Interroger les masculinités pour étudier la contraception. Entre France et Burundi, regards croisés sur un défi théorique et méthodologique
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- 1 Cécile Thomé et Mylène Rouzaud-Cornabas, « Comment ne pas faire d’enfants ? La contraception, un t (...)
- 2 Mireille Le Guen et al., « Cinquante ans de contraception légale en France : diffusion, médicalisa (...)
- 3 Les enquêtes démographiques et de santé, mises en place et financées par l’Agence des États-Unis p (...)
- 4 Ministère à la présidence chargé de la Bonne Gouvernance et du Plan [Burundi], ministère de la San (...)
- 5 Cet entretien a été mené le 2 juin 2022 par Francesca Arena et Aude Fauvel.
Enquêter sur la contraception se fait généralement auprès des femmes. C’est notamment le cas en France, où ce sont elles qui, à l’heure actuelle, prennent en charge cet aspect de la vie du couple1, comme dans la plupart des pays où la contraception médicale est majoritaire2. C’est aussi le cas au Burundi, où les enquêtes démographiques et de santé – mises en place dans une tradition de santé publique post-coloniale des années 19803 – mesurent uniquement auprès des femmes l’utilisation de méthodes de contrôle et d’espacement des naissances4. La confrontation à la parole masculine sur ce thème, et à ce qu’elle dit des masculinités, ne va alors pas de soi et nous met face à différents défis théoriques et méthodologiques. À partir des regards croisés de deux chercheuses, l’une en épidémiologie, l’autre en sociologie, cet entretien5 propose d’interroger à la fois les difficultés d’une enquête sur la contraception qui s’intéresse également aux hommes et l’intérêt de prendre en compte la question des masculinités pour éclairer le poids des contextes socioculturels et historiques sur la contraception.
- 6 Joëlle Schwarz, René Manirakiza et Sonja Merten, « Reproductive Governance in a Fragile and Popula (...)
- 7 Joëlle Schwarz et al., « “So That’s Why I’m Scared Of These Methods” : Locating Contraceptive Side (...)
- 8 Cécile Thomé, « Faire parler les silences », dans CollectiF B. (dir.), Parler de soi. Méthodes bio (...)
Joëlle Schwarz a conduit sa recherche entre 2013 et 2016 au Burundi, dans un contexte de densité de population élevée et de tensions sociales et foncières marquées, notamment dues à une situation politique et économique très précaire. Le discours politique local autour de la question populationnelle, largement appuyé par les pays du Nord à travers les organisations internationales, incite la population à baisser la natalité en promouvant les méthodes contraceptives hormonales6. Dans ses travaux, Joëlle Schwarz s’est intéressée à la réception des discours politiques de l’État et des autorités religieuses dans la population et aux différentes pratiques contraceptives situées, au moyen d’observations, d’entretiens formels et informels avec des personnes clés, d’entretiens individuels approfondis (13 femmes et 3 hommes suivis sur trois ans) et de focus groupes (30 hommes, 10 femmes7). La recherche de Cécile Thomé s’appuie sur un travail de terrain effectué en France entre 2014 et 2017, et notamment sur un corpus de 71 entretiens sur la contraception et la sexualité menés auprès de 43 femmes, 27 hommes et un couple entre 20 et 84 ans8. En mettant en regard ces entretiens avec un travail d’archives, il s’agissait de déterminer les effets qu’avait eue sur les pratiques sexuelles et les rapports de genre la légalisation de la contraception médicale, votée en France en décembre 1967.
Francesca Arena et Aude Fauvel : Comment en êtes-vous venues à vous intéresser aux masculinités dans vos terrains respectifs ?
- 9 Isabelle Clair, « Pourquoi penser la sexualité pour penser le genre en sociologie ? Retour sur qua (...)
- 10 Raewyn Connell, Masculinités. Enjeux sociaux de l’hégémonie, Paris, Éditions Amsterdam, 2014.
Cécile Thomé : La particularité de mon travail de thèse est qu’il cherchait à aborder la contraception d’un point de vue de sociologue, donc en me distanciant de ce qu’auraient pu faire des travaux de santé publique, visant par exemple à déterminer comment on était arrivé à la diffusion d’une contraception « plus efficace ». Dès le début, ce qui m’intéressait, c’était le poids des normes et des représentations sociales sur les pratiques : comprendre un phénomène plutôt que l’améliorer. Et, dès le début, c’est autour des rapports de genre que se sont cristallisés mes résultats : la diffusion de la contraception et les évolutions en matière de sexualité qui y étaient liées ne pouvaient pas être comprises sans réfléchir de manière plus générale aux rapports entre hommes et femmes, et elles contribuaient aussi à expliquer ces rapports9. En travaillant sur le genre, la question des masculinités m’est très vite apparue comme particulièrement intéressante, notamment parce que la responsabilité en matière de contraception est beaucoup moins figée que ce que l’on pourrait penser aujourd’hui, où elle peut sembler avoir toujours été féminine. En fait, jusqu’à une époque récente, la contraception reposait principalement sur le retrait et était donc une responsabilité largement dévolue aux hommes. Comprendre le lien entre ces pratiques et les types de masculinité10 était ainsi particulièrement nécessaire.
Joëlle Schwarz : De la même manière que dans la recherche de Cécile, le genre a été intégré dans la mienne comme une dimension essentielle dès le départ. Le genre a clairement émergé dans les entretiens comme un concept structurant les préférences et usages contraceptifs, tant auprès des personnes interrogées pour leurs pratiques qu’auprès des personnes clés telles que les leaders religieux. En effet, tandis que l’État promeut l’adoption des méthodes de contraception dites modernes (méthodes hormonales) de façon très appuyée et en visant essentiellement les femmes à travers ses communications et ses centres de santé, les instances religieuses, elles, déploient un discours axé sur la cohésion des couples et la « paternité responsable » dans l’espacement et la limitation des naissances. Cette dimension a cependant émergé tardivement dans ma recherche et je n’ai pas pu explorer la façon dont la masculinité positive est promue par l’Église catholique lors des séances de formation dédiées aux couples mariés. Ce qui m’a paru rapidement clair toutefois, c’est que, dans un contexte post-conflit où l’organisation sociale est déstructurée et en crise (notamment en termes de rôles de genre, pour assurer les moyens de subsistance des ménages et l’appartenance sociale qui se joue largement autour des questions de maternité/paternité), les perspectives et les opportunités des femmes et des hommes ne sont pas les mêmes. À travers les entretiens menés avec des femmes, j’ai pu montrer que le corps matériel est une ressource importante pour les femmes et que sa préservation est primordiale : les risques liés à l’adoption de méthodes hormonales, notamment les effets secondaires comme les dysménorrhées, sont estimés trop élevés par une grande partie des femmes à cause de la position sociale qu’elles occupent. Mes entretiens ont révélé que ces aspects de socialité et de corporalité définissent aussi les positions sociales des hommes en lien avec la santé reproductive, par exemple à travers les notions de « capacité corporelle à s’abstenir » ou de « paternité responsable ».
Francesca Arena et Aude Fauvel : Comment votre positionnement, notamment en tant que femme, a-t-il influencé votre manière d’aborder le terrain et la recherche ?
- 11 Isabelle Clair, « La sexualité dans la relation d’enquête. Décryptage d’un tabou méthodologique », (...)
Cécile Thomé : Le fait d’être une jeune femme a permis la création d’une forme de « complicité » avec la majorité des enquêtées, ce qui était moins le cas avec les hommes interrogés. Avec ces derniers, le premier effet du fait d’être une femme se jouait d’ailleurs en amont de l’entretien, lors de l’organisation de celui-ci, concernant son lieu de réalisation. Au début de ma recherche, je menais les entretiens au domicile des personnes, pour leur confort et pour pouvoir observer et analyser leur environnement de vie, comme le recommande la méthode ethnographique. Mais il m’est vite apparu que parler de sexualité avec un homme à son domicile pouvait être problématique, et en tout cas que cela me mettait très mal à l’aise. C’est à cette même époque qu’Isabelle Clair a publié son article « La sexualité dans la relation d’enquête. Décryptage d’un tabou méthodologique11 », qui aborde ce risque que l’entretien prenne la forme d’un « script sexuel », qu’il porte d’ailleurs ou non sur le thème de la sexualité. Son article m’a donné la possibilité d’identifier la cause de ma gêne et a conféré une légitimité scientifique à mon sentiment de danger – et à la possibilité de continuer à être une « bonne sociologue », même sans mener les entretiens chez les enquêtés. À partir de là, j’ai effectué tous les entretiens avec des hommes dans mon bureau : l’institution universitaire me servait en quelque sorte de « blouse blanche » pour afficher la scientificité de ma démarche et de ma posture, et me donnait le sentiment d’être en sécurité. Ce cadre strict me rassurait et je pense que cela rassurait également les interviewés.
- 12 Les ASC sont des citoyen·nes sommairement formé·es par les instances publiques ou des organisation (...)
- 13 Il faut préciser qu’aucune femme participante ne m’a demandé un appui financier ou social (ce qui (...)
Joëlle Schwarz : Contrairement à Cécile, ce n’est pas mon positionnement en tant que femme qui posait le plus de questions sur le terrain ; c’est avant tout le fait d’être blanche et européenne, ainsi que le risque que représentait pour ma recherche le fait d’être perçue comme une professionnelle de la santé travaillant dans le cadre des politiques de planification familiale. Pour limiter les effets de mon positionnement, j’ai effectué mon terrain en milieu rural, en résidant dans une pension modeste et en me déplaçant sur mon site d’observation à pied. J’étais toujours accompagnée d’une ou d’un interprète burundais expérimenté dans le travail avec les populations rurales. Malgré ces dispositions, la distance socioéconomique était abyssale et les personnes que j’ai abordées spontanément dans les lieux publics comme le marché, la rue, ou à la sortie de l’église étaient mal à l’aise et plutôt fuyantes. C’est donc d’abord pour une question d’accès au terrain que je me suis principalement intéressée aux discours des femmes : ce sont les premières que j’ai réussi à recruter, en passant par les centres de santé et en les abordant lorsqu’elles venaient faire vacciner leurs enfants. Les entretiens étaient menés soit sur place dans un endroit à l’écart du centre de santé, soit dans le jardin de la pension où je logeais. Pour explorer le point de vue et les expériences des hommes, j’ai entrepris de recruter des participants par le biais de deux activités qui les regroupent : les activités sportives ayant lieu dans un centre communal près de mon logement et les activités d’agents de santé communautaire (ASC)12. Les premiers entretiens avec des jeunes hommes se sont avérés problématiques, car le discours pendant et après l’entretien était très orienté vers leur situation professionnelle et économique difficile, et ils m’ont adressé des demandes d’appui financier ou de mise en relation avec des personnes influentes du lieu ou de la capitale. Le rapport avec les hommes interviewés m’a également fait douter de la qualité des échanges à cause du potentiel biais de désirabilité à répondre ce qui est attendu. Pour ces raisons, j’ai opté pour une solution consistant à faire émerger la voix des hommes au moyen de focus groupes (FGD)13. Par ailleurs, les entretiens individuels étant toujours menés avec un ou une interprète, le « script sexuel » décrit par Cécile n’a pas été ressenti, à l’exception d’un cas avec un participant qui m’envoyait par téléphone des messages parfois ambigus lors de mes séjours.
Francesca Arena et Aude Fauvel : Est-il facile de faire parler les hommes de contraception ?
- 14 Mireille Le Guen, Mylène Rouzaud-Cornabas et Cécile Ventola, « Les hommes face à la contraception. (...)
Cécile Thomé : Pour mieux rendre compte de la place des hommes dans le paysage contraceptif du second xxe siècle et du début du xxie siècle, il m’a effectivement semblé indispensable de m’intéresser à la parole des hommes. Mais ce n’était pas forcément évident : ainsi, les enquêtes quantitatives sur la contraception, qui existent depuis les années 1970, n’ont longtemps interrogé que les femmes14. Toutefois, les travaux sur les hommes dans la contraception commençaient à émerger et j’ai pris part à cette tendance en cherchant aussi à les interroger. Cela n’a d’ailleurs pas été sans peine : lors du recrutement de mes enquêtées, que ce soit par affichettes dans des centres de dépistage, sur Internet ou par l’intermédiaire de médecins, seules les femmes me répondaient. Il a fallu que je modifie « Enquête sur la contraception » en « Enquête sur l’utilisation du préservatif » pour obtenir que des hommes se sentent concernés et me rappellent pour des entretiens.
La difficulté pouvait aussi se loger dans l’entretien même. Parmi les résultats que j’ai pu mettre en évidence, il est vite apparu que la norme de la performance sexuelle masculine, caractérisée par la capacité et l’endurance érectile, était très présente. Pour pouvoir aborder les situations et les expériences qui sortaient de cette norme de performance, j’ai opté pour une posture compréhensive. Ainsi, lorsqu’un interviewé me racontait un rapport sexuel qui ne s’était pas passé comme prévu, par exemple une première relation où l’érection avait été difficile à conserver pour un jeune homme, il me semblait important de confirmer que c’était une expérience largement partagée, que j’avais entendu raconter de manière régulière au cours de mes entretiens précédents. Les encourager en leur signifiant qu’ils n’étaient pas les seuls à faire face à des difficultés dans cette sphère intime, et surtout ouvrir la possibilité de ne pas coller à la norme, voire de la déconstruire, était ainsi fondamental dans la conduite de l’entretien.
Joëlle Schwarz : Les entretiens menés avec des hommes se sont vite révélés problématiques. Dans un premier entretien, le discours de l’homme était très normé, il donnait le récit des choix qu’il avait effectués et imposés à son épouse (l’utilisation de l’implant), malgré les plaintes de celle-ci liées aux effets secondaires. Dans un contexte post-conflit de violence domestique prononcée, écouter ce type de récit me mettait dans une posture inconfortable que je ne savais pas maîtriser. Pour les raisons évoquées plus haut, j’ai choisi de mener des focus groupes avec les hommes. Ceux-ci permettent d’explorer des valeurs et normes partagées dans le groupe, ou éventuellement des vues divergentes, mais ils ne permettent pas d’approfondir les expériences et les pratiques dans les circonstances de vie situées des individus. Ainsi, les aspects de socialité et de corporalité qui ont émergé des entretiens avec les femmes, et qui se sont présentés sous des formes et déclinaisons très diverses chez celles-ci, n’ont pas été explorés avec les hommes. Les FGD avec des jeunes hommes ont permis de discuter de leurs difficultés ou craintes à s’engager dans des relations avec les femmes, en lien avec le VIH (« On ne peut pas faire confiance à une femme qui demande l’utilisation du préservatif. ») ou la crainte de la grossesse (« Les filles enceintes vont te faire croire que c’est toi le père et tu devras endosser la responsabilité d’un autre. »)
- 15 Isabelle Clair, « La découverte de l’ennui conjugal. Les manifestations contrariées de l’idéal con (...)
Cécile Thomé : Même si, en France, mener des entretiens avec des hommes a été plus facile, la question de la présentation de soi par les enquêtés s’est posée également dans le cadre de ma recherche. Je suis une sociologue qui travaille sur les questions de sexualité et de genre, ce qui a été pris en compte par les hommes interrogés lorsqu’il s’est agi de me raconter leurs expériences. En particulier, j’ai ressenti régulièrement une forme de peur du « faux pas » face à une femme, qui plus est spécialiste des questions de genre : cela pouvait par exemple se donner à entendre sous la forme de précautions oratoires en début de réponse (« Je ne suis pas macho, mais… »), ce qui sous-entendait bien une attention à la manière dont j’allais les percevoir. Ces précautions sont à comprendre à la fois dans le cadre d’une diffusion d’un « ethos égalitaire15 », qui fait qu’il est difficile désormais de tenir un discours ouvertement inégalitaire (notamment face à une sociologue du genre, bien sûr) et dans celui d’un recrutement forcément biaisé, comme le sont tous les recrutements : les personnes avec lesquelles j’ai mené des entretiens ont accepté de parler de sexualité et de genre pendant une heure et demie avec moi. Si l’on s’intéresse aux hommes, il est donc évident qu’il y a un éventail de discours et de formes de masculinités auxquels je n’ai pas eu accès – de même que, auprès de la population féminine, j’ai relevé beaucoup moins de récits de violences sexuelles que ce à quoi j’aurais pu m’attendre, car je pense que les femmes qui en avaient subi et ne désiraient pas en parler n’ont pas répondu à mes sollicitations.
Francesca Arena et Aude Fauvel : Du point de vue théorique, quel est l’intérêt de s’intéresser aux masculinités lorsque l’on enquête sur la contraception ?
Cécile Thomé : Dans le cas de la France, où la responsabilité féminine de la contraception apparaît aujourd’hui comme quelque chose d’évident, quasiment « naturel », s’intéresser aux masculinités permet notamment de dénaturaliser le fait que la contraception est forcément féminine et médicalisée. En France, avant le tournant de la fin des années 1960, on peut trouver dans des lettres ou des verbatim des phrases du type : « Un homme ne fait pas un enfant à sa femme tous les ans. » L’homme est considéré comme responsable des naissances, et sa capacité à maîtriser son corps et ses « pulsions » est valorisée. Avec le basculement vers une utilisation féminine de la contraception, cette compétence devient une responsabilité, et même un travail attendu, mais qui n’est pas valorisé. Ainsi, en changeant de genre, la contraception a changé de valeur, ce qui permet d’interroger les représentations du masculin et du féminin dans la société française de manière plus générale.
Joëlle Schwarz : Dans le cas du Burundi et pour l’étude des pratiques contraceptives, s’intéresser aux masculinités est nécessaire. En effet, il a paru essentiel de situer les choix et les pratiques des femmes en fonction de leur position sociale genrée pour comprendre comment certaines adoptent les méthodes hormonales et par là même endossent la responsabilité reproductive, tandis que d’autres refusent cette dernière et préfèrent maintenir l’engagement de leur partenaire dans la pratique des méthodes dites naturelles. Dès lors, situer les pratiques et les expériences des hommes semble tout aussi pertinent. Et ce d’autant plus que l’on observe, au Burundi, un basculement des responsabilités contraceptives, ou du moins la présence de différents régimes de responsabilités. Comprendre comment les hommes naviguent différemment au travers des injonctions sociales – « paternité responsable » – et corporelles – savoir se contrôler, être abstinent pendant les fenêtres fertiles – en fonction de leurs circonstances de vie dans un contexte de tissu social déstructuré est un élément clé pour mettre en perspective les choix et pratiques contraceptives.
Cécile Thomé : De mon côté, dans les entretiens effectués, ce n’est plus tant dans un discours sur la maîtrise de soi que dans la norme de la performance sexuelle masculine, caractérisée par la capacité érectile et l’endurance, que les aspects en lien avec la sexualité et la contraception concernant la masculinité sont ancrés. Même si l’on peut trouver des postures de rejet ou de détournement de cette norme dans les entretiens, elle demeure à l’arrière-plan des représentations de la sexualité masculine. À titre d’exemple, les pratiques non pénétratives, présentées parfois positivement par les hommes dans leur discours, résultaient généralement de situations de contraintes (liées à l’âge ou à l’incapacité à tenir une érection) qui avaient évolué vers d’autres pratiques. C’est peut-être en partie à mettre en lien avec le fait que mes entretiens ont été menés entre 2014 et 2017, donc avant le mouvement #MeToo, qui a contribué à permettre d’autres formes de discours dans l’espace médiatique – mais il reste difficile de voir les effets que cela a pu avoir dans l’intimité sexuelle ordinaire des hommes et des femmes. Il faudrait mener aujourd’hui, près de dix ans plus tard, de nouveaux entretiens avec des hommes : ils apporteraient peut-être des éléments différents, du fait d’une part d’une capacité plus forte à se distancier de cette norme, et d’autre part de la médiatisation de répertoires plus variés autour des capacités et responsabilités masculines autour de la sexualité et de la contraception.
Joëlle Schwarz : La question des masculinités est toujours à penser dans une perspective intersectionnelle. Un aspect que je n’ai pas pu explorer, intersectionnel au genre, est celui de la question ethnique. Les conflits qui affectent la population burundaise depuis des décennies sont liés à l’organisation sociale et politique qui a prévalu avant, pendant et après la colonisation, notamment autour des groupes ethniques. Des massacres nombreux et ciblés ont eu lieu qui ont frappé tantôt un groupe, tantôt l’autre, et les considérations politiques et sociales des représentations populationnelles sont très présentes. Dès lors, on peut supposer que les enjeux et attitudes face à la natalité, notamment en matière de masculinités et de filiation patrilinéaire, sont importants et potentiellement marqués par la question ethnique. Cette question n’a pas été explorée, car beaucoup trop sensible et dangereuse, non seulement pour moi, mais aussi, et surtout, pour les personnes interviewées et les assistantes et assistants de recherche.
Notes
1 Cécile Thomé et Mylène Rouzaud-Cornabas, « Comment ne pas faire d’enfants ? La contraception, un travail féminin invisibilisé », Recherches sociologiques et anthropologiques, vol. 48, no 2, 2017, p. 117‑137.
2 Mireille Le Guen et al., « Cinquante ans de contraception légale en France : diffusion, médicalisation, féminisation », Population & Sociétés, no 549, 2017.
3 Les enquêtes démographiques et de santé, mises en place et financées par l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID) et plusieurs institutions des Nations unies, suivent l’évolution dans le Sud global des indicateurs liés à la santé sexuelle et reproductive, la nutrition, la mortalité et l’utilisation des services de santé. Pour une critique post-coloniale de ces instances, voir David Reubi, « Epidemiological Imaginaries of the Social. Epidemiologists and Pathologies of Modernization in Postcolonial Africa », Medical Anthropology Quarterly, vol. 34, no 3, 2020, p. 438-455.
4 Ministère à la présidence chargé de la Bonne Gouvernance et du Plan [Burundi], ministère de la Santé publique et de la Lutte contre le sida [Burundi], Institut de statistiques et d’études économiques du Burundi (ISTEEBU) et ICF, Troisième enquête démographique et de santé, Bujumbura, ISTEEBU, MSPLS, et ICF, 2017.
5 Cet entretien a été mené le 2 juin 2022 par Francesca Arena et Aude Fauvel.
6 Joëlle Schwarz, René Manirakiza et Sonja Merten, « Reproductive Governance in a Fragile and Population-Dense Context. Family Planning Policies, Discourses, and Practices in Burundi », The European Journal of Development Research, vol. 34, no 6, 2022, p. 2666‑2687.
7 Joëlle Schwarz et al., « “So That’s Why I’m Scared Of These Methods” : Locating Contraceptive Side Effects in Embodied Life Circumstances in Burundi and Eastern Democratic Republic of the Congo », Social Science & Medicine, vol. 220, 2019, p. 264‑272 ; Joëlle Schwarz et Sonja Merten, « “The Body is Difficult”. Reproductive Navigation Through Sociality and Corporeality in Rural Burundi », Culture, Health & Sexuality, 2023, vol. 25, no 1, p. 78‑93.
8 Cécile Thomé, « Faire parler les silences », dans CollectiF B. (dir.), Parler de soi. Méthodes biographiques en sciences sociales, Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 2020, p. 227‑238.
9 Isabelle Clair, « Pourquoi penser la sexualité pour penser le genre en sociologie ? Retour sur quarante ans de réticences », Cahiers du Genre, vol. 54, no 1, 2013, p. 93‑120.
10 Raewyn Connell, Masculinités. Enjeux sociaux de l’hégémonie, Paris, Éditions Amsterdam, 2014.
11 Isabelle Clair, « La sexualité dans la relation d’enquête. Décryptage d’un tabou méthodologique », Revue française de sociologie, vol. 57, no 1, 2016, p. 45‑70.
12 Les ASC sont des citoyen·nes sommairement formé·es par les instances publiques ou des organisations non gouvernementales à sensibiliser leur communauté sur divers thèmes socio-sanitaires, y compris la planification familiale.
13 Il faut préciser qu’aucune femme participante ne m’a demandé un appui financier ou social (ce qui demeure un peu mystérieux pour moi). Elles m’ont régulièrement demandé des conseils sur la contraception, et j’ai systématiquement rappelé que je n’étais pas professionnelle de la santé et les ai référées vers celles et ceux-ci. J’ai cependant partagé mon expérience contraceptive avec certaines participantes, lorsqu’elles me le demandaient.
14 Mireille Le Guen, Mylène Rouzaud-Cornabas et Cécile Ventola, « Les hommes face à la contraception. Entre norme contraceptive genrée et processus de distinction », Cahiers du Genre, vol. 70, no 1, 2021, p. 157‑184.
15 Isabelle Clair, « La découverte de l’ennui conjugal. Les manifestations contrariées de l’idéal conjugal et de l’ethos égalitaire dans la vie quotidienne de jeunes de milieux populaires », Sociétés contemporaines, vol. 83, no 3, 2011, p. 59‑81.
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Référence papier
Cécile Thomé et Joëlle Schwarz, « Interroger les masculinités pour étudier la contraception. Entre France et Burundi, regards croisés sur un défi théorique et méthodologique », Histoire, médecine et santé, 25 | 2024, 121-129.
Référence électronique
Cécile Thomé et Joëlle Schwarz, « Interroger les masculinités pour étudier la contraception. Entre France et Burundi, regards croisés sur un défi théorique et méthodologique », Histoire, médecine et santé [En ligne], 25 | été 2024, mis en ligne le 01 juillet 2024, consulté le 24 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/hms/8308 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/1217h
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