Anne Carol, La mise en pièces de Gambetta. Autopsie d’un corps politique
Anne Carol, La mise en pièces de Gambetta. Autopsie d’un corps politique, Grenoble, Jérôme Millon, 2022, 313 pages
Texte intégral
1En avril 1909, alors que le président de la République Armand Fallières doit inaugurer le monument que la ville de Nice a élevé à la mémoire de Léon Gambetta et que la municipalité a décidé de transférer les restes d’un des fondateurs de la IIIe République dans un tombeau bien plus imposant que sa concession familiale quelconque, l’ouverture de cercueil révèle une petite surprise : les panneaux de bois ne recèlent qu’un corps incomplet. Décapité, un bras manquant, sans cœur ni entrailles, le corps de Gambetta a été mis en pièces. Dès l’ouverture de l’ouvrage, l’enquête historique est lancée. Rythmé par sept chapitres, un épilogue et une liste de sources utilisées, La mise en pièces de Gambetta. Autopsie d’un corps politique se penche sur les raisons de la mort de Gambetta, sa maladie, sa mort, son autopsie, ses funérailles, et retrace le voyage des restes de la figure politique. Gambetta incarne, en effet, « le corps de la Nation » (p. 20) – massif, imposant et puissant. Son corps « réel » (p. 22), néanmoins, est également un corps malade. L’homme, dont l’œil droit, énucléé, menaçait de sortir de son orbite, fait l’objet avant sa mort de nombreuses caricatures ; son appétit lui vaut du diabète et du surpoids, tandis qu’une inflammation du colon le ronge depuis son plus jeune âge, entre autres.
2Le chapitre 1 aborde la blessure de Gambetta survenue après un accident le 27 novembre 1882, puis la pérityphlite qui se déclare (une appendicite perforante compliquée d’une péritonite), l’emportant le 31 décembre 1882. Carol revient sur les divers articles qui relatent l’accident, issus de quotidiens plus ou moins radicaux (du Figaro et du Gaulois à L’Intransigeant et La Lanterne ou encore L’Univers), afin de saisir comment les bulletins de santé s’inscrivent dans le contexte politique : le corps de Gambetta « doit rendre des comptes au public, par la bouche de ses médecins » (p. 40). Sa blessure, qui apparaît un temps comme en voie de guérison, devient également un moyen de dévoiler la vie sentimentale et la sexualité de Gambetta (notamment sa relation avec Léonie Léon). La convalescence du malade fait alors l’objet du chapitre 2, à partir du journal tenu par Odilon Lannelongue, le chirurgien le plus impliqué dans le suivi du patient, qui lui réserve 44 visites en 22 jours. Si les journaux gambettistes restent discrets, la presse satirique s’empare, quant à elle, de la dégradation de la santé de l’homme politique. Le corps malade permet de scander tout un imaginaire de la corruption (flots de pus, empoisonnement du sang, stase fécale, etc.), jusqu’à laisser imaginer l’empoisonnement syphilitique. Carol examine également les rôles joués par chacun des onze soignants convoqués au chevet de Gambetta. Cependant, la recherche ne vise pas ici à proposer un rétro-diagnostic ou une rétro-médecine. Ce sont au contraire le désaccord des médecins sur le diagnostic, l’absence de traitement efficace et la stature du patient qui intéressent l’autrice.
3Les traitements proposés n’ayant pas empêché le décès du patient, l’entrée dans la mort de Gambetta, à 44 ans, est examinée dans le chapitre suivant. Les comparaisons d’articles de presse relatant son dernier souffle révèlent des stratégies diverses. Le Petit Parisien se délecte de détails corporels peu ragoûtants et donne à Gambetta, lucide, un rôle actif. La scène décrite s’approche « du modèle de la bonne mort » (p. 97), Gambetta étant entouré de ses proches et conscient jusqu’à la fin. Il n’en va pas de même d’autres périodiques qui volent au mourant toute agentivité et font de son corps un cloaque (tel La Croix) ou de La République française, qui à l’inverse gomme tout sensationnalisme et toute théâtralité pour proposer « une nouvelle façon, plus modeste, moins théâtrale, de faire de la politique » (p. 100). Il y a là, dit Carol, « les prémices d’un modèle de mort étonnamment moderne » (p. 100) et une nouvelle forme de mort idéale, survenue pendant le sommeil.
4À partir de l’analyse des articles parus dans divers périodiques et de leurs présentations du corps mourant et mort de Gambetta, on devine en filigrane la culture mortuaire du temps et ses évolutions. Le corps mort de l’homme politique fait l’objet de comptes rendus variés – un dernier portrait aux visages multiples. Ici aussi, comme dans le cas du portrait d’Étienne Carjat (1883), Carol suit les transformations du portrait post mortem : l’artiste propose un cadrage bien plus serré que les représentations qui font la part belle au décor de la chambre. L’angle de prise de vue, le jeu sur le fond noir, le clair-obscur créé par le drap remonté jusque sous le visage, l’œil entrouvert, comme pas tout à fait mort, sont autant d’éléments esthétiques qui saisissent « l’entrée d’un homme dans la postérité » (p. 110) bien plus que sa mort. Outre les photographies, un moulage est également réalisé afin de fabriquer un masque mortuaire, ainsi que quelques croquis d’Antonin Proust ou de Jules Bastien-Lepage. Ceux-ci viendront compléter une série d’esquisses au cadrage bien plus large sur la chambre de Gambetta qui dévoilent l’intimité de l’homme.
5La question de l’embaumement de Gambetta – qui, contre toute attente, précède son autopsie – relance l’enquête au chapitre 4. Le modeleur et anatomiste de la faculté de médecine de Paris, Jules Talrich, est appelé en renfort en pleine nuit – en réalité pour s’assurer que l’état du cadavre pourra rendre l’autopsie possible. À nouveau, les récits de l’autopsie dans plusieurs articles issus de périodiques divers sont mis en regard, l’illustration du Journal illustré du 14 janvier 1883 faisant l’objet d’une micro-analyse. L’« intérieur » de Gambetta confirme le diagnostic de la pérityphlite et met un terme aux rumeurs de mort d’origine criminelle. Pourtant, l’autopsie s’accompagne d’une ouverture du crâne et d’une extraction du cerveau, suivie de la mise en pièces de l’homme politique : alors que le cerveau est destiné au laboratoire d’anthropologie, le cœur est emporté par Paul Bert, l’avant-bras droit par Lannelongue, des portions d’intestin par Victor Cornil et Paul Gibier. Dans les journaux de l’époque, cependant, ce dépeçage est passé sous silence jusqu’au tournant du siècle, où plusieurs détails resurgissent.
6Tandis que le chapitre 5, sur les funérailles de Gambetta, pose la question de l’appartenance du corps mort et revient sur le culte des morts qui informe le xixe siècle, le suivant relit la mort de Gambetta à travers le prisme des nouvelles sensibilités funéraires du xixe siècle. Le tombeau de Gambetta à Nice réinscrit l’homme politique dans « une certaine normalité funéraire » (p. 203), mais certains gambettistes demandent son transfert au Panthéon. L’exhumation de Gambetta fait toutefois l’objet de débats retracés par différents périodiques aux sensibilités variées et est donc, un temps, reportée – jusqu’au 1er et 2 avril 1909. Carol analyse ensuite la rhétorique appliquée aux restes de l’homme politique – une rhétorique en creux, qui gomme la décomposition du corps mort comme sa mise en pièces, comme le font certaines représentations illustrées de la scène.
7Le chapitre 7 fait le point sur chacun des restes de Gambetta, entre reliques et collections anatomiques. En revenant sur les circonstances qui ont mené à la conservation des restes de Gambetta dans des lieux différents, Carol retrace une fois de plus les usages du corps mort sur le temps long. L’autrice tente également de trouver des explications à l’apparence du cerveau de Gambetta, plongé dans l’alcool et conservé par la Société d’anthropologie – un cerveau exposé parmi d’autres et désormais dans les collections anthropologiques du Muséum national d’histoire naturelle (MNHN). Enfin, les voyages du cœur, du bras, de plusieurs parties d’intestin, de l’œil droit et de la tête de l’homme politique sont retracés, l’histoire de la découpe du corps de Léon Gambetta tenant les lecteurs en haleine jusqu’aux toutes dernières pages.
8On l’aura compris, La mise en pièces de Gambetta est une enquête historique remarquable menée pas à pas, qui replace l’histoire d’un corps au cœur des pratiques mortuaires de son temps et propose un regard croisé passionnant sur les liens entre usages funéraires et récupérations politiques.
Pour citer cet article
Référence papier
Laurence Talairach, « Anne Carol, La mise en pièces de Gambetta. Autopsie d’un corps politique », Histoire, médecine et santé, 24 | 2023, 183-185.
Référence électronique
Laurence Talairach, « Anne Carol, La mise en pièces de Gambetta. Autopsie d’un corps politique », Histoire, médecine et santé [En ligne], 24 | hiver 2023, mis en ligne le 14 novembre 2023, consulté le 13 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/hms/7908 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/hms.7908
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