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Comptes rendus

Elizabeth Hurren, Hidden Histories of the Dead. Disputed Bodies in Modern British Medical Research

Cambridge, Cambridge University Press, 2021, 302 pages
Tristan Portier
p. 183-186

Texte intégral

  • 1 Elizabeth Hurren, Dying for Victorian Medicine. English Anatomy and Its Trade in the Dead Poor, c. (...)
  • 2 Ruth Richardson, Death, Dissection and the Destitute, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1987.

1Dans Hidden Histories of the Dead, Elizabeth Hurren, professeure d’histoire moderne et contemporaine à l’université de Leicester et spécialiste de l’éthique médicale, s’intéresse aux questions autour de la transition du commerce anatomique vers le don volontaire de corps et d’organes au xxe siècle en Angleterre. Elle prolonge ainsi l’analyse de son précédent opus, Dying for Victorian Medicine (2012)1. Dans la lignée de Ruth Richardson2, elle y décrivait comment, entre l’Anatomy Act de 1832 et le milieu du xxe siècle, les cadavres des indigents avaient formé la principale ressource d’un système logistique opaque, destiné à alimenter les besoins grandissants de l’enseignement médical. Dans ce nouvel ouvrage, elle reprend une partie de ses sources, dont celles du prolifique hôpital Saint Bartholomew, à Londres, pour étudier une seconde phase déterminante du traitement des restes biologiques entre 1926 et 2004.

2Le Coroners Act de 1926, point de départ de son analyse, octroie aux médecins légistes un pouvoir discrétionnaire sur la rétention de corps pour des examens post-mortem. Cette loi fait du système médico-légal l’arbitre de la fourniture de cadavres à la recherche médicale et aux biotechnologies naissantes. L’auteure mobilise plusieurs études de cas, du scandale médiatique de la transplantation du cœur de Carol Morris pour sauver la vie d’un individu condamné pour fraude en 1980 à la tragédie intime du suicide et de la rétention du cerveau de Cyril Isaacs par des pathologistes entre 1987 et 2000, à l’insu de sa famille et en dépit de leur interdiction explicite, afin de démêler les réseaux à l’œuvre dans cette nouvelle logistique des restes humains. Son analyse se prolonge jusqu’au Human Tissue Act de 2004, réforme bioéthique ambitieuse dont elle souligne les limites. Elle cherche ainsi à dévoiler, sous le récit romancé et épique du progrès médical, les enjeux humains et les « histoires cachées des morts » (« hidden histories of the dead »).

3L’analyse se déploie sur sept chapitres, distribués en deux parties. La première partie montre comment le corps humain est passé du statut d’une ressource nécessaire mais controversée à celui de bio-commons, « restes biologiques » soumis à une bureaucratie opaque, et comment s’est maintenue sur deux siècles une incompréhension entre le public et le personnel médical.

4Le chapitre 1 permet à l’auteure de déconstruire le récit d’un progrès médical éthique, en insistant sur le statut ambigu du cadavre, qui est « res nullius », propriété d’aucune personne. La dissection, d’abord conçue comme une punition ultime de meurtriers, puis comme un juste retour pour l’aide sociale, se justifie au xxe siècle par l’argument selon lequel aucun mal n’est fait à ceux qui y consentent. Or, l’auteure montre que le « consentement informé » (« informed consent », p. 5), au cœur du système de dons, est souvent présumé, trompé et mobilisé pour justifier des rétentions d’organes sur le long terme.

5Dans le chapitre 2, l’auteure explique comment les légistes, ou coroners, officiers civils de l’appareil juridique anglais, ont progressivement acquis le statut de médecins légistes fonctionnaires, avant de devenir en 1926 les principaux arbitres du « consentement informé ». Ils en ont ensuite fait usage pour compenser les problèmes croissants de l’approvisionnement des anatomistes dans un contexte réglementaire plus strict. Les ambiguïtés dans le Human Tissue Act de 1961, qui tente de freiner les abus, rendent la loi accidentellement complice d’une constellation de pratiques à la limite de la légalité autour du système des examens post-mortem.

6Dans le chapitre 3, l’auteure se penche sur la façon dont le monde médical s’est défendu contre des accusations de maltraitance des corps depuis un siècle. Le gouffre grandissant entre les affects du public, horrifié par les scandales, et les justifications éthiques et philanthropiques des acteurs du monde médical est illustré par la critique que fait en 1906 Pearl Craigie, auteure et dramaturge, d’entretiens de Sydney Holland, philanthrope et directeur du London Hospital, où il insiste sur le professionnalisme des anatomistes, là où Craigie dénonce le manque d’humanité et de décence de la pratique. Cependant, Hurren nuance cette critique en décrivant la manière dont les étudiants en médecine deviennent, par la pratique de la dissection, progressivement désensibilisés à l’humanité du corps, par souci d’efficacité professionnelle, et en insistant sur le fait que les histoires cachées des morts sont aussi les récits oubliés de ceux qui tiennent le scalpel.

7La deuxième partie revient, à travers plusieurs scandales, sur les crises et les conflits qui ont marqué la transition entre deux formes d’approvisionnement anatomique, du cadavre non réclamé au corps donné. Elizabeth Hurren dégage ainsi trois types de conflits – implicite, explicite et manqué (« missed ») –, détaillés dans les trois chapitres suivants.

8Le chapitre 4 porte sur la transformation douloureuse de l’approvisionnement en corps entre la réforme de l’aide sociale en 1930 et la mise en place d’un système de don volontaire en 1954. Les hôpitaux universitaires sortent d’une relation transactionnelle avec leurs fournisseurs – workhouses, asiles – pour tomber dans une série d’arrangements sans rémunération directe, qui permettent aux institutions donatrices d’économiser sur les inhumations. Dans ces dispositifs, les certificats de décès sont tardifs et souvent inexacts, et le consentement des familles pour des dissections au-delà des nécessités de l’autopsie est présumé, constituant les « disputes implicites », produits du flou bureaucratique.

9Dans le chapitre 5, Hurren revient sur le pouvoir discrétionnaire des coroners, médecins légistes disposant d’une autonomie considérable. Ils sont décrits comme des praticiens souvent empathiques et soucieux d’éthique, mais dont les décisions contreviennent parfois au souhait exprimé par le défunt ou les familles. Les coroners, anatomistes, enseignants médicaux et spécialistes des transplantations s’affrontent autour d’un gradient de perceptions éthiques et de besoins pratiques propres à leurs professions et sensibilités, se disputant le contrôle du « temps bureaucratique de la mort » (« extra time of the Dead », p. 112). Par cette expression, Hurren désigne la seconde existence des restes humains après la mort du donneur, en tant qu’objets d’enseignement, d’organes transplantés et de ressources pour des recherches, pendant laquelle le corps n’est ni pleinement restitué ni détruit.

10Le chapitre 6 décrit comment l’allongement du « temps bureaucratique de la mort » et l’opacité quant au devenir des restes séparés du corps ont créé de la rétention d’organes sans consentement informé. Le cas de Cyril Isaacs, mentionné plus haut, sert de point de départ pour l’analyse de cette rétention, qui concerne plus de 23 900 cerveaux, des centaines de glandes pituitaires d’enfants, ou encore les organes de victimes de crimes violents. Effectuées en secret, ces rétentions sont peu éthiques, voire illégales, et le manque de documentation complique souvent leur lisibilité. Cependant, ces « disputes manquées » (« missed disputes », p. 205) provoquent des réactions du public et du gouvernement : le rapport Isaacs, qui révèle une grande partie de ces abus, est l’un des moteurs de la réforme de 2004. Mais la résurgence d’autres cas de rétention d’organes dans les années 2010 montre les failles d’un système qui peine à effectuer sa mue vers la transparence complète.

11Dans sa conclusion, l’auteure souligne que la science médicale, adamantine dans ses convictions, a trop souvent négligé le travail de renégociation nécessaire à une relation apaisée avec la société. La transformation du statut du corps, d’un matériau cédé aux anatomistes à un écho du sujet confié à la garde des légistes et pathologistes, s’accompagne d’une complexification des usages des organes qui fait obstacle à une solution bioéthique stable, en dépit de la volonté de bien faire du monde médical.

12Chaque étude de cas dans ce livre témoigne d’enjeux toujours actuels sur la transparence et les limites du consentement au don d’organes, sur la prise en considération par les légistes et pathologistes des croyances et instructions du défunt, et de questions encore irrésolues sur la définition du moment de la mort. L’analyse qui se poursuit jusque dans une histoire du temps présent apporte les bases d’une réflexion civique et éthique pertinente au-delà du cadre britannique. La structure décidément plus sociologique de l’œuvre fait efficacement ressortir les enjeux éthiques, au prix parfois de sa lisibilité chronologique, ce qui peut rendre l’analyse ambitieuse difficile à suivre si l’on n’est pas déjà familier de l’œuvre précédente d’Elizabeth Hurren.

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Notes

1 Elizabeth Hurren, Dying for Victorian Medicine. English Anatomy and Its Trade in the Dead Poor, c. 1834-1929, Houndmills, Palgrave Macmillan, 2012.

2 Ruth Richardson, Death, Dissection and the Destitute, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1987.

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Pour citer cet article

Référence papier

Tristan Portier, « Elizabeth Hurren, Hidden Histories of the Dead. Disputed Bodies in Modern British Medical Research »Histoire, médecine et santé, 23 | 2023, 183-186.

Référence électronique

Tristan Portier, « Elizabeth Hurren, Hidden Histories of the Dead. Disputed Bodies in Modern British Medical Research »Histoire, médecine et santé [En ligne], 23 | printemps 2023, mis en ligne le 19 mai 2023, consulté le 24 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/hms/7006 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/hms.7006

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Auteur

Tristan Portier

Laboratoire TELEMMe – Temps, espaces, langages, Europe méridionale, Méditerranée (UMR 7303), CNRS, Aix-Marseille Université

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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