Soin, refus de soin ou maltraitance ? Médecins et avortées dans les hôpitaux parisiens (1900-1975)
Résumés
La rencontre entre les femmes avortées et le personnel hospitalier, dans les trois quarts de siècle qui précèdent la loi Veil, est restée dans les mémoires collectives comme une sorte de cas d’école en matière de « pouvoir médical ». Partant de certaines accusations faisant explicitement état de mauvais traitements, cet article tente de reconstruire une histoire complexe où interviennent à la fois des normes morales et professionnelles et des réalités cliniques, organisationnelles et logistiques. C’est en se plaçant au niveau de l’interaction immédiate entre le médecin et malade que cette étude cherche à mieux cerner les conditions concrètes d’une réticence au soin et les réalités d’une prise en charge problématique. Une telle approche permet d’observer comment l’avortée volontaire fit l’objet, depuis la fin du XIXe siècle, d’un étiquetage négatif, établi sur des critères cliniques sommaires, et ainsi construite comme une « indésirable ». Derrière les violences parfois spectaculaires que cette stigmatisation put occasionner, l’enquête fait apparaître des formes souvent insoupçonnées mais plus répandues de gestion des malades, dont l’effet d’ensemble fut probablement préjudiciable à la santé de celles qui dépendaient de l’hôpital public pour se soigner.
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Je remercie vivement, pour leurs remarques et suggestions sur cet article, Mathilde Rossigneux ainsi que les relecteurs et experts anonymes de la revue.
- 2 SOUBIRAN André, Les Hommes en blanc, t. 1, Paris, Livre de poche, 1999, 1re édition 1949, p. 239.
[…] le lundi matin, nous en trouvions toujours dans les salles plusieurs de tous les âges, saignantes et fiévreuses, vouées au curetage […]. Alors commençaient des hurlements de douleur, des supplications et des hoquets, tandis que la curette allait et venait dans l’utérus […]2 .
- 3 C’est-à-dire ayant donné lieu à des manifestations pathologiques, généralement infectieuses et/ou h (...)
- 4 Pour une vision plus large de l’histoire de la lutte contre l’avortement, voir LE NAOUR Jean-Yves e (...)
1Cet article a pour terrain le secteur hospitalier parisien, qu’un nombre élevé de femmes a fréquenté entre le XIXe siècle et la loi Veil de 1975, pour cause d’avortements « compliqués »3. La période considérée ici étant tout sauf homogène du point de vue de la législation, des réalités démographiques, du contexte médical ou encore des techniques abortives et de leurs risques associés, il convient de rappeler brièvement quelques éléments d’ordre général. L’avortement est explicitement prohibé en France depuis le Code pénal de 1791 puis de 1810. Face à différents indices d’une augmentation des pratiques abortives clandestines au fil du siècle (ce qui s’expliquerait notamment par le renouvellement des procédés permettant, comme c’est le cas en particulier avec l’injection intra-utérine, de limiter les dégâts cliniques), la législation nationale s’est durcie continuellement de l’entre-deux-guerres à Vichy, la répression atteignant une intensité particulièrement élevée de la fin des années 1930 à la fin des années 1940. Malgré les évolutions progressives en matière d’accès à la régulation des naissances, l’avortement était toujours l’objet d’un statu quo moral et légal durant le baby-boom. Quoique, pour les femmes ayant avorté, la probabilité d’être repérées par la justice restât objectivement limitée, l’avortement demeurait en outre jusqu’en 1975 une pratique à risque sur les plans sanitaire et judiciaire4.
- 5 Le corpus utilisé privilégie le corps médical, mieux représenté dans les archives, mais il faudrait (...)
2Il n’en reste pas moins que les avortées étaient légalement fondées, comme tout un chacun, à se rendre dans les établissements de soin lorsque leur état le requérait. Les hôpitaux de l’Assistance publique ont donc constitué un point de contact – éminemment sensible – entre des malades se sachant en infraction et des professionnels de santé qui, sans être dans leur totalité des ennemis avérés de l’avortement prêts à tout pour le combattre, se sentaient tiraillés entre les normes contradictoires que ce dernier soulevait5. Car l’avortée était à la fois une contrevenante au regard de la loi, une criminelle aux yeux de la morale dominante (médicale en particulier), une victime d’un point de vue « humanitaire » et une patiente potentielle ayant théoriquement accès, sans restriction et sous couvert du secret médical, aux établissements de soin. L’état des femmes qui frappaient à la porte des hôpitaux étant souvent grave (le pronostic vital parfois engagé), la réaction médicale devait être rapide et efficace ; pourtant l’impératif de soin semble avoir suscité de profondes réticences.
3En prenant pour point de départ une accusation récurrente adressée au corps hospitalier, cet article souhaiterait esquisser une réflexion plus étendue sur la complexité du rapport des praticiens à la déontologie médicale (codifiée ou non) et à l’exercice de la médecine de service public. Il s’agira d’interroger ce que la notion même de « soin » pouvait signifier dans le cas des suites d’avortement volontaire. Nous nous centrerons pour cela sur la rencontre médecin-malade, abordée par le biais de différents matériaux (travaux spécialisés de médecins, témoignages publiés de femmes ou de praticiens, archives de l’Assistance publique à Paris – procès-verbaux ou rapports du Conseil de surveillance, lettres de particuliers – ou encore archives du Conseil de l’Ordre des médecins), plutôt que sur l’évolution du droit général, des politiques publiques ou des traitements disponibles, en espérant de cette manière mieux saisir les conditions concrètes d’une réticence médicale et les réalités de la prise en charge des patientes.
Mémoire collective d’une « petite torture »
- 6 Deux techniques d’extraction des débris placentaires, souvent opposées l’une à l’autre au XIXe sièc (...)
- 7 Mal pratiqué, le geste peut occasionner lésions et perforations.
- 8 FIOLLE Jean, Le curettage utérin, Paris, Masson, 1929 ; SAUVAGEOT Claude, De l’anesthésie en gynéco (...)
4Plusieurs types de thérapeutiques (locales et/ou générales) s’appliquent aux suites compliquées d’avortements. Depuis la fin du XIXe siècle, la plus courante est le curetage utérin qui constitue une réponse à la rétention placentaire (facteur le plus commun d’infection post-abortum)6. Il s’agit d’un acte chirurgical délicat7 et dont le caractère hautement douloureux impose, sauf conditions particulières, une mise sous anesthésie8. Une accusation qui circule depuis plus d’un demi-siècle laisse pourtant entendre que certains soignants (en particulier des chirurgiens), animés par un désir vengeur, auraient effectué ce geste « à vif », se vantant même de prévenir ainsi toute « récidive ».
- 9 KÉPÈS Suzanne et LÉVY Danielle, Du corps à l’âme, Paris, L’Harmattan, 1996, p. 101 ; MILLIEZ Paul, (...)
- 10 LAGROUA WEILL-HALLÉ Marie-Andrée, « Le contrôle des naissances et la loi française de 1920 », La se (...)
- 11 GARCIA Sandrine, Mères sous influence. De la cause des femmes à la cause des enfants, Paris, La Déc (...)
- 12 Brimades et/ou curetage à vif sont évoqués dans : DEROGY Jacques, Des enfants malgré nous, Paris, É (...)
- 13 HALIMI Gisèle, La Cause des femmes, Paris, Grasset, 1974, p. 45, 30, 76 ; BRETON Denise, Histoires (...)
- 14 KNIBIEHLER Yvonne et FOUQUET Catherine, La Femme et les médecins, Paris, Hachette, 1983 ; THÉBAUD F (...)
5Les occurrences de cette allégation dans la production livresque de la fin du XXe siècle pullulent. On les relève essentiellement dans quatre catégories de discours, dont nous n’évoquerons pour l’instant que les trois premières. On les trouve en premier lieu dans des récits de souvenirs produits par des médecins (femmes ou hommes) aux positions progressistes et/ou favorables à la légalisation de la contraception. Ces locuteurs affirment avoir été les témoins directs de curetages « à vif » exécutés par des confrères9. Le fait d’avoir connu de telles scènes aurait même constitué, pour Pierre Simon et surtout pour Marie-Andrée Lagroua-Weill-Hallé (qui évoque cette « brimade » dans son article fondateur de 195310), le déclencheur d’un engagement en faveur de ce qui deviendra quelques années plus tard le « Mouvement français pour le planning familial »11. D’autres occurrences sont repérables dans des textes clés du combat en faveur du contrôle des naissances dans les années 1950 et 1960, écrits, à la différence des précédents, par des militants extérieurs à la profession médicale et qui rapportent des faits dont ils n’ont eux-mêmes été ni victimes ni spectateurs12. La troisième catégorie est constituée de récits à la première personne, souvent relativement tardifs, émanant de personnalités féministes ayant été victimes de cette pratique au cours de leur vie passée13. Ce type de témoignages a documenté par la suite un certain nombre de travaux historiographiques14.
- 15 VARANGOT Jacques, « Stérilité, morti-natalité, avortement », Connaître, mars 1945.
- 16 MONSAINGEON André, « Le médecin devant l’avortée », dans PORTES Louis et al., L’avortement, Paris, (...)
- 17 PORTES Louis, À la recherche d’une éthique médicale, Paris, Masson, PUF, 1954, rééd. 1964, p. 80.
- 18 Datant de 1975, la critique émise par Jean Bernard (BERNARD Jean, L’Homme changé par l’homme, Paris (...)
6Pour se faire une idée non de la véracité – qui ne fait guère de doute – mais de l’ampleur réelle des pratiques dénoncées, il faudrait retracer le cheminement historique de cette allégation dans l’espace intertextuel et contrôler les effets d’influence entre témoignages. À défaut de se lancer dans ce travail, on peut compléter la confrontation de points de vue hétérogènes par une quatrième catégorie d’énoncés, à savoir des propos publiés par des médecins hostiles à toute concession en faveur de l’avortement, mais s’élevant néanmoins contre les comportements anti-déontologiques. Un premier exemple de ces critiques intestines provient de Jacques Varangot, accoucheur des hôpitaux de Paris, qui s’en prend, dès 1945, aux « bourreaux » infligeant aux avortées cette « petite torture »15. Pour le chirurgien André Monsaingeon, ce sont surtout des internes qui, mus par « une sorte d’esprit de punition », refusent d’utiliser l’anesthésie16. Dans la décennie suivante, Louis Portes, professeur d’obstétrique, membre de l’Académie de médecine, président du Conseil supérieur de l’Ordre des médecins pendant la guerre et rédacteur du premier véritable code d’« éthique médicale » en France aborde à son tour ce sujet épineux : certes, les avortées « encombrent » les services d’obstétrique et y font régner un risque de contagion (tout à la fois bactériologique et morale), mais il s’impose, à leur égard, de ne pas céder à des mauvais traitements « inacceptables »17. En effet « n’a-t-on pas vu […] des médecins se faire « tortionnaires » et pratiquer le curetage sans anesthésie, sous prétexte que l’avortement avait été provoqué »18 ?
7Au vu du peu d’indices empiriques dont nous disposons, il est difficile de savoir si le curetage à vif fut une pratique exceptionnelle ou un geste répandu. Se focaliser sur ce type d’exactions aurait à vrai dire d’autant moins de pertinence que cela reviendrait à occulter d’autres formes, parfois méconnues, du traitement des avortées par le personnel hospitalier. Nous reviendrons par la suite sur cet éventail des maltraitances ; mais il convient auparavant de comprendre ce que représentait l’entrée d’une avortée dans un service hospitalier, du point de vue des médecins qui y officiaient.
Le tri des avortées volontaires
- 19 DÉMIER Francis et BARILLÉ Claire (dir.), Les maux et les soins. Médecins et malades dans les hôpita (...)
8Nous venons d’évoquer la notion d’« encombrement », utilisée par un grand « ponte » qui recommande pourtant le respect des personnes visées par le terme. On peut dater des années 1900 l’apparition du thème de l’« envahissement », un thème propagé par les chefs de service des maternités de l’Assistance publique à Paris qui se mobilisent contre la multiplication (réelle ou supposée) des cas d’avortement à soigner. Les établissements hospitaliers, et en particulier les unités réservées aux femmes, font alors face à une massification globale de la demande de soins19. De même que les parturientes ont moins de raisons qu’auparavant de redouter la mort en couches et l’infection puerpérale, les victimes de pathologies consécutives à un avortement (spontané ou volontaire) savent que les techniques curatives ont gagné en efficacité : pratiqué dans de bonnes conditions, le curetage accroît considérablement les chances de guérison. Cette augmentation des flux d’entrées interfère avec une crise d’anxiété morale et d’agitation nataliste qui affecte la gestion hospitalière des corps malades. Mais c’est la confrontation pratique des médecins à l’avortement, et en particulier les opérations de catégorisation (ou d’« étiquetage ») des malades qu’ils mettent en œuvre, qu’il s’agit de prendre en considération ici.
- 20 La limitation du nombre des lits disponibles est un fait (DARMON Pierre, Le médecin parisien en 190 (...)
- 21 THÉBAUD Françoise, Quand nos grands-mères…, op. cit.
9L’un des problèmes invoqués par ces accoucheurs tient à ce que la capacité d’accueil des services, du point de vue des effectifs en personnel et des réserves de lits disponibles, serait menacée de saturation20. Les arguments déployés font apparaître la très forte hiérarchisation des actes hospitaliers : pour un gynécologue-accoucheur formé à la fin du XIXe siècle, soigner l’avortement est une besogne peu gratifiante, sinon dégradante, qui dévoie le métier et dévalorise ceux qui l’exercent. On doit à Adolphe Pinard, pilier de l’École de Port-Royal, d’avoir placé au cœur de cette spécialité médicale un devoir sacré de protection de l’« œuf » humain et de l’« enfant à naître », pour des raisons tenant à la fois aux préoccupations morales, natalistes et eugénistes du moment et à la nécessité de construire une identité professionnelle distincte de celle des chirurgiens (taxés d’interventionnisme excessif) et de celle des sages-femmes (accusées d’être souvent mêlées au « crime »)21.
10Les accusations à l’égard des avortées « criminelles » semblent impliquer que ces médecins sont en mesure de différencier les suites d’un avortement provoqué des suites d’une fausse couche involontaire. En réalité, rares sont les femmes, à la fin du XIXe siècle, qui avouent s’être livrées à l’avortement et, comme le rappelle continuellement le Pr Pinard, les symptômes cliniques se confondent. C’est pourtant à cette tentative de distinction étiologique que procèdent de nombreux praticiens, dans une velléité de traitement différencié des malades ou d’estimation (en niveau et en tendance) du « chiffre de l’avortement criminel ». La femme demandant l’admission à l’hôpital est donc soumise à un examen très particulier, dont dépend sa reconnaissance comme malade respectable (digne de soins, et de soins respectueux de sa dignité), comme « criminelle » avérée ou, chose plus fréquente, comme « cas suspect ». La minutie en moins, cet examen relève davantage de l’expertise médicale, telle qu’elle peut être accomplie par un médecin légiste en charge d’élucider une affaire, que du diagnostic ordinaire.
- 22 On se situe là dans le cadre de l’ « expertise clinique » telle que la définit Nicolas Dodier (DODI (...)
11Quels sont les signes que cherchent à déceler les médecins ? Sont-ils codifiés selon une grille standardisée ou affaire de savoir-faire personnel ? En situation d’interaction, l’individu peut s’exprimer de manière explicite (verbale en particulier) ou de manière indirecte et involontaire, notamment par les signaux corporels de toute nature émis à ses dépens. Ce sont des indices proprement cliniques qui constituent, pour le médecin, l’information initiale, fixant le cadre de la relation à venir en orientant le comportement de chacun dans une direction donnée22. Un premier critère est affublé d’une valeur déterminante : le fait que l’expulsion du fœtus et/ou l’hémorragie utérine se soient produites dans le service (où la femme était déjà hospitalisée pour des troubles gynécologiques ou obstétricaux) ou qu’au contraire elles aient débuté « en ville ». Le « travail », commencé à l’extérieur voire déjà achevé lorsque la malade se présente à l’hôpital, la rétention placentaire et/ou l’absence de fœtus agissent à la manière d’un stigmate et entraînent une pré-assignation comme avortée volontaire.
- 23 La relation de pouvoir n’est jamais tout à fait unidirectionnelle. Médecin légiste particulièrement (...)
12Si la malade détient peu de moyens de contrôle sur des signes corporels susceptibles de la trahir, comme l’hémorragie, la fièvre ou l’absence de fœtus dans son utérus, la seconde composante de l’interaction laisse une plus grande part à sa capacité d’agir bien que la « sollicitation » (selon l’expression d’Aaron Cicourel) du malade soit toujours l’actualisation d’une relation dissymétrique23. L’interrogatoire oral, qui n’est pas supposé mettre pénalement la femme en danger – secret médical oblige – mais qui, on l’a compris, va préciser la première impression du médecin, est justifié au nom d’impératifs diagnostiques et pronostiques : savoir si la fausse couche résulte de manœuvres volontaires permettrait de mieux adapter le traitement.
- 24 « L’attitude de la malade, qui était visiblement gênée par nos questions et se défendait mollement (...)
- 25 Voir par exemple les propos du Dr Jacques Doléris dans les Comptes rendus de la Société d’obstétriq (...)
- 26 Lettre du Dr Delalande (professeur d’accouchement), au Haut Comité de la population, 13 mai 1939, A (...)
- 27 La « provocation » (de même que la plaisanterie) est aussi un moyen de défense, comme le suggère An (...)
13Les sources historiques (articles et thèses produits par des obstétriciens, enquêtes formelles ou informelles sur les avortements dans les services hospitaliers, observations individuelles de médecins adressées à la presse spécialisée ou aux autorités…) se rapportant à ce face-à-face spécifique sont suffisamment nombreuses pour permettre d’appréhender, par recoupements, la palette des situations possibles. En simplifiant, on obtiendrait trois types d’attitudes : d’abord, le cas de la dénégation radicale, obstinée et définitive, enrobée d’arguments stéréotypés (le plus classique – donc immédiatement défavorable à l’interrogée puisque l’investigateur en a déjà l’expérience – étant celui de la « chute dans l’escalier »), avec pour variantes le « mutisme » absolu ou le déni contredit par des signes interprétés comme suspects24. Ensuite, le revirement du déni vers un aveu extorqué aux prix d’efforts plus ou moins longs et difficiles. Dernière attitude possible : la reconnaissance immédiate et assumée des faits. Cette manière de ne pas chercher à nier et de ne pas manifester de honte à l’égard de l’acte accompli peut renvoyer à des réflexes de protection de sa dignité face au mépris ou à l’inquisition, et n’est pas sans évoquer certaines manières de retourner le « stigmate ». C’est quoi qu’il en soit l’attitude qui suscite la plus forte stigmatisation25. Les médecins se montrent nostalgiques d’une ère où, quitte à avoir avorté, la femme en concevait au moins une certaine gêne morale et sociale : « Je constate depuis un certain temps un esprit de vantardise des femmes à ce sujet. Elles se vantent à leurs amies […] des avortements qu’elles se sont fait pratiquer. Il y a là une véritable psychose, comme si elles voulaient ainsi prouver leur force de n’avoir des enfants que suivant leur désir », écrit l’un des leurs en 193926. À l’hôpital, la honte semble être un affect exigé comme le sont les remords au tribunal. Les expressions verbales ou corporelles qui s’en écartent le plus ne semblent pouvoir être perçues autrement que comme signes d’impudence ou de « provocation »27. Ces avortées qui profiteraient sans états d’âme de l’« asile » hospitalier heurtent de front les représentations que les médecins se font de leur patientèle, a fortiori féminine. Elles personnifient une hantise : celle du refus de l’enfant et de la maternité.
Les registres de l’hostilité
- 28 En France c’est seulement dans les années 1960 que l’anesthésie s’autonomise comme discipline et qu (...)
- 29 VARANGOT Jacques, « Stérilité, … », op. cit.
14L’approche à hauteur humaine permet, contre toute généralisation hâtive, d’insister sur le fait que les femmes admises à l’hôpital étaient diversement traitées, mais quasi systématiquement protégées contre l’intrusion des autorités pénales – les médecins ne mentionnaient pas sur les bulletins d’admission la cause (réelle ou probable) des symptômes. L’hétérogénéité du corps médical en matière axiologique (religieuse, morale ou idéologique) et, ce qui va en partie de pair, dans son rapport à la douleur du patient, est une donnée bien établie28. Depuis les années 1940, un certain nombre de patrons hospitaliers, tout natalistes et opposés à l’avortement qu’ils fussent, n’en jugeaient pas moins indispensable d’améliorer et d’humaniser les soins post-abortum, ne serait-ce que pour en limiter les possibles séquelles physiologiques29. Mais de la sélection aux mauvais traitements, en passant par la ségrégation, les modalités repérables de l’hostilité à l’égard des avortées (non limitées à l’infliction de douleurs physiques) forment néanmoins un tableau peu amène.
L’hospitalisation ségrégative
15Mobilisés contre l’« envahissement » des maternités, les chefs de service des années 1900 ne se sont pas contentés de protester. Ils ont également mis en œuvre un système de filtrage à l’entrée visant à orienter les indésirables vers d’autres lieux de prise en charge. L’une des quelques lettres de plaintes en lien avec l’avortement contenues dans les archives de l’AP-HP, datée de 1904, est adressée à Gustave Mesureur (directeur de l’Administration générale de l’Assistance publique). Son auteur, un « modeste instituteur public », rapporte ainsi les faits initiaux :
- 30 Lettre de M. B[…] à Mesureur, 9 novembre 1904, Arch. AP-HP, 9L 113. La plainte en elle-même porte a (...)
[Hier soir vers 18 heures] j’ai présenté mon amie Marguerite M[…], en travail d’avortement depuis deux jours, à l’hôpital Lariboisière où, examinée, elle n’a pu être prise à cause du manque de lit et comme n’ayant pas encore perdu les eaux. Vers 7 heures, perte de sang, vomissements, douleurs atroces. Je retournai seul à Lariboisière où on m’a conseillé un autre hôpital. À 8 heures, une ambulance municipale requise nous conduisit à Saint-Louis où la maternité est fermée. De là à Lariboisière où une jeune infirmière très nerveuse me poussa la porte au visage en disant : « on vous a déjà dit qu’on n’en voulait pas. » L’employé municipal qui conduisait demanda qu’on voulût bien téléphoner ailleurs, la malade se plaignant beaucoup. Après deux heures d’attente, la malade fut enfin admise.30
16L’avis du directeur de l’hôpital Lariboisière, sollicité par Mesureur, en dit long sur la nature de l’interrogatoire qui s’ensuivit :
- 31 Note du directeur de Lariboisière à l’Administration générale de l’Assistance publique, 24 novembre (...)
En réalité, Mlle M[…] semblait désireuse de se dérober aux questions que lui posait M. le Dr Bonnaire : à son entrée, elle déclara que son avortement avait été provoqué par une chûte [sic] qu’elle avait faite dans son escalier, mais nulle trace de contusion ne put être constatée. La malade en fut si troublée que pendant les jours suivants elle se cachait la tête sous les draps dès que le docteur approchait de son lit.31
- 32 Arch. AP-HP, Circulaire du directeur de l’Administration générale de l’Assistance publique, 26 janv (...)
- 33 Registres d’entrées de la maternité de l’Hôtel-Dieu (Arch. AP-HP, 1 Q2/1 à 10, juin 1895-1908) et d (...)
- 34 ZUCHERMAN Alfred, Étude d’une statistique de 2162 avortements, thèse de médecine, Paris, 1938.
- 35 LEPAGE Gabriel, « Note sur un point de la prophylaxie de l’avortement criminel », Revue d’hygiène e (...)
- 36 Arch. AP-HP, Procès verbal de séance du Conseil de surveillance de l’Assistance publique à Paris, 9 (...)
- 37 Arch. AP-HP, Procès verbal du Conseil de surveillance, 3 mai 1917. Les femmes conserveraient la pos (...)
17Il se trouve qu’Érasme Bonnaire, qui dirige alors la maternité de Lariboisière, est l’un des plus fervents promoteurs d’une politique d’hostilité à l’égard des avortées, prônant en particulier leur exclusion hors des maternités. De pratique discrétionnaire, la sélection va se faire norme. En 1910, les obstétriciens parisiens défenseurs de l’hospitalisation ségrégative (Bonnaire, Doléris, Bar…), soutenus par le conseil municipal qui adhère à leur intention de « rendre les maternités à leur vraie destination », convainquent Mesureur d’édicter une circulaire spéciale. Celle-ci impose dorénavant à tous les hôpitaux de l’Assistance publique de ne soigner les complications douteuses que dans les salles de chirurgie32. En outre, les salles d’isolement des maternités doivent être réservées aux personnes dont les symptômes fébriles se sont déclarés dans le service (ou chez les sages-femmes agréées). Le dépouillement des relevés d’entrées des hôpitaux donne une idée de ces pratiques de triage, entérinées par la circulaire de 1910 mais répandues dès 190433. Il se pourrait même que ces pratiques se soient durcies pendant la Grande Guerre34. Dans les registres de la maternité de Saint-Antoine, en 1917, la grande majorité des affections pouvant être induites par l’avortement (« hémorragie puerpérale », « métrite », etc.) sont traitées en chirurgie. Le contexte de guerre a en outre permis d’enfreindre un autre tabou. Émise en 1910 par Bonnaire mais vivement combattue par des médecins plus attachés au respect du malade (comme Adolphe Pinard), une suggestion est de nouveau mise en discussion35 : confiner les avortées volontaires dans des locaux de relégation situés hors des maternités, et permettant, comme le dira sans détour le Dr Potocki, de « faire bien comprendre [à ces femmes] qu’on les tient pour des criminelles »36. Mesureur, prétendant que la réorientation vers les services de chirurgie n’a eu pour effet que de reporter le trop-plein sur ces derniers, est favorable à la création de ces « avorteries » (sur le modèle expérimenté par Bonnaire à Lariboisière avant 1915 et par son homologue de l’hôpital Broca en 1917) ; il envisage même de bannir purement et simplement les indésirables de l’hôpital en imposant le traitement à domicile des fausses couches compliquées37. Ces intentions témoignent d’une approche qui n’est pas sans lien avec les brutalités médicales rapportées ultérieurement.
La prise en charge punitive
- 38 SUTTER Jean, « Résultats d’une enquête sur l’avortement dans la région parisienne », Population, nº (...)
- 39 MONSAINGEON André, « Le médecin… », op. cit.
- 40 « Le rôle des médecins dans la lutte contre l’avortement », Revue de l’Alliance nationale contre la (...)
- 41 DEROGY Jacques, Des enfants…, op. cit., p. 37.
18La documentation dont nous disposons ne fournit plus de traces de pratiques de sélection/ségrégation institutionnalisées et systématiques à partir des années 1940. D’après une grande enquête démographique menée en région parisienne, seule la moitié des femmes avortées sont envoyées en chirurgie, alors même que l’expulsion « était presque toujours un fait accompli » lors de leur entrée à l’hôpital38. D’après des sources indirectes déjà mentionnées, datant des années 1940, il existe encore des médecins capables d’inviter la patiente à aller « se faire cureter ailleurs »39, ou encore de laisser planer une incertitude quant à l’impunité dont elle bénéficiera à l’hôpital40. Plus généralement, la présomption d’avortement volontaire continue à valoir l’accueil le plus indélicat qui soit aux femmes présentant des saignements utérins, qui peuvent pourtant être victimes de fausses couches ou d’affections n’ayant pas la moindre étiologie « criminelle »41.
- 42 La formule est d’Annie Ernaux, évoquant son expérience personnelle à l’Hôtel-Dieu (ERNAUX Annie, L’ (...)
- 43 Annie Ernaux a été anesthésiée mais a subi d’autres brutalités. Dans son récit autobiographique, Hu (...)
- 44 AN, Conseil supérieur de l’Ordre des médecins, 7e session, 21-25 mai 1941, 20000243 art. 1.
- 45 « Le rôle des médecins dans la lutte contre l’avortement », Rev.All.nat., février 1943.
19Mais si tout ne relève pas, dans ce qui précède, de la maltraitance caractérisée, les sources (contemporaines ou postérieures aux faits) sont nombreuses à laisser penser que dans les décennies comprises entre la Seconde Guerre mondiale et la loi Veil, des praticiens entendaient se substituer à l’ordre judiciaire en sanctionnant – moralement et/ou physiquement – les malades ; là encore, l’inventaire de ces formes de « prise en charge punitive »42 comprend une palette d’actes dont le topique « curetage à vif » n’est qu’une modalité parmi d’autres43. Les remarques désobligeantes (surtout à l’égard des « filles mères ») et les sèches admonestations sont par exemple signalées par le premier président de l’Ordre des Médecins, René Leriche, qui dénonce en 1941 le fait que « toute femme qui arrive avec une métrorragie [soit] eng… [sic] pour commencer »44. Les humiliations volontaires sont revendiquées par les médecins proches de l’Alliance nationale contre la dépopulation : le « comité médical » du groupe de pression nataliste, qui juge les brutalités physiques « bien humaines et souvent fort légitimes », redoutant seulement que celles-ci ne soient mal « comprises » par les malades, suggère de faire inscrire – contrairement aux usages issus du XIXe siècle – le motif infamant de l’hospitalisation sur la pancarte de sortie45.
20Cela nous conduit à émettre une double hypothèse, indépendamment de l’évolution du nombre d’avortements sur laquelle nous ne pouvons nous prononcer, pour expliquer le maintien sinon l’augmentation de ces violences médicales après les années 1940. La première tiendrait à la limitation des possibilités de ségrégation, alors même que le recours à l’hôpital en cas d’infection post-abortum est encouragé de fait par le développement de l’antibiothérapie. La seconde aurait à voir avec l’évolution, à partir de 1947 environ, vers une action moins répressive de l’État en matière d’avortement : le corps médical aurait pu être amené à s’arroger un pouvoir de sanction avec d’autant plus de bonne conscience qu’un rôle de redressement moral lui était pleinement reconnu.
L’hostilité et la mise en danger
- 46 VARANGOT Jacques, « Pratiques anticonceptionnelles, interruption de grossesse et stérilisation », d (...)
- 47 VALENSI Georges, Contribution à l’étude du traitement de l’avortement, thèse de médecine, Paris, 19 (...)
- 48 Voir par exemple DERVAUX Dr, « Sur la gravité et la fréquence des avortements criminels en province (...)
21Et si la faute commise par ces médecins hostiles aux avortées était encore plus grave qu’il n’y paraît ? La lettre de 1904 citée précédemment, faisant état des difficultés d’une malade à se faire admettre à l’hôpital, exprime en termes concis la souffrance endurée durant ces longues heures d’attente. Elle laisse aussi entrevoir, en creux, les conséquences médicales possibles d’un tel retard de soins. L’hostilité médicale pourrait bien avoir aggravé significativement les dégâts sanitaires de l’avortement clandestin, en influant sur la qualité, sinon sur l’existence même de la prestation thérapeutique : les complications post-abortives sont des situations dans lesquelles la rapidité d’intervention conditionne l’efficacité curative ; faire renoncer les femmes, et en particulier les plus vulnérables, à recourir au soin, ou du moins les pousser à tergiverser des heures ou des jours durant, c’est contribuer à mettre des vies en péril et à alourdir les séquelles de l’avortement sur le plan de la santé sexuelle et reproductive46. Le moins que l’on puisse dire est que toutes les avortées soignées dans les hôpitaux ne présentaient pas les traits de la consommatrice de soins insolente dépeinte par les médecins de la Belle Époque. La crainte d’être malmenée ou d’avoir à rendre compte de leur acte (sans certitude absolue à l’égard de secret médical) a poussé des malades à attendre de se trouver à l’article de la mort pour requérir de l’aide47. Celles ayant trop tardé pour pouvoir être tirées d’affaire sont légion48.
- 49 MONSAINGEON André, « Le médecin devant l’avortée », dans PORTES Louis et al., L’avortement…, op. ci (...)
- 50 Guide pratique d’exercice professionnel à l’usage des médecins, Ordre des médecins, Masson, 1953. L (...)
22Lorsqu’ils daignaient prendre en charge les malades, tous les praticiens n’accomplissaient pas pour autant pleinement leur devoir de médecin. Une partie des soignants auraient ainsi eu tendance, les « soins » à peine terminés, à « se débarrasser rapidement de cette catégorie peu intéressante de malades »49. Ce n’est sans doute pas sans raison que l’Ordre des médecins rappelle en 1953 que le refus de soins est passible d’un à trois ans emprisonnement50. L’instance ordinale, ne pouvant encourager des attitudes qui auraient pu porter directement ou indirectement atteinte aux malades, a donc proscrit ces comportements, sans néanmoins remettre en cause des règles de conduite fondées sur l’autorité morale du praticien (l’avortée étant par excellence la figure de l’enfant à corriger) et sur la désignation de ces patientes comme malades d’un genre à part.
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- 51 Cette démarche rejoint les approches micro-historique et socio-ethnographique. L’exercice invite en (...)
- 52 DUBOIS Vincent, La vie au guichet. Relation administrative et traitement de la misère, Paris, Écono (...)
23L’une des manières possibles de concevoir l’approche interactionniste en histoire est de l’envisager comme un moment de la démarche d’enquête, centré sur l’observation d’un lieu spécifique d’interrelations en vue d’éclairer différemment son objet51. Partir de l’interaction médecin-patient, ce n’est pas occulter le rôle des positions et dispositions, des enjeux institutionnels et organisationnels (voire logistiques), des dynamiques internes au champ et des mobilisations collectives52 ; c’est examiner comment s’incarnent ou s’instaurent, en situation, des rapports de pouvoir et d’éventuelles possibilités de négociation.
24Nous avons ainsi tenté de montrer que les médecins de la Belle Époque ont construit, dans le cadre de leur rencontre quotidienne avec l’avortement, une figure de l’avortée comme « indésirable » qui « encombre » les services, génère des troubles et impose des actes médicaux avilissants pour le praticien. Le protocole, d’apparence objective, qui se met au point à la fin du XIXe siècle en matière d’avortement compliqué repose sur une démarche diagnostique surchargée d’a priori moraux et sur une asymétrie relationnelle, souvent mêlée à une hiérarchie de genre et de classe, telle que la patiente ne peut quasiment pas échapper, quoi qu’elle fasse, à une catégorisation négative. La culture du triage entre « bonnes » et « mauvaises » malades constitue le fondement d’un traitement différencié, sans ménagement pour les « suspectes », et crée les conditions d’un recours aux brutalités volontaires. Certains documents datant de la période vichyste laissent penser que les exactions en question ont été encouragées, notamment par les professeurs ou chefs de service proches de l’Alliance nationale contre la dépopulation. Un tableau contrasté et paradoxal de la prise en charge des avortées se dégage donc de cette recherche : à une période où l’arsenal thérapeutique ne fait que s’améliorer, la réticence à soigner les indésirables et la nature de l’accueil leur étant réservé contribuent aux dégâts sanitaires indirects de l’avortement, par non-recours au soin ou inadéquation des gestes médico-chirurgicaux. Cette étude de cas illustre bien à quel point care et cure vont de pair… y compris lorsqu’ils font défaut.
Notes
2 SOUBIRAN André, Les Hommes en blanc, t. 1, Paris, Livre de poche, 1999, 1re édition 1949, p. 239.
3 C’est-à-dire ayant donné lieu à des manifestations pathologiques, généralement infectieuses et/ou hémorragiques.
4 Pour une vision plus large de l’histoire de la lutte contre l’avortement, voir LE NAOUR Jean-Yves et VALENTI Catherine, Histoire de l’avortement (XIXe-XXe siècle), Paris, Seuil, 2003 et CAHEN Fabrice, « L’“efficacité” des politiques publiques en question. Modalités et résultats de la lutte contre l’avortement “criminel” (France 1890-1950) », Revue d’histoire moderne et contemporaine, n° 58-3, 2011, p. 90-117.
5 Le corpus utilisé privilégie le corps médical, mieux représenté dans les archives, mais il faudrait bien entendu prendre en compte l’ensemble du personnel hospitalier.
6 Deux techniques d’extraction des débris placentaires, souvent opposées l’une à l’autre au XIXe siècle, sont possibles : le curage digital et le curetage à l’aide d’une curette.
7 Mal pratiqué, le geste peut occasionner lésions et perforations.
8 FIOLLE Jean, Le curettage utérin, Paris, Masson, 1929 ; SAUVAGEOT Claude, De l’anesthésie en gynécologie, thèse de médecine, Paris, 1949 ; MERGER Robert, LÉVY Jean et MELCHIOR Jean, Précis d’obstétrique, Paris, Masson, 1967. Il s’agit d’une anesthésie générale de quelques minutes. À l’heure du chloroforme (pouvant être combinée à des injections de morphine) et de l’éther, et jusqu’aux développements des produits de synthèse et de la professionnalisation au milieu du siècle, l’anesthésie était synonyme de troubles iatrogènes (provoqués par le traitement lui-même) élevés. Même après ce tournant, il est possible que des praticiens aient dans certains cas jugé non pertinente médicalement l’anesthésie.
9 KÉPÈS Suzanne et LÉVY Danielle, Du corps à l’âme, Paris, L’Harmattan, 1996, p. 101 ; MILLIEZ Paul, Ce que je crois, Paris, Grasset, 1986, p. 22. Dans l’extrait (cité en exergue de cet article) du best-seller du Dr André Soubiran, l’absence d’anesthésie n’est pas explicite et le narrateur ne porte pas de jugement sur la scène, mais le passage corrobore les reproches émis par d’autres observateurs.
10 LAGROUA WEILL-HALLÉ Marie-Andrée, « Le contrôle des naissances et la loi française de 1920 », La semaine médicale, supplément de la semaine des hôpitaux, 22 mars 1953, p. 145-152.
11 GARCIA Sandrine, Mères sous influence. De la cause des femmes à la cause des enfants, Paris, La Découverte, 2011, p. 30 ; PAVARD Bibia, Si je veux, quand je veux. Contraception et avortement dans la société française (1956-1979), Rennes, PUR, 2012, p. 45. C’est dans La grand’peur d’aimer. Journal d’une femme médecin (Paris, Julliard, 1960, p. 15) que le Dr Weill-Hallé évoque ce choc initiatique.
12 Brimades et/ou curetage à vif sont évoqués dans : DEROGY Jacques, Des enfants malgré nous, Paris, Éditions de Minuit, 1956, p. 37-39 ; AUCLAIR Marcelle, Le livre noir de l’avortement, Paris, Fayard, 1962, p. 37 ; DOURLEN-ROLLIER Anne-Marie, La vérité sur l’avortement. Deux enquêtes inédites, Paris, Maloine, 1963, p. 137.
13 HALIMI Gisèle, La Cause des femmes, Paris, Grasset, 1974, p. 45, 30, 76 ; BRETON Denise, Histoires ordinaires du féminin présent, Paris, Temps actuels, 1982, p. 49. Dans un roman, Le ministère des vains désirs (Paris, Nouvelles éditions Debresse, 1954), Françoise d’Eaubonne évoque un curetage à vif (p. 64).
14 KNIBIEHLER Yvonne et FOUQUET Catherine, La Femme et les médecins, Paris, Hachette, 1983 ; THÉBAUD Françoise, Quand nos grands-mères donnaient la vie : la maternité en France dans l’entre-deux guerres, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1986, p. 26. Xavière Gauthier a, elle, rassemblé des témoignages originaux dans Paroles d’avortées : quand l’avortement était clandestin, Paris, La Martinière, 2004.
15 VARANGOT Jacques, « Stérilité, morti-natalité, avortement », Connaître, mars 1945.
16 MONSAINGEON André, « Le médecin devant l’avortée », dans PORTES Louis et al., L’avortement, Paris, P. Lethielleux, 1949.
17 PORTES Louis, À la recherche d’une éthique médicale, Paris, Masson, PUF, 1954, rééd. 1964, p. 80.
18 Datant de 1975, la critique émise par Jean Bernard (BERNARD Jean, L’Homme changé par l’homme, Paris, Buchet-Chastel, 1975, p. 33) est quelque peu fuyante. L’auteur situe cette pratique – « barbare » mais « très peu commune » – « vers 1925 ».
19 DÉMIER Francis et BARILLÉ Claire (dir.), Les maux et les soins. Médecins et malades dans les hôpitaux parisiens au XIXe siècle, Paris, Action artistique de la Ville de Paris, 2007 ; BARILLÉ Claire, « Lariboisière : un hôpital pour les travailleurs parisiens. Étude sur les publics et les fonctions d’un hôpital moderne en 1887 », Le mouvement social, n° 221, 2007, p. 71-94. L’essor des malades payants s’accroît avec le développement des assurances sociales en 1928-1930.
20 La limitation du nombre des lits disponibles est un fait (DARMON Pierre, Le médecin parisien en 1900 : la vie quotidienne, Paris, Hachette, 1988, p. 83) qui encourage les logiques de sélection.
21 THÉBAUD Françoise, Quand nos grands-mères…, op. cit.
22 On se situe là dans le cadre de l’ « expertise clinique » telle que la définit Nicolas Dodier (DODIER Nicolas, L’expertise médicale. Essai de sociologie sur l’exercice du jugement, Paris, Métailié, 1993).
23 La relation de pouvoir n’est jamais tout à fait unidirectionnelle. Médecin légiste particulièrement sourcilleux, Paul Brouardel invite les jeunes praticiens à se méfier de ces femmes qui prétextent une infection post-abortum ou surtout des troubles gynécologiques divers – mais sont en réalité enceintes – pour obtenir des manœuvres thérapeutiques de nature à provoquer l’évacuation du fœtus, parvenant ainsi à tromper le médecin (BROUARDEL Paul, L’avortement, Cours de médecine légale de la Faculté de médecine de Paris, Paris, Baillière, 1901, p. 162-173).
24 « L’attitude de la malade, qui était visiblement gênée par nos questions et se défendait mollement quand nous essayions de lui arracher la cause de cet avortement, nous autorise à la considérer comme suspecte », écrit le Dr Duchêne à propos d’une fleuriste de 23 ans (DUCHÊNE Louis, Les Avortements à la Maternité de l’Hôtel-Dieu, Paris, 1905, p. 24).
25 Voir par exemple les propos du Dr Jacques Doléris dans les Comptes rendus de la Société d’obstétrique, de gynécologie et de pédiatrie, séance du 13 février 1905. On trouve des considérations analogues dans l’« Examen des résultats constatés par l’enquête sur les cas d’avortement dans les hôpitaux de l’Assistance publique (Dr Roger, rapporteur) », séance du 25 septembre 1919, Arch. AP-HP, Conseil de surveillance de l’Assistance publique à Paris.
26 Lettre du Dr Delalande (professeur d’accouchement), au Haut Comité de la population, 13 mai 1939, AN, BB/18 6176.
27 La « provocation » (de même que la plaisanterie) est aussi un moyen de défense, comme le suggère Annie Ernaux (L’événement, Paris, Gallimard, 2000, p. 101). Il faut préciser que les interrogatoires sont souvent menés en présence des voisines de lit.
28 En France c’est seulement dans les années 1960 que l’anesthésie s’autonomise comme discipline et que s’engage une réflexion de fond sur la douleur (BASZANGER Isabelle, Douleur et médecine, la fin d’un oubli, Paris, Seuil, 1995, p. 178 ; FAURE Yann, « L’anesthésie française entre reconnaissance et stigmates », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 156-157, 2005/1, p. 98-114).
29 VARANGOT Jacques, « Stérilité, … », op. cit.
30 Lettre de M. B[…] à Mesureur, 9 novembre 1904, Arch. AP-HP, 9L 113. La plainte en elle-même porte avant tout sur le fait que cet « ami » s’est vu refuser le droit de visite à la malade.
31 Note du directeur de Lariboisière à l’Administration générale de l’Assistance publique, 24 novembre 1904, Arch. AP-HP, 9L 113.
32 Arch. AP-HP, Circulaire du directeur de l’Administration générale de l’Assistance publique, 26 janvier 1910.
33 Registres d’entrées de la maternité de l’Hôtel-Dieu (Arch. AP-HP, 1 Q2/1 à 10, juin 1895-1908) et de l’hôpital Saint-Antoine (1 Q2/132 à 167 : dépouillement du premier trimestre des années 1900, 1903, 1904 et 1905).
34 ZUCHERMAN Alfred, Étude d’une statistique de 2162 avortements, thèse de médecine, Paris, 1938.
35 LEPAGE Gabriel, « Note sur un point de la prophylaxie de l’avortement criminel », Revue d’hygiène et de police sanitaire, n° 37, 1915. BERTHÉLEMY Henri et MESUREUR Gustave, L’Assistance publique à Paris et l’avortement criminel, Administration générale de l’Assistance publique à Paris, Paris, Imprimerie nouvelle, 1917.
36 Arch. AP-HP, Procès verbal de séance du Conseil de surveillance de l’Assistance publique à Paris, 9 octobre 1919.
37 Arch. AP-HP, Procès verbal du Conseil de surveillance, 3 mai 1917. Les femmes conserveraient la possibilité de solliciter le service médical de nuit et d’être hospitalisées, mais seulement en cas d’« extrême urgence ».
38 SUTTER Jean, « Résultats d’une enquête sur l’avortement dans la région parisienne », Population, nº 1, 1950, p. 77-102.
39 MONSAINGEON André, « Le médecin… », op. cit.
40 « Le rôle des médecins dans la lutte contre l’avortement », Revue de l’Alliance nationale contre la dépopulation, février 1943. En 1917, Paul Bureau raconte qu’un accoucheur parisien avait pour habitude, lorsqu’il voulait libérer des lits, de répandre le bruit qu’un magistrat s’apprêtait à débarquer dans le service (Société générale des prisons, séance du 13 juin 1917, Revue pénitentiaire).
41 DEROGY Jacques, Des enfants…, op. cit., p. 37.
42 La formule est d’Annie Ernaux, évoquant son expérience personnelle à l’Hôtel-Dieu (ERNAUX Annie, L’événement, op. cit., p. 101).
43 Annie Ernaux a été anesthésiée mais a subi d’autres brutalités. Dans son récit autobiographique, Huguette Morière décrit des brimades vécues à Nantes dans les années d’après-guerre, qu’elle impute aux médecins et au personnel catholiques (MORIÈRE Huguette, Vivre avec la peur au ventre, Paris, P. Horay, 1979).
44 AN, Conseil supérieur de l’Ordre des médecins, 7e session, 21-25 mai 1941, 20000243 art. 1.
45 « Le rôle des médecins dans la lutte contre l’avortement », Rev.All.nat., février 1943.
46 VARANGOT Jacques, « Pratiques anticonceptionnelles, interruption de grossesse et stérilisation », dans TURPIN Raymond et al., La progénèse. Facteurs préconceptionnels du développement de l’enfant, Paris, Masson, 1955. Le problème du curetage mal pratiqué est soulevé dans DALSACE Jean et FRIBOURG Arlette, « Avortement et stérilité », dans DOURLEN-ROLLIER Anne-Marie (dir.), L’avortement en France, Paris, Maloine, 1971, p. 15-32.
47 VALENSI Georges, Contribution à l’étude du traitement de l’avortement, thèse de médecine, Paris, 1935, p. 67.
48 Voir par exemple DERVAUX Dr, « Sur la gravité et la fréquence des avortements criminels en province (10 cas, 5 morts) », Bulletin de la Société d’obstétrique de Paris, 1910.
49 MONSAINGEON André, « Le médecin devant l’avortée », dans PORTES Louis et al., L’avortement…, op. cit.
50 Guide pratique d’exercice professionnel à l’usage des médecins, Ordre des médecins, Masson, 1953. Le texte renvoie à l’article 63 du Code pénal sur le refus de porter secours à une personne en danger.
51 Cette démarche rejoint les approches micro-historique et socio-ethnographique. L’exercice invite en particulier à lire la documentation sans procéder par inférence à partir d’entités réifiées ou de généralités a priori (sur « le pouvoir médical », par exemple).
52 DUBOIS Vincent, La vie au guichet. Relation administrative et traitement de la misère, Paris, Économica, 2008 (1999).
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Référence papier
Fabrice Cahen, « Soin, refus de soin ou maltraitance ? Médecins et avortées dans les hôpitaux parisiens (1900-1975) », Histoire, médecine et santé, 7 | 2015, 63-76.
Référence électronique
Fabrice Cahen, « Soin, refus de soin ou maltraitance ? Médecins et avortées dans les hôpitaux parisiens (1900-1975) », Histoire, médecine et santé [En ligne], 7 | printemps 2015, mis en ligne le 29 mai 2017, consulté le 24 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/hms/797 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/hms.797
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