« Médecine à l’échelle du monde » : Entretien avec Nina Studer
- Cet article est une traduction de :
- “Medicine on a global scale”: Interview with Nina Studer [en]
Notes de la rédaction
La série d'entretiens « Médecine à l'échelle du monde » fait intervenir des chercheurs et chercheuses d’horizons variés afin de mettre en lumière les travaux actuels sur l’histoire globale de la médecine et de la santé, du xve siècle à nos jours. En croisant les points de vue, elle ouvre une fenêtre sur les questions, les perspectives et les débats qui animent actuellement ce champ dynamique de la recherche, lui-même globalisé. Afin de permettre l’accès au plus grand lectorat possible, tous les entretiens seront publiés en français et en anglais. Le texte qui suit est une traduction de la version originale de l’entretien, réalisé en anglais.
Texte intégral
Nina Studer est historienne et spécialiste de l’Afrique du Nord, des drinking studies (études sur les boissons et leur consommation), du colonialisme et de l’histoire des femmes. Elle est l’auteure du livre The Hidden Patients: North African Women in French Colonial Psychiatry (Böhlau Verlag, 2015). Depuis 2009, elle a mené des recherches et enseigné au sein des universités de Zurich, Marburg, Berne, Heidelberg, Hambourg et Bâle. Elle a rejoint l’université de Genève en 2023 comme chercheuse post-doctorale du Fonds national suisse de la recherche scientifique.
Martin Robert (MR) : Qu’est-ce qui vous a incitée à faire des recherches en histoire de la médecine ou de la santé ?
J’ai commencé à m’intéresser à l’histoire de la médecine durant mon master, alors que je cherchais un moyen de combiner mes différents centres d’intérêt. Je m’intéressais à l’histoire coloniale, à l’histoire de l’Afrique, à l’histoire arabe et à l’histoire des femmes – ou plus généralement aux questions de genre. Comme je cherchais un sujet au croisement de ces différents enjeux, j’ai décidé de faire porter mon mémoire de master sur l’idée, présente dans le Maghreb colonial, selon laquelle des bébés en gestation peuvent s’« endormir » dans le ventre de leur mère lors de grossesses (sleeping pregnancies). Il s’agit d’une tradition locale, acceptée par l’école de droit malékite – l’une des quatre écoles du droit musulman. Une grossesse peut ainsi durer deux ans, cinq ans, voire douze ou vingt ans. Cette tradition a été utilisée par des femmes en Afrique du Nord, consciemment ou inconsciemment, pour cacher la stérilité, l’infertilité, des enfants illégitimes, ou encore des avortements.
Lorsque j’ai abordé ce sujet, j’ai examiné les travaux ethnologiques de la période coloniale qui portaient sur ces questions, mais il m’a rapidement semblé que les sources médicales étaient en fait plus riches. Je me suis donc tournée vers les sources médicales coloniales pour étudier le concept des « grossesses en sommeil » en Afrique du Nord. À ce jour, il s’agit sans doute de l’un de mes projets dont la portée est la plus globale, car cette croyance était répandue dans l’ensemble de l’islam malékite, c’est-à-dire la quasi-totalité de l’islam en Afrique, à l’exception de l’Égypte et d’une partie de l’Afrique de l’Est. Le fondateur de l’islam malékite, Malik ibn Anas, se présentait lui-même comme un « enfant endormi » issu d’une telle grossesse. Le concept de « grossesse en sommeil » est donc intimement lié au malékisme. Dès le départ, je m’y suis intéressée en particulier au Maroc, mais aussi en Algérie et en Tunisie, ainsi qu’en Mauritanie, au Nigeria et dans d’autres pays africains. Je suis moi-même née au Maroc, et cela fait donc évidemment partie des raisons de mon intérêt pour la question. J’étais particulièrement intéressée, non pas tant par la construction de l’idée des « grossesses en sommeil » elle-même, mais par la manière dont ce phénomène était compris par les médecins français, qui l’observaient et l’interprétaient d’une façon qui les conduisait à formuler des théories erronées. C’est ainsi que je me suis initiée à l’histoire de la médecine.
MR : Quelles sont vos influences intellectuelles et historiographiques, ainsi que vos archives de prédilection ?
Mon approche est très interdisciplinaire, car je viens de domaines aussi variés que la linguistique arabe et les sciences islamiques. Je fais intervenir beaucoup de linguistique arabe et d’histoire africaine dans mon interprétation des sources médicales et psychiatriques. Je m’intéresse notamment à l’analyse comparative et intersectionnelle des questions de genre dans les contextes coloniaux à travers les sources médicales et psychiatriques. De nombreux travaux d’histoire m’ont inspirée dans mon approche de ces sujets, mais je me suis davantage référée à des travaux qui insistent sur la recherche empirique qu’aux approches plus théoriques. Je ne suis pas vraiment une historienne tournée vers l’élaboration de théories. J’ai bien sûr été nourrie par les classiques des études postcoloniales et du féminisme postcolonial. J’ai été particulièrement influencée par de formidables historiens qui travaillent sur l’Afrique du Nord, mais aussi sur la colonisation dans différentes parties du monde, y compris, évidemment, sur le colonialisme français, qui constitue mon domaine de spécialisation. Mon travail est marqué par les études de genre, ainsi que par l’histoire de la psychiatrie coloniale et de la médecine coloniale. Enfin, ce sont les spécialistes des études sur les boissons qui m’influencent actuellement, dans la mesure où je travaille désormais sur l’histoire de l’alcool et d’autres boissons en contexte colonial. Je m’appuie donc sur des historiographies très variées.
En ce qui concerne mes sources de prédilection, j’ai passé beaucoup de temps dans les archives, notamment à Nantes pour travailler sur la Syrie, et aussi à Paris, ainsi que dans les archives coloniales au Royaume-Uni. S’agissant de l’histoire médicale et psychiatrique, je m’intéresse en priorité aux sources imprimées, car j’étudie la manière dont les experts médicaux et psychiatriques ont influencé le grand public à travers les opinions, les théories, les diagnostics et le vocabulaire qu’ils emploient dans leurs publications. Par exemple, un psychiatre français, Jacques-Joseph Moreau de Tours, a voyagé dans ce qu’il appelait l’« Orient », en visitant des institutions psychiatriques à Malte, dans l’Empire ottoman et en Égypte. Il a ensuite publié, en 1843, un article intitulé Recherches sur les aliénés en Orient, qui relatait ce qu’il avait vu. Bien que cet article concerne spécifiquement les pays qu’il a visités, les psychiatres coloniaux travaillant en Afrique du Nord en ont fait par la suite l’un des textes fondateurs de leur discipline. À travers certaines anecdotes intégrées aux théories de la psychiatrie coloniale en France, on voit très bien que le contexte géographique n’était pas très important pour les psychiatres. Par exemple, l’auteur de l’article que je viens de citer évoque un souvenir à Beyrouth, où il raconte avoir vu une femme avoir un rapport sexuel en public avec un « fou ». Il raconte que les passants, dans la rue, sur la place du marché où cela avait lieu, se tenaient en cercle autour d’eux et n’étaient ni bouleversés ni indignés. En revanche, lui-même était scandalisé. Il écrit que la raison pour laquelle les curieux présents n’étaient pas indignés était que cet événement leur donnait « le consolant espoir qu’un nouveau saint venait d’être engendré ». Bien qu’aucun Nord-Africain n’ait jamais déclaré avoir été témoin d’une telle scène, celle-ci est intégrée à la tradition psychiatrique coloniale en Afrique du Nord. Cette croyance est ensuite reprise dans des publications anthropologiques et ethnologiques, de même que dans des récits de voyage. C’est ainsi qu’elle se répand. Je m’intéresse de près à ces transferts de connaissances depuis les publications médicales et psychiatriques vers d’autres genres littéraires, et je pense que la meilleure façon de les retracer est de consulter les documents publiés.
Shiori Nosaka (SN) : Quelles sont les principales conclusions de votre livre The Hidden Patients: North African Women in French Colonial Psychiatry (Böhlau Verlag, 2015) ?
Il est intéressant pour moi de revenir sur ce projet, car j’interprète beaucoup de choses un peu différemment aujourd’hui. Cela dit, mes principales conclusions sont, d’abord, que les femmes nord-africaines étaient invisibles, cachées, négligées dans les sources publiées comme dans la littérature secondaire en psychiatrie, sans pour autant être absentes des institutions psychiatriques. Ce n’était pas une absence que j’analysais, mais une invisibilité. Ensuite, j’ai constaté que certains historiens de la psychiatrie coloniale ont choisi de dépeindre le Maghreb colonial, en particulier pendant l’apogée de l’École d’Alger, comme un lieu d’expérimentation et d’innovation, sans mentionner que les femmes nord-africaines marginalisées ont régulièrement fait les frais de cette innovation.
Ma troisième conclusion est que la psychiatrie coloniale a façonné les préjugés postcoloniaux à l’égard des femmes nord-africaines, tout comme elle l’a fait pour les hommes, et que ces préjugés sont encore très présents aujourd’hui en France, mais aussi au Royaume-Uni ou en Allemagne, par exemple. Une partie des conceptions contemporaines sur les femmes nord-africaines a été justifiée, autorisée et diffusée par les écrits théoriques de ces psychiatres coloniaux. Par exemple, la croyance selon laquelle les femmes nord-africaines sont des victimes soumises des hommes nord-africains, mais qu’elles sont aussi hypersexuelles et en quelque sorte primitives – je me sens mal à l’aise en disant cela, mais ce sont des termes issus des sources. Ces croyances existent encore aujourd’hui. De même que d’autres études historiques l’ont fait pour les hommes nord-africains, j’analyse ces représentations à propos des femmes nord-africaines.
Quatrièmement, je pense que l’on peut écrire l’histoire de la psychiatrie coloniale en Afrique du Nord en s’intéressant uniquement aux femmes. Je pense qu’il est important de le faire. Les sources psychiatriques montrent une nette évolution dans la manière dont la folie était conçue quand il s’agissait des femmes nord-africaines. Les psychiatres coloniaux français ont d’abord pensé qu’elles étaient trop primitives pour développer des troubles mentaux. Ils pensaient que les problèmes mentaux étaient une maladie de la civilisation et que ces femmes n’avaient pas le degré de civilisation requis pour développer des problèmes psychiatriques. Or, après la création d’institutions psychiatriques en Afrique du Nord dans les années 1930, ces psychiatres français changent d’avis. Ils tendent alors à affirmer que les femmes nord-africaines « normales » – qui ne sont ni des patientes, ni des femmes chez qui des problèmes psychiatriques ont été diagnostiqués – sont tellement anormales dans leurs comportements quotidiens qu’il est tout simplement impossible d’identifier des troubles mentaux chez elles. Cette évolution peut être observée dans la psychiatrie coloniale en général, mais elle me semble particulièrement flagrante s’agissant des femmes.
Enfin, j’ai montré dans mon livre qu’en ce qui concerne les hommes nord-africains, les connaissances acquises par les psychiatres coloniaux français à partir de cas individuels au sein des institutions psychiatriques, que ce soit en France avant les années 1930 ou en Afrique du Nord par la suite, sont appliquées à la population générale. Par conséquent, l’ensemble de la population des hommes nord-africains est pathologisé puisqu’on l’analyse au prisme des cas spécifiques d’hommes souffrant de troubles mentaux dans les institutions. Chez les femmes, cependant, les études de cas individuelles contrastent fortement avec les théories formulées par les psychiatres coloniaux français. En effet, les études de cas contredisent les idées reçues selon lesquelles ces femmes seraient à la fois passives et opprimées, mais également perfides et sexualisées. Certaines études de cas montrent au contraire que les femmes pouvaient être violentes, extraverties et revendicatrices de leurs droits. Mais toutes ces connaissances qui auraient pu être tirées des études de cas n’ont pas imprégné la théorie. Il y avait une énorme différence dans la façon dont les études de cas étaient traitées selon qu’il s’agissait d’hommes ou de femmes en Afrique du Nord.
SN : Le prisme du genre est récemment devenu de plus en plus important dans le champ de l’histoire coloniale comme dans celui de l’histoire de la santé. Qu’est-ce que cette approche change selon vous ?
Je pense que lorsque nous étudions la médecine dans un contexte colonial, nous étudions également les multiples préjugés qui peuvent exister dans le champ médical. Ajouter ceux liés au genre parmi ces biais dont on fait l’analyse permet simplement d’apporter une nouvelle perspective sur les connaissances produites en histoire de la médecine coloniale. Ce n’est pas une approche complètement nouvelle, mais elle permet de découvrir certains mécanismes qui ont leurs spécificités. Ce qui m’a motivée au départ à entreprendre ces recherches était l’absence des femmes dans la littérature secondaire et les sources primaires traitant de la psychiatrie coloniale en Afrique du Nord, et, de manière plus générale, l’absence de questionnements liés au genre. L’inclusion du genre met évidemment en lumière l’histoire des femmes, mais aussi les représentations hégémoniques de la masculinité s’agissant de la manière de décrire les hommes nord-africains. Je pense que si nous omettons d’examiner ces questions, les hiérarchies inhérentes à la médecine coloniale vont persister. Il me semble que l’utilisation du prisme du genre permet d’examiner ces préjugés plus directement.
SN : Comment avez-vous lié vos recherches à d’autres travaux récents sur les questions de genre ?
J’ai été très intéressée par les publications récentes sur l’histoire des addictions liées au genre, car je travaille maintenant sur l’alcool et les boissons. Par exemple, au Royaume-Uni, il existe un groupe appelé Women and Alcohol au sein du Drinking Studies Network. Les analyses historiques des dépendances qui tiennent compte du genre chez les individus européens, en particulier les femmes européennes, me sont extrêmement utiles pour étudier la manière dont les addictions sont racialisées et attribuées au genre dans les contextes coloniaux. La manière dont on associe les addictions au genre des femmes européennes et des femmes dans les colonies sont, bien sûr, très différentes. Mais il n’en est pas moins intéressant de comparer les mécanismes qui rendent possibles ces catégorisations. Il existe des travaux qui traitent spécifiquement de la dimension genrée des addictions dans les colonies, dont plusieurs sont parus récemment. Plus généralement, je trouve que les publications récentes sur les femmes dans la médecine coloniale sont fantastiques. Je pense aux travaux de Liat Kozma sur le Moyen-Orient, par exemple. J’écris en ce moment un chapitre sur la première femme médecin algérienne – je veux dire française, mais née en Algérie –, Dorothée Chellier. Tous ces travaux sur la participation active de femmes européennes, sur leur implication dans la médecine coloniale, sur leur rencontre avec des femmes colonisées, qui étaient également des rencontres genrées et racialisées, sont très éclairants. Je dirais donc que les liens entre mes travaux et les publications récentes sur ces sujets concernent l’interprétation des dépendances selon le genre et la participation des femmes à la médecine coloniale.
Guillaume Linte (GL) : Depuis 2014, vous travaillez sur un nouveau sujet de recherche autour des boissons au Maghreb pendant la colonisation. Qu’est-ce qui vous a poussée à vous orienter vers cette question ? Comment ce travail s’articule-t-il avec vos recherches précédentes ?
Lors de mes recherches pour mon doctorat, j’ai été frappée par ce que j’appelle les « -ismes » décrits par les médecins métropolitains chez les populations colonisées et les colons. Par « ‑ismes », j’entends toutes les addictions particulières qui ont été décrites en contexte colonial. On y trouve l’alcoolisme, l’absinthisme, le vinisme, mais aussi le caféisme, le théisme, etc. C’est d’ailleurs le caféisme et le théisme qui, dans un premier temps, ont suscité mon intérêt. Dans un article écrit en 1948, le psychiatre français Charles Bardenat parle du lien entre la criminalité et ces addictions. Il évoque le cas d’un Nord-Africain ayant assassiné sa femme dans un accès de jalousie. Un psychiatre fut chargé de déterminer si l’homme était responsable de son crime. L’expertise détermina qu’il n’était pas responsable de son crime parce qu’il avait agi sous l’influence du café et du thé. Cet homme a donc été officiellement diagnostiqué comme souffrant de caféisme et de théisme. J’ai été tout à fait déconcertée par ce diagnostic, car je n’en avais jamais entendu parler auparavant. Il n’y avait pas de littérature secondaire sur ce sujet et j’ai donc commencé à compiler des sources sur le théisme. J’ai commencé à retracer le chemin de cette croyance dans les publications de médecins et de psychiatres français. Il s’est avéré que le diagnostic de théisme en particulier avait été posé pour des Tunisiens en 1926-1927, par le premier médecin tunisien formé en France, Béchir Dinguizli. Lorsque j’ai commencé à travailler sur le théisme, je me suis rendu compte que l’on pouvait retrouver des développements très similaires pour beaucoup de ces « -ismes » à propos des populations colonisées. Depuis lors, j’ai essayé d’en étudier le plus grand nombre possible, en particulier ceux que l’on estimerait aujourd’hui très clairement distincts les uns des autres, comme l’alcoolisme et le théisme.
GL : Que nous apprend le rapport à la consommation de boissons sur la médecine et la vie des sociétés à l’époque coloniale ?
Je m’intéresse à la manière dont les théories médicales et psychiatriques ont influencé le grand public, mais aussi à la manière dont elles ont été influencées par les populations locales, qu’il s’agisse des Nord-Africains ou des colons. Les colons français pensaient que les Nord-Africains consommaient de manière immodérée. Puis, les psychiatres français en ont fait une théorie médicale interprétant ce genre de consommation comme une maladie. Dans un article récent, j’ai appelé cela la théorie de « l’addiction innée », fondée sur l’idée que les Nord-Africains seraient nés menteurs, nés fainéants, nés voleurs, etc. J’ai ajouté « nés accros » (born addicts), en référence au psychiatre Pierre Maréchal qui a développé cette théorie en 1937. Il disait que les Arabes, et pas seulement les Tunisiens, étaient par nature susceptibles de devenir dépendants à presque n’importe quoi. Cela s’appliquait à tout type de substances consommables, des épices et du thé jusqu’à l’héroïne. Toutes ces substances étaient donc considérées comme dangereuses entre leurs mains. C’est ce qui était censé expliquer la différence de consommation entre les Français et les Nord-Africains. Or, si l’on observe les phénomènes d’addiction en Afrique du Nord coloniale, on constate que ce sont surtout les hommes français qui étaient généralement dépendants à l’alcool. L’alcoolisme constituait clairement le principal problème de dépendance, mais cela n’apparaît pas dans les sources. Tout comme le genre, je considère les habitudes de consommation d’alcool comme un prisme à travers lequel on peut étudier des phénomènes sociaux plus larges en contexte colonial. Le rapport à la consommation de nombreuses boissons étaient socialement construit : elles étaient considérées comme relativement inoffensives lorsqu’elles étaient consommées par des hommes français éduqués, mais lorsque les femmes, les classes populaires, les colonisés et certains colons en consommaient, ces boissons commençaient à devenir un problème, un problème de nature médicale. Ce qui m’intéresse aussi à propos des boissons dans les contextes coloniaux, c’est qu’elles font constamment resurgir la question de la « civilisation ». Les sources françaises attribuent un niveau de civilisation et des nationalités aux boissons. L’alcool est français, le thé, maghrébin, le café, un peu des deux, bien qu’il soit très différent s’il est consommé par l’un ou l’autre de ces deux groupes. De fait, la question de l’assimilation revient sans cesse dans les sources coloniales, lorsqu’il s’agit de savoir si les colonisés peuvent ou non devenir des Français. Les médecins et les psychiatres se réfèrent souvent aux boissons consommées pour évaluer le degré d’assimilation et de civilisation des Nord-Africains. C’est pourquoi les boissons sont si intéressantes. Elles sont associées à des nationalités, à des niveaux de civilisation et à des identités.
GL : Quelle est la place de l’islam dans cette construction d’identités autour de l’alcool et des boissons, avant et après la décolonisation ?
De toutes les boissons, le vin est véritablement le baromètre de la civilisation pour les Français en Afrique du Nord. Je suis toujours étonnée de voir à quel point mes sources traduisent une incompréhension de l’islam. Elles montrent une compréhension très limitée de son fonctionnement, mais elles insistent sur l’interdiction de l’alcool et sur la polygamie. L’islam tel qu’il est compris dans ces sources se définit par l’abstinence d’alcool, par opposition à la francité [Frenchness], qui se définit par la consommation de vin. Si les colons viennent de France, ils sont habitués à boire de l’alcool. Ils continuent de le faire pour célébrer leur mode de vie dans les colonies. Ils considèrent l’abstinence en matière de consommation d’alcool comme l’une des plus grandes différences entre eux et les populations colonisées. Pour les Français de l’époque, l’alcool répond à une logique que je qualifie de « tout ou rien » : si l’on commence à boire de l’alcool, on n’est plus musulman. C’est pourquoi la consommation d’alcool est considérée comme un signe que les Nord-Africains s’assimilent et se détournent de l’islam. En même temps, les Français voient dans une telle transformation des aspects négatifs, c’est-à-dire une assimilation qui peut mal tourner en raison de la surconsommation d’alcool. C’est directement lié à la production de vin et à la colonisation des territoires. L’Algérie n’était pas une région viticole avant la colonisation française. Avec la crise qui détruit les vignobles français dans les années 1870 et 1880, d’immenses vignobles sont plantés dans toute l’Algérie. Le vocabulaire utilisé pour décrire cet épisode est fascinant, car on le décrit vraiment comme si la civilisation française s’enracinait, par la vigne, dans le sol de la colonie. Lors du processus de décolonisation, certains résistants algériens parlaient d’arracher ce symbole de la France du sol algérien. Pour les Français, mais aussi pour certains Algériens et musulmans, l’alcool était considéré comme un symbole majeur de ce que la France apportait, comme quelque chose qui créait une distinction entre les deux populations. Si des musulmans en buvaient, c’était un comportement lié à la colonisation.
MR : Dans quelle mesure l’idée d’une histoire globale de la médecine ou de la santé vous semble-t-elle pertinente ?
C’est une question difficile pour moi, car mon approche est, pour ainsi dire, très régionale. Mais je pense que les approches globales de l’histoire de la médecine sont importantes. Typiquement, lorsque j’étudie l’histoire des addictions et l’histoire des drogues, je ne peux pas omettre le contexte international, notamment celui des réglementations, des interdictions, des taxes, etc. Par exemple, quelle a été l’influence, dans les empires coloniaux, des rapports des Nations unies sur l’utilisation de substances interdites ? J’écris actuellement une histoire de l’absinthe, qui montre comment la prohibition de l’absinthe s’est répandue. La Belgique a été la première à l’interdire en 1905, puis la Suisse en 1908, la France en 1915 et ainsi de suite. Toutefois, c’est en Algérie, dans les années 1840, que ces interdictions trouvent leur source. La diabolisation de l’absinthe a commencé en Algérie dans un contexte où l’on estimait que les colons et les soldats français en buvaient trop. La colonie était alors considérée comme en danger en raison de cette consommation immodérée d’absinthe. C’est pourquoi j’affirme que cette peur de l’absinthe est venue d’Afrique du Nord, avant de se déplacer vers la France, puis de s’étendre dans d’autres pays. Des développements similaires peuvent être observés en Indochine, à Madagascar et au sein d’autres colonies françaises. Je pense qu’il est par conséquent logique d’examiner de tels phénomènes d’une manière aussi globale que possible, même si l’on rencontre forcément des limites en raison des barrières linguistiques.
Pour citer cet article
Référence papier
Martin Robert, Guillaume Linte et Shiori Nosaka, « « Médecine à l’échelle du monde » : Entretien avec Nina Studer », Histoire, médecine et santé, 25 | 2024, 199-207.
Référence électronique
Martin Robert, Guillaume Linte et Shiori Nosaka, « « Médecine à l’échelle du monde » : Entretien avec Nina Studer », Histoire, médecine et santé [En ligne], 25 | été 2024, mis en ligne le 01 juillet 2024, consulté le 25 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/hms/8575 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/1217l
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