Santé et pratique épistolaire pendant la Première Guerre mondiale
Texte intégral
1« Combien de fois je pense et regrette le temps que j’ai passé à votre hôpital, cela me donne le cafard », écrit le soldat français Louis Romieu à son ancienne infirmière et marraine de guerre, Aimée Bercioux, le 2 mars 1917. Les fonds Bercioux, issus des Archives de la vie privée de Carouge, en Suisse, renferment les archives familiales d’Aimée Bercioux et de ses deux filles, Madeleine et Odette, domiciliées au moment de la guerre en France, à Évian-les-Bains. Toutes les trois ont travaillé à l’hôtel des Bergues d’Aix-les-Bains, transformé en hôpital auxiliaire pendant la Première Guerre mondiale. Les blessés y sont accueillis entre novembre 1914 et janvier 1919 et Aimée y officie en tant qu’infirmière pendant toute la durée de la guerre. Aimée et ses deux filles ont mêlé leurs soins sur place à un suivi par lettres ou cartes postales de leurs anciens patients. Elles ont également répondu à des annonces de soldats qui cherchaient une « marraine de guerre » dans les journaux et ont entretenu de longues correspondances avec des soldats belges, français et états-uniens. Les quatre grosses boîtes des archives de la famille (environ 0,7 mètre linéaire) renferment la trace de l’action et du quotidien de ces femmes soignantes, notamment par la présence abondante des lettres qui leur ont été adressées par des soldats. Ces dernières non seulement révèlent la relation de soin établie entre ces femmes et leurs anciens patients ou filleuls, mais laissent aussi entrevoir les masculinités en guerre ; d’abord, par la mise en réflexion des soldats avec les soins et leur corps, et ensuite, par l’expression du soulagement de ces hommes dans ces échanges postaux qui les soignent de leur cafard et de leur solitude. À ce titre, ces lettres s’érigent en tant que soutien à la santé des patients, et ces archives en sont les témoins.
2La lettre que j’ai ici sélectionnée (voir figures 1 et 2) fait partie des correspondances de guerre entretenues avec quelque 177 expéditeurs, principalement par Aimée et Madeleine. Ces lettres et cartes postales vont du simple remerciement à une correspondance suivie, la plus longue ayant été adressée à Aimée et réunissant 111 lettres et cartes postales. Odette, née en 1906, avait seulement 8 ans au début de la guerre, mais elle ne reste pourtant pas invisible dans les archives. On la voit représentée sur des photographies, entourée de soldats et portant une robe et une coiffe d’infirmière. Elle aussi a reçu quelques lettres et cartes postales d’anciens patients. Aimée avait quant à elle 38 ans au début de la guerre et Madeleine, 17 ans en 1914. Des photos les montrent également en train de soigner des soldats et des correspondances témoignent de la reconnaissance de ces derniers.
3Invariablement, les lettres des anciens patients associent le temps passé à l’hôpital des Bergues à un moment suspendu pendant la guerre et soulignent la présence rassurante de leurs infirmières. Il s’agit en majorité de courriers de soldats de retour au front à la suite d’une blessure légère et quelques-uns proviennent de soldats réorientés dans un autre hôpital. Leur condition physique leur permet en tout cas d’écrire des lettres pour donner de leurs nouvelles, dans lesquelles ils développent une représentation idéalisée de l’hôpital. La lettre que j’ai sélectionnée ne déroge pas à ce constat. Elle est la troisième des onze lettres adressées par Louis Romieu à Aimée Bercioux entre le 14 novembre 1916 et le 18 septembre 1917. Alors que les archives nous permettent de savoir qu’Aimée Bercioux fait partie des classes supérieures, peu de détails sont disponibles sur Louis Romieu, qui ne parle pas dans ses lettres de son statut dans l’armée. Il s’adresse toujours à elle comme à son infirmière dans un français clair, bien que ponctué de fautes d’orthographe. Ses phrases sont parfois longues et décousues, comme s’il étalait sur le papier le courant de sa pensée. Nous savons donc peu d’éléments le concernant, si ce n’est sa localisation dans l’armée : « 40e d’Infanterie, 9e compagnie, secteur postal numéro 515, Armée d’Orient ».
Fig. 1 : Lettre de Louis Romieu à Aimée Bercioux du 2 mars 1917
Source : Fonds Bercioux, Archives de la vie privée à Carouge (Suisse).
Fig. 2 : Lettre de Louis Romieu à Aimée Bercioux du 2 mars 1917 (suite)
Source : Fonds Bercioux, Archives de la vie privée à Carouge (Suisse).
- 1 Selon Max Schiavon, dont l’ouvrage sur le front d’Orient s’intègre dans le sillage des publication (...)
4Après son séjour à l’hôpital des Bergues, Romieu passe une visite médicale qui le détermine apte à rejoindre le front d’Orient. Ses lettres détaillent son parcours sur un front qui, de manière générale, a récolté moins d’intérêt de la part des chercheuses et chercheurs que le front de l’Ouest1. On peut déjà noter le caractère secondaire de ce front éloigné de la France lorsque Romieu indique dans sa lettre que « le front n’est pas dur comme le front français ». Même si cette affectation lui paraît moins noble que le front de l’Ouest où il combattait sur son territoire, il dit accepter son sort et se plaît à décrire son quotidien, qui est loin d’être de tout repos. Il mentionne régulièrement les pertes de vies humaines autour de lui et la rudesse du climat et du territoire. Les lettres sont ponctuées de références au temps qu’il fait et aux difficultés matérielles de recevoir de la nourriture, acheminée à dos de mulet. La crainte de l’arrivée du froid de l’hiver traverse également les écrits, ainsi que quelques détails sur les diverses batailles auxquelles le soldat prend part. Il s’étale peu sur ces temps de combat et dit ne pas donner d’informations volontairement pour éviter la censure. On note un certain intérêt de l’infirmière, qui demande à son ancien patient des descriptions des paysages qu’il observe pendant les larges distances parcourues. Il indique, entre autres, écrire depuis Salonique, Ostrovo, Monastir, Athènes et Dihovo. En ethnographe amateur, il lui détaille les scènes de la vie de tous les jours dont il est le témoin pendant ses voyages. Ces réalités du front d’Orient contrastent avec les autres échanges des archives Bercioux, qui s’étalent sur tout le front de l’Ouest. Loin de l’Yser, de la Somme et de Verdun, ce témoignage « au ras du sol » d’un soldat de l’armée française d’Orient nous informe du caractère singulier de l’expérience du temps de guerre sur ce territoire. Cette correspondance avec son ancienne infirmière aborde également d’autres aspects sur les conditions de vie au front, et détaille notamment comment le corps en est affecté.
- 2 Voir Vincent Barras et Martin Dinges (dir.), Maladies en lettres, 17e-21e siècles, Lausanne, Éditi (...)
5D’autres éléments concernant la peur des maladies s’ajoutent en effet aux descriptions de Romieu. Le front d’Orient comporte ses propres dangers sanitaires : selon le soldat, « ce qui est à craindre c’est les grandes chaleurs et les fièvres », qui causent de nombreuses évacuations. Il précise d’ailleurs dans une autre lettre qu’il applique la recommandation faite par Aimée Bercioux de boire de l’eau stérilisée pour « se mettre à l’abri des fièvres » (le 29 mai 1917). L’infirmière participe donc par l’intermédiaire du courrier à la mise en place de protocoles sanitaires pour éviter la maladie. Cette source s’inscrit donc dans une histoire du corps en guerre discipliné, qui prend comme point d’ancrage la pratique d’écriture autour de la santé du quotidien. D’autre part, le soldat poursuit sa lettre en détaillant son état de santé et en faisant référence à son ancienne blessure. « Quant à mon éclat, écrit-il, il ne me gêne pas du tout. Je fais mon service comme avant. » Cette lettre fait partie d’un véritable suivi post-opératoire assuré par l’infirmière. Nous pouvons d’ailleurs situer ces échanges dans le sillage d’une large tradition de correspondances entre soignants et soignés, qui se développe au xvie siècle et connaît une augmentation particulière en Europe au xviiie siècle dans la correspondance entre patients et médecins célèbres2.
6Le temps de la guerre, l’organisation postale et le taux d’alphabétisation relativement élevé dans l’armée ont rendu possibles des correspondances régulières et abondantes entre soldats et marraines de guerre, ou encore infirmières. Ces correspondances aux contours nouveaux sont les témoins de l’implication du soldat dans la prise en charge de sa santé au sens large. Les lettres de Romieu fleurissent de commentaires sur son « moral » et sur l’importance du courrier pour tenir bon. Le « cafard » du soldat mentionné dans le court extrait cité en début d’article se manifeste de manière récurrente dans ses écrits. Il rejoint une expérience très répandue parmi les soldats de 1914-1918 qui se sont abondamment référés à leur « cafard », notamment dans les lettres adressées à leurs marraines de guerre. Ces lettres nous indiquent en outre que sa circulation ne se cantonne pas au front de l’Ouest.
- 3 Jean-François Staszak, « “On n’est pas un bon légionnaire quand on n’a pas le cafard”. Enjeux médi (...)
- 4 Edouard Houssin. Le cafard est-il une psychose coloniale ?, thèse de médecine de l’université de L (...)
7L’expression « avoir le cafard » est apparue dans le contexte colonial de la Légion étrangère française entre 1870 et 1880. De prime abord entendue comme une pathologie douteuse qui viendrait miner la combativité et la volonté des troupes, elle est devenue dans les années 1920 un état d’âme3. Le cafard des colonies, dont les conditions de vie mettent les nerfs à l’épreuve, passe ensuite dans les troupes françaises et belges entre 1914 et 1918 et devient partie intégrante de la culture de guerre. Même si les civils, hommes et femmes, commencent à en être atteints pendant la guerre, il s’agit avant tout d’un mal-être développé dans un contexte militaire, touchant les soldats eux-mêmes. Véritable pathologie militaire, le cafard fait l’objet de quelques études médicales4, mais ne suscite pas de prise en charge de la part des autorités de l’armée.
- 5 Monique Sheer, « Are Emotions a Kind of Practice (and Is That What Makes Them Have a History)? A B (...)
8Pourtant, ce type d’archives « au ras du sol » nous permet de révéler sa circulation massive, là où les archives médicales nous renverraient au registre de l’anecdotique. Au-delà d’être une souffrance endurée par le soldat, le cafard s’associe également selon moi à une pratique émotionnelle5 au travers de laquelle les soldats attirent l’attention sur la solitude et l’ennui de la vie militaire, sans avoir recours au vocabulaire pathologisant de la neurasthénie et de la mélancolie (même si ces deux termes sont parfois employés pour décrire leur état, bien que dans une moindre mesure). Son étude permet de mettre le doigt sur une forme de résistance des soldats face aux standards militaires de la virilité, dont les symptômes restent, eux, dévirilisants : ils montrent un soldat découragé, fatigué, craignant les combats et peinant à trouver du sens dans la guerre. Sur le front d’Orient, le cafard est exacerbé par la présence de maladies, par le ravitaillement difficile, le climat et l’éloignement, qui ne permet pas au soldat de partir régulièrement en congé.
9Cette correspondance fait partie du plus large corpus de lettres de marraines de guerre et de soldats échangées à partir de 1915. Même si Romieu s’adresse ici à Bercioux comme à sa « chère infirmière », nombreux sont les exemples de soldats – anciens patients ou non – qui s’adressent aux Bercioux comme à leurs « marraines » de guerre. Étudiées sous le prisme de l’histoire de la santé et de la psychiatrie, ces correspondances viennent enrichir une question qui a traversé les études portant sur cette guerre : comment les soldats ont-ils fait pour tenir et prendre soin de leur santé mentale ? Ces lettres donnent de nouveaux éclairages et soulignent une forme d’intérêt pour l’état mental des soldats de la part des armées françaises et belges, qui autorisent les correspondances entre soldats et marraines, ainsi que de la part de la société civile qui envoie lettres et colis et participe ainsi à l’effort de guerre. Il s’agit surtout de femmes qui se sont investies dans les réseaux de marrainages. La lecture de ces sources souligne l’attachement des soldats à ces échanges dans lesquels les traditionnels rapports de pouvoir sont inversés. Le rôle des marraines reste cependant genré, puisqu’il s’agit de rassurer les soldats et de s’assurer de leur présence au front.
- 6 Michael Roper, The Secret Battle. Emotional Survival in the Great War. Cultural History of Modern (...)
10Cette correspondance s’intègre dans un vaste réseau postal de marrainages, grâce auquel s’est créée pendant la guerre une véritable communauté participant à la « survie émotionnelle6 » des soldats du front. Ce fonds donne des détails sur la vie quotidienne sur différents fronts et sur la diversité de la patientèle à l’hôpital des Bergues d’Aix-les-Bains : certains soldats écrivent depuis le front de l’Ouest et d’autres depuis le front d’Orient. Ces femmes reçoivent des lettres de soldats français, belges et états-uniens de différents grades et classes sociales. La diversité des courriers reçus par la famille Bercioux a cependant ses limites : ils nous donnent en effet des indices sur l’expérience de soldats ayant accès à la « boîte aux lettres ».
11Ce type de sources se prête à une analyse empirique et littéraire des masculinités en guerre ; il s’y laisse entrevoir une identité fragile, en contraposition avec les standards de la virilité du guerrier tels que représentés dans la propagande. Ces courriers permettent aussi de suivre la prise en charge par le soldat de ses propres soins après son séjour à l’hôpital, facilitée ici par une correspondance avec son ancienne infirmière. Ces lettres renvoient à une histoire du soin comme à une pratique quotidienne et soulignent le rôle des soignantes hors de l’hôpital. Elles permettent également de mettre en relief un travail de care complexe, ici réalisé par des femmes au double profil d’infirmières et de marraines de guerre. S’y entremêlent des références aux soins reçus par les soldats à l’hôpital (idéalisés bien souvent) et l’expression des détresses psychologiques de ceux qui souffrent du « cafard » et demandent une forme d’accompagnement grâce au courrier.
Notes
1 Selon Max Schiavon, dont l’ouvrage sur le front d’Orient s’intègre dans le sillage des publications du Centenaire de la guerre, « [u]n siècle plus tard, le rôle considérable des opérations dans les Balkans reste méconnu. On peut avancer plusieurs explications à cela. Sans doute s’agit-il d’un front périphérique lointain, ce qui s’y passe étant difficilement intelligible, alors que les opérations du front ouest sont beaucoup plus faciles à comprendre et à intérioriser. Mais aussi parce que ce front d’Orient révèle les tares de la guerre de coalition et que s’y sont exprimés au grand jour les tiraillements entre Alliés, qu’il était préférable ne pas mettre en exergue. Enfin, les responsables politiques et militaires ont commis des erreurs et des fautes parfois criantes, que l’on a longtemps préféré taire » (Max Schiavon, Le front d’Orient. Du désastre des Dardanelles à la victoire finale, 1915-1918, Paris, Tallandier, 2014).
2 Voir Vincent Barras et Martin Dinges (dir.), Maladies en lettres, 17e-21e siècles, Lausanne, Éditions BHMS, 2013.
3 Jean-François Staszak, « “On n’est pas un bon légionnaire quand on n’a pas le cafard”. Enjeux médicaux, culturels et politiques d’un sentiment géographique (1880-1930) », Carnets de géographes, 9, 2016, p. 1-21, DOI : 10.4000/cdg.680.
4 Edouard Houssin. Le cafard est-il une psychose coloniale ?, thèse de médecine de l’université de Lyon, Lyon, A. Rey, 1916 ; Louis Huot et Paul Voivenel, Le cafard, Paris, Bernard Grasset, 1918.
5 Monique Sheer, « Are Emotions a Kind of Practice (and Is That What Makes Them Have a History)? A Bourdieuian Approach to Understanding Emotion », History and Theory, 51 (2), 2012, p. 193-220.
6 Michael Roper, The Secret Battle. Emotional Survival in the Great War. Cultural History of Modern War, Manchester, Manchester University Press, 2009.
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Titre | Fig. 1 : Lettre de Louis Romieu à Aimée Bercioux du 2 mars 1917 |
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Crédits | Source : Fonds Bercioux, Archives de la vie privée à Carouge (Suisse). |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/hms/docannexe/image/6696/img-1.jpg |
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Titre | Fig. 2 : Lettre de Louis Romieu à Aimée Bercioux du 2 mars 1917 (suite) |
Crédits | Source : Fonds Bercioux, Archives de la vie privée à Carouge (Suisse). |
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Pour citer cet article
Référence papier
Marie Leyder, « Santé et pratique épistolaire pendant la Première Guerre mondiale », Histoire, médecine et santé, 23 | 2023, 87-92.
Référence électronique
Marie Leyder, « Santé et pratique épistolaire pendant la Première Guerre mondiale », Histoire, médecine et santé [En ligne], 23 | printemps 2023, mis en ligne le 19 mai 2023, consulté le 16 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/hms/6696 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/hms.6696
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