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Dossier thématique : Santé mentale

Pratiques et théories dans le champ de la santé mentale : quelle histoire ?

Camille Jaccard
p. 85-93

Texte intégral

1Questionner les rapports entre les pratiques et les théories dans des contextes variés incite l’historien·ne qui se donne un tel objet à réfléchir à la manière dont il/elle comprend et utilise ces catégories dans ses propres analyses. Aussi aimerions-nous ressaisir ici quelques aspects historiographiques repérés dans les contributions de ce numéro. Nous prendrons également soin de mettre ces observations en regard avec d’autres travaux qui ont inspiré certains aspects de la problématique de ce dossier. Le but n’étant pas de « boucler la boucle », mais bien au contraire, de suggérer quelques pistes qui permettront peut-être de prolonger la réflexion sur les concepts utilisés dans les études historiques en santé mentale.

2Dans un texte aux allures de manifeste intitulé Pour une histoire de la médecine, Jackie Pigeaud insistait sur l’importance de reconsidérer les rapports entre théorie et pratique dans l’événement de la naissance de la médecine occidentale ; selon lui :

  • 1 PIGEAUD Jackie, Poétiques du corps : aux origines de la médecine, Paris, Les Belles Lettres, 2008, (...)

La médecine hippocratique […] ne naît pas de la rencontre de deux rameaux ; un rameau pratique, et un rameau théorique qui se fussent rejoints. Le rameau de la pratique est premier en fait ; c’est une évidence. Mais dès qu’apparaît ce discours particulier sur l’homme qu’est le discours hippocratique, le rameau de la pratique devient second en droit. Ce sont des idées qui peuvent paraître subtiles, mais qui prennent une importance théorique manifeste si l’on veut faire de l’histoire de la médecine « réfléchissante ».1

  • 2 GADAMER Hans-Georg, « Théorie, technique, pratique », Philosophie de la santé, Paris, Bordeaux, Gra (...)

3Il est intéressant de constater la façon dont l’auteur mobilise ces catégories pour définir une origine et préciser une démarche historique sur ce nouvel objet. Quant à la pertinence de l’analyse, elle semble être attestée par Hans-Georg Gadamer qui fait également de l’apparition de la médecine grecque le moment où « pour la première fois, la science et son application, la théorie et la pratique, se dissocièrent »2. Un constat comparable peut d’ailleurs être formulé au sujet de la psychiatrie telle que sa naissance est rapportée par les auteur·e·s de La pratique de l’esprit humain, dont le titre est en soi déjà révélateur de leur grille de lecture. Dans la préface à la réédition de ce texte co-écrit en 1980 avec Gladys Swain, Marcel Gauchet résume la thèse principale qui définissait l’aliénisme comme « une nouvelle représentation de la folie, une nouvelle perspective de la pratique sociale ». Leur effort en tant qu’historien·ne·s était dès lors d’expliquer que :

  • 3 GAUCHET Marcel et SWAIN Gladys, La pratique de l’esprit humain : l’institution asilaire et la révol (...)

Ce qui s’est produit, sur le versant de la thérapeutique, est de l’ordre d’une simple découverte pratique : la découverte de la possibilité d’une communication avec le fou. Découverte de grande conséquence théorique, puisqu’entraînant une rupture avec la représentation enracinée d’une folie complète3.

  • 4 Gadamer remarquait également que : « depuis toujours, la psychiatrie a occupé une position à part d (...)

4On pourrait sans doute multiplier les exemples témoignant de l’omniprésence des termes de théorie et de pratique dans l’historiographie de la médecine et de la psychiatrie. D’ailleurs, le recours à ces catégories ne se limite pas à la définition de l’origine interprétée comme une reconfiguration de leurs rapports. L’usage se prolonge souvent dans la description de la spécificité de la discipline psychiatrique, au sens où cette dernière entretiendrait un lien particulier avec la pratique4. Cette singularité est bien décrite par le psychiatre Georges Lantéri-Laura qui en fait même a posteriori la justification de son « intérêt majeur pour l’histoire de la psychiatrie » :

  • 5 LANTERI-LAURA, Georges, Essai sur les paradigmes de la psychiatrie moderne, Paris, Éditions du temp (...)

Intérêt provenant lui-même du souci d’élucider les fondements de cette discipline – ou d’ailleurs l’absence de tout fondement –, afin de rendre plus claire et mieux élucidée une pratique qui […] sans jamais se réduire ni à l’application de quelque doctrine, ni à la mise en pratique de quelques recettes, a toujours cherché à connaître ce qu’elle accomplissait et à pouvoir en rendre compte, au moins dans une certaine mesure.
La clinique et la thérapeutique ne constituent d’ailleurs ni une invention permanente, ni l’actualisation pour ainsi dire passive d’un mélange de savoir et de savoir-faire déjà tout prêts, mais une certaine régulation adaptative qui, devant chaque cas, parvient à concilier l’individuel et le singulier du patient avec les connaissances théoriques et pratiques de notre discipline.
Or, ces guides partiels du travail quotidien conduisent à mettre en acte des acquis professionnels et théoriques qui remontent, les uns et les autres, à des moments très divers de la constitution de la psychiatrie et de son apprentissage par le praticien. C’est reconnaître qu’à chaque moment entrent en jeu, pour ainsi dire, des âges assez différents de la même discipline. Tout essai d’élucidation se doit donc de les dater et d’en trouver les origines. C’est bien là une seconde raison d’adopter une élucidation de style historique.5

  • 6 « […] Les psychiatres, pour employer un terme général, sont, eux, toujours affrontés au problème de (...)

5Or, ce programme se retrouve à certains égards chez les auteur·e·s de ce numéro. Cependant, ces dernier·e·s n’étant pas des professionnel·e·s de la santé, on peut se demander, à l’instar de Jackie Pigeaud, si « l’histoire historienne » qu’il/elles écrivent est devenue « désintéressée, sans autre fin qu’elle-même, sans autre problème que celle de s’intégrer à une histoire plus générale, à l’histoire des idées »6 et dès lors être reléguée au statut de pure théorie ? Loin de négliger ce problème, les contributeurs/rices de ce numéro se sont confronté·e·s, chacun·e à sa manière, à cette difficile question de l’utilité de leur approche pour les praticien·ne·s mais aussi à la spécificité de leur pratique historienne. C’est en ce sens que la problématique des rapports entre théorie et pratique dans le champ de la santé mentale questionne en retour l’histoire comme discipline.

  • 7 « […] La psychiatrie est une profession éminemment réflexive, où l’on a l’habitude de méditer sur s (...)
  • 8 Nous renonçons à féminiser les termes dans les cas où les acteurs sont exclusivement des hommes ou (...)
  • 9 REY Anne-Lise (dir.), Méthode et Histoire : quelle histoire font les historiens des sciences et des (...)

6Ce souci apparaît très explicitement dans la contribution d’Émilie Bovet qui prolonge le projet d’« analyse historique du présent » entrepris par la psychiatre Gladys Swain dans le contexte de l’usage croissant des psychotropes dans les années 1980, tout en l’adaptant aux spécificités de notre monde contemporain. Ainsi les rapports entre théorie et pratique sont-ils pensés en terme de relation entre la recherche en neurosciences, puisque c’est elle qui semble aujourd’hui avoir supplanté la psychopharmacologie dans les espoirs de maîtriser la maladie mentale, et la thérapeutique psychiatrique. Cependant, comme Gladys Swain qui s’étonnait en son temps du décalage entre l’abondance de la production réflexive de la psychiatrie et le peu de documentation concernant « l’emploi de la thérapeutique de base »7, Émilie Bovet fait le constat similaire d’un écart entre les recherches en neurosciences et la clinique psychiatrique. Particulièrement attentive aux processus de « mise en récit », la chercheuse développe une réflexion historiographique qui mobilise différentes sources relayant le travail des neuroscientifiques contemporains8. La manière dont l’historienne compose son corpus est révélatrice d’une posture qui considère que « les modalités de diffusion, et […] de vulgarisation, participent à l’élaboration de la théorie scientifique »9. Les articles de presse ainsi sélectionnés font l’objet d’une analyse rhétorique et narrative et les images qui les accompagnent sont traitées avec le même soin que les textes, car elles sont considérées comme faisant partie intégrante de la construction de ces récits. L’analyse d’Émilie Bovet se situe donc à différents niveaux. En plus d’une attention portée à la « mise en récit » du présent par les scientifiques et les médias, elle observe la façon dont l’histoire de la neurologie est racontée par ces mêmes acteurs. Enfin, dans la mesure où ces narrations sont dirigées vers un avenir décrit comme meilleur, la chercheuse questionne également les représentations du futur mobilisées dans ces scénarios. Elle leur oppose une approche plus nuancée qui remet en question cette vision du progrès. L’auteure montre de cette manière qu’une « révolution » théorique n’a pas forcément d’effets dans la pratique psychiatrique. Aussi l’historienne propose-t-elle un programme de formation historique pour les professionnel·le·s de la psychiatrie. Le but de cet enseignement n’est pas uniquement, comme le suggérait Lantéri-Laura dans la citation mentionnée plus haut, d’identifier l’héritage du passé dans l’activité clinique actuelle. Il s’agit en outre d’exposer la longue tradition de recherche des liens entre théories cérébrales et maladies mentales, pour réfléchir à la place de la pratique psychiatrique dans ce nouveau contexte marqué par l’essor des neurosciences.

  • 10 « vocazione a fungere da luogo di elaborazione teorica e clinica » citation tirée du site web de pr (...)

7Cette question de l’usage de l’histoire par les professionnel·le·s est également abordée par Silvia Chiletti qui débute son enquête en faisant référence à la réédition d’un texte de la fin du XIXe siècle dans un récent numéro d’une revue de psychiatrie dont la vocation serait « d’offrir un lieu à l’élaboration théorique et clinique »10. Cependant, contre la vision continuiste des éditorialistes qui soulignent la pertinence contemporaine du texte en question, l’historienne insiste au contraire sur l’importance de replacer cet article dans son contexte. L’analyse de Silvia Chiletti aboutit à la conclusion que ce texte écrit par un aliéniste fait figure d’exception dans le débat en question qui était davantage aux mains de juristes. Non pas que les conceptions psychiatriques aient été absentes de ces discussions, mais l’historienne remarque une disjonction entre les théories et leurs auteurs, au sens où les médecins étaient rarement directement associés à ces échanges. La chercheuse préfère donc parler de « compromis » sur le plan pratique pour définir l’intervention du juridique et de la psychiatrie dans la notion de responsabilité criminelle, et cela en opposition à une conception qui insisterait davantage sur la co-construction basée sur la complémentarité théorique. Point de vue qui semble être celui de la revue lorsqu’elle publie ce texte en réalité peu représentatif des idées dominantes de la fin du XIXe siècle. De sorte que l’histoire de la psychiatrie à laquelle recourent ces professionnel·le·s n’est, dans le cas précis, que peu le fait des membres de la branche. Enfin, c’est bien parce que l’auteure croise différents types de sources et parce qu’elle met les textes savants en regard avec des archives qu’elle parvient à repérer de telles nuances dans cette articulation entre les pratiques et les théories.

8Elisabetta Basso et Vincent Pidoux adoptent également dans leurs articles une approche interdisciplinaire. Associant histoire et philosophie, ils étudient ce qu’ils appellent « l’épistémologie clinique » respectivement de Ludwig Binswanger et de Roland Kuhn. Leurs travaux contribuent de la sorte à renouveler l’historiographie de la Daseinanalyse qui renforçait à certains égards la partition entre théorie et pratique, en argumentant que la démarche de Binswanger « directement issue de la philosophie […] ferait défaut sur le plan pratico-thérapeutique ». Elisabetta Basso insiste, au contraire, sur les aspects conjoncturels qui ont motivé ce recours à la philosophie. Elle met ainsi à jour une série de médiations complexes qui remettent en question ce prétendu recours direct à la philosophie par le psychiatre. Tout en prenant soin de replacer dans le contexte historique de l’antipsychiatrie cette vision de la Daseinanalyse qui insistait sur la rupture qu’aurait constitué cette approche par rapport à la psychiatrie dominante, les analyses d’Elisabetta Basso permettent de relativiser la soi-disant émancipation de Binswanger par rapport à l’impératif de « faire science ».

9De son côté, Vincent Pidoux passe également en revue les conceptions parfois contradictoires des études sur le cas qu’il entend réexaminer. Si « l’école clinique » de Kuhn a été « tour à tour décrite comme européenne, continentale, allemande, ou psychanalytique », l’auteur abandonne ces classifications pour se concentrer davantage sur les aspects cliniques, mais sans pour autant renoncer à la question épistémologique. Pour saisir la complexité des liens entre théorie et pratique qu’il aperçoit dans le travail de Kuhn, il parle d’« articulation ». Cette idée, qui fonctionne dans le texte comme une catégorie d’analyse, fait écho au terme « d’emboîtement » utilisé par Kuhn lui-même pour décrire les rapports de la recherche en pharmacologie avec la clinique psychiatrique. D’ailleurs, la méthode kuhnienne est à certains égards comparée par Vincent Pidoux à l’approche des études sociales des sciences en raison de son caractère « constructiviste ». Pour illustrer cette position, l’historien et sociologue des sciences se garde bien de citer son propre travail. Néanmoins ses lecteurs/rices verront peut-être un parallèle entre la description de Kuhn faisant de l’électrochoc un « outil heuristique » et la démarche de Vincent Pidoux qui pose son attention sur « cette méthode thérapeutique particulièrement pertinente pour comprendre la réflexion de Kuhn vis-à-vis de l’imipramine et de son effet antidépresseur » ; l’historien ne fait-il pas le même pari que le médecin, à savoir de retirer des connaissances pour sa discipline en dirigeant son attention sur cet objet précis ?

10Dans un mouvement comparable, Elisabetta Basso souligne l’originalité de la démarche de Binswanger qui s’efforce « d’effacer les frontières entre la pratique psychiatrique et la réflexion épistémologique ». Si dans ses analyses, la chercheuse concentre parfois son attention sur un concept précis – par exemple, la difficile notion de « structure a priori » – ce n’est pas dans une perspective restreinte d’histoire des idées que la notion est envisagée. L’auteure met effectivement en avant sa genèse qui n’est pas strictement théorique et en souligne les conséquences sur le plan pratique. À cet égard, Elisabetta Basso forge la catégorie de « concept opératoire » pour parler de cet objet qui bouscule l’opposition traditionnelle discutée dans ce numéro.

  • 11 BARTHOLY Marie-Claude et Pascal ACOT, Philosophie, épistémologie : précis de vocabulaire, Paris, Ma (...)

11Vincent Pidoux n’hésite d’ailleurs pas non plus à créer les catégories de « clinicien-chercheur », de « thérapeute-philosophe » et de « psychiatre-phénoménologue » pour désigner les acteurs dont il montre qu’ils ne sont pas strictement confinés à un domaine. De plus, déconcertant quelque peu l’opposition entre science et technique, au sens où la première relèverait du savoir théorique (épistémé) et la seconde du savoir pratique (technikos)11, il utilise les termes d’outil et d’instrument de façon originale. Ainsi comme l’électrochoc qui est dans ce contexte qualifié d’« outil heuristique », la molécule du médicament est quant à elle interprétée en terme « d’outil de dissection pharmacologique » et la relation entre les sujets est elle-même désignée comme un « instrument clinique ». Cette dénomination contribue à faire des entités décrites de véritables actrices du projet épistémologique clinique de Kuhn. Si ce dernier parlait de « regard équipé » pour définir la particularité de son approche, l’historien des sciences et des techniques prend cette expression au mot et n’entend pas négliger l’étude de cet équipement. L’« art médical » de Kuhn qui selon son auteur qualifie ce subtil échange entre recherche et pratique, est analysé par Vincent Pidoux sur le plan technique, ce qui ne trahit en rien l’étymologie du terme (de techné, « art »). On notera en outre que le chercheur ne manque pas, tout comme Émilie Bovet l’a fait dans un autre contexte, de remettre en question le récit rétrospectif développé par le médecin pour parler de ses découvertes. Il oppose alors la vision de « développement linéaire » à celle de sérendipité et préfère au terme d’innovation utilisé par le psychiatre, celui de « (re)connaissance ».

12Elisabetta Basso se montre également critique par rapport à la réalisation du projet de la Daseinanalyse. En effet, si l’étude a permis de redistribuer autrement les catégories de théorie et de pratique dans le recours de Binswanger à la philosophie, elle considère néanmoins les limites de cette tentative. L’auteure se réfère aux travaux d’historien·ne·s qui permettent de « déconstruire le mythe » du psychothérapeute-philosophe et elle en tire également les conséquences pour le présent en questionnant le projet de la bioéthique. De même, la réflexion épistémologique de Kuhn est toujours replacée par Vincent Pidoux dans un contexte qui tient compte des rapports sociaux, notamment en ce qui concerne cette question de la relation médecin-patient·e. Les contributeurs/rices de ce dossier ne sont ainsi pas dupes de la soi-disant pureté de ce « colloque singulier » qui avait déjà été critiquée par Michel Foucault dans Naissance de la clinique.

  • 12 BARROUX Gilles, « L’élaboration de la clinique », dans LEFEVE Cécile et BARROUX Gilles (dir.), La c (...)
  • 13 CALAN Ronan de, « L’empirisme médical, d’un mythe à l’autre. Une lecture critique de Naissance de l (...)

13D’ailleurs, l’usage fréquent qui est fait du terme de clinique dans ce numéro est à certains égards redevable du travail de Foucault. Au sens où le philosophe a fait de la clinique non seulement un objet d’étude, mais également une catégorie d’analyse. « Aussi [remarquait le philosophe de la médecine Gilles Barroux] la clinique contribue-t-elle à renouveler la médecine dans son histoire […] comme à renouveler la manière de faire l’histoire de la médecine […] »12 et ce renouvellement concerne précisément la manière dont sont considérés les rapports entre théorie et pratique. Comme le relevait récemment un autre commentateur : « au fond, Foucault s’en prend au mythe de la pureté de la clinique, pour restituer cette dernière à ses conditions pratiques, mais aussi et surtout théoriques, de possibilités »13. Or les contributions de ce dossier prolongent ce geste, développant chacune des stratégies particulières pour mener à bien ce projet. De plus, en abordant différents contextes, elles permettent d’élargir le cadre de l’analyse foucaldienne qui se concentrait sur « l’École de Paris », et de préciser la réflexion dans le domaine de la santé mentale. Cela contribue également à dépasser un certain chauvinisme. Effectivement, les enjeux nationaux liés aux termes de théorie et de clinique dans l’historiographie de la psychiatrie ont bien été mis en avant par Pierre Pichot qui remarquait que :

  • 14 PICHOT Pierre, « Introduction », L’approche clinique en psychiatrie, Le Plessis-Robinson, Synthélab (...)

Cette subordination de la théorie à l’observation dans l’approche clinique sera constamment réaffirmée en France où, se prévalant du rôle d’Esquirol, on va la contraster avec la démarche suivie par d’autres écoles nationales. Du milieu du XIXe siècle jusque vers 1920, la cible favorite sera la psychiatrie allemande. Les événements politiques feront que l’attitude à l’égard de celle-ci se transformera au cours des années, passant d’un intérêt bienveillant à une hostilité qui culminera au moment de la Première Guerre mondiale. Au-delà de son intérêt anecdotique, cette confrontation a une valeur exemplaire car l’argumentation sous-jacente aux attitudes passionnelles fait référence à une dimension conceptuelle fondamentale. À toutes les périodes en effet le thème récurrent sera la supériorité de l’approche clinique, présentée comme inhérente à la tradition française, sur l’abord fondamentalement théorique, qui serait celui des Allemands. Lorsqu’en 1844 Lasègue et Morel analysent l’approche clinique en psychiatrie l’œuvre des « Psychiker », Heinroth, Langermann et Ideler, ils opposent aux Allemands, « peuple de philosophes » suivant le stéréotype qu’avait créé Mme de Staël, et de ce fait « hardis en théorie », les Français marqués par « le bon sens pratique ».14

14Les études d’Elisabetta Basso et de Vincent Pidoux qui insistent sur la dimension pratique de la Daseinanalyse, vont ainsi directement à l’encontre de ces préjugés dont elles constatent la persistance dans l’historiographie du XXe siècle. L’approche socio-historique permet en outre de situer culturellement les médecins actifs en Suisse allemande dans un contexte dont les spécificités demeurent à bien des égards peu étudiées. Cet intérêt pour les enjeux institutionnels est également ce qui encourage Émilie Bovet à mobiliser l’histoire dans un lieu qui n’hésite pas à s’autoproclamer à la pointe des recherches sur le cerveau. Enfin, Silvia Chiletti bouscule encore davantage cette grille d’analyse franco-allemande en rendant accessible à un public non italophone un aspect important de l’histoire de la psychiatrie italienne sans isoler cette dernière des savoirs et des pratiques observables dans d’autres contextes.

  • 15 STAROBINSKI Jean, Action et réaction. Vie et aventures d’un couple, Paris, Seuil, 1999.

15Au terme de ce dossier, ce n’est donc pas une définition fixe des liens entre théorie et pratique dans le champ de la santé mentale qui se dégage – mais est-elle encore souhaitable maintenant que nous avons repéré quelques aspects qu’une certaine vision arrêtée de leurs rapports ne permettait pas de voir ? À défaut donc d’une définition commune, les contributions de ce numéro partagent une certaine conception et pratique de l’histoire, c’est-à-dire qu’elles n’hésitent pas à historiciser leurs propres catégories d’analyse. Enfin, loin d’avoir fini de raconter la vie et les aventures d’un couple, pour paraphraser l’historien Jean Starobinski15, nous espérons que ce dossier engagera d’autres recherches travaillant dans le sens de l’historiographie que nous avons tenté de dégager ici.

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Notes

1 PIGEAUD Jackie, Poétiques du corps : aux origines de la médecine, Paris, Les Belles Lettres, 2008, p. 5.

2 GADAMER Hans-Georg, « Théorie, technique, pratique », Philosophie de la santé, Paris, Bordeaux, Grasset, Mollat, 1998, p. 15. Dans ce texte, l’auteur généralise ce processus à toute la science grecque qui comprenait en outre la mathématique et la philosophie de la nature. Il exposait la transformation d’un « trésor de savoirs, qui s’étaient accumulés à partir de la pratique et en vue de la pratique » en « savoir découlant de principes […], en un savoir démontrable dont on savait jouir pour ainsi dire pour lui-même ».

3 GAUCHET Marcel et SWAIN Gladys, La pratique de l’esprit humain : l’institution asilaire et la révolution démocratique, Paris, Gallimard, 2007 [1980], p. XIII-XIV.

4 Gadamer remarquait également que : « depuis toujours, la psychiatrie a occupé une position à part dans le tout de la science et de l’art médical – tout comme la médecine, dans le tout des autres sciences. En tant qu’art médical, elle reste toujours au seuil de la science et existe de par son lien indissoluble à la pratique », GADAMER Hans-Georg, « Théorie, technique, pratique », op. cit., p. 171.

5 LANTERI-LAURA, Georges, Essai sur les paradigmes de la psychiatrie moderne, Paris, Éditions du temps, 1998, p. 7. Sur ce point, on consultera également avec profit la référence suivante : LANTERI-LAURA Georges, « Principales théories dans la psychiatrie contemporaine », EMC - Psychiatrie, vol. 1, no 2, 2004, p. 128-149. Dans cet article, l’auteur reprend à Bourdieu le concept de « théorie de la pratique » pour parler de cette spécificité de l’articulation entre théorie et pratique qu’il observe dans la clinique et la thérapeutique psychiatrique. De plus, cette expression est utilisée pour distinguer la théorie à laquelle chaque praticien·ne fait référence, de celle « qui guide effectivement sa pratique ».

6 « […] Les psychiatres, pour employer un terme général, sont, eux, toujours affrontés au problème de leur histoire ; histoire de leur origine, histoire de leurs concepts etc. Et ils fabriquent eux-mêmes leur propre histoire, à la recherche de leur propre lieu mythique. Cette histoire qu’ils produisent n’est pas forcément celle qu’essaient de construire les historiens, partisans d’une histoire historienne de la psychiatrie », PIGEAUD Jackie, Poétiques du corps, op. cit., p. 31 (c’est nous qui soulignons).

7 « […] La psychiatrie est une profession éminemment réflexive, où l’on a l’habitude de méditer sur sa pratique, de la théoriser, où l’on publie beaucoup à son sujet. Sur l’emploi de la thérapeutique de base : presque rien », SWAIN Gladys, La pratique de l’esprit humain, op. cit., p. 266. Plus loin, la même parle de « ce clivage mental qui règne pour ainsi dire statutairement en psychiatrie : l’empirisme pluraliste en pratique, et l’exclusivisme globaliste en théorie », Ibidem, p. 276-277.

8 Nous renonçons à féminiser les termes dans les cas où les acteurs sont exclusivement des hommes ou lorsque leur surreprésentation dans les sources est thématisée.

9 REY Anne-Lise (dir.), Méthode et Histoire : quelle histoire font les historiens des sciences et des techniques ?, Paris, Garnier, 2013, p. 16.

10 « vocazione a fungere da luogo di elaborazione teorica e clinica » citation tirée du site web de présentation de la revue : http://www.rivistafreniatria.it/VediMacro.phtml?sLang=IT&IDMacro=801, consulté le 23 juillet, 2014.

11 BARTHOLY Marie-Claude et Pascal ACOT, Philosophie, épistémologie : précis de vocabulaire, Paris, Magnard, 1982.

12 BARROUX Gilles, « L’élaboration de la clinique », dans LEFEVE Cécile et BARROUX Gilles (dir.), La clinique usages et valeurs, Paris, Seli Arsan, 2013, p. 44-45. Cette dimension historiographique du travail de Foucault sur la clinique a également été mise en avant par le médecin François Bing et le philosophe Jean-François Braunstein qui remarquaient que « l’Histoire de la folie ne se pose pas explicitement la question méthodologique de savoir ce qu’est l’histoire, alors que la Naissance de la clinique essaie de dégager une nouvelle voie pour une histoire « systématique des discours », distinguée du « domaine si confus, si peu et si mal structuré de l’histoire des idées », BING François et BRAUNSTEIN Jean-François, « Le regard et la mort, Foucault et la Naissance de la clinique », L’approche clinique en psychiatrie, Le Plessis-Robinson, Institut Synthélabo, 1999, p. 49-62.

13 CALAN Ronan de, « L’empirisme médical, d’un mythe à l’autre. Une lecture critique de Naissance de la clinique de Michel Foucault », Gesnerus, 70, 2, 2013, p. 197.

14 PICHOT Pierre, « Introduction », L’approche clinique en psychiatrie, Le Plessis-Robinson, Synthélabo, 1999, p. 9-10. L’auteur prolongeait également cette réflexion dans le contexte américain de la deuxième moitié du XXe en soulignant l’ « athéorisme » revendiqué par les rédacteurs/rices du DSM.

15 STAROBINSKI Jean, Action et réaction. Vie et aventures d’un couple, Paris, Seuil, 1999.

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Pour citer cet article

Référence papier

Camille Jaccard, « Pratiques et théories dans le champ de la santé mentale : quelle histoire ? »Histoire, médecine et santé, 6 | 2015, 85-93.

Référence électronique

Camille Jaccard, « Pratiques et théories dans le champ de la santé mentale : quelle histoire ? »Histoire, médecine et santé [En ligne], 6 | automne 2014, mis en ligne le 24 mai 2017, consulté le 23 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/hms/725 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/hms.725

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Auteur

Camille Jaccard

Camille Jaccard est assistante scientifique à l’Institut Universitaire d’Histoire de la Médecine et de la Santé Publique à Lausanne (IUHMSP) et à la Faculté de psychologie de l’Université de Genève. Elle réalise une thèse d’histoire et de philosophie des sciences à l’Université de Lausanne et à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

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Droits d’auteur

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