Céline Frigau Manning, Ce que la musique fait à l’hypnose. Une relation spectaculaire au xixe siècle
Texte intégral
- 1 Voir notamment James Kennaway, Mauvaises vibrations, ou La musique comme source de maladie : histo (...)
- 2 Christine Langlois, Vanessa Manceron, Victor A. Stoichita (dir.), Terrain, 68, automne 2017, L’emp (...)
1L’histoire de la musique a depuis longtemps partie liée avec celle de la médecine et du regard porté sur certaines affections, notamment mentales. Les approches physiologiques de la musique sont en effet légion, comme l’ont notamment montré, pour s’en tenir aux écrits les plus récents, James Kennaway dans nombre de ses travaux1, mais aussi plusieurs des contributeurs au numéro de la revue Terrain consacré à l’emprise des sons et aux « musicopathies » de tous ordres2.
- 3 Ce roman de Victoria Mas, paru en 2019 et ayant notamment reçu le prix Renaudot des lycéens et le (...)
2Ce qu’il convient d’appeler le « long xixe siècle », période envisagée par Céline Frigau Manning, est sans doute l’une des périodes où ces interactions ont atteint leur apogée, l’une des raisons en étant l’attention accrue portée à cette époque à certaines maladies nerveuses ainsi qu’aux dérives supposées d’une sensibilité exacerbée (les effets du « wagnérisme » étant l’un des exemples les plus célèbres). L’hystérie, abondamment cartographiée, fait figure d’emblème, entraînant l’émergence de certaines thérapies dont Charcot demeure l’un des plus illustres représentants, l’adaptation cinématographique toute récente du roman plusieurs fois primé Le bal des folles – où musique et danse jouent un rôle majeur3 – n’ayant fait qu’accroître sa notoriété auprès d’un public contemporain non nécessairement rompu aux conceptions et techniques médicales d’un autre temps. C’est d’ailleurs tout naturellement que cette affection trouve une place de choix dans la troisième des quatre parties du livre de Céline Frigau Manning, intitulée « Scènes cliniques : pathologies musicales et sexualité féminine », où « scènes hypnotico-musicales » (p. 179) et exemples de « délire musical » (p. 203) font l’objet d’une analyse aussi précise qu’informée et appliquée à des cas d’étude diversifiés. Du personnage féminin de chanteuse devenant « caisse de résonance » (p. 185) dans un roman fin de siècle jusqu’à la force « à la fois coercitive et libératrice » (p. 212) de la musique sur une jeune femme interprétant des chansons de café-concert, en passant par la musique de Chopin génératrice d’un « état second » (p. 217) que seule la suggestion parvient à juguler, l’hypnose occupe ici le devant d’une vaste scène consacrée à la « pathologisation féminine » (p. 176). L’empan de l’étude des rapports entre musique et hypnose proposée par Céline Frigau Manning dépasse toutefois largement le domaine de l’hystérie aux chemins déjà arpentés par les nombreux travaux abondamment cités – Max Nordau, José Ingenieros, Georges Didi-Huberman – mais ici prolongés de manière passionnante par les diverses facettes des corpus présentés.
3L’un des premiers constats effectués par Céline Frigau Manning à propos de l’hypnose, qui, selon elle, « offre une entrée privilégiée dans l’histoire du xixe siècle » (p. 27), est celui de l’importance du « réseau d’analogies qui se déploient au fil des textes médicaux aussi bien que musicaux », concernant « plus largement le fonctionnement du cerveau voire de tout le corps » (p. 22). Les quatre parties que compte l’ouvrage offrent un itinéraire varié et cohérent, comme l’attestent non seulement l’abondance et la complémentarité des œuvres citées (littérature, médecine, presse artistique et musicale), mais aussi l’éloquence des illustrations qui jalonnent chaque partie. De la gravure du « tarentulé dansant » dans les années 1870 aux images de mangeurs de feu et aux autres avaleurs de scorpions vivants et de cactus typiques des cérémonies Aïssaoua dans les années 1860, le matériau iconographique déployé est de nature à impressionner durablement le lecteur, le défamiliarisant tout d’abord pour le confronter, en regard des récits proposés, à la « géométrie variable » (p. 97) des liens existant entre douleur, hypnose et musique, auxquels les deux premières parties sont dévolues. Plus loin en revanche, les photographies d’artistes interprétant « La Mort d’Isolde » ou évoluant au son de la « Marche funèbre » de Chopin dans les années 1900 – photographies empruntées au célèbre ouvrage d’Émile Magnin L’art et l’hypnose – font signe vers les images bien connues de certaines extases artistiques fin de siècle. Ce que ces photographies mettent en scène devient la « traduction ou mise en abyme d’un théâtre intérieur » (p. 327) à la force modélisante évidente, proposant à ce titre une forme de « méthode d’acteur » qui semble d’ailleurs préfigurer quelque peu les principes exposés par Constantin Stanislavski dans La construction du personnage, puis la démarche de l’Actors Studio. De même que L’art et l’hypnose d’Émile Magnin ouvre la voie à une réhabilitation des « sensitifs » au détriment d’une approche pathologique, la musique conjuguée à l’hypnose joue un rôle de catalyseur, d’« activateur de pensée et d’expérience » (p. 335). Multipliant les exemples et les microlectures attentives des phénomènes observés, Céline Frigau-Manning rend ainsi compte du déplacement de l’hypnose « du champ thérapeutique, où la médecine lui confère alors une légitimité », vers « le champ de l’imaginaire et de l’art » (p. 336). Les pleins pouvoirs d’« expansion par l’imagination » (p. 213) de la musique peuvent alors s’exercer, conférant d’autres résonances à certains des « tableaux d’absorption » dressés par des observateurs parfois prompts à pathologiser excessivement l’ensemble.
- 4 Michel Leiris, À cor et à cri, Paris, Gallimard, 1988, p. 23.
4C’est dire la richesse et l’originalité de cette exploration résolument située à un carrefour interdisciplinaire où se croisent et s’interpénètrent les perspectives, les témoignages et les questionnements tout à la fois anthropologiques, éthiques et artistiques qu’ils font naître. L’autrice y fait œuvre d’historienne, de critique d’art, d’analyste du discours – les remarques très bienvenues et pertinentes sur le style, les métaphores, l’emploi des propositions sont légion –, mais aussi d’ethnomusicologue. En témoignent plus spécifiquement les deux premières parties du livre où, au terme d’un propos nourri sur le magnétisme et la médicalisation de l’extase (du somnambulisme à l’anesthésie), le regard se porte tour à tour sur certaines régions d’Italie, haut lieu du « tarentisme » et de ses « convulsions choréiformes » (p. 77), et sur le Maghreb et les rites des Aïssaoua. Tout comme elle met au jour l’ambivalence constitutive du positionnement européen de l’époque – celle de l’Exposition universelle de 1889 – vis-à-vis d’une musique orientale qui suscite tout à la fois « passion » et « incompréhension » (p. 133-134), cette deuxième partie est l’occasion de mesurer l’immensité du défi lancé par ces rituels d’absorption musicale à la raison et aux capacités narratives et critiques qui en découlent pour leurs observateurs. Au regard des Européens, ces pratiques, dominées par ce cri que Michel Leiris a dépeint comme l’« ensauvagement de la voix4 », « ne justifient que mieux le projet de l’évangélisation » (p. 131), ce qui a sans doute quelques allures de paradoxe si l’on se réfère au constat dressé quelques décennies plus tôt par le médecin Alexandre Bertrand selon lequel « [s]i l’extase advient plus souvent dans des sociétés plus croyantes, ou chez les femmes, c’est que l’imagination […] prévaut dans ces cas-là sur la raison » (p. 55). D’un continent à l’autre, d’une religion à l’autre, d’un instrument à l’autre, tambour, harmonica de verre, voix, orgue, violon ou piano doté d’« effet fascinatoire » (p. 45), le mode opératoire de la musique possède quelques invariants anthropologiques dont le moindre n’est assurément pas la force d’appel vers un ailleurs.
- 5 Voir notamment Francis Wolff, Pourquoi la musique ?, Paris, Fayard, 2015.
5À la croisée des discours médicaux, anthropologiques et artistiques, cet ouvrage, dont la réflexion contribue à redéfinir à certains égards les contours de la pathologie, ne pourra que séduire de nombreux spécialistes, offrant une contribution tout à la fois érudite, sensible et éminemment accessible à ce qui demeure un terrain fertile d’expérimentations et d’investigations philosophiques et scientifiques5.
Notes
1 Voir notamment James Kennaway, Mauvaises vibrations, ou La musique comme source de maladie : histoire d’une idée, trad. par Nathalie Vincent-Arnaud, Limoges, Lambert-Lucas, 2016 [2012].
2 Christine Langlois, Vanessa Manceron, Victor A. Stoichita (dir.), Terrain, 68, automne 2017, L’emprise des sons.
3 Ce roman de Victoria Mas, paru en 2019 et ayant notamment reçu le prix Renaudot des lycéens et le prix Stanislas, a été adapté pour le cinéma par Mélanie Laurent en 2021.
4 Michel Leiris, À cor et à cri, Paris, Gallimard, 1988, p. 23.
5 Voir notamment Francis Wolff, Pourquoi la musique ?, Paris, Fayard, 2015.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Nathalie Vincent-Arnaud, « Céline Frigau Manning, Ce que la musique fait à l’hypnose. Une relation spectaculaire au xixe siècle », Histoire, médecine et santé, 23 | 2023, 187-189.
Référence électronique
Nathalie Vincent-Arnaud, « Céline Frigau Manning, Ce que la musique fait à l’hypnose. Une relation spectaculaire au xixe siècle », Histoire, médecine et santé [En ligne], 23 | printemps 2023, mis en ligne le 07 juin 2023, consulté le 17 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/hms/7014 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/hms.7014
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