Catherine Perret, Le tacite, l’humain. Anthropologie politique de Fernand Deligny
Texte intégral
- 1 Catherine Perret, L’enseignement de la torture. Réflexions sur Jean Améry, Paris, Éditions du Seui (...)
1Catherine Perret est philosophe, psychanalyste et professeure d’esthétisme. En 2013, elle publie un livre sur l’écrivain autrichien Jean Améry, en particulier sur son expérience d’une « torture d’État 1». C’est ce travail qui l’amène sur la trace de Fernand Deligny, fil conducteur de cet essai qui retrace un siècle d’histoire de la pédopsychiatrie et des politiques de l’enfance en France.
- 2 En juin 1940, l’hôpital psychiatrique d’Armentières avait subi des bombardements entraînant la mor (...)
- 3 Sur ce sujet, voir le livre de Nicole Catheline, L’enfant et la médecine. Une histoire de la pédop (...)
2Fernand Deligny (1913-1996), dont l’auteure précise les multiples facettes – instituteur, éducateur spécialisé, conteur, écrivain, cartographe, cinéaste, écrivain –, a travaillé au plus près des enfants que l’on a appelés « inadaptés » ou « délinquants » dès les années 1930. Son travail couvre tout le xxe siècle et l’histoire de la psychiatrie infantile : cet étudiant en philosophie et en psychologie se retrouve instituteur spécialisé en 1937 sans en avoir le diplôme. Nommé par le psychologue Henri Wallon, il prend d’abord ses fonctions à l’Institut médico-pédagogique (IMP) d’Armentières – dont la population enfantine a été multipliée par dix entre 1937 et 19432. Au sein de quatre pavillons bien distincts sont accueillis les garçons « éducables », les « mineurs difficiles », les filles et « les arriérés profonds éducables ». Or, cet IMP « modèle » se retrouve rapidement surpeuplé et en manque de personnel, alors que le gouvernement de Vichy prépare une grande réforme du secteur de l’enfance déficiente et en danger moral. Le système est flou et plusieurs institutions se disputent ce secteur de l’enfance irrégulière : l’école, la justice, la santé et les récentes instances de la jeunesse et de la famille3 (p. 50).
- 4 En 1969 est créé le titre d’« infirmier de secteur psychiatrique », qui s’effacera avec une nouvel (...)
3Catherine Perret explicite le paysage politique de l’époque, « le vide créé par le trop-plein institutionnel » (p. 52) et les différentes professions qui émergent pour répondre aux besoins requis par la nouvelle politique : les premières formations de cadres rééducateurs en 1943 mises en place par le gouvernement de Vichy, les gardiens d’asile que l’État français cherche à professionnaliser en créant la profession d’infirmier en 1922, puis d’infirmier psychiatrique en 19554. La nouvelle politique de l’enfance révèle l’idéologie eugéniste du temps, et l’auteure établit un parallèle entre la rééducation imposée aux enfants inadaptés pour lutter contre leur nature et la famine organisée d’individus jugés inutiles à la société : « Affamer et rééduquer sont les deux versants du même souci d’améliorer […] l’état de la nation française. » (p. 44)
4On croise dans ce livre la route d’autres figures du désaliénisme, tels François Tosquelles et son expérience de Saint-Alban, ou encore Jean Oury et Lucien Bonnafé, compagnons de route de Fernand Deligny bien qu’issus de courants politiques distincts. Le début des années 1940 marque aussi l’effacement du terme « asile » au profit de celui d’« hôpital psychiatrique ». Si Tosquelles en affectionnait l’aspect protecteur, Deligny le considérait comme une petite société où les contradictions étaient portées à l’extrême. Néanmoins, la référence au terme « asile » est, selon Perret, un signe de résistance à une politique qui souhaite socialiser la folie : « J’aimais l’asile », telle est la déclaration de Deligny dans son livre Le croire et le craindre, paru en 1978.
- 5 En 1945, création des juges pour enfants et ordonnance du 2 février 1945 sur l’enfance délinquante
5À Armentières, Fernand Deligny se démarque rapidement par ses initiatives novatrices ; il s’intéresse au « projet » de l’enfant, quel qu’il soit : une tentative d’évasion vaut aussi bien qu’un désir d’apprentissage. Il s’oppose à la logique de rentabilité de l’éducation de ces enfants ; il supprime les sanctions et réinvente l’institution. En 1943, il est démis de ses fonctions et nommé directeur du nouveau Centre d’observation et de triage (COT) de Lille. Il transforme ce centre en lieu de vie ouvert à tous les enfants et adolescents errants, abandonnés, en attente d’un quelconque placement. Cette expérience prend fin en 1945, alors que le contexte de la politique de l’enfance se resserre autour d’une prise en charge judiciaire de l’enfance délinquante5.
- 6 Fernand Deligny, Œuvres, Paris, Éditions de l’Arachnéen, 2007.
6Si la première partie du livre décrit de façon très précise les politiques de l’enfance inadaptée à travers le parcours de Fernand Deligny, les chapitres suivants retracent en détail les découvertes et la façon de travailler de cet éducateur. Deligny s’inspire des courants qui émergent en réponse à des idéologies politiques autoritaires : l’éducation nouvelle de Célestin Freinet, la colonie Gorki de l’éducateur soviétique Anton Makarenko, ou encore les centres d’entraînement aux méthodes d’éducation active (CEMEA), sous la conduite d’Henri Wallon. Fernand Deligny est aussi un écrivain, et l’ensemble de son œuvre6 nous donne un accès privilégié à sa pensée et à sa méthode. Il explore et se met à l’écoute des enfants les plus taiseux en cherchant la meilleure façon de les entendre. « L’invention du tracer », telle que l’explique Perret, ne s’appuie ni sur une pédagogie ni sur une méthode : « la main, le geste de tracer, le trait » (p. 94), que Deligny interprète comme une adresse à l’autre. Ce premier trait d’un enfant sur le tableau d’Armentières donnera lieu à l’« histoire du banc », dans laquelle Deligny invente un banc qui aurait perdu ses pattes.
- 7 Les « lignes d’erre » transcrivent les trajets des enfants autistes selon leurs déplacements, obse (...)
7Cette histoire du trait est à différencier de l’histoire du dessin d’enfant qui s’écrit au même moment dans les années 1950 et dont les variations (le dessin du bonhomme, le squiggle, le Rorschach) servent à l’étude scientifique du développement de l’enfant. La « trace », pour Fernand Deligny, porte aussi le corps, les normes et les injonctions contradictoires de celui qui produit le geste. Cette « invention du tracer » aboutira à une œuvre quelques décennies plus tard avec les « lignes d’erre7 ». Fernand Deligny se veut cartographe : « retracer à la main, autrement dit avec son corps, les faits et gestes de la journée écoulée pour s’en souvenir en (se) les incorporant ». Avec ce dessin, dans l’idéal réalisé sur des feuilles de papier calque, Deligny trace des routes ; il légende et se rapproche, par l’étude de leur rapport à l’espace, des comportements stéréotypés d’enfants autistes.
8En 1948, fort de sa renommée auprès du milieu des éducateurs, il met en œuvre la Grande Cordée (qui prendra fin en 1955) : il est soutenu par un certain nombre de militants communistes pour donner vie à ce lieu différent sans « lit, ni maison, ni foyer » (p. 168), une institution nomade dont s’occupent des bénévoles en rupture de ban. Rapidement abandonné par les pouvoirs publics, il passe par la clinique de la Borde avant de s’installer dans les Cévennes en 1968, pour y vivre avec des autistes jusqu’à sa mort.
- 8 Fernand Deligny a également entretenu une importante correspondance avec François Truffaut : voir (...)
9Catherine Perret propose un double regard sur les impasses de la politique de l’enfance du milieu du xxe siècle. Ces impasses ont aussi permis à Deligny d’aboutir à une pratique fondée sur l’invention et la tentative, et à ce que Perret nomme la « clinique du milieu ». Cette clinique est révélée, entre autres, par l’« outil-caméra » dont se sert Deligny, qui le mène à la réalisation de son film Le moindre geste, sorti en 1971. Cette nouvelle tentative par la caméra, consistant à filmer les enfants et adultes autistes avec lesquels il vit, fait d’ailleurs l’objet d’un des derniers chapitres du livre. La sensibilité de l’auteure à ces « tentatives » permet de mettre en lumière leur aspect artistique : tandis que l’outil-caméra a mené l’homme sur le chemin de la réalisation8, les « lignes d’erre » sur papier calque sont, quant à elles, devenues de véritables objets d’art.
10En plus d’être passionnant, l’essai de Catherine Perret constitue un outil de travail pour les historiens et historiennes de la psychiatrie : en suivant les déplacements de Deligny, l’auteure revient sur les lieux et les figures qui ont marqué l’histoire de la psychiatrie et des politiques de l’enfance du xxe siècle en France, tout en croisant les perspectives entre médecine et arts.
Notes
1 Catherine Perret, L’enseignement de la torture. Réflexions sur Jean Améry, Paris, Éditions du Seuil, 2013.
2 En juin 1940, l’hôpital psychiatrique d’Armentières avait subi des bombardements entraînant la mort de nombreux malades et la migration de centaines d’enfants vers cet IMP.
3 Sur ce sujet, voir le livre de Nicole Catheline, L’enfant et la médecine. Une histoire de la pédopsychiatrie (xixe-xxe siècle), Paris, L’Harmattan, 2021.
4 En 1969 est créé le titre d’« infirmier de secteur psychiatrique », qui s’effacera avec une nouvelle politique de santé mentale dès les années 1990.
5 En 1945, création des juges pour enfants et ordonnance du 2 février 1945 sur l’enfance délinquante.
6 Fernand Deligny, Œuvres, Paris, Éditions de l’Arachnéen, 2007.
7 Les « lignes d’erre » transcrivent les trajets des enfants autistes selon leurs déplacements, observés ou de mémoire.
8 Fernand Deligny a également entretenu une importante correspondance avec François Truffaut : voir à ce sujet l’article de Bernard Bastide, « Correspondance François Truffaut-Fernand Deligny », 1895. Mille huit cent quatre-vingt quinze, 42, 2004, p. 77-110.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Camille Monduit de Caussade, « Catherine Perret, Le tacite, l’humain. Anthropologie politique de Fernand Deligny », Histoire, médecine et santé, 23 | 2023, 171-174.
Référence électronique
Camille Monduit de Caussade, « Catherine Perret, Le tacite, l’humain. Anthropologie politique de Fernand Deligny », Histoire, médecine et santé [En ligne], 23 | printemps 2023, mis en ligne le 19 mai 2023, consulté le 19 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/hms/6995 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/hms.6995
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