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Trajectoires d’étrangères en faculté de médecine

Les étudiantes de l’Empire russe à Paris (1868-1919)
The experience of female students from the Russian Empire attending medical school in Paris (1868-1919)
Trayectorias de extranjeras en la facultad de medicina. Las estudiantes del Imperio ruso en París (1868-1919)
Juliette Louvegny
p. 133-149

Résumés

Depuis l’admission des premières étudiantes en 1868 et jusqu’en 1919, des centaines de femmes originaires de l’Empire russe ont étudié sur les bancs de la faculté de médecine de Paris. Hormis leur importance numérique, on sait peu de chose de ces étudiantes et leurs destins restent encore largement méconnus. L’arrivée de ce « corps étranger » représente pourtant une perturbation considérable pour le champ médical français. Le corpus de leurs thèses de doctorat complété par des ego-documents permet de croiser les échelles collective et individuelle et de saisir les obstacles rencontrés par ces étudiantes étrangères, mais aussi leur agentivité face à ces difficultés. Si nombre d’entre elles tendent à se conformer aux attentes de la société française quant à leur place au sein de la discipline, elles ne se sont pas simplement fondues dans le système du champ médical français, mais ont amené celui-ci à évoluer et, en particulier, à se féminiser.

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Texte intégral

  • 1 Nous incluons les ressortissantes de l’Empire russe dans toute leur diversité nationale. Ceci comp (...)
  • 2 Pierre Moulinier, Les étudiants étrangers à Paris au xixe siècle. Migration et formation des élite (...)
  • 3 Caroline Schultze, La femme-médecin au xixe siècle, Paris, Ollier-Henry, 1888.
  • 4 Le corpus des femmes de l’Empire russe diplômées de la faculté de médecine de Paris entre 1877 et (...)
  • 5 Le croisement de la liste des 372 diplômées avec les annuaires de médecins russes et français a pe (...)

1Parmi les quatre premières femmes admises comme étudiantes à la faculté de médecine de Paris en 1868 figure une Russe, Catherine Gontcharoff. Elle est la première d’une longue série de femmes de l’Empire russe qui, jusqu’à la révolution de 1917, ont quitté leur pays pour recevoir leur instruction médicale en France1. Les travaux de Pierre Moulinier ont mis en évidence leur importance numérique au sein des premiers effectifs féminins de la faculté de médecine2. Dès l’ouverture de celle-ci aux femmes, le nombre d’étudiantes venues de l’Empire russe ne cesse de croître, jusqu’à dépasser, à la fin des années 1880, celui de leurs consœurs d’autres nationalités, dont les Françaises. En 1887, 90 des 114 femmes inscrites à la faculté sont ainsi originaires de l’Empire russe3. Jusqu’en 1900, elles représentent entre 70 à 80 % des étudiantes et conservent leur majorité numérique jusqu’à la Première Guerre mondiale. En tout, ce sont plus de 370 femmes de l’Empire russe qui sont reçues docteures en médecine à Paris entre 1877 et 19194. La majorité d’entre elles retourneront au pays pour exercer le métier5.

  • 6 Caroline Schultze, La femme-médecin au xixe siècle, op. cit. ; Mélanie Lipinska, Histoire des femm (...)
  • 7 Mémoires non publiés retranscrits par les descendants de Marie Wilbouchewitch-Nageotte. Ceux-ci no (...)
  • 8 Les mémoires de Nadine Skwortzoff sont conservés dans les collections de manuscrits de la Biblioth (...)
  • 9 Lûbov’ Moiseevna Gorovic-Vlasova, « Ličnye vospominaniâ ob I.I. Mečnikove », Vestnik Evropy, 11, 1 (...)

2Malgré leur importance numérique, ces étudiantes restent individuellement absentes des récits de la conquête de la médecine par les femmes, déjà en construction à l’époque. Notablement, les deux étudiantes polonaises ayant consacré leur thèse de doctorat à la femme médecin n’évoquent aucune de leurs condisciples ressortissantes de l’Empire russe aux côtés des pionnières Madeleine Brès, Augusta Klumpke ou encore Blanche Edwards6. Les destins collectifs et individuels de ces femmes venues de l’Est restent donc largement méconnus. Leur arrivée dans le milieu médical français, pour lequel elles représentent alors un corps doublement étranger par leurs origines et leur féminité, soulève pourtant de nombreuses questions. Que révèlent leurs trajectoires des champs médicaux français et russes et de leur ouverture aux femmes ? Quel a été leur rôle dans la féminisation, alors débutante, de la médecine ? À ce titre, les 372 thèses de doctorat des étudiantes de l’Empire russe diplômées de la faculté entre 1877 et 1919 constituent des sources particulièrement riches, exploitables d’une part pour leur contenu scientifique et d’autre part pour les nombreuses informations biographiques que recèlent leurs introductions. Quelques ego-documents, notamment les mémoires de trois étudiantes, Marie Wilbouchewitch (diplômée en 1893)7, Nadine Skwortzoff (diplômée en 1881)8 et Aimée Horowitz (diplômée en 1902)9, complètent avantageusement ce corpus, éclairant davantage leurs parcours singuliers. Nous nous pencherons dans un premier temps sur les raisons de cette immigration massive de jeunes femmes originaires de l’Empire russe vers la faculté de médecine de Paris. Par le croisement des échelles collectives et individuelles propres à la prosopographie, il s’agira ensuite de cerner la rencontre entre ces femmes et le champ médical français et d’en comprendre les effets réciproques.

Dans l’Empire russe, une offre d’instruction médicale insuffisante

  • 10 Richard Stites, The Women’s Liberation Movement in Russia. Feminism, Nihilism and Bolshevism. 1860 (...)
  • 11 Ann Hibner Koblitz, Science, Women and Revolution in Russia, Amsterdam, Harwood Academic, 2000.
  • 12 Benjamin Nathans, Beyond the Pale. The Jewish Encounter with Late Imperial Russia, Berkeley, Unive (...)

3La défaite lors de la guerre de Crimée en 1856 révèle au grand jour les archaïsmes de l’Empire russe et ouvre la voie à une période de mutations. Premièrement, les années 1860 sont marquées par l’émergence de la « question féminine » qui pointe alors les insuffisances de l’éducation donnée aux femmes comme le problème central de la condition féminine en Russie10. Ces débats poussent l’État russe à rendre l’enseignement secondaire plus accessible aux femmes dans les années 1860, contribuant à accroître les aspirations féminines pour les études supérieures. Deuxièmement, les années 1860 sont aussi celles du courant nihiliste russe et de son idéalisation des savoirs scientifiques. Les sciences naturelles en particulier sont portées aux nues par les nihilistes, qui y voient la clé pour refondre la société russe sur une base rationnelle. Leurs idées scientistes et leurs revendications d’égalité entre les sexes gagnent rapidement les femmes des élites et de la bourgeoisie pour qui les sciences apparaissent alors comme une arme double contre l’autocratie et le patriarcat. Comme l’a montré Ann Hibner Koblitz, ce contexte particulier encourage les femmes en Russie à poursuivre des études supérieures scientifiques dès les années 1860, devançant ainsi largement l’Occident11. L’élan donné par ces pionnières continue d’inspirer les générations suivantes de femmes au sein de l’Empire russe. La médecine est alors particulièrement prisée en tant que discipline scientifique donnant également accès à une profession pourvoyeuse d’émancipation matérielle. Issues en majorité des milieux bourgeois et intellectuels, voire de la petite bourgeoisie, les étudiantes de l’Empire russe proviennent fréquemment de familles moins aisées financièrement que leurs condisciples françaises. Beaucoup sont ainsi poussées vers la profession médicale par la nécessité de s’assumer financièrement. En outre, le diplôme de docteur en médecine revêt un intérêt supplémentaire pour les Juives puisqu’il leur permet, en sus, de s’affranchir de la zone de résidence qui délimitait alors les provinces occidentales de l’Empire où les Juifs étaient autorisés à résider. À partir des années 1860, une politique d’« intégration sélective » autorise une minorité de Juifs, jugés utiles à la société, à quitter la zone12. Les Juives issues de ces provinces représentent en effet près de 60 % du corpus des diplômées (voir tableau 1, figure 1). Enfin, ce choix d’études est également motivé par la vocation utilitaire de la médecine qui en faisait un outil de progrès social par excellence. À côté du désir d’émancipation, la volonté d’être utile au peuple est ainsi invoquée comme motivation première par une majorité des étudiantes qui ont laissé des traces écrites de leur parcours.

Tableau 1 : Répartition des docteures en médecine de Paris originaires de l’Empire russe (1877-1919) en fonction de leur nationalité ou identité confessionnelle et de la période d’obtention de leur doctorat

Nationalité ou identité confessionnelle 1877-1880 1881-1890 1891-1900 1901-1910 1911-1919 Total
russe 3 4 23 17 20 67
polonaise 3 17 6 9 35
juive 16 55 60 90 221
grecque 1 1
géorgienne 1 1
bulgare 1 1
biélorusse 1 1
arménienne 1 1
allemande 1 1
indéterminée 1 9 14 19 43

Fig. 1 : Répartition en fonction de leur province de naissance des docteures en médecine de l’Empire russe de la faculté de médecine de Paris (1877-1919)

Fig. 1 : Répartition en fonction de leur province de naissance des docteures en médecine de l’Empire russe de la faculté de médecine de Paris (1877-1919)

Les villes indiquées correspondent aux villes de plus de 50 000 habitants (recensement de 1897) desquelles sont issues les étudiantes.

Fond de carte adapté de « Russian gubernyas 1917 » par Nicolai Sidorov, 2008, en ligne sur Wikimedia Commons : https://commons.wikimedia.org/​ (consulté le 15 février 2021).

  • 13 Irina Gouzevitch et Dimitri Gouzevitch, « La voie russe d’accès des femmes aux professions intelle (...)
  • 14 Ibid., p. 9-10.
  • 15 Benjamin Nathans, Beyond the Pale…, op. cit., p. 267.

4C’est avant tout un décalage entre une demande particulièrement forte et l’insuffisance de l’offre d’instruction au sein de l’Empire qui a constitué le facteur dominant dans la décision de ces étudiantes d’émigrer pour le diplôme. Les travaux d’Irina et Dimitri Gouzevitch et de Christine Johanson sur l’accès des femmes aux études supérieures en Russie ont mis en évidence son évolution en dents de scie au gré des événements politiques13. En particulier, les études de médecine pour les femmes subissent en alternance des périodes d’ouverture et de fermeture jusqu’à la fin du xixe siècle. Ces fermetures tiennent davantage à une crainte, de la part des autorités tsaristes, d’une radicalisation politique des femmes au sein des milieux étudiants qu’à une opposition à leur exercice de la médecine qui pourrait contribuer à pallier un manque criant de soignants14. Ainsi, l’Académie de médecine et de chirurgie de Saint-Pétersbourg accepte des étudiantes dès la fin des années 1850 avant de leur fermer ses portes en 1864. À partir de 1872, une instruction médicale leur est à nouveau proposée sous la forme de « cours pour sages-femmes savantes », qui seront cependant supprimés en 1882. Il faut attendre l’inauguration de l’Institut de médecine pour femmes à Saint-Pétersbourg en 1897 pour voir l’accès des femmes aux études de médecine définitivement garanti. Même après 1897, l’offre d’enseignement reste néanmoins largement insuffisante par rapport à la demande. L’accès à ces cours s’avère hautement discriminatoire envers les femmes des minorités nationales et confessionnelles. En particulier, les Juives sont soumises à un numerus clausus dans tous les établissements d’enseignement supérieur à partir de 188715 et ce, alors qu’elles représentent une part considérable de la demande.

  • 16 Natalia Tikhonov, La quête du savoir : étudiantes de l’Empire russe dans les universités suisses ( (...)
  • 17 Christine Johanson, Women’s Struggle for Higher Education…, op. cit., p. 52-57.
  • 18 Marie Nageotte-Wilbouchewitch, Mémoires, t. 2, Mes années de médecine, 1938, mémoires non publiés,(...)
  • 19 Victor Karady, « La république des lettres des temps modernes. L’internationalisation des marchés (...)
  • 20 Irina Gouzevitch et Dmitri Gouzevitch, « Étudiants, savants et ingénieurs juifs originaires de l’E (...)
  • 21 Christian Bonah, Instruire, guérir, servir. Formation, recherche et pratique médicale en France et (...)
  • 22 Ibid., p. 219-220.
  • 23 Pierre Moulinier, Les étudiants étrangers à Paris…, op. cit., p. 35.
  • 24 Anne-Marie Moulin, « The Pasteur Institute’s International Network. Scientific Innovations and Fre (...)

5D’abord devancée par les facultés suisses16, l’École de médecine de Paris devient un centre d’attraction de premier plan auprès des aspirantes médecins issues de l’Empire russe à partir des années 1880. Outre le prestige de la capitale française, cette soudaine hausse d’attractivité s’explique notamment par la réputation tumultueuse des universités suisses, devenues des repères pour les anarchistes. Craignant l’activisme révolutionnaire des femmes qui y étudiaient, les autorités tsaristes promulguent en 1873 un oukase visant à forcer les étudiantes russes de Zurich à rentrer au pays afin de mieux pouvoir les surveiller. Les étudiantes qui n’auraient pas quitté Zurich au 1er janvier 1874 verraient leur diplôme non reconnu17. Beaucoup cèdent à cette mesure, mais la contournent en tentant de poursuivre leurs études ailleurs, notamment à Paris. Dès lors, la réputation des universités suisses comme foyers révolutionnaires joue en faveur de la France qui apparaît alors comme une destination plus sage18. Le gain d’attractivité que connaît Paris auprès des candidates originaires de l’Empire russe à cette époque s’explique également par le profil confessionnel de ce flux migratoire. Les années 1880 sont en effet le théâtre de vagues de pogroms dans l’Empire russe et de l’imposition des numerus clausus entraînant une émigration de plus en plus massive de la jeunesse juive vers les universités occidentales19. Pour celle-ci, la France représente une destination de premier choix en raison de l’idéal de liberté qu’elle incarne, ayant été le premier État à accorder l’émancipation aux Juifs20. Le nombre de diplômées d’origine juive au sein de la faculté de médecine de Paris subit en effet une nette augmentation à partir des années 1880 (tableau 1). Enfin, Paris présente également des facteurs d’attraction académiques et scientifiques. Sous la IIIe République, prenant conscience de son retard par rapport à l’Allemagne, la France réforme en profondeur son système universitaire. Est alors instituée l’université moderne caractérisée en médecine par le renforcement de la recherche scientifique, le perfectionnement de la formation pratique et l’avènement des spécialités21. Dans le sillage de cette réorganisation s’opère ensuite une seconde transition marquée dans les années 1890 par une forte croissance des effectifs enseignants et étudiants22. Les autorités universitaires prônent alors une politique d’ouverture envers les étudiants étrangers, perçus comme un moyen de rehausser le prestige de la France23. Dans le domaine médical, Paris voit également l’émergence de savants d’envergure internationale qui, à eux seuls, peuvent constituer des facteurs d’attraction. L’Institut Pasteur, inauguré en 1888, représente par exemple un pôle scientifique international et compte parmi son personnel scientifique une véritable colonie russe24.

S’intégrer dans un monde masculin et étranger

6Arrivées à Paris, ces étudiantes font donc leur entrée dans un monde étranger qui vient tout juste d’entrouvrir ses portes aux femmes. À l’intérieur des murs de la faculté, des laboratoires et des hôpitaux parisiens, elles se singularisent en tant que femmes et étrangères. La rencontre entre ces étudiantes, arrivées avec leur vision propre de la médecine et de la place qu’elles veulent y occuper, et le champ médical français ne se fait pas toujours sans frictions.

  • 25 Natalie Pigeard-Micault, « Histoire de l’entrée des femmes en médecine », Bibliothèque numérique M (...)

7Bien que l’ouverture internationale des autorités universitaires permette aux étudiantes étrangères de s’inscrire en nombre à la faculté de médecine, l’accueil par les pairs n’en est pas pour autant enthousiaste, surtout dans les débuts de la présence féminine. Les premières étudiantes deviennent en effet immédiatement la cible d’insultes et de moqueries. Pour leur sécurité, elles sont soumises à un règlement selon lequel elles doivent entrer dans l’amphithéâtre avec le professeur et s’asseoir au premier rang25. Marginalisées, elles tendent dès lors à se tenir à l’écart des Français. Dans ses mémoires, Marie Wilbouchewitch explique ainsi n’avoir eu presque aucun contact avec les Français durant ses premières années à la faculté, ne côtoyant que ses compatriotes. Avec le temps, les étudiants finissent cependant par se faire à leur présence, comme le relate Nadine Skwortzoff :

  • 26 Nadežda Kuz’minična Skvorcova-Mihajlovskaâ, citée dans Ol’ga Val’kova, « Ona učilas’ v Sorbonne », (...)

L’arrivée de femmes aux cours de l’École de médecine était très inhabituelle pour les Français, mais petit à petit ils se sont habitués à nous. Au début, nous nous tenions très loin des étudiants, nous ne discutions même pas avec eux mais par après, lors des travaux pratiques en commun, ils se sont progressivement habitués à nous […]26.

8Après un début difficile, les relations s’améliorent au fur et à mesure que les étudiants apprennent à travailler avec leurs consœurs. Cette évolution est perceptible dans les dédicaces des thèses de doctorat de notre corpus. Les remerciements adressés aux Français deviennent plus fréquents à partir de 1900. En 1910, Rosalie Lipskeroff déclare même dans sa thèse avoir été agréablement surprise par l’attitude des étudiants qu’elle imaginait beaucoup plus hostiles envers les étrangères :

  • 27 Rosalie Lipskeroff-Kaplan, Contribution à l’étude de la pathogénie et du traitement médical de l’é (...)

En arrivant à Paris, nous craignions un peu d’être traitée en étrangère, en ennemie, ces craintes ont été vite dissipées. Partout, ceux qui nous ont entourée, maîtres et camarades, ont fait leurs efforts pour aplanir devant nous les difficultés27.

  • 28 Natalie Pigeard-Micault, « Histoire de l’entrée des femmes en médecine », art. cit. ; Carole Lécuy (...)

9Se fondant sur des témoignages de ce type, les travaux sur les premières étudiantes au sein de la faculté concluent que leurs confrères étaient généralement favorables à l’arrivée des femmes28. L’étude des parcours des étudiantes de notre corpus montre cependant que ces conclusions doivent être nuancées. Les introductions de thèse, par exemple, fournissent un témoignage quelque peu biaisé des rapports entre étudiants et étudiantes. S’agissant de remerciements, les auteures n’y évoquent que ceux avec qui elles ont entretenu de bonnes relations et tendent à passer sous silence les autres (ce qui donne d’autant plus de valeur aux griefs qui y sont toutefois exprimés). Ainsi, bien que la multiplication de ces messages témoigne d’un meilleur accueil, cela ne signifie pas pour autant qu’elles sont bien intégrées. Nombre d’étudiants restent hostiles envers les étudiantes, en particulier envers les étrangères dont ils craignent la concurrence dans les concours. Enfin, même les étudiants cordiaux envers leurs consœurs restent très souvent convaincus de leur prétendue supériorité physique et intellectuelle. En 1900, Mélanie Lipinska est la seule à dénoncer dans sa thèse ces difficultés persistantes dans les rapports entre étudiants et étudiantes :

  • 29 Mélanie Lipinska, Histoire des femmes-médecins, op. cit., p. 10-11.

Parmi les prosecteurs et les internes, nous avons également rencontré d’excellents camarades ; mais il s’en est aussi trouvé d’autres, dont les trop grandes prévenances étaient aussi blessantes que la brusquerie de certains29.

  • 30 Marie Nageotte-Wilbouchewitch, Mémoires, t. 2, op. cit., p. 91.

10Les mémoires de Marie Wilbouchewitch fournissent également un exemple éclairant. Bien qu’elle y qualifie la majorité de ses collègues de « bons camarades », le récit qu’elle fait de son internat témoigne de relations encore problématiques. Dès son arrivée en salle de garde en 1889, seule femme parmi les hommes, elle devient la cible de remarques suggestives : « Souvent, je voyais sur les visages qu’on faisait des plaisanteries inconvenantes à mon intention et que je ne comprenais pas ou je faisais semblant30. » Un jour, ne supportant plus ces dénigrements, elle somme ses collègues de la traiter avec respect. Si les moqueries cessent après cette intervention, elle ne s’en trouve que plus isolée. Dans chaque hôpital où elle est ensuite interne, ses collègues lui demandent de ne pas partager la salle de garde, comme l’illustre son arrivée à l’hôpital Lariboisière en 1890 :

  • 31 Ibid., p. 93.

Après le repas, Lenoir vint dans ma chambre et me dit de la part de la salle de garde que ma présence pouvait souvent être gênante pour les jeunes gens et que l’on me priait de prendre mes repas dans ma chambre, tout en m’assurant de la meilleure opinion qu’ils avaient de moi, c’est ce qui les empêcherait d’être tout à fait libres. Ainsi fut décidé et je n’avais que de bonnes relations avec les collègues31.

11Ces bonnes relations ne s’obtiennent ainsi qu’au prix de son exclusion du domaine masculin de la salle de garde.

12De manière plus critique, les étudiantes rencontrent des problèmes similaires dans leurs relations avec leurs professeurs et maîtres des hôpitaux. Si les femmes sont autorisées à s’inscrire à la faculté, leur présence ne fait pas pour autant l’unanimité parmi les médecins. Ainsi, même trente ans après l’arrivée des étudiantes, il persiste encore des maîtres et professeurs qui leur sont opposés, comme en témoigne la thèse de Mélanie Lipinska en 1900 :

  • 32 Mélanie Lipinska, Histoire des femmes-médecins, op. cit., p. 10.

Parmi nos maîtres, nous en avons rencontré de bienveillants ; d’autres pour lesquels il n’existait pas de différence entre étudiants et étudiantes, leur sympathie allant aux plus méritants ; d’autres enfin, faisant appel aux étudiants de préférence aux étudiantes plus avancées dans leurs études. Ces derniers n’admettaient pas qu’une femme puisse être aussi bon médecin qu’un homme et déclaraient quelques fois très catégoriquement qu’ils étaient opposés aux études médicales des femmes32.

13Dans les hôpitaux, ces opposants peuvent refuser de prendre des étudiantes comme élèves pour la formation clinique ou comme externes ou internes pour celles ayant passé les concours. En 1889, Marie Wilbouchewitch essuie d’abord un refus de la part du docteur Félizet, chef de service de chirurgie des enfants de l’hôpital Tenon :

  • 33 Marie Nageotte-Wilbouchewitch, Mémoires, t. 2, op. cit., p. 52.

Il me reçut poliment et me déclara sans circonlocutions qu’il était opposé à l’admission des femmes à l’internat et ne pouvait pas me recevoir en qualité d’interne, n’ayant rien contre moi personnellement puisqu’il ne m’avait jamais vue33.

  • 34 Natalie Pigeard-Micault, « Histoire de l’entrée des femmes en médecine », art. cit.

14Cet incident est révélateur des obstacles que peuvent opposer ces « ennemis des étudiantes », comme les qualifie Marie Wilbouchewitch. Heureusement, tous les professeurs ne partagent pas cette animosité. Dans les premières années, les professeurs Broca, Sappey, Verneuil, Wurtz ou encore Landouzy défendent ouvertement l’accès des femmes aux études de médecine34. Parmi les générations suivantes de professeurs, les étudiantes peuvent compter sur plusieurs soutiens. La compilation des thèses de notre corpus montre en effet que leur présidence tend à être assurée par quelques professeurs revenant de manière récurrente, certains ayant dirigé les thèses de plus d’une dizaine d’entre elles. Citons ainsi parmi les présidents de thèse les plus représentés Hutinel, Raymond, Widal, Tillaux, Pinard, Potain, Pozzi, Gilbert et Roger. Ces professeurs, favorables à la présence des étudiantes et les accueillant dès lors volontiers dans leur service, représentent une aide cruciale pour que celles-ci puissent mener à bien leur formation. L’introduction de la thèse de Touba Bromberg, soutenue en 1895, est à ce titre révélatrice :

  • 35 Touba Bromberg, Sur un cas de bruit de galop permanent développé au cours d’une fièvre typhoïde, t (...)

Il faut être novice, étrangère, sans connaissances suffisantes de la langue française, il faut connaître les préjugés énormes que rencontre une femme qui a choisi la carrière médicale pour concevoir combien nous devons à Monsieur le professeur Tillaux35.

  • 36 Marie Nageotte-Wilbouchewitch, Mémoires, t. 2, op. cit., p. 41.

15Si ces professeurs représentent un appui indéniable, leur position sur la question de la femme médecin reste cependant souvent ambivalente. L’apparente bienveillance peut par exemple cacher des comportements inappropriés. Marie Wilbouchewitch décrit ainsi la trop grande familiarité du docteur Nicaise dans le service duquel elle a travaillé comme bénévole à l’hôpital Laennec : « Je m’étonnais parfois du genre d’amitié qu’il me témoignait, me parlant de son fils malade, de la tristesse de sa vie, etc. Il me tapotait la joue comme un vieux papa, ce qui me déplaisait, et un jour, il m’a embrassée sur la figure36. » De plus, la plupart des professeurs soutenant les étudiantes restent malgré tout imprégnés de préjugés à leur encontre. À leurs yeux, les femmes ne disposeraient pas des capacités requises pour exercer la médecine. Par exemple, le professeur Pozzi, bien que favorable à l’accès des femmes aux études de médecine, les considère comme inaptes à devenir d’aussi bons médecins que les hommes. Certes, le « dévouement » et la « charité » innés des femmes peuvent être d’une aide précieuse auprès des malades ; pourtant, la femme serait selon lui entravée par sa sensibilité exacerbée et sa faiblesse physique qui l’assigneraient aux tâches du care uniquement. Les propos suivants tenus lors d’une conférence en 1891 illustrent toute l’ambiguïté de sa position :

  • 37 Adrien Pozzi, L’éducation médicale de la femme. Conférence faite à Reims pour la société de secour (...)

Je ne demande pas que l’on interdise le libre accès à une carrière réputée avantageuse, […] ; je m’élève contre tout encouragement à pousser les femmes dans une voie qui n’est pas la leur. […] Je n’incrimine pas vos intentions ; je me méfie de vos forces. […] Si cependant, quelques-unes d’entre vous, courageuses, voulaient se soumettre à la discipline sévère d’une éducation médicale, je dois, recommandation dernière, leur donner ce conseil sacrilège, et pourtant nécessaire : Mesdames, efforcez-vous de devenir – mais aussi peu que possible – moins femmes que vous ne l’êtes37.

  • 38 Nicole Mosconi, « Les femmes et les disciplines instituées », dans Nicole Racine et Michel Trebits (...)

16Seules les femmes capables de contrer leur propre nature seraient donc à même de devenir médecins. Cependant, même celles y parvenant ne pourraient prétendre accéder à l’entièreté du champ médical. Comme dans d’autres disciplines, l’arrivée des étudiantes n’abolit pas la division des sphères féminine et masculine qui n’est alors que déplacée38. Au nom du rôle social attribué à la femme, même les médecins les plus ouverts aux étudiantes considèrent que leur place au sein de la discipline doit se limiter aux maladies des femmes, des enfants et aux accouchements.

  • 39 Nicole Edelman, « Premières femmes médecins en France : un rôle particulier dans la construction d (...)
  • 40 Sara Imianitoff, Contribution à l’étude du rôle des émotions dans la genèse des psychoses, thèse e (...)
  • 41 Jean-Christophe Coffin, « Sexe, hérédité et pathologie. Hypothèses, certitudes et interrogations d (...)

17Les travaux de Natalie Pigeard-Micault et de Nicole Edelman sur les premières femmes médecins françaises ont en effet mis en évidence l’écrasante popularité des spécialités « féminines » auprès de ces dernières39. Presque toutes affirment ainsi dans leur thèse avoir vocation à soigner uniquement les femmes et les enfants. L’analyse des thèses de doctorat des étudiantes de l’Empire russe montre que nombre d’entre elles ont également intégré ces idées reçues. Un peu plus d’un tiers des étudiantes de notre corpus ont en effet choisi un sujet dans l’une de ces trois spécialités : 12,4 % pour la gynécologie, 12,1 % pour l’obstétrique et 11,8 % pour la pédiatrie. Beaucoup se font alors les avocates des rôles sociaux attribués aux femmes à l’époque en se présentant comme des gardiennes de l’hygiène féminine et infantile chargées d’enseigner aux femmes leur rôle de mère. Une dizaine d’étudiantes ont ainsi entièrement consacré leur thèse à la question de l’allaitement maternel. Le corpus de thèses fournit également d’autres exemples de questions où se manifeste cette vocation éducatrice, voire moralisatrice, comme celle de l’avortement ou de l’alimentation des enfants. D’autres étudiantes franchissent un pas supplémentaire en véhiculant dans leur thèse certaines représentations assignées aux femmes par le discours médical, représentations qui participent pourtant à la construction de l’« infériorité biologique féminine » et au partage des rôles masculins-féminins fondé sur cette différence. Ceci est particulièrement perceptible dans les thèses traitant des maladies mentales chez les femmes. Sara Imianitoff s’est intéressée par exemple au rôle des émotions provoquées par des événements graves dans la genèse de la psychose chez la femme. Les commentaires accompagnant ses observations s’inscrivent pleinement dans la vision de la fragilité mentale de la femme, affaiblie par sa nature nerveuse et sa sensibilité40. Bien que femme médecin, l’auteure s’inscrit donc dans cette tendance de la psychiatrie du xixe siècle qui cherche des causes féminines à la folie dans la nature nerveuse et sensible des femmes, mais également dans leur physiologie41.

  • 42 Christine Johanson, Women’s Struggle for Higher Education…, op. cit., p. 79 ; Ann Hibner Koblitz, (...)

18Les thèses de ce tiers d’étudiantes contrastent radicalement avec leurs ambitions initiales imprégnées des revendications égalitaires nihilistes. Ce revirement résulte de la confrontation avec le contexte français, bien différent de celui de l’Empire russe où le corps médical manquait de praticiens et où la communauté scientifique adhérait plus largement au principe d’égalité42. Se plier aux attentes de leurs encadrants représente dès lors pour nombre d’entre elles un moyen de faciliter leur intégration, non seulement dans leur formation, mais aussi dans leur profession future pour celles désirant s’installer en France. La minorité d’entre elles restée en France continuera en effet sur cette voie dans l’exercice de la profession, se cantonnant à un champ thérapeutique restreint aux femmes et aux enfants. L’arrivée de ces femmes plus radicales dans leurs aspirations met donc en exergue la fermeture encore effective du champ médical français qui tend à les forcer à rentrer dans les cases que leur impose la société.

Des étudiantes hors-ca(d)re

19Si les trajectoires des étudiantes de l’Empire russe reflètent l’inertie du champ médical français et son manque d’empressement à accepter des femmes en son sein, elles témoignent également de leur agentivité au sein de ce dernier. En effet, nombre de ces femmes s’imposent au cours de leur formation et contribuent ainsi, de diverses manières, à élargir la brèche ouverte depuis l’admission des premières étudiantes en 1868.

  • 43 Natalie Pigeard-Micault, « “Nature féminine” et doctoresses (1868-1930) », art. cit., p. 99.
  • 44 Caroline Schultze, La femme-médecin au xixe siècle, op. cit., p. 17-18.
  • 45 Marie Nageotte-Wilbouchewitch, Mémoires, t. 2, op. cit., p. 59-70.

20D’abord, l’analyse de leurs thèses de doctorat révèle l’importance des choix de spécialité effectués par ces étudiantes lors de leur formation. Si un tiers des étudiantes tendent à se cantonner au champ circonscrit de la « médecine féminine » que les médecins français cherchent à leur imposer, les autres se révèlent néanmoins beaucoup plus enclines à en sortir, se répartissant sur un large éventail de spécialités. Les étudiantes de l’Empire russe se montrent ainsi particulièrement pionnières dans des spécialités « masculines » telle la chirurgie. Cette spécialité était considérée comme demandant le plus de qualités « viriles », dont des aptitudes physiques, une haute technicité et une moindre empathie envers le patient, autant de gages de prestige et de caractéristiques incompatibles avec la définition de la féminité de l’époque43. Cela n’a pas empêché les étudiantes de l’Empire russe de l’investir très tôt. Parmi les quatre premières étudiantes russes diplômées docteures en médecine de la faculté de Paris entre 1875 et 1880, deux – Zénaïde Ocounkoff en 1877 et Sophie Dimitrieff en 1878 – ont choisi un sujet de spécialité en chirurgie. Elles sont les seules étudiantes, toutes nationalités confondues, à avoir soutenu une thèse dans ce domaine durant cette période44. Quelques années après, Marie Wilbouchewitch consacre la majorité de ses années d’externat et d’internat à la chirurgie pédiatrique, soit cinq années sur les huit45. Elle a alors l’occasion d’acquérir une véritable expérience de la chirurgie, en pratiquant elle-même des opérations. Durant toutes ses années en tant qu’externe puis interne, elle ne travaille ni dans un service d’obstétrique ni dans un service de gynécologie, expliquant dans ses mémoires que cette partie de la médecine lui déplaisait tout à fait. Les exemples de ces trois étudiantes sont les plus précoces, mais ne constituent pas des cas isolés. Au total, une vingtaine de leurs compatriotes ont également fait le choix de la chirurgie pour leur thèse de doctorat (5 % du corpus).

  • 46 Michelle Perrot, « Les intellectuelles dans les limbes du xixe siècle », dans Nicole Racine et Mic (...)
  • 47 Anastasie Berladsky, Étude histologique sur la structure des artères, thèse en médecine, Paris, Im (...)
  • 48 Lûbov’ Moiseevna Gorovic-Vlasova, « Ličnye vospominaniâ ob I.I. Mečnikove », art. cit., p. 158.
  • 49 Ibid.

21Les étudiantes de l’Empire russe sont également nombreuses à avoir remis en cause le principe qui assignait à l’époque aux seuls hommes la capacité de produire des savoirs scientifiques. Selon les discours dominants, la femme en sciences ne serait capable que de reproduire, en écho à sa fonction sociale et biologique46. S’il est vrai que certaines étudiantes de notre corpus tendent à aller dans ce sens en ne réalisant dans leur thèse qu’une synthèse bibliographique, nombre d’entre elles ont au contraire fourni un travail inédit. Elles font preuve d’une véritable démarche de recherche scientifique, en travaillant sur des traitements nouveaux ou en s’engageant dans les spécialités de la nouvelle médecine de laboratoire, alors en plein essor. En effet, vingt étudiantes issues de l’Empire russe (5 % du corpus) ont mené un travail de recherche en laboratoire, expérimentant ainsi sur des animaux, des micro-organismes ou des coupes histologiques. Elles se sont illustrées dans toutes les branches de la médecine de laboratoire : microbiologie, histologie, parasitologie, immunologie et physiologie. Cet engouement des étudiantes de l’Empire russe pour la médecine de laboratoire s’explique notamment par leur intérêt marqué pour la discipline en tant que science « pure », visant à dévoiler des vérités universelles, et pas uniquement en tant que savoir-faire et pratique. À Paris, elles figurent parmi les premières à investir ces nouvelles « cathédrales » de la médecine que deviennent les laboratoires. Anastasie Berladsky en 1878 est ainsi la première étudiante à avoir réalisé une étude histologique en laboratoire en s’intéressant à la structure des artères47. Citons également la Polonaise Jozefa Joteyko qui mène dans le laboratoire de physiologie du professeur Charles Richet des recherches sur la fatigue et la respiration du muscle – auxquelles elle consacre sa thèse de doctorat en 1896. Enfin, la fréquentation des cours de microbiologie technique de l’Institut Pasteur pousse nombre d’entre elles à y réaliser leur thèse. Leur arrivée y est facilitée par leur compatriote Ilya Metchnikoff, figure de proue à l’Institut. Bien que, d’après son élève Aimée Horowitz, celui-ci considère avec une « ironie bienveillante » la question de l’émancipation féminine48, il se montre particulièrement bien disposé à l’égard des étudiantes. Elle relate ainsi que le savant, après avoir appuyé son inscription à la faculté, a suivi avec intérêt le déroulement de sa formation et l’a encouragée à poursuivre ses travaux en microbiologie à son retour en Russie49. Au total, cinq des vingt étudiantes de notre corpus ayant mené un travail de recherche en laboratoire l’ont réalisé à l’Institut. Pour chacune, la volonté de faire progresser la science par sa contribution personnelle, même modeste, est manifeste. Comme leurs consœurs qui se sont engagées dans des spécialités réputées masculines, ces étudiantes ont procédé dans leurs recherches sans se différencier de leurs homologues masculins. Elles ont ainsi, simplement par leur engagement scientifique, contredit les discours rendant la femme incapable de toute production intellectuelle. Par leur méthode de travail ou leur choix de spécialité, les étudiantes de l’Empire russe ont ainsi contribué à déconstruire le partage genré des savoirs médicaux.

  • 50 Archives nationales, AJ/16/6498.
  • 51 Marie Nageotte-Wilbouchewitch, Mémoires, t. 2, op. cit., p. 83-84.
  • 52 Ibid.
  • 53 Archives nationales, AJ/16/6498.
  • 54 Hélène de Bondareff, Étude de l’anatomie pathologique de la rate, thèse en médecine, Paris, 1906, (...)

22L’étude des parcours de ces étudiantes révèle en outre la présence parmi elles de plusieurs trajectoires remarquables. Marie Wilbouchewitch, deuxième étudiante à réussir le prestigieux concours de l’internat en 1889, devient ensuite la première femme à terminer avec succès les quatre années de la formation. Les étudiantes russes figurent aussi parmi les premières femmes à intégrer les instituts spécialisés. Outre le cas de l’Institut Pasteur décrit précédemment, l’Institut de médecine coloniale, inauguré en 1902, compte également parmi ses premières promotions de médecins coloniaux deux femmes originaires de l’Empire russe50. Sarah Broïdo est ainsi la seule femme parmi les premiers diplômés en 1903. Elle devient la toute première femme engagée comme médecin sur un paquebot et s’installe ensuite à Constantine (Algérie) où elle exerce comme médecin colonial51, ouvrant une brèche supplémentaire dans la profession à une époque où très peu de postes sont accessibles aux femmes médecins. Le portrait que Marie Wilbouchewitch brosse d’elle dans ses mémoires témoigne de son admiration pour la trajectoire de sa compatriote, d’autant plus que cette dernière était extrêmement pauvre et a rencontré de nombreuses difficultés durant ses études52. Trois ans plus tard, Sarah Broïdo est suivie par Hélène de Bondareff, seule femme à obtenir le diplôme de médecin colonial en 190653. Dans sa thèse de doctorat, elle évoque le périple qu’elle a effectué en tant que volontaire de la Croix-Rouge russe à bord du navire hôpital Orel, en Afrique et en Asie entre 1904-1905, comme l’événement déclencheur de son intérêt pour cette spécialité54. Il peut paraître à première vue étonnant que les premières femmes diplômées de l’Institut aient été originaires de l’Empire russe, pourtant bien éloigné des pays tropicaux où exercent les médecins coloniaux. Ce choix s’explique sans doute par leur parcours d’études qui les a amenées à traverser les frontières, les rendant ainsi plus enclines à poursuivre une formation spécialisée menant à une carrière internationale.

  • 55 Nadežda Kuz’minična Skvorcova-Mihajlovskaâ, citée dans Ol’ga Val’kova, « Ona učilas’ v Sorbonne », (...)
  • 56 Marie Nageotte-Wilbouchewitch, Mémoires, t. 2, op. cit., p. 48.
  • 57 Ibid., p. 40-41.

23Enfin, l’étude des parcours des étudiantes de l’Empire russe révèle qu’elles ont souvent opté pour l’acharnement au travail et le perfectionnisme afin de prouver à leurs enseignants qu’elles méritaient leur place en médecine. Dans ses mémoires, Nadine Skwortzoff écrit ainsi au sujet de ses compatriotes étudiantes lors de sa première année à la faculté de médecine en 1873 : « Nous avons travaillé très dur, encore plus que beaucoup d’étudiants55. » Marie Wilbouchewitch explique quant à elle s’être tenue à distance de la campagne menée par Blanche Edwards pour l’accès à l’internat en 1885 : « Quant à moi, Russe, étrangère, je n’ai pris aucune part à cette campagne, je ne pouvais faire aucune démarche auprès du corps médical des hôpitaux, ni auprès de l’administration principale56. » Choisissant une approche plus discrète en raison de son statut d’étrangère, elle s’applique durant son externat et son internat, travaillant avec « zèle, exactitude et subordination ». Elle redouble d’efforts pour se montrer le plus utile possible et se faire ainsi accepter par les internes, pourtant « non féministes », qui la supervisent : « Ils ont été irréprochables avec moi. Il faut dire que je faisais tout ce qui était en retard, je ne manquais jamais, je restais jusqu’à des heures impossibles […]57. » En se montrant une externe puis une interne modèle, elle espère contribuer à faire changer d’avis les opposants aux étudiantes en médecine et ainsi à ménager une meilleure place aux femmes dans cette filière de formation élitiste :

  • 58 Ibid., p. 48.

Peut-être ai-je contribué pour ma faible part à atténuer les préventions que nourrissaient contre les étudiantes l’Administration de l’Assistance Publique et la majorité de nos maîtres dans les hôpitaux. Et cela, en travaillant uniquement avec tout l’enthousiasme que j’avais pour la médecine58.

Conclusion

24L’étude des trajectoires des centaines de femmes originaires de l’Empire russe, venues chercher à Paris l’instruction médicale dont elles ne pouvaient bénéficier dans leur pays, a révélé la résistance du champ médical français à l’arrivée de ces étrangères. Le recours à la prosopographie et à son croisement d’échelles permet non seulement de mettre en évidence les obstacles rencontrés tout au long de leur formation en tant que femmes et étrangères, mais surtout de capter leur pouvoir d’action. Si certaines tendent à se conformer aux attentes de la société française quant à leur place au sein de la discipline, l’étude de leurs parcours montre qu’elles ne se sont pas contentées de subir les pressions du champ médical français, mais qu’elles y ont réagi en s’imposant en tant que femmes. La contribution des étudiantes de l’Empire russe à l’ouverture des études de médecine aux femmes réside moins en réalité dans l’action éclatante de quelques pionnières que dans un travail collectif de nature moins publique. Par la force de frappe que leur confère leur nombre, mais aussi et surtout par leurs choix individuels en matière de spécialité et par leur acharnement au travail proportionnel à la rigidité du champ médical français, ces étudiantes ont contribué, dans l’ombre, à ménager une place pour les femmes dans ces études scientifiques. Des corps étrangers qui ont déployé de puissants principes actifs, en somme.

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Notes

1 Nous incluons les ressortissantes de l’Empire russe dans toute leur diversité nationale. Ceci comprend donc non seulement les Russes ethniques, mais aussi les étudiantes issues des nombreuses minorités que compte l’Empire russe.

2 Pierre Moulinier, Les étudiants étrangers à Paris au xixe siècle. Migration et formation des élites, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012.

3 Caroline Schultze, La femme-médecin au xixe siècle, Paris, Ollier-Henry, 1888.

4 Le corpus des femmes de l’Empire russe diplômées de la faculté de médecine de Paris entre 1877 et 1919 a été établi grâce au dépouillement des dossiers des étrangers et femmes reçus docteurs en médecine à Paris entre 1807 et 1919 (Archives nationales, AJ/16/6754-6944 et AJ/16/7191-7213) réalisé par Pierre Moulinier. Ces dossiers ont été versés dans la base biographique de la BIU Santé : Pierre Moulinier, « Étudiants étrangers et femmes reçus docteurs en médecine à Paris (1807-1919) », Base biographique, BIU Santé, 2013, en ligne : https://www.biusante.parisdescartes.fr/histoire/biographies/?lotindD=D201 (consulté le 7 juillet 2023).

5 Le croisement de la liste des 372 diplômées avec les annuaires de médecins russes et français a permis de reconstituer les parcours professionnels de la moitié d’entre elles. Seul un tiers (36 %) s’installe en France. Pour plus de détails sur leurs parcours professionnels, voir Juliette Louvegny, Les étudiantes de l’Empire russe de la Faculté de médecine de Paris. Femmes et étrangères à la conquête de la médecine, mémoire de master en histoire sous la direction de Marie-Pierre Rey, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2020-2021.

6 Caroline Schultze, La femme-médecin au xixe siècle, op. cit. ; Mélanie Lipinska, Histoire des femmes-médecins, Paris, Librairie G. Jacques & Cie, 1900.

7 Mémoires non publiés retranscrits par les descendants de Marie Wilbouchewitch-Nageotte. Ceux-ci nous ont été communiqués par son arrière-petite-fille Sylvie Liu que nous remercions vivement.

8 Les mémoires de Nadine Skwortzoff sont conservés dans les collections de manuscrits de la Bibliothèque nationale de Russie à Saint-Pétersbourg (fonds 699). Si ces papiers nous sont restés inaccessibles à cause de la pandémie, une partie a été publiée en Russie : voir Ol’ga Val’Kova, « Ona učilas’ v Sorbonne », Medicinskaâ gazeta, 28, 18 avril 2007, en ligne sur le site : https://www.mgzt.ru/ (consulté les 7 juillet 2023).

9 Lûbov’ Moiseevna Gorovic-Vlasova, « Ličnye vospominaniâ ob I.I. Mečnikove », Vestnik Evropy, 11, 1916, p. 153-160.

10 Richard Stites, The Women’s Liberation Movement in Russia. Feminism, Nihilism and Bolshevism. 1860-1930, Princeton, Princeton University Press, 1978, p. 43.

11 Ann Hibner Koblitz, Science, Women and Revolution in Russia, Amsterdam, Harwood Academic, 2000.

12 Benjamin Nathans, Beyond the Pale. The Jewish Encounter with Late Imperial Russia, Berkeley, University of California Press, 2004.

13 Irina Gouzevitch et Dimitri Gouzevitch, « La voie russe d’accès des femmes aux professions intellectuelles scientifiques et techniques (1850-1920) », Travail, genre et société, 4, 2000, p. 55-75 ; Christine Johanson, Women’s Struggle for Higher Education in Russia (1855-1900), Montréal, McGill/Queen’s University Press, 1987.

14 Ibid., p. 9-10.

15 Benjamin Nathans, Beyond the Pale…, op. cit., p. 267.

16 Natalia Tikhonov, La quête du savoir : étudiantes de l’Empire russe dans les universités suisses (1864-1920), thèse de doctorat en histoire sous la direction de Wladimir Berelowitch et Béatrice Veyrassat, Paris, EHESS en cotutelle avec l’université de Genève, 2004.

17 Christine Johanson, Women’s Struggle for Higher Education…, op. cit., p. 52-57.

18 Marie Nageotte-Wilbouchewitch, Mémoires, t. 2, Mes années de médecine, 1938, mémoires non publiés, p. 12.

19 Victor Karady, « La république des lettres des temps modernes. L’internationalisation des marchés universitaires occidentaux avant la Grande Guerre », Actes de la recherche en sciences sociales, 121-122, 1998, p. 99.

20 Irina Gouzevitch et Dmitri Gouzevitch, « Étudiants, savants et ingénieurs juifs originaires de l’Empire russe en France (1860-1940) », Archives juives, 35, 2002, p. 122.

21 Christian Bonah, Instruire, guérir, servir. Formation, recherche et pratique médicale en France et en Allemagne pendant la deuxième moitié du xixe siècle, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2000, p. 547.

22 Ibid., p. 219-220.

23 Pierre Moulinier, Les étudiants étrangers à Paris…, op. cit., p. 35.

24 Anne-Marie Moulin, « The Pasteur Institute’s International Network. Scientific Innovations and French Tropisms », dans Christophe Charle, Jürgen Schwriewer et Paul Wagner (dir..), Transnational Intellectual Networks. Forms of Academic Knowledge and the Search for Cultural Identities, Francfort, Campus Verlag, 2004, p. 147-148.

25 Natalie Pigeard-Micault, « Histoire de l’entrée des femmes en médecine », Bibliothèque numérique Medica, BIU Santé, 2007, en ligne : https://www.biusante.parisdescartes.fr/histoire/medica/presentations/entree-femmes-en-medecine.php (consulté le 20 mars 2020).

26 Nadežda Kuz’minična Skvorcova-Mihajlovskaâ, citée dans Ol’ga Val’kova, « Ona učilas’ v Sorbonne », art. cit. : « Появление женщин на занятиях в École de médecine было очень непривычным для французов, но мало-помалу с нами свыклись. Сначала мы держали себя очень далеко от студентов, даже не разговаривали с ними, но затем при совместных практических занятиях все привыкли к нам […]. »

27 Rosalie Lipskeroff-Kaplan, Contribution à l’étude de la pathogénie et du traitement médical de l’éclampsie puerpérale, Paris, Michalon, 1910, p. 7.

28 Natalie Pigeard-Micault, « Histoire de l’entrée des femmes en médecine », art. cit. ; Carole Lécuyer, « Une nouvelle figure de la jeune fille sous la IIIe République : l’étudiante », Clio. Femmes, Genre, Histoire, 4, 1996, DOI : doi.org/10.4000/clio.437.

29 Mélanie Lipinska, Histoire des femmes-médecins, op. cit., p. 10-11.

30 Marie Nageotte-Wilbouchewitch, Mémoires, t. 2, op. cit., p. 91.

31 Ibid., p. 93.

32 Mélanie Lipinska, Histoire des femmes-médecins, op. cit., p. 10.

33 Marie Nageotte-Wilbouchewitch, Mémoires, t. 2, op. cit., p. 52.

34 Natalie Pigeard-Micault, « Histoire de l’entrée des femmes en médecine », art. cit.

35 Touba Bromberg, Sur un cas de bruit de galop permanent développé au cours d’une fièvre typhoïde, thèse en médecine, Paris, 1895, p. 7.

36 Marie Nageotte-Wilbouchewitch, Mémoires, t. 2, op. cit., p. 41.

37 Adrien Pozzi, L’éducation médicale de la femme. Conférence faite à Reims pour la société de secours aux blessés de la Croix-Rouge (février 1891), Reims, Impr. de L’Indépendant rémois, 1892, p. 11-15.

38 Nicole Mosconi, « Les femmes et les disciplines instituées », dans Nicole Racine et Michel Trebitsch (dir.), Intellectuelles. Du genre en histoire des intellectuels, Bruxelles, Éditions Complexe, 2004, p. 224.

39 Nicole Edelman, « Premières femmes médecins en France : un rôle particulier dans la construction d’une science médicale », dans Jacqueline Carroy, Nicole Edelman, Annick Ohayon, Nathalie Richard, dir., Les femmes dans les sciences de l’homme (xixe-xxe siècles). Inspiratrices, collaboratrices ou créatrices ?, Paris, Seli Arslan, 2005, p. 68-90 ; Natalie Pigeard-Micault, « “Nature féminine” et doctoresses (1868-1930) », Histoire, médecine et santé, 3, 2013, p. 83-100, DOI : doi.org/10.4000/hms.507.

40 Sara Imianitoff, Contribution à l’étude du rôle des émotions dans la genèse des psychoses, thèse en médecine, Paris, 1918.

41 Jean-Christophe Coffin, « Sexe, hérédité et pathologie. Hypothèses, certitudes et interrogations de la médecine mentale, 1850-1890 », dans Ilana Löwy et Delphine Gardey (dir.), L’invention du naturel : les sciences et la fabrication du féminin et du masculin, Paris, Éditions des archives contemporaines, 2000, p. 166-167.

42 Christine Johanson, Women’s Struggle for Higher Education…, op. cit., p. 79 ; Ann Hibner Koblitz, Science, Women and Revolution in Russia, op. cit., p. 40.

43 Natalie Pigeard-Micault, « “Nature féminine” et doctoresses (1868-1930) », art. cit., p. 99.

44 Caroline Schultze, La femme-médecin au xixe siècle, op. cit., p. 17-18.

45 Marie Nageotte-Wilbouchewitch, Mémoires, t. 2, op. cit., p. 59-70.

46 Michelle Perrot, « Les intellectuelles dans les limbes du xixe siècle », dans Nicole Racine et Michel Trebitsch (dir.), Intellectuelles. Du genre en histoire des intellectuels, op. cit., p. 104.

47 Anastasie Berladsky, Étude histologique sur la structure des artères, thèse en médecine, Paris, Impr. A. Parent, 1878.

48 Lûbov’ Moiseevna Gorovic-Vlasova, « Ličnye vospominaniâ ob I.I. Mečnikove », art. cit., p. 158.

49 Ibid.

50 Archives nationales, AJ/16/6498.

51 Marie Nageotte-Wilbouchewitch, Mémoires, t. 2, op. cit., p. 83-84.

52 Ibid.

53 Archives nationales, AJ/16/6498.

54 Hélène de Bondareff, Étude de l’anatomie pathologique de la rate, thèse en médecine, Paris, 1906, p. 17.

55 Nadežda Kuz’minična Skvorcova-Mihajlovskaâ, citée dans Ol’ga Val’kova, « Ona učilas’ v Sorbonne », art. cit. : « мы очень усердно работали, даже усерднее многих, многих студентов ».

56 Marie Nageotte-Wilbouchewitch, Mémoires, t. 2, op. cit., p. 48.

57 Ibid., p. 40-41.

58 Ibid., p. 48.

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Table des illustrations

Titre Fig. 1 : Répartition en fonction de leur province de naissance des docteures en médecine de l’Empire russe de la faculté de médecine de Paris (1877-1919)
Légende Les villes indiquées correspondent aux villes de plus de 50 000 habitants (recensement de 1897) desquelles sont issues les étudiantes.
Crédits Fond de carte adapté de « Russian gubernyas 1917 » par Nicolai Sidorov, 2008, en ligne sur Wikimedia Commons : https://commons.wikimedia.org/​ (consulté le 15 février 2021).
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/hms/docannexe/image/7716/img-1.jpg
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Pour citer cet article

Référence papier

Juliette Louvegny, « Trajectoires d’étrangères en faculté de médecine »Histoire, médecine et santé, 24 | 2023, 133-149.

Référence électronique

Juliette Louvegny, « Trajectoires d’étrangères en faculté de médecine »Histoire, médecine et santé [En ligne], 24 | hiver 2023, mis en ligne le 14 novembre 2023, consulté le 15 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/hms/7716 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/hms.7716

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Auteur

Juliette Louvegny

Université de Namur

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Droits d’auteur

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Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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