois fois, semble désigner, dans un emploi au pluriel, une autre maladie et, dans les deux autres cas, peut-être, les syphilides du stade secondaire. Le terme bubo n’apparaît pas. La formation et le durcissement des gommes est toujours traduite par les verbes indurere et incallere ; amollir les gommes se dit emolliri, les faire percer, adaperire, et la suppuration, qu’on s’efforce d’obtenir par tous les moyens, y compris les plus douloureux, est exprimée par le substantif suppuratio ou le verbe suppurare.

27On constate une grande cohérence dans l’emploi des termes et la manière de décrire en passant du général au particulier quand Hutten, à deux reprises, s’emploie à détailler son propre cas et évoque l’ulcère le plus récalcitrant qu’il ait eu, localisé à la jambe. Dans le chapitre III, il en fait une évocation rapide mais complète :

  • 33 « Mihi tale quoddam tuber supra talum sinistri pedis introrsum, postquam semel callum induxerat, oc (...)

J’ai eu une bosse de ce type au talon du pied gauche, à l’intérieur ; une fois qu’elle a eu durci, on n’a pu, pendant huit années entières, ni l’attendrir par la puissance d’aucune onction, d’aucun cataplasme, ni l’amener à suppurer. On aurait dit de l’os, jusqu’à ce que le traitement au gaïac, récemment, la dissolve et la fasse disparaître33.

28Il présente successivement la nature de l’affection, sa localisation, son évolution, la durée du mal, qui est de huit ans, l’impossibilité d’en venir à bout. On retrouve les termes tuber, callum, suppurationem, qui figuraient déjà dans les descriptions générales. Dans le chapitre XXV, qu’il consacre à une longue évocation de son propre cas, dont il veut prouver la gravité, il mentionne à nouveau très précisément les dégradations de son corps :

  • 34 « Primum sinistro pede eram inutilis iam, haerente ibi octo plus annis morbo, et in media quidem ti (...)

Tout d’abord j’avais perdu l’usage de mon pied gauche, rongé par la maladie depuis plus de huit ans, et au milieu de la jambe, là où il n’y a que très peu de chair sur le tibia, se trouvaient des plaies enflammées, boursouflées, infectées, sources d’une terrible douleur, et de nature telle que, dès que l’une était guérie, une autre apparaissait aussitôt. Elles étaient en effet très nombreuses, répandues partout sur le corps, et même avec l’aide des médecins, il était impossible de les réduire à une seule. Par-dessus se trouvait une gomme, devenue si dure qu’on aurait cru de l’os, et c’était le siège d’une douleur lancinante, qui ne connaissait pas de répit, immense et terrible ; et tout près, sur le talon droit, un abcès qui avait lui aussi la dureté de l’os, le plus ancien abcès d’une maladie qui s’était alors déclarée depuis peu. Les médecins eurent beau essayer de le percer en recourant au fer, au feu et à tous les caustiques, ils n’arrivèrent à rien. Cet abcès tantôt enflait violemment, me causant une extrême douleur, tantôt s’arrêtait d’enfler, et la douleur se calmait. Il me faisait moins mal quand j’approchais mon pied du feu, mais je ne supportais pas qu’il fût couvert de plusieurs épaisseurs de vêtements. Le pus s’en écoulait abondamment, d’une manière qui semblait absolument impossible à arrêter. Et toutes les fois que je m’appuyais sur ce pied, je ressentais une douleur insupportable. […] De même, mon épaule gauche me faisait souffrir au point que je ne pouvais plus lever le bras ; l’extrémité de l’épaule, affaiblie, était devenue insensible, et au milieu du bras se trouvait une gomme de la taille d’un œuf, tandis que le reste du membre, jusqu’à la main, avait maigri de manière inimaginable. Et sur le flanc droit, juste sous la dernière côte, se trouvait une plaie qui n’était pas douloureuse, certes, mais repoussante, qui dégouttait de pus ainsi que d’une immonde sanie, à la manière d’une fistule avec, à la surface du corps, une étroite ouverture et, à l’intérieur, une vaste cavité. Et au-dessus de cette plaie se trouvait encore une autre gomme, comme si un os avait poussé à cette place, sur la côte34.

29Qu’il s’agisse du pied, de l’épaule ou des côtes, on constate que Hutten recourt aux mêmes termes : ulcus, tuber, collectio pour les affections ; induratum, occalleo pour le durcissement. Quand il en revient ensuite de nouveau à son ulcère à la jambe, il introduit deux précisions nouvelles par rapport aux descriptions précédentes : d’une part, il expose la manière dont les différentes affections se superposent en un même point du corps, d’abord à droite, ensuite à gauche ; de l’autre, il introduit la notion d’infection, qui n’avait pas été abordée jusqu’alors dans les évocations générales de la maladie et apparaît dans cette description à propos de l’abcès purulent qu’il a au côté.

  • 35 Benedek Thomas G., « The influence of Ulrich von Hutten’s medical descriptions and metaphorical use (...)

30On peut constater la très grande précision, presque clinique, qu’apporte Hutten dans la description de ses symptômes ; son texte semble être un des plus précis que nous possédions sur le mal français dans la littérature des XVe et XVIe siècles. Un événement récent est, par ailleurs, venu confirmer à quel point ce témoignage est digne de foi : lorsqu’on a exhumé la dépouille d’Ulrich von Hutten, en 1968, on a pu retrouver, sur le squelette, toutes les lésions correspondant à la description faite par le chevalier, ce qui a permis aux spécialistes de conclure qu’il avait eu une syphilis de stade tertiaire et une ostéomyélite ; seule une lésion importante retrouvée sur le palais indique une plaie qui n’a jamais été mentionnée, mais peut-être est-elle apparue plusieurs années après l’écriture du livre, dans le dernier stade de la maladie35.

La part intime : sensations et émotions

31Nombre de sensations et d’émotions affluent au fil du texte de Hutten : si la souffrance domine les premières, espérance, colère, joie et bien d’autres se partagent le domaine des secondes. Dans cette dernière partie, j’insisterai sur deux thématiques qui sous-tendent le livre de Hutten de bout en bout : d’une part, la souffrance, qui a été le lot du chevalier pendant huit ans ; de l’autre, l’espérance et la foi qui, pense-t-il, lui ont permis d’atteindre la guérison.

La souffrance

32La thématique de la souffrance est omniprésente dans le récit de Hutten et, comme l’amaigrissement, elle est évoquée de manière générale dans les trois premiers chapitres et de manière personnelle dans les derniers, mais avec une terminologie et des effets stylistiques qui sont les mêmes. Ce procédé donne de la cohérence à l’ensemble du livre tout en faisant de Hutten un cas particulier mais représentatif de la maladie. Dans le premier chapitre, les deux formes de syphilis distinguées par Hutten sont, l’une comme l’autre, extrêmement douloureuses. Il décrit ainsi la première :

  • 36 « Color pustulis ex nigro uirescens ipsae adspectu magis aegros quam dolore cruciabant, quamquam cr (...)

Les pustules étaient d’un noir verdâtre et le spectacle de celles-ci affectait les malades plus que la souffrance, bien qu’ils souffrissent comme s’ils subissaient quelque brûlure36.

33L’emploi du terme cruciabant (littéralement « crucifier ») est expressif, d’autant plus qu’il est souligné par la répétition et rehaussé par la comparaison avec la brûlure, généralement associée au plus haut degré de la souffrance. Les effets de la seconde forme sont les suivants :

  • 37 « Vt diutius inhaeret, ita comprehensos infestissime torquet, acerbissime adfligit » (I, 4, p. 98-9 (...)

Elle nous garde plus longtemps quand elle nous tient, de même qu’elle nous torture avec une dureté, une cruauté infinies37.

34Ce sont les superlatifs et la structure ita… ut qui traduisent ici l’intensité, déjà présente dans les termes infestus et acerbus. Le chapitre III présente un tableau plus complet des souffrances du patient :

  • 38 « E quibus est acris articulorum dolor, primum quidem simplex, deinde quae dolent, extumescentibus (...)

Parmi celles-ci apparaît d’abord une douleur aiguë des articulations, certes isolée au départ ; puis s’ajoutent les souffrances causées par les abcès et les tumeurs qui se développent lorsque les membres gonflent ; quand, peu après, ils ont durci, on ne saurait dire quels tourments ils font naître : c’est là en effet la pire étape de la maladie. Car celle-ci élit cette partie du corps comme une forteresse en laquelle elle s’installe pour très longue durée, et d’où elle répand et envoie, tels des traits dans tout le corps, tous les types de douleurs, causant des souffrances d’autant plus intenses que les tumeurs de ce genre sont très longues à suppurer. De toutes les souffrances, c’est ce supplice qui représente la pire torture, le pire tourment. […] Souvent même, sous l’intensité de la douleur, les hommes se mettent à frissonner comme à l’approche d’un accès de fièvre38.

35Hutten ne précise pas, comme on le trouve souvent dans d’autres textes, si cette douleur provient de l’intérieur des os ni si elle est plus vive la nuit, se contentant d’en indiquer la cause. Il n’explique pas non plus la nature de cette souffrance, torquere et lacerare étant ici plutôt employés pour exprimer un degré d’intensité qu’un caractère exact.

  • 39 « Levem hanc luem faciunt quae consequuntur eam atrociora » (III, 1, p. 104-105).

36Il semble de fait que Hutten ait tenté avant tout de rendre l’intensité de la douleur et de faire partager à ses lecteurs l’enfer qu’est le quotidien d’un homme souffrant du mal français, ainsi que l’annoncent les premiers mots du chapitre III : « Ils rendent cette douleur légère, les maux plus atroces encore qui s’ensuivent »39. Tous les moyens sont mis à contribution : le lexique (dolor, « douleur », dolent, « font souffrir », cruciatus, « souffrance », afflictio, « peine », torquere, « torturer », lacerare, « mettre en pièces »), les répétitions, les figures étymologiques (dolor, dolent), les termes intensifs, soit par leur sens (acris, « aigu »), soit par le recours aux degrés de signification (tanto maiore, « d’autant plus grand »), l’hyperbole sous toutes ses formes (recours aux superlatifs : pessima pars morbi, « la pire étape de la maladie » ; miserrime, « le pire »), aux termes globalisants (in universum corpus, « dans tout le corps » ; omnia dolorum genera, « tous les genres de douleurs » ; omnium miserrime, « de tous les supplices… le pire ») et à la prétérition (dici non potest, « on ne saurait dire »).

37Décrite avec beaucoup de précision en elle-même, la souffrance se trouve encore amplifiée par l’emploi d’images, dont les principales appartiennent au domaine martial, par exemple dans le passage suivant :

  • 40 « Nam hanc sibi ueluti arcem deligit ubi diutissime persistat, ac unde in uniuersum corpus, omnis d (...)

Car celle-ci élit cette partie du corps comme une forteresse en laquelle elle s’installe pour une très longue durée, et d’où elle répand et envoie, tels des traits dans tout le corps, tous les types de douleurs40.

38Lorsqu’elle n’est pas apparentée à un bourreau implacable (cruciatus, torquere, lacerare), la maladie est ainsi assimilée à un ennemi qui a investi le corps comme une place forte ennemie ; une autre image, porteuse d’une connotation plus pernicieuse, donne au mal l’image d’un ennemi infiltré qu’il faut déloger, non seulement en surface, mais en profondeur ; d’où l’image végétale récurrente qui se superpose, impliquant la nécessité d’arracher le mal jusqu’à sa racine.

39La souffrance intense ressentie par l’écrivain se trouve aussi décuplée par la technique du regard extérieur. Hutten ajoute à sa propre description la réaction d’un de ses amis qui, le voyant endurer un véritable calvaire, lui conseille, malgré sa foi, de se suicider :

  • 41 « Quendam novi vere amicum mihi qui acerbissime divexante me tum morbo, cum per dolores nec quiesce (...)

Alors que j’étais en proie aux pires souffrances, durant cette maladie, un véritable ami, voyant que la maladie me tourmentait très cruellement, la douleur ne me permettant pas de me reposer la nuit, ni de prendre la moindre nourriture le jour, me conseilla de mettre fin à mes jours, puisqu’on ne trouvait pas de remède et que mon corps semblait se décomposer sous l’effet de cette infection, avec de terribles souffrances et sans aucun espoir de rémission. « Désormais, je te le conseille, il faut te soustraire à tes souffrances », dit-il41.

La souffrance est ainsi dupliquée par le poids d’une parole extérieure.

40Il faudrait enfin ajouter à ce panorama les douleurs nées des traitements – qu’il s’agisse des applications de mercure, qui entraînent déchaussement des dents, salivation, abcès ou asphyxie, ou de la cure de gaïac, qui, dans les premiers jours, cause de grandes douleurs dans les os – et qui, si elles ne sont pas directement causées par le mal français, n’en accroissent pas moins le martyre du patient :

  • 42 « Tantum abest enim statim iuvare eam aut, cum liberat, cito lenire dolores, ut etiam a principio i (...)

Bien loin de soulager aussitôt les douleurs et de les calmer rapidement quand il commence à agir, ce remède, depuis le début de la cure jusqu’au quinzième jour, provoque même une recrudescence de la maladie, augmente les souffrances et développe les ulcères, au point qu’on a l’impression de se porter plus mal, pendant ces jours-là, que jamais auparavant42.

41Pour une étude plus précise encore de la description de la douleur dans le témoignage de Hutten, nous pouvons nous attacher à quelques lignes du chapitre XXV citées supra. Les grands procédés que nous avons signalés pour l’ensemble du livre y sont tous mis en œuvre, avec une efficacité maximale du fait qu’ils sont en nombre réduit : alors que Hutten veille d’ordinaire à varier les termes qu’il emploie, la restriction lexicale (deux occurrences de dolor, trois de dolebat) fournit dans ce passage le moyen de traduire la permanence et l’uniformité de la douleur ; de même, pour en exprimer l’intensité, Hutten ne recourt qu’à un seul procédé, l’hyperbole, qu’il décline sous des formes diverses : lexicales (utilisation du terme summo, « très grand », recours par trois fois au préfixe im- (immensus, immodicus, impatibiliter)), métaphoriques (comparaison quasi pertuso craneo, « comme si on m’avait ouvert le crâne »), syntaxiques (utilisation de la conséquence : Dolebat item laevus humerus, ut levari iam brachium non posset, « mon épaule gauche me faisait tant souffrir que je ne pouvais lever le bras »). Enfin, Hutten différencie plusieurs types de douleur : celle que lui causent le tuber et les ulcera de sa jambe est suppungens, citra intermissionem, c’est-à-dire « lancinante et continue » ; celle qui vient de son talon est variable selon les moments mais terrible quand la plaie se réveille ; celle qu’il éprouve à la tête, enfin, se déclenche « au plus léger contact ».

Un acte de foi

42Une dernière dimension ajoute une touche vraiment personnelle et saisissante au témoignage de Hutten : l’enthousiasme, au sens premier, qui traverse son œuvre, le souffle du soulagement et de la joie. Les autres traités sur la syphilis sont tous de nature technique, strictement thérapeutique ; par le thème de la souffrance et par celui de l’allégresse, qui l’un et l’autre traversent l’œuvre, par la force de son témoignage à la première personne, Hutten donne à son livre une dimension humaine qui, ajoutée au côté très précis des indications thérapeutiques, en explique vraisemblablement le succès.

  • 43 « Divinum hoc beneficium, hoc caelo delapsum auxilium » (« Ce bienfait des dieux, ce secours qui m’ (...)
  • 44 « His tot tantisque infestatus malis, cum desperassent omnes, me tamen bonus, credo, meus Genius qu (...)
  • 45 « Quod effectum cum sit et, depulsa omni invaletudine, vires ita receperim ut de novo factus ac ren (...)
  • 46 « Quod effectum cum sit […] non applaudam ipse mihi in eius rei commemoratione quae hanc salutem pr (...)
  • 47 « Omnia in illis olim martyribus qui strenue cruciatus pro Christo pertulerunt suscipienda sunt ; s (...)

43Très clairement, la guérison est montrée comme un don de Dieu43. Ce n’est pas une originalité, car bien des auteurs, comme Nicolaus Pol, une des sources de Hutten, avaient déjà montré que Dieu a certes envoyé le mal, mais que, dans son infinie bonté, il a aussi envoyé aux hommes le remède ; et les syphilitiques accrochaient dans les églises, tels des ex-voto, des branches de gaïac, qu’on appelait aussi bois saint (lignum sanctum) ou bois de vie (lignum vitae), en espoir de guérison ou en action de grâce, une fois la guérison obtenue. Mais le chevalier ne s’arrête pas à ces lieux communs et, là encore, donne un sens profondément personnel à ce qu’il a vécu. Il voit dans sa destinée une leçon d’espérance44 : loin de renoncer à guérir ou de choisir la voie du suicide, il a persisté à espérer et à essayer de se soigner, et le gaïac lui a permis d’obtenir enfin la guérison. Chantant les vertus de l’espérance et de la foi en Dieu sauveur, Hutten dans tout son texte semble comme transporté par la joie de revivre, de renaître, et ce sentiment de la résurrection par la grâce divine est ainsi exprimé plusieurs fois45. À cela s’ajoute le devoir de partager la bonne nouvelle : la guérison est possible. Dans son souci, constamment réitéré, de communiquer aux autres non seulement le moyen de guérir, mais aussi tous les détails pour parvenir à la guérison, Hutten fait de son De Guaiaci medicina un évangile et de lui-même un apôtre46. Sans doute d’ailleurs, en son for intérieur, va-t-il encore un peu plus loin : il ne fait pas de doute en effet à le lire que, si elle est liée à l’espérance, la souffrance n’est pas négative ni inutile mais, au contraire, salvatrice et rédemptrice. Si une comparaison explicite avec les martyrs, présente au chapitre XXV47, le place sur le même plan que ceux-ci, on peut supposer que Hutten se voit peut-être comme un nouveau Christ, dont la souffrance n’a pas été vaine : par sa douleur et le courage dont il a fait preuve en la supportant, il a obtenu le salut, pour lui-même et pour toute l’humanité.

*

44Le témoignage d’Ulrich von Hutten offre donc au lecteur une étude clinique d’une grande précision, mais aussi, et c’est ce qui le distingue plus encore des autres traités, une implication personnelle de l’auteur, un récit fait du point de vue du patient qui provoque, chez le lecteur, un véritable sentiment d’empathie. Ces différents éléments font du De Guaiaci medicina et morbo Gallico un témoignage capital sur le mal français au début du XVIe siècle. Écrit dans les semaines qui suivirent la cure, le livre révèle une allégresse presque mystique et un souci de partage universel qui ont sans nul doute beaucoup contribué à son succès ; le ton changea dans les dialogues rédigés dans les mois qui suivirent, le thème de la maladie y apparaît certes de manière récurrente, mais de manière bien différente, puisque Hutten, momentanément guéri, y recourt comme à une arme destinée à dénigrer ses pires ennemis. Et ce fut finalement le mal français qui emporta le chevalier, quatre ans plus tard, dans l’île d’Ufenau, où, malade et banni, il avait trouvé refuge.

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Notes

1 De nombreuses biographies d’Ulrich von Hutten ont été publiées depuis la fin du XIXe siècle. Pour n’en citer que quelques-unes, signalons les œuvres de Strauss D. F., Ulrich von Hutten, his life and works, London, 1874, de Holborn Hajo, Ulrich von Hutten and the German reformation, New Haven 1937, ou l’ouvrage collectif paru pour le cinq centième anniversaire de la naissance du chevalier sous la direction de P. Laub et L. Steinfeld, Ulrich von Hutten, Ritter, Humanist, Publizist (1488-1523), ed. Gutenberg, Hofheim, 1988. En langue française, on peut mentionner la longue introduction biographique donnée à l’édition de l’Expostulatio de Hutten par M. Samuel-Scheyder (Expostulatio, traduction allemande parue à Strasbourg en 1523, éditée et traduite en français par Monique Samuel-Scheyder, accompagnée du texte latin paru à Strasbourg en 1523 et édité par Alexandre Vanautgaerden, Turnhout, Brepols, 2012).

2 Pour les éditions latines : Vlrichi de Hutten eq. De guaici medicina et morbo Gallico liber unus, Mogutiae [sic] in aedibus Joannis Scheffer, mense aprili, interregni vero quarto, anni MDXIX ; Vlrichi de Hutten eq. De guaiaci medicina et morbo Gallico liber unus, impressum Bononiae per Hieronymum de Benedictis procurante Carpo, Anno virginei partus MDXXI quarta aprilis […] ; Vlrichi de Hutten eq. De guaiaci medicina et morbo Gallico liber unus, Moguntiae, anno MDXXXI ; Liber de morbo Gallico in quo diuersi celeberrimi in tali materia scribentes, medicine continentur auctores videlicet Nicolaus Leonicenus Vicentinus, Vlrichus de Hutten Germanus, Petrus Andreas, Mattheolo Senensis, Laurentius Phrisius […] Venetijs MDXXXV ; Traduction française circa 1520 : L’Expérience et approbation Ulrich de Hutem, notable chevalier, touchant la médecine du boys dict guaiacum, pour circonvenir et déchasser la maladie indeuement appellée françoise, ainçoys par gens de meilleur jugement est dicte et appelée la maladie de Naples ; traduicte et interpretée par maistre Jehan Cheradame Hypocrates, estudyant en la faculté et art de medecine, nouvellement imprimé à Paris, pour Jehan Trepperel, libraire et marchant demourant à la rue neufve Nostre-Dame, à l’enseigne de l’Escu de France [s.d.] ; Pour une liste complète des éditions et traductions, voir Vlrichi Huttenis equitis Germani Opera quae reperiri potuerunt omnia, edidit Eduardus Böcking, volumen I, Leipzig, Teubner, 1859, p. 40-42.

3 On retrouvera de nombreux points de cette étude développés dans la préface que j’ai donnée à ma traduction commentée du De Guaiaci medicina et morbo Gallico liber (Hutten Ulrich von, La vérole et le remède du gaïac, Paris, Les Belles Lettres, collection Le miroir des humanistes, 2015). Pour les différents extraits du texte cités dans cet article, j’indiquerai les références (chapitres, paragraphes et pages) et les traductions figurant dans mon édition.

4 Hutten Ulrich von, In Lossios querelarum libri duo, I, 1, v. 9-20 ; 31-34 ; in Vlrichi Huttenis equitis Germani Opera quae reperiri potuerunt omnia, edidit Eduardus Böcking, volumen III, Leipzig, Teubner, 1862, p. 21-22 ; traduction personnelle.

5 Paul Ricius (?-1541) était un humaniste, traducteur et kabbaliste. Il fit ses études à Pavie où il devint professeur de philosophie et de médecine, puis d’hébreu. Maximilien Ier le prit au nombre de ses médecins en 1514. Il fit la connaissance de Hutten à la Diète d’Augsbourg en août 1518 (Contemporaries of Erasmus, vol. 1-3, Toronto/ Buffalo/London, ed. P. G. Bietenholz, 1985-1987, p. 158-159).

6 Riche famille de banquiers et de marchands d’Augsbourg, qui ont introduit le gaïac en Allemagne.

7 Lettre du 25 octobre 1518, Vlrichi Huttenis equitis Germani Opera quae reperiri potuerunt omnia, edidit Eduardus Böcking, volumen I, Leipzig, Teubner, 1859, § 97-101, p. 212 (traduction personnelle).

8 Konrad Peutinger (1465-1547), humaniste allemand, fut un proche conseiller des empereurs Maximilien Ier et Charles Quint, notamment dans le domaine économique. Son nom est attaché à la Table de Peutinger, une carte du XIIIe siècle représentant les routes et les villes de l’empire romain. Il la compléta mais mourut avant d’avoir pu la publier (Contemporaries of Erasmus, op. cit., p. 74-76).

9 Lettre du 13 novembre 1518, Opera, op. cit., vol. I, p. 223-224 (traduction personnelle).

10 Cf. Grünpeck Joseph, Libellus de mentulagra, Memmingen, Albrecht Kunne, 1503.

11 Sur le caractère personnel et vécu du récit, voir entre autres : « Celui qui voudra imiter cette conduite trouve ici un exemple vécu, pas une théorie. En effet, nous ne transmettons pas sur ce sujet un savoir livresque, mais nous donnons des conseils tirés de notre expérience » (La vérole et le remède du gaïac, op. cit., X, 3, p. 148-149) ; « Sur tous ces points, comme ailleurs, je dirai ce que j’ai vu et appris personnellement, en avertissant dès maintenant mes lecteurs, si pour l’un d’eux le traitement se passe autrement que je ne l’ai écrit, de ne pas en rejeter la faute sur moi » (ibidem, XXIII, 1, p. 236-237).

12 Voir le chapitre V : « Quibus praesidiis fretus hoc in morbo sim » (« À quels procédés je me suis fié dans cette maladie », p. 114-115).

13 Pour les traités latins, citons Grünpeck Joseph, Tractatus de pestilentiali Scorra sive mala de Franzos, Nuremberg, 1496 ou 1497 ; De mentulagra alias morbo Gallico, Augsbourg, 1503 ; Pol Nicolaus, Tractatus de modo curandi corpora Alemanorum a morbo Gallico infecta cum ligno indico guaicanun apellato, s. l., 1517 ; Schmaus Leonard, Lucubratiuncula de morbo Gallico et cura eius nouitate reperta cum ligno Indico, Augsbourg, 1518 ; pour les écrits en langue vernaculaire, Ein hübscher tractat von dem ursprung der Bösen Franzos, das man nennet die Wylden wärtzen, Augsbourg, 1496, qui est une traduction vernaculaire du traité de Grünpeck ; Alexander Seitz, Ein nutzlich regiment vuider die bösen frantzosen mit etliche[n] clugen fragstucken, Pforzheim, 1509, et enfin, publié de manière anonyme, Ein bevert rezept von ainem holtz genannt Guaiacanum, Augsbourg, 1518. Il est certain que Hutten a utilisé le livre de Nicolaus Pol, auquel il fait une allusion dans le cours du texte ; il ne fait guère de doute à nos yeux, compte-tenu des nombreuses similitudes, qu’il a aussi lu le Lucubratiuncula du médecin salzbourgeois Leonard Schmaus, ainsi que Ein bevert rezept von ainem holtz genannt Guaiacanum. L’auteur y explique avec précision, en trois parties, comment on prépare le gaïac, comment la cure doit se dérouler et, enfin, quelles précautions il faut prendre une fois qu’on est guéri : or tous les détails se retrouvent dans le livre de Hutten, en particulier dans les chapitres VII et VIII. Pour une étude plus détaillée, nous renvoyons à la préface de notre édition.

14 « Quippe tanta fuit, cum primum oriretur, foeditate, ut qui nunc grassatur vix illius generis esse putetur. Vlcera in quernae glandis speciem et magnitudinem, aspera, exporrecta, spurcus ab his profluens humor, foetor vero tantus exhalans ut cuius nares contigisset odor ille infici mox crederetur. Color pustulis ex nigro virescens » (I, 4, p. 96-97).

15 « Qui secutus est et nunc passim uagatur [ut] foeditate tolerabilior, quippe ulcusculis interdum, haud multum eminentibus et praeduris, interdum lata quaedam ac serpens scabies, arenti squama carnem obducens perniciosor, ut qui altius penetrante ueneno complures secum morbos trahat » (I, 4, p. 98-99).

16 Si Hutten semble, dans un premier temps, distinguer la maladie elle-même des maux qui en découlent, cette distinction n’est en fait pas très claire. Dans la description de la deuxième forme de syphilis du chapitre I, il limitait la maladie aux petits ulcères (ulcusculis), à une éruption dartreuse (serpens scabies) et à une « pénétration intérieure » du mal (« altius penetrante veneno ») ; les autres manifestations, non décrites dans ce premier chapitre, étaient traitées comme des corollaires de la maladie, non comme la maladie elle-même (« perniciosor…ut qui complures secum morbos trahat »). Cette vision des choses se retrouve dans le titre du chapitre III, intitulé précisément « In quos morbos derivetur Gallicus », (« En quels maux évolue le mal français ») et dans la première phrase de ce chapitre : « Levem hanc luem faciunt quae consequuntur eam atrociora ; ita in multa derivatur enim hoc malum, ut in uno inesse morbos omnes videri possit » (« Ils rendent cette maladie légère, les maux plus atroces encore qui lui succèdent. Ce mal, en effet, évolue en d’autres maux si nombreux que toutes les maladies peuvent sembler réunies en une seule »). Un peu plus loin dans le même chapitre, Hutten écrit : « Interdum morbus in meram podagram exit ; quibusdam in paralysim solvitur […] multis lepram induxit » (« Il arrive que la maladie prenne la forme de la goutte. Chez d’autres elle évolue en paralysie [...] ; plusieurs sont frappés de la lèpre »). Au chapitre XX, on lit encore : « De hac scabie et quae illa consequuntur mala » (« Mais à propos de cette maladie et des maux qui s’ensuivent... »). Or les verbes employés expriment soit l’idée de succession (trahere, consequi), soit l’idée d’évolution (derivare, utilisé deux fois, exire, solvere) : ce n’est pas la même chose, et il y a là une imprécision importante de la part de Hutten qui recouvre sans doute une incertitude.

17 « Diu tenet » (« Elle tient longtemps », I, 4, p. 98-99) ; « diutius inhaeret » (« elle s’attache plus longtemps », I, 4, p. 98-99) ; « a prima pueritia » (« alors que j’étais encore très jeune », II, 2, p. 102-103) ; « diutissime persistat, octo totos annos » (« elle dure très longtemps ; pendant huit années entières », III, 1, p. 104-105) ; « lentissimae, assiduitate mali » (« très longue ; la durée du mal », III, 2, p. 106-107) ; « vetustum et antiquatum, diutius » (« un mal ancien et remontant à loin, plus longtemps », XXIV, 1, p. 242-243) ; « vetustissima, longa aegritudine » (« très ancienne, longue maladie », XXIV, 5, p. 246-247).

18 « In totum consumit […] altius penetrante veneno » (« Elle le consume entièrement […] lorsque le poison pénètre plus profondément », I, 4, p. 98-99) ; « universim pristinam corporis constitutionem alterari » (« elle altèrerait tout le métabolisme originel du corps », II, 2, p. 102-103) ; « Altius insedit enim, quam ut cito auellatur, ac latius uires spargit, quam paruo negotio ut colligi possit, atque ita totum occupat, quem inuasit, ut a nulla seorsum parte amoueri sustineat, nisi simul atque uno quasi impetu a toto expellatur » (« En effet, la maladie s’ancre trop profondément pour pouvoir être aussitôt extirpée, et elle étend sa puissance trop largement pour que quelques efforts suffisent à la contenir ; et elle envahit si totalement le patient qu’elle a investi qu’on ne peut la chasser d’une partie du corps que si on l’élimine totalement, comme d’un seul coup », XX, 3, p. 224-225).

19 « Foetor vero tantus exhalans ut cuius nares contigisset odor ille infici mox crederetur » (« Une puanteur telle qu’on pensait qu’elle pouvait en peu de temps contaminer celui qui l’inhalait », I, 4, p. 98-99).

20 « Frequens mihi in hoc valetudinario adfuit, etiam tum cum ob morbi foeditatem spurcissime foeterem » (lettre du 25 octobre 1518, in Opera, op. cit., vol. I, § 105, p. 213-214).

21 « Altissime exedit infectas morbo partes, tanto cum foetore ac foeditate ut ferri odor ille non possit » (XXIV, 1, p. 242-243)

22 « Ita emacrescunt assiduitate mali homines ut intima ossa, omni consumpta carne, laxa cutis tegat » (« La persistance du mal fait maigrir les hommes à tel point que, toute la chair s’étant consumée, la peau, flasque, ne recouvre plus que des os », III, 2, p 104-105).

23 « Quod cum gracile mihi natura corpus esse, deinde morbi diuturnitate etiam extenuatum videret » (VIII, 6, p. 136-137).

24 « Me, qui totos tres annos, ad summam maciem extenuaui corpus » (XX, 3, p. 224-225).

25 « Diuturniorem in corpore maciem corrigit » (XXIV, 3, p. 244-245).

26 « Attenuato ibi ad summam usque macretudinem femore, atque ita imminuta carne, ut praeter cutem vix esse videretur, quo se os contegeret » (XXV, 2, p. 252-253).

27 « Et in medio musculo tuber ovi magnitudine, imminuto aliis partibus ad miram tenuitatem brachio, ad ipsam usque manum » (XXV, 2, p. 252-253).

28 Les gommes sont des tumeurs nodulaires à évolution nécrosante qui peuvent s’ulcérer.

29 « … Quorum acore extra ad corporis superficiem eunte, aduri cutem et exulcerari aut vero a crudis, lentis et crassis in artus propelli eisque dolorem concitari, tumores surgere, tubera innasci, nodos colligi et sinuari cutem, supra etiam caput infestari, universim pristinam corporis constitutionem alterari [...] iuvatque morbum hunc putare aliud nihil esse quam depravati sanguinis quandam suppurationem, quae post in tumores et nodos consiccata induretur » (II, 2, p. 102-103).

30 « Deinde quae dolent extumescentibus membris nonnullis quae intumuerunt collectiones et tubera, ubi paulo post obcalluerunt, dici non potest, quos intra se cruciatus alant […] Nascuntur et vomicae quae in cancrum aliquando et fistulam abeunt, aut manantia diu ulcera » (III, 1-2, p. 104-107).

31 Voir par exemple Torella Gaspar, Tractatus cum consiliis contra pudendagram seu morbum Gallicum, Romae, Petrus de Turre, 1497, f° a3v.

32 « Verum ibi falsum hoc est, quod videtur quibusdam tubera, collectiones, sinus et nodos non esse huius morbi propria, aut necessario eum consequi, sed provenire his qui peruncti sint ex argenti vivi malitia » (III, 2, p. 106-107).

33 « Mihi tale quoddam tuber supra talum sinistri pedis introrsum, postquam semel callum induxerat, octo totos annos, nulla perunctionum ui, nullis fomentis emolliri, aut ut suppuraret cogi potuit. Videbaturque os id esse, donec guaiaci nuper medela dissipatum euanuit » (III, 1, p. 104-105).

34 « Primum sinistro pede eram inutilis iam, haerente ibi octo plus annis morbo, et in media quidem tibia, qua parte tenuissima cruri obducitur caro, ulcera erant cum inflatione carnis inflammata, putrescentia, ingenti cum dolore et huiusmodi ut uno sanescente, erumperet statim aliud. Erant enim complura sparsim nec ope medicorum fieri poterat, in unum omnia ut redigerentur. Supra ea tuber erat, ut os crederetur ita induratum, et in eo suppungens citra intermissionem dolor immensus, immodicus, fuit et supra dextrum proxime talum collectio et ipsa in ossis modum dura, ex recentis olim morbi reliquiis, uetustissima. Hanc mihi ferro, hanc igni et causticis omnibus adaperire cum molirentur medici, nihil profecerunt. Illa autem modo uehementer intumescebat, ac summo cum dolore, modo residebat mitior. Dolebatque minus igni admoto pede, nec sustinuit tamen multiplici ueste contegi. Eo fluxus erat uehemens et qui irrestinguibilis plane uideretur. Ac quoties pedi insisterem dolore afficiebat impatibiliter […] Dolebat item laeuus humerus, ut leuari iam brachium non posset, debilitata extrema scapula occalluerat, et in medio musculo tuber oui magnitudine imminuto aliis partibus ad miram tenuitatem brachio, ad ipsam usque manum. Et in dextero latere, sub infima statim costa, ulcus erat sine dolore quidem sed foedum quoddam pus efferuens et spurca manans sanie, fistulae in morem angusto exterius ore, ac ampla intus cauitate. Supraque ipsum aliud iterum tuber, quasi supernato costae quodam ibi osse » (XXV, 2, p. 252-255).

35 Benedek Thomas G., « The influence of Ulrich von Hutten’s medical descriptions and metaphorical use of medicine », Bulletin of the History of Medicine, 66-3, 1992, p. 355-375.

36 « Color pustulis ex nigro uirescens ipsae adspectu magis aegros quam dolore cruciabant, quamquam cruciabant etiam si qua inflammari contigisset » (I, 4, p. 98-99).

37 « Vt diutius inhaeret, ita comprehensos infestissime torquet, acerbissime adfligit » (I, 4, p. 98-99).

38 « E quibus est acris articulorum dolor, primum quidem simplex, deinde quae dolent, extumescentibus membris nonnullis, quae intumuerunt collectiones et tubera, ubi paulo post obcalluerunt, dici non potest quos intra se cruciatus alant : pessima haec enim morbi huius pars est. Nam hanc sibi veluti arcem deligit ubi diutissime persistat, ac unde in universum corpus omnia dolorum genera dispergat et iaculetur, tanto maiore cum afflictione quanto suppurationem tardius accipiunt huiusmodi tumores. Omniumque miserrime torquet ac lacerat hic cruciatus […] Saepe etiam quasi febricitaturi ita inhorrent homines ex doloris acerbitate » (III, 1, p. 104-105).

39 « Levem hanc luem faciunt quae consequuntur eam atrociora » (III, 1, p. 104-105).

40 « Nam hanc sibi ueluti arcem deligit ubi diutissime persistat, ac unde in uniuersum corpus, omnis dolorum genera dispergat et iaculetur » (III, 1, p. 104-105). Voir aussi : « Atque ita totum occupat, quem inuasit, ut a nulla seorsum parte amoueri sustineat, nisi simul atque uno quasi impetu a toto expellatur » (« Et elle envahit si totalement le patient qu’elle a investi qu’on ne peut la chasser d’une partie du corps que si on l’élimine totalement de l’organisme, comme d’un seul coup », XX, 3, p. 224-225) ; « Certe enim radices mali huius extrahit medicamentum hoc » (« Il est sûr en effet que ce remède extrait le mal jusqu’à sa racine », XXIII, 1, p. 236-237) ; « Opus eius praecipuum est et peculiare, tollere in uniuersum et a radice morbum gallicum » (« L’effet principal et particulier de ce remède est d’extirper totalement et jusqu’à la racine le mal français», XXIV, 1, p. 243-244) ; « Et si quid in intimis latet, eruit [gaïacum] (« Et il extirpe tout ce qui se cache aux tréfonds du corps », ibid.).

41 « Quendam novi vere amicum mihi qui acerbissime divexante me tum morbo, cum per dolores nec quiescere noctu liceret, nec interdiu cibum capere, suasit mortem mihi, quandoquidem remedium non inveniretur, et defluere corpus tabo, ingenti cum dolore et nulla inclinationis spe videretur, consciscerem : « Iam, te invito, huic malo eripi decet », inquiens » (XXV, 1, p. 250-251).

42 « Tantum abest enim statim iuvare eam aut, cum liberat, cito lenire dolores, ut etiam a principio in quindecimum plerumque diem acerrime intendat morbum et cruciatus augeat ac ulcera dilatet in tantum ut peius quis per eos dies quam unquam prius habere sibi videatur » (XXIII, 1, p. 236-237).

43 « Divinum hoc beneficium, hoc caelo delapsum auxilium » (« Ce bienfait des dieux, ce secours qui m’est venu du ciel », préface, 4, p. 90-91) ; « Quod si bonorum pariter malorumque sursum imputanda ratio est, quantum Superis de Guaiaci beneficio debemus ? » (« Et si c’est au ciel que nous devons les biens comme les maux qui nous échoient, de combien lui sommes-nous redevables pour nous avoir accordé le bienfait du gaïac ?», VI, 1, p. 118-119).

44 « His tot tantisque infestatus malis, cum desperassent omnes, me tamen bonus, credo, meus Genius quiddam adhuc expectare iuberet, ecce ad Guaiaci succursum respirare ausus sum. Quam deus mentem bonis omnibus indat, nunquam ut sperare desinant. Me quidem nihil poenitet mei, et si hoc alioqui concessum sit, diu incolumem etiam ac validum victurum magna spe teneor » (« Alors que j’étais en proie à ces souffrances aussi nombreuses que terribles, alors que tous désespéraient de mon salut mais que mon bon génie – à mon avis –, m’ordonnait d’attendre encore, voilà que j’ai osé recourir à l’aide du gaïac. Puisse Dieu inspirer à tous les hommes de bien de ne jamais perdre espoir ! Pour ma part, je n’ai pas eu à me repentir de ma confiance, et, pour peu que cela du reste me soit accordé, j’ai le grand espoir de vivre longtemps, parfaitement remis et en bonne santé », XXV, 4, p. 254-255).

45 « Quod effectum cum sit et, depulsa omni invaletudine, vires ita receperim ut de novo factus ac renatus homo videar » (« Et maintenant que cela s’est réalisé et que, débarrassé de tous les maux, j’ai recouvré mes forces au point que je semble un homme refait à neuf, né à nouveau », préface, 4, p. 90-91 ; « Iam restitutus mihi, iamque valens ac vegetus » (« Maintenant que je suis rendu à moi-même, maintenant que je suis bien portant et vigoureux », ibid.).

46 « Quod effectum cum sit […] non applaudam ipse mihi in eius rei commemoratione quae hanc salutem praestitit ? » (« Et maintenant que cela s’est réalisé […], je ne m’applaudirais pas en célébrant ce qui m’a apporté le salut ? », préface, 4, p. 90-91) ; « Nefas esse putem hoc committere ut divinum hoc beneficium […] quacumque possim ingenii ope, ab oblivionis iniuria non vendicem » (« Je pense qu’il serait sacrilège de ne pas soustraire à l’injure de l’oubli, en y consacrant toutes les ressources de mon esprit, ce bienfait des dieux », ibid.) ; voir aussi X, 3.

47 « Omnia in illis olim martyribus qui strenue cruciatus pro Christo pertulerunt suscipienda sunt ; si quis tamen deficere possit ac animo labi, certe hoc torquente morbo poterit », (« S’il arrive qu’on perde courage, qu’on perde ses forces – assurément cela peut se produire quand cette maladie déchaîne ses tourments –, il faut se rappeler tout ce qu’on rapporte sur les illustres martyrs d’autrefois, qui supportèrent héroïquement le supplice pour le Christ », XXV, 1 : p. 250-251).

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Pour citer cet article

Référence papier

Brigitte Gauvin, « Le témoignage d’un patient : le De Guaiaci medicina et morbo Gallico d’Ulrich von Hutten »Histoire, médecine et santé, 9 | 2016, 109-128.

Référence électronique

Brigitte Gauvin, « Le témoignage d’un patient : le De Guaiaci medicina et morbo Gallico d’Ulrich von Hutten »Histoire, médecine et santé [En ligne], 9 | été 2016, mis en ligne le 17 juillet 2017, consulté le 25 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/hms/983 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/hms.983

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Auteur

Brigitte Gauvin

Brigitte Gauvin est maîtresse de conférences en langue et littérature latine à l’Université de Caen Normandie et membre du Centre de recherches archéologiques et historiques anciennes et médiévales (CRAHAM UMR 6273 CNRS/Université de Caen Normandie).

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