Rob Boddice, Humane Professions. The Defence of Experimental Medicine, 1876-1914
Texte intégral
- 1 Notice « Vivisection », Trésor de la langue française informatisé, en ligne : https://www.cnrtl.fr (...)
- 2 Rob Boddice, The Science of Sympathy. Morality, Evolution and Victorian Civilization, Urbana, Univ (...)
1L’étude de la médecine expérimentale est un champ de la recherche très développé dans les pays anglo-saxons. Il n’est pas anodin de souligner que le terme de vivisection est attesté en anglais depuis 1707, mais seulement depuis 1765 en français, preuve de l’antériorité du concept dans le monde anglophone1. Ce nouvel ouvrage de Rob Boddice s’inscrit dans la continuité de ses recherches sur les nouvelles formes de compassion à l’œuvre dans les méthodes scientifiques2 : R. Boddice entend démontrer que la production de connaissances scientifiques – qui passe notamment par l’expérimentation animale – relève d’une pratique humaniste.
2Le paradoxe apparent est qu’en effet, la vivisection contredit la notion naissante, au cours du xixe siècle, de bien-être animal. Aussi n’est-il pas étonnant, dans ces conditions, que l’analyse des justifications des milieux scientifiques en faveur de la médecine expérimentale ait été peu abordée par les historiens. L’objet de ce livre est d’étudier les arguments utilisés par les scientifiques pour défendre l’expérimentation animale. Il s’agit donc d’une étude de la nature des raisons avancées, complétée par une analyse de la rhétorique à destination d’un public profane afin de rendre ces procédés acceptables aux yeux du plus grand nombre. Plus globalement, il est question ici des stratégies employées par toute une élite scientifique pour démontrer que l’humanité du scientifique ne passait pas uniquement par une aide prodiguée directement à un patient, mais qu’elle pouvait également passer par des découvertes scientifiques au sein d’un laboratoire.
3L’un des apports de l’ouvrage est d’envisager la question sous un angle comparatif international : partant de la Grande-Bretagne où le débat a été particulièrement vif entre 1876 et 1914 avec le vote de la loi de 1876, Rob Boddice montre que les États-Unis et l’Allemagne ont connu, sans aller jusqu’à l’instauration d’une loi, des débats et des argumentations similaires. L’auteur soutient en effet que ces scientifiques, à l’inverse de l’image de monstres insensibles et inhumains qu’on leur a attribuée, ont défendu l’idée selon laquelle ces expériences, parce qu’elles étaient justement faites au nom d’un progrès pour l’humanité, relevaient d’une pratique humaniste. La profession médicale et scientifique a ainsi usé de stratégies – avec un indéniable argument d’autorité leur attribuant une expertise indiscutable – qui se sont révélées des succès aussi bien en politique que dans l’opinion publique.
4Le plan chronologique s’organise en cinq chapitres qui reviennent, par pays, sur les moyens législatifs et rhétoriques utilisés par les scientifiques pour démontrer leur humanité. L’organisation à une échelle transnationale de la défense des scientifiques est ainsi méticuleusement étudiée, en partant naturellement du berceau britannique du mouvement – terrain bien connu de Rob Boddice – à partir des archives de la Commission royale sur la vivisection à l’origine de la loi sur la cruauté envers les animaux (1876). L’auteur étudie ensuite le rôle majeur du Congrès médical international de Londres (1881) et, dans son prolongement, la fondation de l’Association pour l’avancement de la médecine par la recherche (1882). La démonstration – à partir de leurs archives qui n’avaient pas été exploitées – de la manière dont cette association est devenue un puissant lobby auprès du Home Office britannique, fonctionnant comme un laboratoire d’expertise pour les demandes d’autorisation concernant les expérimentations animales dans le cadre de la loi de 1876, est particulièrement intéressante, et éclaire d’un jour nouveau la puissance de conviction de ces scientifiques. Il examine ensuite successivement les cas allemand et américain, en soulignant que les débats n’y ont certes pas eu le même niveau de formalisme – il n’y eut pas de loi votée sur le sujet –, mais que l’on y retrouvait néanmoins les mêmes arguments en faveur de la recherche médicale et l’assurance de l’éthique de ces pratiques afin de gagner la confiance de l’opinion publique. Boddice souligne enfin le succès de cette stratégie en Grande-Bretagne, qui, dans les premières années du xxe siècle, a permis à l’élite scientifique d’être désormais plus offensive par l’intermédiaire de membres de l’aristocratie, du clergé et d’autres élites appartenant à la Société de défense de la recherche. Celle-ci contribuait à alimenter le discours diffusé dans l’opinion sur les avantages de l’expérimentation animale et l’humanité de la profession. Les scientifiques américains, de leur côté, procédèrent un peu différemment grâce au Conseil pour la défense de la recherche médicale, composé uniquement de professionnels, au sein de l’Association médicale américaine. Ce Conseil, avec l’aide de journalistes et de patrons de presse qui publiaient des articles sur les dernières prouesses médicales, a permis de faire émerger la figure héroïque du médecin incarnant l’humanisme de la médecine scientifique.
5En 1914, les praticiens de la médecine expérimentale en Grande-Bretagne, aux États-Unis et en Allemagne ont gagné la partie dans l’opinion publique : l’expérimentation animale est bien la pratique humaniste défendue comme telle par la génération précédente. Dans ce combat, la préservation de leur liberté d’action au sein de leur laboratoire a été primordiale, mais elle s’est accompagnée d’un regain d’autorité et de légitimité politique. Désormais, la production de connaissances scientifiques, dans la mesure où elle implique, à terme, une diminution, voire la fin des souffrances humaines, est considérée comme une forme d’humanisme à part entière.
6La démonstration de Rob Boddice est tout à fait convaincante : richement documenté, avec quelques illustrations tout à fait pertinentes, cet ouvrage apparaît déjà comme une référence pour l’histoire des sciences. On peut regretter que le cas allemand soit un peu moins développé que les cas britannique et américain. Même si les exemples pris dans le Kaiserreich sont utiles dans la démonstration, ils n’ont parfois qu’une vocation illustrative. L’ouvrage de Rob Boddice n’en demeure pas moins une réflexion nourrie et fascinante sur la conception de la science en marche et ses effets dans l’opinion, qui gagnerait à être traduite en français.
Notes
1 Notice « Vivisection », Trésor de la langue française informatisé, en ligne : https://www.cnrtl.fr/etymologie/vivisection (consulté le 31 mars 2023).
2 Rob Boddice, The Science of Sympathy. Morality, Evolution and Victorian Civilization, Urbana, University of Illinois Press, 2016.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Claire Barillé, « Rob Boddice, Humane Professions. The Defence of Experimental Medicine, 1876-1914 », Histoire, médecine et santé, 23 | 2023, 179-181.
Référence électronique
Claire Barillé, « Rob Boddice, Humane Professions. The Defence of Experimental Medicine, 1876-1914 », Histoire, médecine et santé [En ligne], 23 | printemps 2023, mis en ligne le 19 mai 2023, consulté le 17 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/hms/7001 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/hms.7001
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