Les hygiéniques de la Pharmacie centrale de France : entre semi-médicaments et produits de confort
Résumés
La Pharmacie centrale de France est une coopérative industrielle et capitaliste entre pharmaciens fondée en 1852 par F.L.M. Dorvault. À partir des années 1870 elle se propose de commercialiser une nouvelle gamme de produits : les hygiéniques. Situés au croisement de l’alimentaire, du médical et du cosmétique ces produits sont destinés à l’entretien interne et externe du corps. Ces hygiéniques sont avant tout des innovations commerciales et industrielles. Il s’agit pour l’entreprise de répondre à des logiques de consommation guidées par les nouvelles sensibilités qui s’imposent au sein de la bourgeoisie. Pour certains pharmaciens cette orientation est synonyme de déclassement. L’officine se tourne malgré tout vers ces produits appelés à un avenir certain puisqu’ils composent aujourd’hui ce qu’il est convenu d’appeler la parapharmacie.
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- 1 Les archives de la Pharmacie centrale de France sont composées des comptes rendus d’assemblée génér (...)
- 2 FAURE Olivier, Les Français et leur médecine, Paris, Belin, 1993.
1Créée en 1852 sous l’impulsion de François-Louis-Marie Dorvault (1815-1879), un pharmacien parisien, la Pharmacie centrale de France est une société capitaliste entre pharmaciens1. Depuis le Consulat ceux-ci sont divisés, au même titre que les médecins, en deux corps : les pharmaciens de première classe, reçus par les facultés, et les pharmaciens de seconde classe, reçus par les jurys départementaux2. Entre les deux groupes les tensions sont palpables, les premiers regardant parfois avec condescendance les seconds qui n’ont obtenu, à leurs yeux, qu’un diplôme au rabais. L’unité est cependant de mise lorsqu’il s’agit de dénoncer le développement de l’exercice illégal de la pharmacie.
2Depuis la loi du 21 germinal an XI, les pharmaciens jouissent en effet du monopole de la préparation et de la distribution de drogue au poids médicinal, c’est-à-dire au détail. Monopole théorique cependant au vu des nombreuses ambiguïtés de la législation ainsi que de la tolérance des autorités à l’égard des illégaux. En ce milieu du XIXe siècle, les pharmaciens éprouvent ainsi parfois un sentiment de dépossession de leur identité professionnelle. Concurrencés par les herboristes, les épiciers, les religieuses, les médecins et les charlatans pour la vente au détail, ils sont aussi, de plus en plus, amenés à acheter des médicaments prêts à être vendus auprès de grandes maisons de droguerie qui contrôlent l’approvisionnement en gros.
- 3 SUEUR Nicolas, La Pharmacie centrale de France, une entreprise au service des pharmaciens (1852-187 (...)
- 4 FRIOUX Stéphane, FOURNIER Patrick, CHAUVEAU Sophie, Hygiène et santé en Europe, De la fin du XVIIIe(...)
- 5 VIGARELLO Georges, Le propre et le sale, l’hygiène du corps depuis le Moyen Âge, Paris, Seuil, 1985 (...)
- 6 LAROUSSE Pierre, Nouveau dictionnaire de la langue Française, 1856, p. 295.
- 7 BOURDELAIS Patrice, Les hygiénistes. Enjeux, modèles et pratiques, Paris, Belin, 2001.
3C’est précisément sur ce sentiment de « crise de la pharmacie » que F-L-M Dorvault cherche à fédérer la profession autour de son entreprise, qui s’apparente à la fois à un projet commercial, industriel et moral destiné à défendre le monopole des pharmaciens sur le médicament3. La Pharmacie centrale de France apparaît comme l’une des plus importantes maisons de droguerie de la seconde moitié du XIXe siècle. Elle se fixe pour objectif le développement de la fabrication de drogues à une échelle industrielle. Dans les années 1870 la direction envisage de lancer une nouvelle gamme de produits : les hygiéniques. Ce programme commercial s’inscrit dans une période marquée par la « mise en action de l’hygiène »4. Entrée dans le vocabulaire dès le début du XIXe siècle5 « l’hygiène » finit par désigner progressivement « l’ensemble des dispositifs et des savoirs favorisant l’entretien » de la santé. Les hygiéniques de la PCF seraient donc des produits destinés à « conserver la santé »6. Si les historiens se sont beaucoup intéressés aux théories hygiénistes, aux acteurs de l’hygiénisme7 (médecins, scientifiques, ingénieurs, États), ils ont quelque peu négligé le rôle des agents économiques. Lorsqu’ils apparaissent, ils sont davantage présentés comme des cibles de l’hygiène publique notamment du fait des pollutions qu’ils génèrent. Les industriels de la pharmacie se sont pourtant intéressés à ce marché qui semble particulièrement lucratif. Aux yeux de la PCF les hygiéniques sont en effet des produits du quotidien qui sont à l’opposé des médicaments, dont la vente est trop ponctuelle.
4À travers les hygiéniques nous voudrions revenir sur le concept d’innovation pharmaceutique et nous interroger plus largement sur les frontières du médicament au XIXe siècle.
Les hygiéniques ou le triomphe des logiques industrielles et commerciales
- 8 CHAUVEAU Sophie, « Le statut légal du médicament en France, XIXe-XXe siècle », in BONAH Christian, (...)
5Le XIXe siècle se caractérise par l’essor des spécialités, produits de « fantaisie », « préparés à l’avance et en quantités suffisantes pour être vendus dans différentes officines »8. Ces hygiéniques ne sont pas sans rappeler ces formes pharmaceutiques ou médicamenteuses qui connaissent alors un réel succès auprès du public. Présentées le plus souvent comme des inventions, les spécialités puisent en réalité dans un héritage thérapeutique ancien.
- 9 AG de la PCF, 1874, la Voulte-sur-Rhône.
- 10 PENNES J. A., Documents présentés au corps médical pour établir les propriétés du vinaigre antisept (...)
- 11 Ibidem.
6Les hygiéniques de la Pharmacie centrale de France se déclinent en deux catégories : les hygiéniques alimentaires et les hygiéniques de parfumerie. La première catégorie regroupe sept produits : une liqueur de table, baptisée cordial de Saint-Denis, de l’eau de mélisse des Carmes, de l’essence de café, de l’eau de fleur d’oranger, du chocolat, du thé, et une fécule analeptique9. La seconde catégorie comprend seulement huit produits parmi lesquels un élixir dentifrice, une poudre dentifrice, un vinaigre hygiénique, une eau de Cologne, des extraits d’odeurs, de la pommade cosmétique et un savon de toilette. Ces produits hygiéniques s’adressent à l’entretien du corps à la fois interne et externe. La Pharmacie centrale n’est pas un cas à part. Dès les années 1860 des maisons de droguerie, des pharmaciens se sont lancés dans la fabrication et la commercialisation de produits dits hygiéniques. C’est le cas de J.-A. Pennès qui, dans une brochure (1878), vante les propriétés de son vinaigre antiseptique et hygiénique10, capable de « préserver des maladies conta-gieuses » comme la diphtérie ou la variole11. Le terme d’antiseptique rappelle les récentes avancées opérées par Pasteur et Lister dans ce domaine. Mais l’innovation pharmaceutique s’inscrit d’abord dans une rhétorique commerciale où le mot hygiénique est associé à la vieille notion de panacée, censée triompher de l’impuissance thérapeutique. Signe de la vogue que rencontre l’hygiène, de nombreux industriels de la pharmacie vantent les propriétés hygiéniques de leurs produits dans les publicités.
7Afin de faciliter l’écoulement de ces produits sur le marché, ces grossistes proposent des rabais importants aux pharmaciens. Cette vogue de l’adjectif hygiénique, accolé à des spécialités vendues par des pharmaciens, témoigne d’un intérêt commercial et thérapeutique accru des industriels du médicament pour l’hygiène.
- 12 AG de la PCF, 1874.
- 13 Société de médecins et de chirurgiens, Dictionnaire des sciences médicales, vol. 6 (COL-COR), Paris (...)
- 14 Ibidem.
8Les années 1870-1880 sont le plus souvent associées, en France, aux progrès de la chimie et aux découvertes pastoriennes. Après ses travaux sur les maladies animales (charbon des moutons), Pasteur élabore en effet sa théorie des germes (1878). Ces innovations scientifiques n’excluent pas le maintien de thérapeutiques traditionnelles. Les hygiéniques de la Pharmacie centrale apparaissent à cet égard très largement comme des héritages. La coopérative ne s’en cache pas d’ailleurs qui souhaite commercialiser « certains médicaments bien choisis »12. Ainsi le cordial (ou liqueur de Saint-Denis) désigne à l’origine un médicament destiné au cœur13, dont l’action s’élargit progressivement entre le XVIIIe et le XIXe siècle. On reconnaît leur action multiple « pour les cas d’asthénies, pour les névroses, les fièvres etc. »14.
- 15 Union Pharmaceutique, 1883/06 (A11, N6), p. 331.
[FIG. 1] Publicité pour les produits hygiéniques de la maison Fumouze-Albespeyres15
- 16 DORVAULT F.-L.-M., L’Officine, Paris, Asselin, 1867, p. 370.
- 17 Ibidem.
- 18 VIGARELLO Georges, Histoire des pratiques de santé, Le sain et le malsain depuis le Moyen Âge, Pari (...)
- 19 DORVAULT F.-L.-M., op. cit., p. 314.
- 20 VIGARELLO Georges, Histoire des pratiques de santé…, op. cit., p. 127.
- 21 Ibidem, p. 126.
9Les produits hygiéniques proposés par la PCF correspondent donc à des formes thérapeutiques anciennes, dont le large spectre facilite la translation vers l’entretien du corps. Les hygiéniques n’appellent pas forcément la création de nouveaux produits mais bien plutôt le recyclage de produits déjà connus. Le flou qui entoure les thérapeutiques, les difficultés à vaincre les maladies, les incertitudes médicales facilitent les réemplois. Les liens étroits qui persistent entre alimentation et médecine peuvent également expliquer ces réaffectations. On pense ici aux produits comme le chocolat, le thé, le café qui figurent parmi les hygiéniques alimentaires de la PCF. Il s’agit là de produits traditionnels de la thérapeutique que l’on trouve dans les répertoires pharmaceutiques de l’époque. Dorvault rappelle ainsi qu’il existe « des chocolats […] dits alimentaires » et des chocolats « médicinaux ». Considéré comme très « nourrissant, analeptique », le chocolat « convient aux individus épuisés par les maladies ou les excès de toute nature »16. Au milieu du siècle le chocolat se décline ainsi en une série de spécialités pharmaceutiques, comme « les chocolats antivénérien, ferrugineux, au fer réduit, au café de gland, au lait d’ânesse, au lichen d’Islande, etc. »17. Symbole de cette proximité entre alimentation et médicament, la maison Ménier, connue pour son chocolat, qui, jusque dans les années 1860, est l’un des principaux concurrents de la Pharmacie centrale sur le marché des drogues et du médicament. Cet usage du thé ou du chocolat en thérapeutique remonte au XVIIe siècle. « La plupart de ces plantes s’allient alors avec le sucre » pour « transformer les protections quotidiennes »18. Elles s’inscrivent dans la médecine des humeurs qui cherche à équilibrer les fluides corporels. Il en va de même du « café en liqueur », qui « est encore employé au milieu du siècle » contre certaines maladies comme « la coqueluche », « la goutte, la gravelle et les affections calculeuses »19. « Boisson d’entretien », il a la réputation d’« aider le sang à circuler, de purifier les humeurs »20. Les parfums font aussi partie de ces thérapeutiques anciennes ; G. Vigarello rappelle qu’ils sont utilisés pour leur « valeur protectrice » dès le XVIIe siècle21. Si les parfums protégeaient de la peste, ils pouvaient très bien être considérés comme capables d’écarter les dangers de la typhoïde, du choléra ou les odeurs pestilentielles que dégagent les villes au XIXe siècle. Ainsi les hygiéniques apparaissent avant tout comme des produits recyclés, que l’industrie pharmaceutique destine à ce nouveau champ thérapeutique qu’est l’hygiène.
- 22 AG de la PCF, 1874, la Voulte-sur-Rhône.
- 23 Ibidem.
10Le XIXe siècle est marqué par l’industrialisation et l’essor de la fabrication massive de médicaments. Aux yeux des industriels de la PCF, les hygiéniques ne sont pas tant des objets thérapeutiques que des produits commerciaux qu’il faut vendre et écouler sur une grande échelle. Après les difficultés liées à la guerre de 1870, les hygiéniques apparaissent avant tout comme une opportunité commerciale susceptible d’apporter des dividendes importants aux sociétaires de la centrale. « Le conseil de surveillance et la gérance » de la PCF mettent au premier plan de leurs préoccupations « la spécialisation en grand de certains médicaments bien choisis et surtout la spécialisation de quelques articles de parfumerie, se rapprochant le plus de la vente pharmaceutique »22. Ces produits peuvent être une source « de grande prospérité pour » la centrale23.
- 24 CASSIER Maurice, « Brevets pharmaceutiques et santé publique en France entre 1791 et 2004 : opposit (...)
11La stratégie commerciale de la PCF ne saurait se comprendre sans l’arrière-plan juridique qui régit alors le droit du médicament24. Depuis 1844, celui-ci n’est plus brevetable. Les partisans de cette exclusion avaient avancé différents arguments, parmi lesquels le principe de la santé publique, selon lequel il fallait faire bénéficier le plus grand nombre des découvertes médicales, ou le risque de voir émerger des monopoles qui pouvaient favoriser le charlatanisme. Dans le régime juridique en vigueur entre 1791 et 1844, il était en effet possible à un non-pharmacien de breveter un produit. Qui plus est, le brevet ne garantissait en rien l’efficacité du produit, puisque l’invention n’était soumise à aucun examen. La loi de 1844 crée un nouvel état de choses. Une formule peut désormais être librement copiée et vendue dans le commerce. Les fabricants tentent alors de protéger leur produit par d’autres moyens, notamment en jouant des ambiguïtés qui existent entre les usages, les procédés et les produits. Les hygiéniques illustrent cette tendance, chez les industriels, à jouer de la porosité entre le monde du médicament et celui de l’alimentation. Tout en insistant sur les vertus thérapeutiques ou médicales des hygiéniques, on met en avant leur dimension alimentaire, qui pourrait permettre de les protéger.
- 25 Ibidem.
12Le lancement des hygiéniques tient donc moins à des impératifs thérapeutiques qu’à des logiques industrielles et commerciales (diversité des formes, des produits, des publics visés). Ainsi les produits doivent être vendus sous l’étiquette de « Saint-Denis », lieu où se trouve l’usine de la Pharmacie centrale, celle-là même qu’elle a rachetée quelques années plus tôt à la puissante maison Ménier (1867). Très affectée par la guerre de 1870, l’usine fonctionne alors au ralenti. Le lancement des hygiéniques est destiné à relancer l’appareil industriel. Les produits choisis présentent l’avantage de pouvoir être fabriqués sur une grande échelle en s’appuyant sur les machines existantes, donc sans investissements préalables. Les comptes rendus d’assemblée générale rappellent que la Pharmacie centrale dispose avec « l’usine de Saint-Denis, d’un emplacement immense, de machines à vapeur d’une grande puissance »25. L’essor parallèle de la culture des fleurs dans le Midi de la France fournit par ailleurs à l’industrie pharmaceutique une matière première abondante. La mécanisation commande le plus souvent l’innovation et participe à l’émergence de formes thérapeutiques nouvelles. La Pharmacie centrale dispose à cet égard d’un matériel important, à l’image des broyeuses qui peuvent être utilisées pour la fabrication du chocolat.
- 26 Lithographie d’Alix, in Soenen Georges, La Pharmacie centrale de France, son histoire, son organisa (...)
[FIG. 2] Broyeurs de la chocolaterie de la maison de Paris vers 189426
- 27 CHEVALIER Michel (dir), Rapports du Jury international, Exposition universelle de 1867 à Paris, Tom (...)
- 28 Rapport général sur l’exposition universelle de 1889, Paris, Tome huitième. Les produits alimentair (...)
- 29 Union Pharmaceutique, août 1877.
13Le choix des produits qui composent les hygiéniques est guidé par la possibilité de fabriquer ces produits à une échelle industrielle d’une part, et de les écouler facilement d’autre part. Le thé, le chocolat, le café voient leur consommation augmenter tout au long du XIXe siècle. Les comptes rendus d’exposition universelle confirment cette expansion27. La valeur de la consommation de cacao serait ainsi passée de 15 millions de Francs en 1853 à 31 millions en 1866. La consommation de café connaît également une véritable expansion. En 1867, « la France figure à titre de consommateurs pour une valeur de 87 500 000 francs »28. Ce ne sont pas tant les logiques thérapeutiques qui guident les industriels et les pharmaciens que les logiques de consommation. Les parfums eux-mêmes connaissent alors un réel engouement. La forme des hygiéniques compte d’ailleurs autant sinon plus que le fond. C’est du moins ce que relève un pharmacien de Rouen, Letellier, dans un mémoire lu lors du congrès de pharmacie de Rouen (1858). Ce texte semble avoir profondément inspiré la direction de la Pharmacie centrale. Dans le cas des parfums, Letellier suggérait de tenir quelques produits, divisés à l’avance, dans des flacons de forme particulière. Dans le même ordre d’idée, il imagine de disposer les produits alimentaires (chocolats, semoule) dans des boîtes de quatre à huit potages. Il s’agissait de répondre, selon lui, à de nouveaux modes de consommation en provenance du public qui tenait, de plus en plus, aux produits disposés à l’avance et par petites quantités. Les considérations médicales et thérapeutiques semblaient très lointaines. Ce qui préoccupe l’industrie pharmaceutique, c’est la mise sur le marché de produits vendus sous une forme et un emballage standardisés, synonymes de qualité. Afin de commercialiser les hygiéniques, la Pharmacie centrale rompt avec un interdit, à savoir l’utilisation de la réclame, laquelle est parfois décriée au sein de la profession. Le contenant est au moins aussi important, si ce n’est plus, que le contenu. Certains coopérateurs imaginent même de charger les veuves ou les filles de pharmaciens décédés d’effectuer la vente de ces produits ; ce qui permettrait de ne pas nuire au commerce pharmaceutique de la localité29. Les femmes, dans l’impossibilité juridique d’exercer le métier de pharmacien, se voient ainsi « promues » vendeuses d’hygiéniques, signe qu’il s’agit bien d’un commerce subalterne, ou du moins d’une gamme de produits qui ne relève pas, en théorie, de la sphère de l’officine. L’image de la femme peut rendre les produits hygiéniques plus attrayants, plus rassurants pour les consommateurs qui sont souvent des consommatrices. Après tout, l’hygiène est personnelle mais elle s’inscrit d’abord dans le cadre du foyer, dont la femme a la charge. Quel meilleur moyen pour diffuser ces produits que les femmes, sans pour autant entacher la réputation du pharmacien ?
- 30 AG de la PCF, 1874, la Voulte-sur-Rhône.
14Les hygiéniques ne sont pas tant des innovations scientifiques que des innovations commerciales. Pour diffuser ces produits, restait à convaincre les principaux vecteurs de la médicamentalisation en France : les médecins et les pharmaciens. Les produits de la fabrique de parfumerie de Saint-Denis devaient être présentés « sous l’égide […] du corps médical »30.
Les acteurs médicaux et les hygiéniques
- 31 NONNIS VIGILANTE Serena, « Idéologie sanitaire et projet politique. Les congrès internationaux d’hy (...)
15De nombreux travaux ont contribué à montrer que l’hygiène est au cœur des préoccupations du corps médical. Le début des années 1870 donne lieu à un foisonnement d’initiatives et d’actions. L’année 1873 correspond ainsi au lancement de la campagne d’Armaingaud pour le vote d’une loi sur l’hygiène publique au premier congrès pour l’avancement des sciences (1873)31. Dans le sillage de ce discours, de nombreuses sociétés d’hygiène sont créées. La décision de la PCF de s’orienter vers la fabrication de ces produits est induite par ce mouvement médical. C’est d’après l’avis du médecin, rappelle Letellier, que les malades consomment des pommades fines ou des eaux aromatiques qui préviennent le développement des maladies de la peau. Les pharmaciens devaient donc accepter d’étendre leur champ d’influence commerciale.
16Dans leur volonté d’assurer la diffusion de ces produits, les industriels de la PCF reçoivent de nombreux soutiens, à l’image du docteur Caffe, rédacteur en chef du Journal des connaissances médicales et pharmacologiques, qui écrit alors :
- 32 AG de la PCF, 1874.
Vous êtes tout à fait dans le vrai. Sous le double rapport des avantages qui doivent résulter pour le pharmacien et les consommateurs en mettant à exécution le projet qui consiste à faire rentrer dans les attributions de la Pharmacie la fabrication et la vente commerciale de tous les produits mal à propos éloignés d’elle, la distillation et la fabrication en grand de tous les sirops, de tout ce qui ressort du confiseur, du chocolatier, du parfumeur […]. Une nouvelle voie de fortune est ouverte de nouveau à la Pharmacie ainsi envisagée32.
- 33 SWANN John, Academic Scientists and the Pharmaceutical Industry: Cooperative Research in Twentieth- (...)
- 34 Union Pharmaceutique, Avril 1876.
- 35 Ibidem.
- 36 BIUP, Notice sur Apollinaire Bouchardat, par Jean Cheymol, Cote D BOU 1.
- 37 AN, Dossier de Légion d’honneur, LH/304/17.
- 38 AG de la PCF, 1878.
- 39 AN, Dossier de Légion d’honneur, F/12/5130.
17Ces soutiens s’étendent jusqu’au monde académique en la personne du professeur Bussy (1794-1882), directeur honoraire de l’École de pharmacie de Paris, ou encore du professeur Apollinaire Bouchardat (1806-1886), lequel va jusqu’à vanter les mérites des hygiéniques alimentaires dans le Bulletin commercial de la PCF. La France du XIXe siècle n’échappe pas à cette porosité des liens entre le monde universitaire et l’industrie pharmaceutique, déjà analysée par John Swann ou John Parascandola pour les États-Unis au XXe siècle33. D’après Bouchardat, tout ce qui intéresse l’alimentation et la conservation en bon état de la peau et de ses annexes, intéresse la médecine. Le champ d’action du médecin ne devait pas se limiter à la maladie34. L’hygiène et les hygiéniques permettaient ainsi à la médecine et à l’industrie pharmaceutique d’investir le corps du patient en amont. À la fois docteur en médecine et pharmacien de première classe, Apollinaire Bouchardat exerce pendant longtemps en tant que pharmacien à l’Hôtel-Dieu (1834-1855). Lorsque le choléra fait son irruption en France en 1832, Bouchardat soutient sa thèse sur… le choléra. Marqué par les idées contagionnistes (la maladie est transmissible d’un individu malade à un individu sain), le travail du jeune médecin préconise de placer les malades en quarantaine35. En 1852 il obtient la chaire d’hygiène à la Faculté de médecine de Paris succédant à Royer-Collard. L’hygiénisme promu par Bouchardat s’inscrit sur tous les fronts : la lutte contre le choléra, les conséquences du travail sur la santé et, surtout, le diabète. Il s’en fait une spécialité, à tel point qu’il reçoit une clientèle venue de France et d’Europe. Il entre à partir de 1851 au conseil supérieur d’hygiène publique36, dont l’essor en France est lié au décret du 18 décembre 1848. Commencée sous la Monarchie de Juillet, la carrière d’Apollinaire Bouchardat se poursuit sous la Seconde République, le Second Empire et la Troisième République. Il fait partie des notables, comme en témoignent ses titres de chevalier (1845), puis d’officier (1866) de la Légion d’honneur37. Il est également membre de l’Académie impériale de médecine (qu’il préside en 1865 et 1866), de la Société de pharmacie et de la Société nationale d’agriculture. Bouchardat dispose donc d’un réseau d’influence étendu. Dans le Bulletin commercial de la Pharmacie centrale, il endosse à la fois le rôle de scientifique, de prescripteur et de représentant commercial de la société. Cette proximité entre le médecin et la PCF n’a rien d’étonnant. Apollinaire Bouchardat participe en effet à la constitution de la société38. Le même apporte son soutien à Dorvault, lorsque ce dernier entreprend des démarches afin d’obtenir le titre d’officier de la Légion d’honneur39. Les deux hommes sont donc liés par des intérêts communs : sociaux, professionnels, scientifiques et économiques. Plus largement, les stratégies de l’industrie pharmaceutique s’articulent autour des discours médicaux dans une dynamique qui est tout autant thérapeutique que commerciale. Certains sociétaires de la coopérative suggèrent d’ailleurs de financer le lancement des hygiéniques par la création d’actions destinées à être souscrites par le corps médical. L’innovation dans le domaine de la pharmacie met ainsi en jeu les différents acteurs de la chaîne du médicament.
- 40 FAURE Olivier, Histoire sociale de la médecine (XVIIIe-XXe siècles), Paris, Anthropos, 1994, p. 50.
- 41 Gazette hebdomadaire de médecine et de chirurgie, 1876, p. 377-378.
- 42 Union Pharmaceutique, avril 1876.
18Voir Bouchardat assurer la promotion de produits aussi divers que les hygiéniques de la Pharmacie centrale et qui, surtout, paraissaient très éloignés du médicament, a de quoi étonner. C’est que les hygiéniques doivent être replacés dans l’histoire sinueuse de la médecine du XIXe siècle. Ils portent en eux à la fois les héritages et les nouveautés de la science médicale. Saisir leur unité suppose de rompre avec une vision linéaire de l’histoire de la médecine dans laquelle les théories se succèdent les unes à la suite des autres. L’histoire de la pensée médicale en Occident est marquée par un foisonnement de théories parfois contradictoires, souvent fugaces et dont il est difficile de savoir si elles ont plus ou moins bien marqué les acteurs de l’époque. Dorvault ou Bouchardat évoluent dans un monde où les théories médicales du XVIIIe siècle perdurent (aérisme, contagionisme) et croisent de nouveaux courants (systèmes médicaux, vitalisme, homéopathisme, pasteurisme)40. À bien des égards les hygiéniques semblent refléter, par leur diversité, la superposition de ces différents courants. Les parfums comme l’eau balsamique de Saint-Denis, dont Bouchardat évoque les propriétés parasiticides, peuvent s’accommoder de ces différentes théories. Par leurs odeurs, les parfums sont susceptibles de protéger tout à la fois de l’air, des miasmes ou des corpuscules évoqués par Pasteur. Alors que le microbe n’a pas encore pénétré le langage, les hygiéniques reflètent surtout les nombreuses incertitudes qui entourent encore l’étiologie des maladies. Ils témoignent cependant de la nécessité de se protéger de l’agression d’agents extérieurs. Exemple de ces avancées contradictoires, le savon de toilette, connu aujourd’hui pour ses vertus antiseptiques, est alors préconisé par Bouchardat comme cosmétique. La diffusion des hygiéniques s’inscrit dans un paysage médical et thérapeutique complexe. Alors que les années 1870 sont marquées par le début de la croisade contre l’alcoolisme, la PCF propose une liqueur composée en grande partie d’alcool, destinée à servir de produit de substitution à la Grande Chartreuse qui, comme l’absinthe ou l’eau de mélisse des Carmes « produisent de la même façon l’alcoolisme »41…. Bouchardat rappelait à cet égard que la liqueur présentait tous les avantages des alcooliques sans en présenter aucun des graves inconvénients42. Le XIXe siècle apparaît ainsi comme le siècle des paradoxes thérapeutiques. Le sentiment d’impuissance se traduit par une expansion tous azimuts des médecins et des pharmaciens vers le champ de la prévention. À travers les hygiéniques, à travers la parfumerie, la médecine accomplit donc son véritable rôle social : empêcher que les maladies se déclenchent. Ce déplacement pourtant n’allait pas de soi, notamment chez les pharmaciens.
- 43 AG de la PCF, 1874, la Voulte-sur-Rhône.
- 44 Ibidem.
19« Les soins hygiéniques » sont « de tous les jours tandis que la vente des médicaments est subordonnée à l’état de maladie qui est un état exceptionnel. »43 On ne saurait mieux dire qu’aux yeux des pharmaciens industriels, le choix des hygiéniques obéissait d’abord à une stratégie commerciale. La centrale rêvait ainsi de diffuser son cordial chez les « 6 000 pharmaciens » de France. Si le produit était « pris en faveur » par les médecins et les pharmaciens, alors il serait possible de « pousser la vente et d’arriver à un gros chiffre ». « On arriverait alors à une vente prodigieuse qui se chiffrerait par millions »44. Les logiques commerciales et financières prévalaient sur les logiques thérapeutiques mais aussi sur les logiques professionnelles. À sa création en 1852, l’entreprise s’était jurée de se limiter au marché du médicament et de défendre ainsi l’identité professionnelle du pharmacien d’officine contre les logiques commerciales en cours. Les années 1870 et le lancement des hygiéniques semblaient marquer l’échec de cette stratégie. Ce mercantilisme à tout crin n’était pas sans susciter un profond malaise chez certains coopérateurs, qui voyaient dans « ce pas de côté » de la coopérative un dévoiement et une trahison de l’identité du pharmacien d’officine. Malgré les exceptions, que ménage la législation napoléonienne ainsi que la tolérance des autorités à certaines infractions ou exercice illégal de la pharmacie (de la part des herboristes, religieuses, médecins ou charlatans), le lien entre pharmacie et médicament se renforce.
- 45 Ibidem.
- 46 AG de la PCF, 1875.
- 47 Ibidem.
20À cela, la PCF répondait que la fabrication et la vente des hygiéniques s’inscrivaient justement dans un combat corporatiste. « Les eaux spiritueuses, les élixirs et poudres dentifrices, certaines pommades étaient autrefois du domaine presque exclusif de la Pharmacie »45. Ces arguments ne trompaient personne : « On veut faire de nous des parfumeurs, des liquoristes, des épiciers ! […] de vulgaires marchands ! »46 Accepter de vendre ces produits était pour certains un signe de déclassement social et intellectuel. Le lancement des hygiéniques renvoyait à cette dualité mal assumée du pharmacien d’officine, à la fois scientifique et commerçant. Le mouvement enclenché par la PCF témoignait de la transformation progressive de l’officine-laboratoire en simple comptoir de vente pour les grossistes en médicaments. Qui plus est la PCF ne s’interdisait pas de vendre à d’autres professions dans les villes comme « Paris, Lyon et Marseille »47. C’était clairement s’affranchir du cadre corporatiste défini par l’entreprise. Les réalités du marché étaient plus fortes. « Dans ces villes considérables, jamais on ne s’adresse aux pharmaciens pour les produits de la parfumerie ». Or, « quand on veut la fin il faut vouloir les moyens ».
- 48 AG de la PCF, 1874.
21Ces innovations commerciales étaient le symbole des transformations qui affectaient le secteur du médicament. Les médecins comme les industriels de la pharmacie cherchaient à répondre à une demande du corps social. « Ces objets s’achètent autant par besoin réel que par fantaisie. Tandis que les médicaments ne sont consommés qu’en temps de maladies, ils se consomment eux, chaque jour, par les gens bien portants »48. Les hygiéniques cherchaient à prendre en compte l’émergence de nouvelles sensibilités, d’un nouveau rapport au corps qui semblent s’affirmer au cours du XIXe siècle.
Les hygiéniques et l’émergence de nouvelles sensibilités
- 49 LEBRUN François, Se soigner autrefois, Paris, Seuil, 1995, p. 144.
- 50 MEYZIE Philippe, L’alimentation en Europe à l’époque moderne, Paris, A. Colin, 2010, p. 233.
- 51 ZELDIN Théodore, Histoire des passions Françaises, Goût et corruption 1848-1945, Paris, Payot, 2002 (...)
22L’hygiène et l’alimentation sont l’objet de nouvelles attentions au cours du XIXe siècle49. Philippe Meyzie note une « évolution vers l’hédonisme » dans le domaine alimentaire, « entérinée en France au début du XIXe siècle sous la plume des premiers écrivains gastronomes »50. Si ces préoccupations restent celles d’une élite tout au long siècle51, elles commencent sans doute à se diffuser vers la petite bourgeoisie dans sa seconde moitié. La bourgeoisie et les nouvelles couches sociales sur lesquelles s’est appuyé le Second Empire se montrent plus soucieuses d’elles-mêmes et de leur corps (peau, cheveux, bouche).
23Les hygiéniques alimentaires de la PCF cherchent incontestablement à prendre en compte ces nouveaux comportements. Ainsi la liqueur ou l’analeptine de Saint-Denis sont-elles envisagées, par Bouchardat, comme des produits de table. D’autres le sont plutôt comme des produits d’accompagnement. C’est le cas de l’eau de fleur d’oranger, destinée à « aromatiser » les mets. La coopérative cherche également à répondre aux rythmes des repas qui structurent la journée. Ainsi l’analeptine apparaît-elle comme « un aliment du matin ». Quant à la liqueur de table on envisage de la servir dans une cuillère « à dessert ».
- 52 Ibidem, p. 567.
24L’amélioration globale de l’alimentation s’accompagne d’un essor de la gastronomie chez les élites. Celle-ci impose désormais plus d’attention à la digestion. Les couches les plus aisées se livrent parfois à des compétitions, tel ce « concours du plus grand estomac » qui, sous le Second Empire, réunit, tous les samedis, « dix-huit dîneurs pour absorber » trois repas pantagruéliques pendant 18 heures52. Le temps n’est plus à la diététique, ou alors pour certaines catégories de malades, comme les diabétiques de Bouchardat. Loin de s’inscrire dans un discours rappelant la mesure ou l’équilibre dans l’alimentation, ce dernier cherche bien plutôt à prendre acte de l’évolution des goûts et des modes de consommation. Signe des temps les ouvrages médicaux consacrés à la digestion se multiplient tout au long du siècle. Les hygiéniques cherchent donc avant tout à corriger les excès alimentaires. Ainsi l’eau de fleur d’oranger est, d’après le médecin, un antispasmodique aussi agréable qu’inoffensif. Quant à la liqueur, elle permet de lutter contre la torpeur ou les spasmes accompagnant la digestion. Les normes et les codes de la bourgeoisie transparaissent à travers les prescriptions de Bouchardat. On ne saurait s’assoupir au cours d’un dîner ou, pire encore, être pris de hoquets. Les hygiéniques sont là pour dompter un corps qu’il faut aussi savoir maîtriser et contrôler en société. Se tenir à table participe des éléments qui distinguent le bourgeois du prolétaire. L’hygiénisation des comportements s’inscrit tout autant dans une logique sociale que médicale. Les recommandations thérapeutiques ne sont pas absentes, perpétuant ainsi la tradition des liens entre aliment et médicament. L’analeptine est destinée aux enfants malingres, dont le système osseux est toujours appauvri. La défaite de 1870 n’est pas si lointaine et, derrière les recommandations de Bouchardat pour l’analeptine, pointent aussi les angoisses liées à la dégénérescence de la race. La liqueur de Saint-Denis est décrite comme une puissance tonique destinée à se répandre dans les grands centres d’administrations publiques et industrielles, dans les lycées, les pensionnats… La revitalisation de la nation, à coup de liqueurs, est nécessaire après les désastres de la défaite et n’est pas exempte de perspectives commerciales fructueuses.
- 53 CORBIN Alain, Le miasme et la jonquille, Paris, Flammarion, 2008, p. 287.
- 54 Ibidem, p. 274.
- 55 Ibidem, p. 209.
25Quant aux hygiéniques de parfumerie, Apollinaire Bouchardat préfère les désigner par le terme de produits pour la toilette. Ces objets se caractérisent par leurs odeurs parfumées parfois suaves (savon) et le plus souvent végétales. L’eau, la pommade, le vinaigre de la PCF sont tous balsamiques ce qui n’est pas sans rappeler les réflexions d’Alain Corbin qui relève cette préférence croissante pour les odeurs végétales plutôt que pour les odeurs animales53. L’olfaction bourgeoise doit se faire plus discrète, plus délicate54. L’odeur dégagée par ces hygiéniques charme et protège à la fois à l’image de l’eau balsamique. Le parfum rejoint ici l’angoisse du corps médical et pharmaceutique pour le miasme. Encore au début des années 1870, désodoriser est synonyme de désinfecter. Il s’agit, pour les élites, de se protéger également de la « puanteur du pauvre »55. Ces comportements ne sont du reste pas en réelle contradiction avec les analyses pastoriennes.
- 56 Union pharmaceutique, Avril 1876.
26Nombre de ces hygiéniques sont également dotés, par Bouchardat, de propriétés toniques ou stimulantes. C’est le cas du vinaigre de toilette, de la pommade balsamique ou de l’eau de dentifrice. Les toniques sont une gamme de produits particulièrement appréciés qui, comme l’indique leur nom, redonnent de la force à l’économie animale. Les théories vitalistes croisent ici les aspirations d’un groupe social, la bourgeoisie, dont les maîtres mots sont la confiance en soi, le dynamisme, l’individualisme. On ne saurait qu’être frappés par la concordance entre ces produits dits de conservation de la chevelure (pommade), du derme56 (eau, pommade), des dents (dentifrices) et les principes qui règlent la société bourgeoise, notamment la conservation du patrimoine.
- 57 Source Gallica.bnf.fr, BNF. La clientèle visée est féminine si l’on en croit le médaillon. La blanc (...)
[FIG. 3] Affiche publicitaire pour un élixir dentifrice57
- 58 WURTZ Frédéric, L’Officine, Paris, Asselin et Houzeau, 1898, p. 460.
- 59 CORBIN Alain, op. cit., p. 264.
27L’entretien du corps, l’apparence participent des logiques de distinctions sociales entre bourgeois et prolétaires. Nettoyer « la peau » ou « lui donner de la fraîcheur, du ton, de la fermeté »58 se révèle aussi important que la possession d’un domestique ou l’entretien du logement. Pour la bourgeoisie la frontière est ténue entre la sphère privée et la sphère publique. La vie en société exige désormais le maintien. Le vinaigre tonique peut éviter la syncope, les dentifrices les odeurs exhalées par la bouche après un repas. Utilisés avant tout comme cosmétiques, ceux-ci doivent préserver la blancheur des dents. L’essor de l’hygiène buccale59 participe de la montée en puissance de normes sociales façonnées par la bourgeoisie.
- 60 VIGARELLO Georges, « Hygiène du corps et travail des apparences », in CORBIN Alain, VIGARELLO Georg (...)
28Symbole de cette préoccupation accrue pour le corps et son entretien, le savon de la Pharmacie centrale est présenté comme le premier des cosmétiques. La pratique du bain tend en effet à se diffuser même si domine encore ce que Georges Vigarello appelle l’ablution partielle. On assiste ainsi au XIXe siècle à « une lente maîtrise des flux » avec de « nouvelles images du corps », une « vision plus construite et plus sensible de l’ensemble du tégument »60. Certains de ces produits sont conçus délibérément pour remplir une double fonction : alimentaire et de parfum. Il en va ainsi de l’eau de mélisse ou même de l’élixir dentifrice.
29L’essor des hygiéniques participe de cette mutation des sensibilités qui s’opère au sein des élites. Soucieuses de se démarquer du prolétariat et de la pauvreté, celles-ci font du corps et de son entretien un marqueur social. L’hygiène ne s’impose pas seulement d’en haut. Elle est le fruit d’une demande sociale qui se montre d’ailleurs plus attachée à la dimension cosmétique qu’à des questions médicales.
*
30Dans son édition de 1905-1908, le dictionnaire Littré rappelle que l’adjectif hygiénique englobe des produits comme l’eau hygiénique de Memphis ou l’eau de Léchelle. L’hygiène s’est matérialisée à travers des objets de consommation dont le statut est à la frontière entre le médicament, l’aliment et le cosmétique. Les hygiéniques reflètent, dans leur composition, les ambiguïtés et les paradoxes de l’histoire de la médecine au XIXe siècle. Cette indétermination est voulue par les industriels de la pharmacie qui peuvent ainsi protéger leur fabrication par le dépôt d’un brevet ; la loi française interdisant depuis 1844 la brevetabilité du médicament. L’intérêt des entreprises pharmaceutiques pour les hygiéniques s’explique également par des logiques de consommation nouvelles portées par une bourgeoisie montante. Celle-ci se tourne vers ces produits d’entretien (lotions, liqueurs, dentifrices) qui paraissent très éloignés du médicament et de l’activité du pharmacien. L’officine pourtant, accompagne un mouvement global porté par les consommateurs, les médecins, mais aussi les industriels, et se tourne vers la vente de ces hygiéniques. La pharmacie centrale cherchait ainsi à annexer une branche commerciale en expansion dont le succès ne s’est jamais démenti depuis, prenant une place de plus en plus importante dans les rayons des officines : la parapharmacie que l’on appelle encore au XIXe siècle le marché du semi-médicament ou que Bouchardat appelle les modificateurs usuels. Les hygiéniques sont avant tout des innovations commerciales et industrielles. Leur montée en puissance irrésistible accompagne la lente transformation de l’officine en dépôt-vente de produits liés de près ou de loin à la santé.
Notes
1 Les archives de la Pharmacie centrale de France sont composées des comptes rendus d’assemblée générale de l’entreprise. Elles sont conservées à la Voulte-sur-Rhône au siège de la société Orion Metalchem.
2 FAURE Olivier, Les Français et leur médecine, Paris, Belin, 1993.
3 SUEUR Nicolas, La Pharmacie centrale de France, une entreprise au service des pharmaciens (1852-1879), Thèse d’université sous la dir. du professeur Olivier FAURE, Lyon III, octobre 2012. SUEUR Nicolas, « La Pharmacie centrale de France (1852-1879) : une entreprise au secours de l’officine ? », Revue Internationale sur le médicament, vol 4 (1), 2012, p. 77-100.
4 FRIOUX Stéphane, FOURNIER Patrick, CHAUVEAU Sophie, Hygiène et santé en Europe, De la fin du XVIIIe siècle aux lendemains de la Première Guerre mondiale, Paris, Sedes, 2011, p. 5.
5 VIGARELLO Georges, Le propre et le sale, l’hygiène du corps depuis le Moyen Âge, Paris, Seuil, 1985, p. 182.
6 LAROUSSE Pierre, Nouveau dictionnaire de la langue Française, 1856, p. 295.
7 BOURDELAIS Patrice, Les hygiénistes. Enjeux, modèles et pratiques, Paris, Belin, 2001.
8 CHAUVEAU Sophie, « Le statut légal du médicament en France, XIXe-XXe siècle », in BONAH Christian, RASMUSSEN Anne, Histoire et médicament aux XIX et XXe siècles, Paris, Glyphe, p. 97.
9 AG de la PCF, 1874, la Voulte-sur-Rhône.
10 PENNES J. A., Documents présentés au corps médical pour établir les propriétés du vinaigre antiseptique et hygiénique, Paris, Goupy et Jourdan, p. 3.
11 Ibidem.
12 AG de la PCF, 1874.
13 Société de médecins et de chirurgiens, Dictionnaire des sciences médicales, vol. 6 (COL-COR), Paris, Panckoucke, 1813, p. 333.
14 Ibidem.
15 Union Pharmaceutique, 1883/06 (A11, N6), p. 331.
16 DORVAULT F.-L.-M., L’Officine, Paris, Asselin, 1867, p. 370.
17 Ibidem.
18 VIGARELLO Georges, Histoire des pratiques de santé, Le sain et le malsain depuis le Moyen Âge, Paris, Seuil, 1999, p. 122.
19 DORVAULT F.-L.-M., op. cit., p. 314.
20 VIGARELLO Georges, Histoire des pratiques de santé…, op. cit., p. 127.
21 Ibidem, p. 126.
22 AG de la PCF, 1874, la Voulte-sur-Rhône.
23 Ibidem.
24 CASSIER Maurice, « Brevets pharmaceutiques et santé publique en France entre 1791 et 2004 : opposition et dispositions spécifiques d’appropriation des médicaments », Entreprises et histoire, n° 36, 2004/2, p. 29-47.
25 Ibidem.
26 Lithographie d’Alix, in Soenen Georges, La Pharmacie centrale de France, son histoire, son organisation, son fonctionnement, Paris, E. Alix, 1894, p. 47.
27 CHEVALIER Michel (dir), Rapports du Jury international, Exposition universelle de 1867 à Paris, Tome 11, Groupe VII, Aliments (frais ou conservés) à divers degrés de préparation – Classes 67 à 73, p. 259-274.
28 Rapport général sur l’exposition universelle de 1889, Paris, Tome huitième. Les produits alimentaires. L’agriculture, l’aquiculture et l’horticulture. (Groupe VII, VIII et IX de l’exposition universelle de 1889), p. 122.
29 Union Pharmaceutique, août 1877.
30 AG de la PCF, 1874, la Voulte-sur-Rhône.
31 NONNIS VIGILANTE Serena, « Idéologie sanitaire et projet politique. Les congrès internationaux d’hygiène de Bruxelles, Paris et Turin (1876-1880) », in BOURDELAIS Patrice, op. cit., p. 249.
32 AG de la PCF, 1874.
33 SWANN John, Academic Scientists and the Pharmaceutical Industry: Cooperative Research in Twentieth-Century America, Baltimore : The Johns Hopkins University Press, 1988. SWANN John, « Universities, Industry, and the Rise of Biomedical Collaboration in America », in LIEBENAU Jonathan, HIGBY Gregory J., STROUD Elaine C., Pill peddlers: essays on the history of the pharmaceutical industry, Madison, American Institute of the History of pharmacy, 1990, p. 73-90. PARASCANDOLA John, « The “Preposterous Provision”: the American Society for Pharmacology and Experimental Therapeutic ban on industrial pharmacologists, 1908-1941 », in LIEBENAU et al., Pill peddler…, op. cit., p 29-48.
34 Union Pharmaceutique, Avril 1876.
35 Ibidem.
36 BIUP, Notice sur Apollinaire Bouchardat, par Jean Cheymol, Cote D BOU 1.
37 AN, Dossier de Légion d’honneur, LH/304/17.
38 AG de la PCF, 1878.
39 AN, Dossier de Légion d’honneur, F/12/5130.
40 FAURE Olivier, Histoire sociale de la médecine (XVIIIe-XXe siècles), Paris, Anthropos, 1994, p. 50.
41 Gazette hebdomadaire de médecine et de chirurgie, 1876, p. 377-378.
42 Union Pharmaceutique, avril 1876.
43 AG de la PCF, 1874, la Voulte-sur-Rhône.
44 Ibidem.
45 Ibidem.
46 AG de la PCF, 1875.
47 Ibidem.
48 AG de la PCF, 1874.
49 LEBRUN François, Se soigner autrefois, Paris, Seuil, 1995, p. 144.
50 MEYZIE Philippe, L’alimentation en Europe à l’époque moderne, Paris, A. Colin, 2010, p. 233.
51 ZELDIN Théodore, Histoire des passions Françaises, Goût et corruption 1848-1945, Paris, Payot, 2002, p. 577.
52 Ibidem, p. 567.
53 CORBIN Alain, Le miasme et la jonquille, Paris, Flammarion, 2008, p. 287.
54 Ibidem, p. 274.
55 Ibidem, p. 209.
56 Union pharmaceutique, Avril 1876.
57 Source Gallica.bnf.fr, BNF. La clientèle visée est féminine si l’on en croit le médaillon. La blancheur des dents, l’haleine relèvent d’une dynamique médicale mais surtout sociale. Elles deviennent des lignes de démarcation corporelles et sociales entre ceux qui peuvent entretenir leurs dents et les autres.
58 WURTZ Frédéric, L’Officine, Paris, Asselin et Houzeau, 1898, p. 460.
59 CORBIN Alain, op. cit., p. 264.
60 VIGARELLO Georges, « Hygiène du corps et travail des apparences », in CORBIN Alain, VIGARELLO Georges et COURTINE Jean-Jacques, Histoire du corps, Paris, Seuil, 2005, p. 299.
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Titre | [FIG. 1] Publicité pour les produits hygiéniques de la maison Fumouze-Albespeyres15 |
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Titre | [FIG. 3] Affiche publicitaire pour un élixir dentifrice57 |
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Pour citer cet article
Référence papier
Nicolas Sueur, « Les hygiéniques de la Pharmacie centrale de France : entre semi-médicaments et produits de confort », Histoire, médecine et santé, 7 | 2015, 105-121.
Référence électronique
Nicolas Sueur, « Les hygiéniques de la Pharmacie centrale de France : entre semi-médicaments et produits de confort », Histoire, médecine et santé [En ligne], 7 | printemps 2015, mis en ligne le 29 mai 2017, consulté le 16 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/hms/816 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/hms.816
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