Sara E. Black, Drugging France. Mind-Altering Medicine in the Long Nineteenth Century
Sara E. Black, Drugging France. Mind-Altering Medicine in the Long Nineteenth Century, Montreal & Kingston, McGill-Queen’s University Press, 2022, 398 pages
Texte intégral
- 1 Assistant professor à la Christopher Newport University (État de Virginie).
- 2 Sur la genèse de ces deux concepts et la difficulté de leur donner une traduction satisfaisante en (...)
- 3 Les traductions sont de l’auteur de la recension.
1À l’instar de Taming Cannabis. Drugs and Empire in Nineteenth Century France, publié en 2020 par David A. Guba, l’ouvrage de Sara E. Black1 tend à prouver que le moteur de la recherche historique sur les drogues en France se situe au moins autant outre-Atlantique que dans l’Hexagone. Drugging France. Mind-Altering Medicine in the Long Nineteenth Century constitue en effet un heureux complément aux Poisons de l’esprit. Drogues et drogués au xixe siècle, la première monographie nationale sur le sujet, publiée il y a près de trente ans par Jean-Jacques Yvorel. Là où ce dernier envisageait le xixe siècle comme lieu de naissance des « problèmes de la drogue », décrivant en détail l’émergence de la toxicomanie comme phénomène social et comme catégorie clinique, ainsi que les balbutiements d’une action publique sur laquelle s’élaborerait plus tard la législation prohibitionniste que nous connaissons encore, l’historienne américaine adopte une perspective radicalement inverse. Sans nier la progression du recours des Français de l’époque aux substances psychoactives, ni le rôle central joué par les médecins dans la genèse et l’affirmation de ce phénomène, elle l’aborde au prisme de deux concepts – non revendiqués – empruntés aux études féministes et postcoloniales : empowerment et agency, que l’on traduira maladroitement par autonomisation et capacité d’agir2. Là où le livre de Jean-Jacques Yvorel regardait les consommateurs d’opium, de morphine ou de haschisch comme les ancêtres des déviants et des délinquants d’aujourd’hui et les victimes plus ou moins consentantes d’un corps médical en pleine découverte des potentialités de la thérapeutique chimique, celui de Sara E. Black les envisage comme les sujets et les produits d’une modernité libérale confiante dans les progrès de la Science, acteurs de leur médication et de la modification de leurs états de conscience, au risque de perdre le contrôle et la raison en sombrant dans l’addiction. Une citation, figurant en introduction, résume à elle seule l’originalité du positionnement de l’autrice par rapport à l’historiographie existante : « Plutôt que de chercher à expliquer pourquoi certaines drogues et certains usages récréatifs avaient fait l’objet d’une stigmatisation, à partir d’un moment donné, j’ai préféré me demander : pourquoi les drogues ont-elles connu un tel succès à l’époque3 ?» (p. 5).
- 4 Erwan Pointeau-Lagadec, Le Club des hachichins. Du mythe à la réalité, Paris, Le Manuscrit, 2020.
- 5 Le vaginisme est une pathologie psychosomatique qui se caractérise par des spasmes répétés et doul (...)
2Au travers d’un corpus documentaire à la fois vaste et hétérogène – thèses de médecine, codes pharmaceutiques, journaux intimes mais aussi tableaux et lithographies, Sara E. Black explore les destinées de six substances psychoactives – opium, morphine, cocaïne, haschisch, éther et chloroforme – dans la société française, des années 1840 aux années 1920. Le livre se compose de cinq chapitres d’égale importance, chacun consacré à l’étude d’une facette de ce que l’autrice qualifie de manière quelque peu abusive de « nation sous drogue » (p. 3) – nous y reviendrons. Centré sur la « naissance d’une économie psychotrope » (p. 18), le premier d’entre eux explore le rôle des médecins et des pharmaciens dans le processus d’industrialisation et de professionnalisation du recours aux drogues. L’historienne montre ici comment le monopole de la production et de la délivrance de l’opium, de la morphine et de la cocaïne, que détenaient ces deux professions au début de la période, a d’un côté été concurrencé par des investisseurs et des autorités coloniales ayant flairé un marché juteux et fiscalement rentable, et de l’autre été rogné par des patients de plus en plus désireux d’agir de manière autonome sur leur inconfort, leur douleur ou leur maladie. Le second chapitre s’intéresse à l’auto-expérimentation des propriétés de l’éther, du chloroforme et du haschisch comme « nouvelle technologie de soi » et comme « méthodologie de recherche [clinique] » (p. 65-66). Au travers de l’étude des expériences d’anesthésie menées à l’Académie de médecine par quelques praticiens, en 1847, et des soirées sous influence cannabique organisées à l’hôtel Pimodan sous la houlette de l’aliéniste Moreau de Tours et du docteur Aubert-Roche – le mythique Club des hachichins4 –, entre 1845 et 1849, Sara E. Black met en évidence la redéfinition des rapports entre le corps et l’esprit, mais aussi entre l’objet et le sujet, qui s’opère alors, du fait de la découverte des limites posées au libre-arbitre individuel par la modification chimique des états de conscience et l’entrée dans la dépendance. Le chapitre suivant est consacré à la problématique des liens entre drogue et folie. D’une facture plus classique, il rappelle l’origine iatrogène d’une part importante des addictions dans la France du xixe siècle, le corps médical ayant fondé de grands espoirs sur le recours au haschisch et à la morphine pour traiter la dépression, les manies et autres troubles de l’esprit. De même, il revient sur le phénomène bien documenté de la définition de pathologies mentales liées à l’usage de produits psychotropes (morphinomanie, cocaïnomanie, etc.), puis sur leur criminalisation progressive et au départ indirecte à partir des années 1870 (meurtre commis sous l’emprise de la substance, vol pour s’en procurer, etc.). Sa principale originalité réside en fait dans la tension qu’il interroge entre la croyance libérale en un individu-citoyen rationnel – soubassement sociopolitique de tous les régimes français au xixe siècle – et la réalité d’une toxicomanie de plus en plus visible, sinon massive. Dédié à l’exploration des rapports entre drogue et sexualité, le quatrième chapitre est, à nos yeux, le plus intéressant. Après avoir évoqué le rôle joué par les propriétés anesthésiantes de l’éther et du chloroforme dans quelques affaires de viol retentissantes, ainsi que l’entremêlement des milieux de la prostitution et de la drogue dans les ports coloniaux et les maisons de tolérance, l’autrice montre comment les propriétés aphrodisiaques de la cocaïne et de la morphine ont pu être mobilisées pour faire naître une sexualité féminine libre et indépendante du désir des hommes. La conjonction de ces phénomènes n’a pas manqué de nourrir les débats fin-de-siècle sur la décadence du pays. Dans quelques pages brillantes, Sara E. Black déconstruit le fantasme alors en vigueur voulant que l’augmentation du recours aux substances psychotropes ait fait peser une menace sur les capacités reproductives et, in fine, la natalité française : au contraire, argue-t-elle à partir d’une série d’exemple tirés de la littérature médicale des années 1880-1890, en supprimant les douleurs par exemple causées par le vaginisme5, la prescription de cocaïne a permis à certaines femmes d’enfanter après avoir repris une activité sexuelle avec leur mari. Le dernier chapitre, enfin, développe avec justesse les thèmes cependant déjà bien balisés de l’évolution du rapport des hommes et des femmes du xixe siècle à la douleur, les possibilités offertes par la meilleure connaissance des substances psychoactives pour lutter contre cette dernière, et les dilemmes moraux soulevés par ces progrès dans un pays devenu républicain en 1870 mais toujours majoritairement catholique – donc doloriste –, valorisant le courage et l’esprit sacrificiel de sa jeunesse afin de consolider son unité nationale face à l’ennemi allemand.
- 6 Par exemple : Igor Charras, « Genèse et évolution de la législation relative aux stupéfiants sous (...)
3Ces quelques longueurs, inévitables dans le cadre d’un travail aussi dense, ne sont pas de nature à dévaluer la qualité et l’originalité du travail de Sarah E. Black. Drugging France constitue en effet un apport indéniable à notre connaissance de l’histoire contemporaine des drogues dans l’Hexagone. Deux critiques peuvent tout de même lui être adressées. La première, mineure, concerne l’absence de quelques références importantes de l’historiographie française du sujet : nous pensons notamment aux travaux d’Igor Charras sur la constitution d’une législation anti-stupéfiants sous la Troisième République, et à ceux de Max Milner concernant l’usage des produits psychotropes par les littérateurs au xixe siècle6. La seconde, plus importante, concerne l’emphase de quelques formules figurant en introduction : « nation sous drogue », « société psychotrope », le recours aux substances chimiques présenté comme une « nouvelle norme », etc. Si l’autrice cherche systématiquement à quantifier les phénomènes qu’elle étudie à l’aide des maigres sources qui permettent de le faire (statistiques douanières et hospitalières, principalement), il nous semble que les preuves sont encore insuffisantes pour présenter la consommation des drogues comme un phénomène de masse dans la France du xixe siècle.
Notes
1 Assistant professor à la Christopher Newport University (État de Virginie).
2 Sur la genèse de ces deux concepts et la difficulté de leur donner une traduction satisfaisante en français, on lira : Marie-Hélène Bacqué et Carole Biewener, « L'empowerment, un nouveau vocabulaire pour parler de participation ? », Idées économiques et sociales, no 173, 2013, p. 25-32.
3 Les traductions sont de l’auteur de la recension.
4 Erwan Pointeau-Lagadec, Le Club des hachichins. Du mythe à la réalité, Paris, Le Manuscrit, 2020.
5 Le vaginisme est une pathologie psychosomatique qui se caractérise par des spasmes répétés et douloureux des muscles du vagin.
6 Par exemple : Igor Charras, « Genèse et évolution de la législation relative aux stupéfiants sous la Troisième République », Déviance & Société, vol. 22, no 4, 1998, p. 367-387 et Max Milner, L’Imaginaire des drogues, de Thomas de Quincey à Henri Michaux, Paris, Gallimard, 2000
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Référence papier
Erwan Pointeau-Lagadec, « Sara E. Black, Drugging France. Mind-Altering Medicine in the Long Nineteenth Century », Histoire, médecine et santé, 26 | 2024, 215-218.
Référence électronique
Erwan Pointeau-Lagadec, « Sara E. Black, Drugging France. Mind-Altering Medicine in the Long Nineteenth Century », Histoire, médecine et santé [En ligne], 26 | hiver 2024, mis en ligne le 01 novembre 2024, consulté le 24 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/hms/8801 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12riv
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