Une histoire du soin est-elle possible ?
Texte intégral
- 1 BELMAS Belmas et NONNIS-VIGILANTE Serenella (dir.), Les relations médecin-malade des temps modernes (...)
1En parodiant le titre du premier manifeste pour l’histoire des femmes, on espère bien que dans quelques années un autre texte s’intitulera : une histoire de la médecine sans celle des soins est-elle possible ? En attendant, comme toute démarche historique, celle-ci est née, même inconsciemment, de la rencontre entre deux contextes, l’un « idéologique » l’autre historiographique. Le premier se traduit par l’extraordinaire vogue, tant réglementaire que sociologique ou philosophique, de la notion de care que les historiens doivent étudier et discuter sérieusement. Cette double opération est indispensable pour s’approprier la notion et l’utiliser comme une arme problématique. Le second contexte se caractérise par l’intérêt récent des historiens de la médecine pour la question des relations médecins/patients1. Les articles que l’on vient de lire veulent conjuguer les deux choses en se proposant d’historiciser la relation de soin et de placer celle-ci au cœur de la démarche d’élucidation des liens entre soignés et soignants.
- 2 Dans l’ordre de publication RIEDER Philip, La figure du patient au XVIIIe siècle, Genève, Droz, 201 (...)
- 3 RIEDER Philip, La figure du patient, op. cit., p. 191-209.
- 4 FAURE Olivier, « Parcours de soins : les malades français de Samuel et Mélanie Hahnemann (1834-1868 (...)
2Après s’être polarisés sur l’histoire des médecins et des institutions dans lesquelles ils travaillaient, les historiens, dans le sillage de Roy Porter, se sont intéressés à l’histoire du malade, de ses représentations et de ses comportements. Assez tard venue dans le domaine francophone, cette approche vient d’y donner ces premières thèses importantes2. Celles-ci accordent une large place aux relations entre les médecins et les malades, sachant que ces derniers sont rarement isolés, mais plutôt membres de ce que Philip Rieder a baptisé « le groupe patient3 ». Néanmoins, même si l’échantillon est finalement plus large que ce qui était prévu, les relations ainsi décodées privilégient une clientèle limitée qui maîtrise l’écrit, et vit essentiellement à l’époque moderne et surtout au XVIIIe siècle. Au-delà de cette période et de ces milieux on sait peu de choses des relations entre médecins et malades à l’exception de ce qui passe plus tardivement dans les « médecines alternatives4 ». Aussi ce dossier innove dans la mesure où il porte essentiellement sur la période contemporaine et privilégie les plus pauvres puisque les contributions nous emmènent dans les hôpitaux publics, les asiles d’aliénés et auprès des colonisés d’Algérie. Ce rééquilibrage heureux a néanmoins pour conséquence de minimiser la relation de soin dans la médecine de ville.
3La logique de cette démarche se heurte cependant à des obstacles d’autant plus grands que les auteurs placent la barre très haut en nous invitant à dépasser l’inventaire des pratiques pour donner au soin sa dimension de rapport social. Le problème est d’autant plus ardu que cette relation de soin est intersubjective, qu’elle a une dimension morale (le mot revient deux fois dans la brève introduction), politique et religieuse et qu’elle est autant affaire de mots et d’intentions que d’actes.
- 5 Cité par NARDIN Anne, « La relation médecin-malade », op. cit., p. 146.
- 6 VERLAINE Paul, Chroniques de l’hôpital, Paris, l’Insulaire, 1998. Ces chroniques regroupent différe (...)
- 7 Cité par NARDIN Anne, « La relation médecin-malade », op. cit., p. 146.
- 8 DUPONT Marc, « L’émergence de la notion de bientraitance à l’hôpital », dans BELMAS Belmas et NONNI (...)
4Le premier défi de l’histoire du soin consiste donc à mener un travail sur le vocabulaire. Les mots sont à la fois foisonnants, flous et rarement définis avec précision. Le problème est particulièrement vif en français où le même mot désigne le care et le cure des Anglo-saxons. Si elle figure en toutes lettres dans les lois européennes qui organisent l’assistance aux aliénés dans le deuxième tiers du XIXe siècle, la notion de soin n’y est absolument pas explicitée. Elle ne l’est pas non plus dans les manuels de psychiatrie qui privilégient les discussions nosologiques. Toute une série de sources recourt à des périphrases pour parler de soin. Certes, comme y invite Benoît Majerus, il faut prendre au sérieux les émotions, la douceur, l’empathie, la compassion, la sollicitude et les historiciser mais la tâche n’est pas simple tant le vocabulaire est vague et profus. Les manuels infirmiers, les statuts des congrégations d’autrefois sont bien peu loquaces sur ce que doit être le soin concret et préfèrent rappeler les qualités nécessaires du soignant. Même un document à visée juridique comme le code de déontologie de 1936 de la Confédération des syndicats médicaux français se borne à mentionner dans son article 7 que « le médecin doit à tout malade une égale sollicitude, une égale assiduité et un égal dévouement » et dans l’article suivant que « le médecin doit avoir un grand respect de la personne humaine5 ». Du reste, les malades font chorus et sont tout aussi peu explicites. Par deux fois, Verlaine juge ses séjours hospitaliers par des mentions laconiques : « Je n’ai qu’à me louer des bons égards et des soins assidus dont j’ai été jusqu’à présent l’objet reconnaissant » note-il à propos de son deuxième séjour à l’hôpital Cochin et plus tard à propos d’un passage à Saint-Antoine : « J’y vécus un mois tranquille tout aux soins charmants et délicats d’un parfait corps médical et du personnel subalterne le plus dévoué possible6 ». Beaucoup plus bavarde, notre époque n’est pas forcément plus explicite. Deux exemples montrent bien la difficulté de décoder des valeurs dont les implications concrètes ne sont jamais décrites, d’éclairer des vertus qui touchent aux stéréotypes sans cesse répétés, de traduire des anthologies de langue de bois. En 1960, la Revue de l’Assistance publique à Paris décrit ainsi les soins qui devraient être délivrés par les infirmières : « Par sa présence, sa douceur, sa compréhension, sa patience, l’accomplissement répété d’actes simples ou infiniment délicats (mais lesquels), par sa compassion ou son sourire, elle réconforte, stimule ou apaise le malade, lui apportant cette chaleur humaine irremplaçable7 ». Aujourd’hui, avec la notion de « bientraitance » devenue le standard de l’attitude que le personnel doit adopter vis-à-vis des malades, vieillards infirmes ou handicapés, l’inflation verbale atteint des sommets. La bientraitance regroupe en effet la bienveillance, la bienfaisance, la sollicitude, la protection, la reconnaissance, chacun de ces termes très généraux étant lui-même défini par une série d’autres mots tout aussi peu précis. Par exemple, la bienveillance « consiste à aborder l’autre avec une attitude positive et le souci de faire le bien pour lui8 ». Le problème de ces textes normatifs est de souvent faire l’économie de la question du comment et de ne pas détailler par quels actes concrets doivent se traduire ces qualités et ces déclarations d’intentions.
5L’historien serait-il donc plus à l’aise avec les faits qu’avec ces discours ? Mobilisant les correspondances quotidiennes des hospices (A. Jusseaume), les diaires des missionnaires (C. Fredj), les dossiers de patients (H. Guillemain), les témoignages oraux (F. Cahen), les contributions nous placent au ras du sol et dans des lieux et des époques différentes conformément à ce qui était souhaité en introduction. D’autres sources, comme les bien trop rares témoignages de malades et des informations glanées au hasard des archives, principalement hospitalières, peuvent compléter cette approche au quotidien.
- 9 FAURE Olivier, avec la collaboration de DESSERTINE Dominique, Les cliniques privées ; deux siècles (...)
- 10 VERLAINE Paul, Chroniques de l’hôpital, op. cit., p. 50.
- 11 Ibidem, p. 58.
- 12 Ibidem, p. 49 et 65.
- 13 Ibidem, p. 26.
6Étudier la relation de soin pourrait d’abord passer par la reconstitution du cadre et de l’ambiance dans laquelle elle a lieu. Il sera sans doute difficile de retracer l’histoire matérielle des cabinets médicaux, de décrire leur décor et de mesurer leur impact sur le malade en fonction de son appartenance sociale. S’agit-il de rassurer ou d’impressionner par le luxe du mobilier et la sophistication du matériel technique ? Il faudrait aussi connaître non seulement les plans, mais aussi les décors des dispensaires antituberculeux avec leurs murs ripolinés piquetés d’affiches qui incitent à devenir l’acteur de sa propre santé et de celle de sa famille. On connaît un tout petit peu mieux le cadre des cliniques et des hôpitaux. Les premières offrent parfois de véritables suites luxueuses à leurs patients les plus fortunés qui peuvent recevoir leurs proches dans une antichambre et amener avec eux leurs propres domestiques9. Les hôpitaux publics passent pour être aux antipodes de cette magnificence. On connaît bien sûr les immenses salles communes avec « leurs longues avenues de lits bien blancs… car tout est long et blanc en ces asiles10 ». Avec la découverte des germes disparaissent les rideaux qui protégeaient l’intimité de l’individu et se répand dans les salles « la fade odeur de l’iodoforme et du phénol11 ». Certes, il existe des salles plus petites mais, comme chacun sait, la chambre individuelle (avec supplément) ou à deux lits n’est devenue une généralité que tout récemment. Certes, la salle commune soumet les malades à une évidente promiscuité avec les cris d’agonie, les vociférations des alcooliques, les ronflements des autres, mais elle permet aussi les conversations de lit à lit d’un bout à l’autre de la salle et des entretiens plus intimes lors des visites bihebdomadaires autorisées des proches. Sans doute ces discussions s’interrompent-elles lors de l’enlèvement sans cérémonie d’un cadavre placé dans « une civière dite boîte à dominos recouverte d’un tendelet nuance toile à matelas12 ». La salle commune n’est pas le seul lieu de vie des hospitalisés. Au moins dans les asiles de convalescents de la fin du XIXe siècle, les malades peuvent se promener dans le jardin, fréquenter la bibliothèque, la salle de jeux où sont proposés jeux de dominos, de dames, d’échecs13.
- 14 Ibidem, p. 21.
- 15 Ibidem, p. 25.
- 16 BUNGENER Martine et BASZANGER Isabelle, « Médecine générale, le temps des redéfinitions », dans BAS (...)
7Les textes que l’on vient de lire apportent une attention toute particulière et justifiée aux gestes du soin. Ici on croit voir les sœurs nettoyer les salles, porter les bouillons, distribuer les potions. Pourtant rien ne vaut les témoignages des malades pour décrire précisément les gestes. Cité par Anne Jusseaume, le caricaturiste et journaliste Alfred Le Petit, patient de l’Hôtel-Dieu de Paris entre 1903 et 1905, apprécie l’accueil qu’il reçoit à son entrée lorsqu’une sœur lui apporte un bouillon. Il évoque aussi « la sœur mère armée d’une lanterne et faisant le tour de la salle accompagnée d’une postulante et d’un garçon de salle ». À un autre moment, il décrit la manière dont la sœur mère « lui fait chaque jour un pansement sérieux mais elle n’a pas la main légère et, comme elle me cuit comme si le feu y était, elle me fait beaucoup de mal et de plus elle veut serrer très fort disant que ce pansement ne tiendrait pas sans ». De son côté le poète Verlaine (1844-1896), qui passe la plupart de ses dix dernières années dans les hôpitaux parisiens, évoque des gestes qui relèvent plutôt du care, comme celui de la fille de salle qui « s’y prend gentiment pour vous dire : « paresseux, dressez vous donc qu’on vous arrange vos oreillers » ou celle du « garçon de nuit (qui) range dans un grand buffet central appelé appareil les pots d’étain pour les tisanes et les couvre d’une alèse pendant le balayage14 ». Ailleurs, le tableau est plus sombre. On frémit aux multiples analyses (ponctions lombaires, tests sérologiques) imposées aux malades de l’hôpital psychiatrique de Maison-Blanche. On souffre avec eux (elles) des gavages, des injections diverses (argent, soufre, sérum glucosé) qu’ils (elles) subissent. On croit entendre les cris des avortées curetées à vif (même si la pratique – dénoncée y compris par des médecins hostiles à l’avortement – ne fut pas aussi répandue que ne l’a dit une certaine légende dont la construction est ici analysée précisément par Fabrice Cahen). En revanche, on saisit très distinctement les « engueulades » que les médecins leur infligent et les interrogatoires de type quasi judiciaires qui visent, non seulement à leur arracher des aveux, mais aussi des remords. S’ils ne visent pas à nous émouvoir, ces textes réintroduisent à juste titre la souffrance, dimension essentielle mais trop souvent oubliée de l’histoire de la maladie. Les textes esquissent aussi l’hypothèse du passage d’un soin axé sur la surveillance à un soin centré sur l’acte technique. Le mouvement est particulièrement net en psychiatrie. Quasiment jusqu’aux années 1960 et l’émergence de la notion contemporaine de soin psychiatrique, soigner consiste uniquement à tenir les malades propres et à les plier aux exigences du règlement. Bref, comme le dit Hervé Guillemain, « surveiller correctement c’est soigner ». Verlaine signale aussi dans l’hôpital des convalescents de Saint-Maurice à Vincennes « ce règlement lu et relu par des surveillants, j’allais dire des gardiens à moustaches grises15 ». À ce premier modèle vient s’ajouter (plutôt que se substituer) dans les hôpitaux psychiatriques de l’entre-deux-guerres une série de traitements biologiques. Si l’on ajoute les thérapies héroïques (insuline, électrochocs), qui n’auraient concerné que 5 à 15 % des malades, aux injections déjà citées il y a bien là, pour reprendre l’expression d’Hervé Guillemain, « la transcription concrète de l’avènement d’une objectivation de la maladie qui réduit la relation de soin à sa dimension matérielle ». Au-delà de la psychiatrie, il est clair que le développement permanent et sans précédent de l’arsenal diagnostic et thérapeutique peut permettre de faire l’impasse sur la relation proprement humaine entre le soignant et le soigné. Au moins dans la médecine ville, cette technicisation de la relation est surtout répandue chez les nombreux spécialistes (48 % du corps médical), mais elle n’est pas absente chez les généralistes qui se sont donnés pour priorité d’être le premier maillon de la chaîne de soin et prescrivent examens complémentaires et visites de spécialistes. Néanmoins la seule configuration épidémiologique des sociétés occidentales, où dominent les maladies chroniques et les risques de cancer et de maladies cardio-vasculaires, incite les généralistes à développer d’autres fonctions de conseil, de prévention, même si cette orientation n’est guère inscrite dans leur culture et si la rétribution à l’acte ne s’y prête guère16.
- 17 Ibidem, p. 28 et 53.
- 18 FAURE Olivier, « Les Hospices civils de Lyon face à la pénurie sous l’Occupation », dans BUELTZINGS (...)
- 19 VERLAINE Paul, Chroniques de l’hôpital, op. cit., p. 85-88.
8Plus impressionnante encore dans l’hôpital, la dimension technique du soin n’a pas tué les aspects relationnels. Il suffit d’avoir fréquenté les hôpitaux comme patient ou comme visiteur dans les dix ou quinze dernières années pour mesurer que la dimension immatérielle de l’humanisation, longtemps délaissée au profit de la transformation des locaux, s’est bien imposée. Le patient reçu dans une chambre individuelle ou à deux est désormais appelé par son nom, sa douleur, objet d’une attention de tous les instants est immédiatement soulagée, les horaires de ces repas se sont rapprochés de la norme etc… Que ces transformations spectaculaires soient récentes ne veut pas dire que tout soit resté immobile et inhumain pendant les années précédentes. Toujours abondante mais grossière, l’alimentation devient assez tôt plus raffinée et diversifiée. Dès la fin du XIXe siècle, on sert du dessert à l’asile des convalescents de Vincennes et tous les établissements parisiens fêtent le 14 juillet en doublant la ration de vin et en servant aux malades qui peuvent l’ingérer un gâteau à deux ou trois sous, éclair, baba ou tartelette17. Trente ans plus tard, les Hospices civils de Lyon entreprennent de varier la sempiternelle association viande (souvent bouillie), pain (400 g par jour), légumes en introduisant du poisson et des desserts (fromage ou fruit) servis sur une assiette séparée, en embauchant même en 1937 des cuisiniers professionnels18. À suivre notre témoin privilégié, les sœurs hospitalières parisiennes mettaient déjà quelques livres à la disposition des malades, mais tous puisés dans les collections des bons éditeurs catholiques. Avec la laïcisation du personnel parisien, les ouvrages restent « peu fatigants », mais plus libéraux et d’accès plus facile. Conservés dans des armoires, ils sont distribués deux fois par semaine aux malades qui peuvent les emmener dans les salles19.
9Bien entendu, les gestes pratiqués dans ce cadre sont la composante principale de la relation qui se noue entre celui (celle) qui prodigue les soins et celui (celle) qui les reçoit. Cette relation, on l’a dit, est d’autant plus difficile à saisir qu’elle est largement individuelle et échappe aux généralisations.
- 20 HERZLICH Claudine et alii, Cinquante ans d’exercice de la médecine en France : carrières et pratiqu (...)
10Dans la médecine de ville et dans les opérations de prévention, le médecin est le personnage central. En ce qui concerne la première situation, et au moins pour l’époque contemporaine, on est hélas assez démuni pour analyser les relations qu’il entretient avec ses malades. Ici l’expression de médecin de famille vient naturellement sous la plume, mais il faudrait examiner si cette notion n’est pas la construction tardive d’une profession médicale soucieuse d’écarter le spectre d’une médecine fonctionnarisée. S’il est difficile de s’immiscer dans le dialogue singulier (autre construction idéologique ?), on peut au moins en éclairer les conditions matérielles. Au cours du XIXe siècle, la relation d’argent y occupe une place de plus en plus grande avec la disparition des forfaits annuels familiaux et des honoraires en nature au profit du paiement à l’acte qui s’accompagne d’un transfert immédiat d’argent. Par ce biais, la relation entre médecin et malades s’assimile à un rapport marchand. Elle se réduit souvent à un échange entre de l’argent et un document, l’ordonnance, qui permet d’accéder à un objet, le médicament. De nos jours, le service vient s’ajouter au produit au centre de la transaction. Le résultat principal de la visite chez le généraliste consiste souvent dans la prescription d’examens complémentaires ou de consultations chez un spécialiste. La multiplication des outils de diagnostic éclipse parfois la relation physique et l’échange interpersonnel approfondi. Pourtant, interrogés sur leurs carrières et leurs pratiques, des médecins français ayant exercé entre 1930 et 1980 ont plutôt un bon souvenir des relations humaines entretenues avec des patients jugés pour près de la moitié d’entre eux plutôt fidèles, coopératifs et dociles, même si cette dernière caractéristique s’effondre au cours de la période en même temps que le fatalisme. La montée de la sensibilité à la douleur, des exigences et du niveau de l’information des patients ne semble pas avoir troublé outre mesure ces médecins qui se sont adaptés à des rapports plus directs et égalitaires20.
- 21 Voir par exemple sur le Rwanda, CORNET Anne, Politiques de santé et contrôle social au Rwanda (1920 (...)
11Parler d’une relation de soin entre un médecin et un patient idéal serait évidemment réducteur. Le cadre de la consultation, le plus ou moins grand fossé social et culturel entre les deux protagonistes, jouent bien sûr un rôle majeur. Il est certain que le médecin militaire ou de colonisation d’une puissance occupante étudié par Claire Fredj n’a pas grand-chose à voir avec le médecin choisi en Europe par son client. Néanmoins, sauf dans la lutte contre de grandes endémies et épidémies21, il n’est pas question d’obliger l’indigène à venir consulter et à appliquer les traitements. Il faut donc transiger, consulter dans des lieux familiers, faire appel à des femmes, plus aptes à pénétrer dans les intérieurs indigènes, distribuer des médicaments très prisés. Appliqué aux situations coloniales, ce modèle autoritaire très vite tempéré a en fait été forgé dans les campagnes européennes peu de temps avant la grande expansion européenne à la charnière des XVIIIe et XIXe siècles. Partant du principe que toute pratique populaire de soins était marquée du sceau de l’obscurantisme, il fallait donc combattre sans faiblesse le « charlatanisme » et imposer au peuple de nouvelles normes d’hygiène et pratiques comme la vaccination réalisée par les seuls médecins. Menée sans aucune considération pour les objections – parfois fondées – populaires, cette croisade médicale échoua et il fallut bien composer, mais paradoxalement on le fit moins qu’en situation coloniale. Si l’on accepta de fournir au peuple les médicaments qu’il désirait tant, on refusa et combattit le concours de sages-femmes qui auraient mieux pu répandre la vaccination que des médecins trop peu nombreux et trop éloignés sur tous les plans.
- 22 DESSERTINE Dominique et FAURE Olivier, Combattre la tuberculose, Lyon, PUL, 1988, p. 143.
- 23 Ibidem, p. 90-91.
- 24 Ibidem, p. 54.
- 25 Ibidem, p. 58, p. 68, p. 76, p. 107.
- 26 Expressions citées par NARDIN Anne, « La relation médecin malade », op. cit. p. 145.
- 27 VERLAINE Paul, Chroniques de l’hôpital, op. cit., p. 37-38.
12Alors qu’ils étaient attachés aux seuls établissements, on sait combien les médecins des asiles d’aliénés, puis des hôpitaux psychiatriques, furent longtemps littéralement submergés par le nombre de patients qu’ils auraient du suivre. Eux aussi médecins à plein temps, les médecins de sanatoriums avaient surtout pour but de faire respecter à des malades souvent jeunes et rebelles des horaires impitoyables et des règles d’hygiène draconiennes. On ne s’étonnera pas dans ces conditions que l’autoritarisme de ces médecins eût été dénoncé. Au sanatorium Mangini d’Hauteville (Ain), un interne des années 1920 était même surnommé Durousky en référence à sa dureté22. À l’hôpital public ordinaire jusqu’en 1958, les médecins sont essentiellement des libéraux qui effectuent pour une chiche rémunération au mieux deux visites quotidiennes, mais le plus souvent une seule avant de se rendre dans leur cabinet qui les fait vivre. Si depuis les débuts de la Ve République les médecins sont plus présents à l’hôpital, ils ne se rendent guère qu’épisodiquement au chevet des malades et de façon toujours très rapide, occupés qu’ils sont par les opérations, les consultations, les travaux de laboratoire, et pour les hospitalo-universitaires par l’enseignement et surtout les autres tâches universitaires, colloques et autres rencontres scientifiques. Pourtant, leur rôle est central aux yeux des patients. On va dans le service du professeur un tel parce qu’il est précédé par sa réputation et qu’on espère qu’il vous opérera en personne. Moyennant quoi il arrive communément qu’on ne le voie qu’une fois quinze minutes en consultation. Par comparaison, les médecins de la fin du XIXe siècle étaient sans doute plus présents dans les salles et jouaient de leur charisme et de leur humanité pour asseoir leur prestige, faute de pouvoir l’imposer par la technique. Verlaine n’a que des compliments à adresser aux médecins des nombreux hôpitaux qu’il a fréquentés entre 1886 et 1895. La palme revient au docteur Chauffard de l’hôpital Broussais « un homme charmant et savant… l’orgueil et l’espoir réalisé de la Faculté, la bienveillance même et même la charité ». Suit la seule relation précise d’une de ses consultations : « Après une analyse chimique indispensable à son diagnostic, vers l’entrant fixant son œil franc dit : « je vous crois diabétique » – et prescrit en conséquence23 ». Autre mention spéciale d’un autre chef de service, si vénéré des malades que ces derniers « s’épanchent en manifestations reconnaissantes et respectueuses lors de sa fête avec festons, bouquets et compliments. Et le prince de la science ne reste pas en affront et régale princièrement ses humbles clients d’un beau concert, de thé et de café, de gâteaux et sucreries24 ». Tous les autres médecins, qu’ils soient « gentil et attachant », « très bon, très sévère et très strict plutôt envers son personnel qu’envers ses malades », dispensent « des soins cordiaux parfois un peu grondeurs » et font preuve « d’une indulgence un peu narquoise25 ». Ces dernières notations laissent supposer un évident paternalisme que certains médecins revendiquaient hautement jusque dans les années 1950 au moins. « Face au patient inerte et passif, le médecin n’a en aucune manière le sentiment d’avoir affaire à un être libre, à un égal, à un pair qu’il puisse instruire véritablement. Tout patient est et doit être pour lui comme un enfant » écrivait en 1954 le professeur Louis Portes, ancien président du Conseil de l’Ordre sous Vichy, dans À la recherche d’une éthique médicale. Deux ans plus tard, son confrère Caffort confirmait en affirmant que « l’homme malade est un grand enfant qui ne demande qu’à être plaint, rassuré et consolé26 ». Si le prestige des médecins n’est que rarement remis en cause, les externes et surtout les internes sont beaucoup plus contestés. Verlaine, d’habitude si admiratif du personnel hospitalier, n’a pas de mots assez durs pour certains d’entre eux : « il y en a d’affreux, d’abominables vraiment, poseurs et grossiers, traitant le malade en véritable prisonnier, en forçat, du haut de leur col cassé et de leur cravate claire à bijou faux, inhumains tout à fait et insolents ». Parmi eux, un seul « fut vil et méchant » et l’objet d’une invective ainsi rédigée : « Tu fus inhumain, de sorte cruelle… tu fus dur et sec comme un coup de trique… donc maudit sois –, vil bourreau dodu27 ». L’impopularité des internes impertinents semble assez largement répandue et l’on comprend que lorsque l’un d’entre eux s’en prend à une religieuse, comme c’est le cas à la Pitié en 1864, il se forme contre lui une vaste coalition qui va du directeur de l’hôpital aux malades en passant par les infirmiers et bien sûr les sœurs.
- 28 D’après Léon Lefort dans un guide de Paris de 1867 et cité par Anne Jusseaume.
- 29 VERLAINE Paul, Chroniques de l’hôpital, op. cit., p. 21.
13Ces deux dernières catégories auxquelles incombaient tous les soins se sentent, en effet, menacées à partir des années 1860 par les revendications des internes, plus que des médecins. Dans le traité modèle de 1839 que cite Anne Jusseaume et qui devait lier les établissements et les congrégations religieuses, les sœurs devaient « administrer tous les soins, veiller au respect de la salubrité et de la propreté des salles et des meubles, à l’entretien du linge, à la préparation et à la distribution de l’alimentation, à la distribution des médicaments selon les instructions reçues ». Par leur omniprésence dans les salles, les religieuses sont bien le pilier du soin. Certaines, comme les Augustines au service de l’Hôtel-Dieu de Paris, appliquaient encore seules un emplâtre contre les entorses et les foulures à la fin du XIXe siècle. On a vu tout à l’heure, avec le témoignage d’Alfred Le Petit, qu’elles ne faisaient pas toujours preuve de douceur et traitaient particulièrement durement les femmes en couches censées expier dans la douleur de l’enfantement le plaisir qu’elles avaient pris dans la conception. Il faut ajouter dans la même veine que la plupart des statuts des congrégations interdisaient de soigner les maladies dues à la débauche et que par prudence l’interdit concernait toutes les maladies de peau. Pourtant le procès qui leur est intenté à partir des années 1880 ne se fonde pas là-dessus, mais bien sur des considérations idéologiques. Exercice illégal de la médecine, endoctrinement religieux, abandon de soins à des infirmiers forcément « ignorants et grossiers » aux dires d’Anna Hamilton, tout fut utilisé pour les discréditer et obtenir leur renvoi. S’il est difficile de faire la part des choses, ces campagnes ont le mérite de faire apparaître le petit personnel des veilleurs, garçons et filles de salle, appelés aussi infirmiers et infirmières et placés sous la surveillance des sœurs qui semblent, au moins à Paris, se concentrer sur la surveillance des salles et du personnel subalterne. Ces textes polémiques sont aussi l’occasion de faire l’inventaire des gestes du soin et qu’importe finalement qui des sœurs ou des infirmiers, « renouvelle les pansements, applique les cataplasmes et les sangsues, administre la cuillerée de potions qu’il faut donner d’heure en heure, change un drap souillé, lave un malade28 ». Néanmoins, il reste beaucoup à faire pour connaître ces gardiens d’asiles, ces veilleurs et filles de salle. La fille de salle est-elle toujours, comme le dit Verlaine, « une paysanne récemment descendue du train, presque du coche, un peu simple sans trop de naïveté29 », et sera-t-elle un oiseau de passage dans l’hôpital ? D’autres sont-ils d’anciens malades bien vus des sœurs et recrutés par elles ?
14Quoi qu’il en soit, la plupart des soignants sont des femmes et le « féminin » joue un rôle stratégique dans la diffusion des soins, car elles sont les mieux à même de pénétrer dans les intérieurs où règnent d’autres femmes. Les médecins de colonisation doivent bien admettre que la présence d’un médecin femme ou d’une infirmière visiteuse se traduit par un net redressement des consultations, en particulier celles des jeunes mères. La vaccination des femmes indigènes ne peut se faire que par des infirmières-visiteuses. Une fois encore, on aurait tort de croire que ce fait est lié à la situation coloniale ou aux habitudes propres de l’Islam. Un siècle plus tôt, les paysannes françaises offrent d’autant plus volontiers le bras de leurs enfants à la vaccine que l’opérateur est une opératrice, le plus souvent la sage-femme.
15Malgré les innombrables difficultés, l’histoire des soins est possible et surtout souhaitable. Plus qu’un nouveau terrain à part des autres, elle est une préoccupation, un angle de vue qui permettrait de renouveler et d’approfondir l’histoire sociale de la médecine. Les perspectives semblent immédiatement prometteuses en matière d’histoire hospitalière. En nous incitant à chercher ou à redécouvrir des sources qui nous replacent dans le quotidien hospitalier, la démarche par le soin peut aider à complexifier l’histoire hospitalière et à la sortir du grand schéma de la médicalisation dans lequel elle est depuis trop longtemps engluée. Retracer l’histoire de la relation de soin dans la médecine de ville sera sans doute plus ardu surtout pour le large XIXe siècle qui s’intercale entre le XVIIIe siècle des correspondances et journaux intimes et le XXe siècle des témoignages oraux. On risque d’être condamné pendant quelque temps à exploiter prioritairement des textes normatifs et juridiques (traités d’éthique, thèses de droit et de médecine, recueils de jurisprudence). L’étude des associations de malades qui ne datent pas de leur explosion actuelle mais naissent, en particulier chez les tuberculeux et les blessés de guerre, au cours des années 1920 pourrait apporter un précieux contrepoids à une vision trop officielle. Heureusement, lorsque les questions sont bien posées, ce qui est le cas ici, on trouve toujours et assez vite des sources pour y répondre.
Notes
1 BELMAS Belmas et NONNIS-VIGILANTE Serenella (dir.), Les relations médecin-malade des temps modernes à l’époque contemporaine, Lille, Presses universitaires du Septentrion, 2013. On citera aussi les débats qui ont eu lieu au sein du RHUM (Réseau des historiens universitaires de la médecine) sur ce thème et les projets ANR évoqués à cette occasion.
2 Dans l’ordre de publication RIEDER Philip, La figure du patient au XVIIIe siècle, Genève, Droz, 2010. VIAUD Jean-François, Le Malade et la médecine sous l’Ancien Régime : soins et préoccupations de santé en Aquitaine (XVIe-XVIIIe siècle), Bordeaux, Fédération historique du Sud-Ouest, 2011. PILLOUD Séverine, Les mots du corps : expériences de la maladie dans les lettres de patients à un médecin du XVIIIe siècle : Samuel-Auguste Tissot, Lausanne, BHMS, 2013.
3 RIEDER Philip, La figure du patient, op. cit., p. 191-209.
4 FAURE Olivier, « Parcours de soins : les malades français de Samuel et Mélanie Hahnemann (1834-1868) », dans BARRAS Vincent et DINGES Martin (dir.), Maladies en lettres 17e-21e siècles, Lausanne, BHMS, e-book, 2013 ; Ibidem, « Léon Vanniers’ patients in the 1930s », dans DINGES Martin (dir.), Patients in the history of homeopathy, Sheffield, European association for the history of medicine and health publications, 2002, p. 199-211.
5 Cité par NARDIN Anne, « La relation médecin-malade », op. cit., p. 146.
6 VERLAINE Paul, Chroniques de l’hôpital, Paris, l’Insulaire, 1998. Ces chroniques regroupent différents textes livrés à des revues et journaux entre 1890 et 1895. Tout particulier qu’il soit, le témoignage de Verlaine a l’avantage de reposer sur une longue expérience personnelle et de rompre avec la légende noire « de l’hôpital mouroir » inspirant la peur et le dégoût.
7 Cité par NARDIN Anne, « La relation médecin-malade », op. cit., p. 146.
8 DUPONT Marc, « L’émergence de la notion de bientraitance à l’hôpital », dans BELMAS Belmas et NONNIS-VIGILANTE Serenella (dir.), Les relations médecin-malade, op. cit., p. 175-176. Citant les recommandations de l’Agence nationale de l’évaluation des services sociaux et médico-sociaux.
9 FAURE Olivier, avec la collaboration de DESSERTINE Dominique, Les cliniques privées ; deux siècles de succès, Rennes, PUR, 2012, p. 32-33.
10 VERLAINE Paul, Chroniques de l’hôpital, op. cit., p. 50.
11 Ibidem, p. 58.
12 Ibidem, p. 49 et 65.
13 Ibidem, p. 26.
14 Ibidem, p. 21.
15 Ibidem, p. 25.
16 BUNGENER Martine et BASZANGER Isabelle, « Médecine générale, le temps des redéfinitions », dans BASZANGER Isabelle, BUNGENER Martine et PAILLET Anne (dir.), Quelle médecine voulons-nous ?, Paris, La Dispute, 2002, p. 19-34.
17 Ibidem, p. 28 et 53.
18 FAURE Olivier, « Les Hospices civils de Lyon face à la pénurie sous l’Occupation », dans BUELTZINGSLOEWEN Isabelle von (dir.) « Morts d’inanition » : famine et exclusions sous l’Occupation, Rennes, PUR, 2005, p. 131-148.
19 VERLAINE Paul, Chroniques de l’hôpital, op. cit., p. 85-88.
20 HERZLICH Claudine et alii, Cinquante ans d’exercice de la médecine en France : carrières et pratiques des médecins français (1930-1980), Paris, INSEREM/Doin, 1993, p. 181-187.
21 Voir par exemple sur le Rwanda, CORNET Anne, Politiques de santé et contrôle social au Rwanda (1920-1940), Paris, Karthala, 2011, p. 121-212 (lutte contre le pian, la maladie du sommeil).
22 DESSERTINE Dominique et FAURE Olivier, Combattre la tuberculose, Lyon, PUL, 1988, p. 143.
23 Ibidem, p. 90-91.
24 Ibidem, p. 54.
25 Ibidem, p. 58, p. 68, p. 76, p. 107.
26 Expressions citées par NARDIN Anne, « La relation médecin malade », op. cit. p. 145.
27 VERLAINE Paul, Chroniques de l’hôpital, op. cit., p. 37-38.
28 D’après Léon Lefort dans un guide de Paris de 1867 et cité par Anne Jusseaume.
29 VERLAINE Paul, Chroniques de l’hôpital, op. cit., p. 21.
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Référence papier
Olivier Faure, « Une histoire du soin est-elle possible ? », Histoire, médecine et santé, 7 | 2015, 91-101.
Référence électronique
Olivier Faure, « Une histoire du soin est-elle possible ? », Histoire, médecine et santé [En ligne], 7 | printemps 2015, mis en ligne le 29 mai 2017, consulté le 15 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/hms/814 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/hms.814
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