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Compte rendus

Guignard Laurence, Guillemain Hervé et Tison Stéphane (dir.), Expériences de la folie : criminels, soldats, patients en psychiatrie (XIXe-XXe siècles)

Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013
Olivier Faure
p. 104-108
Référence(s) :

Guignard Laurence, Guillemain Hervé et Tison Stéphane (dir.), Expériences de la folie : criminels, soldats, patients en psychiatrie (XIXe-XXe siècles), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013, 327 p.

Texte intégral

1On le sait. L’histoire de la psychiatrie en France ne cesse de se développer et de se renouveler. Ce recueil d’articles fruits de deux colloques tenus au Mans et à Nancy en 2010 vient le confirmer. Il témoigne aussi de la structuration souple de ce milieu qui a déjà ses ténors qui, comme Isabelle von Bueltzingsloewen, Jean-Christophe Coffin, Laurence Guignard, Hervé Guillemain, ont déjà illustré l’histoire de la psychiatrie par leurs ouvrages personnels et que l’on retrouve ici parmi les organisateurs et contributeurs principaux du volume. Plusieurs d’entre eux sont en effet auteurs de deux, voire de trois contributions. Ils ont su attirer autour d’eux des chercheurs encore plus jeunes et des spécialistes de disciplines voisines même si les historiens se taillent la part du lion (15 auteurs sur 19).

2L’ouvrage est en quelque sorte un instantané de la recherche en train de se faire. Si le nombre des contributions peut donner un sentiment d’éclatement et si les textes laissent parfois le lecteur sur sa faim tant ils sont courts, il faut rendre grâce aux PUR de publier ces works in progress propres à informer le lecteur et à susciter des vocations. Par ailleurs, comme le signale l’introduction, trois fils conducteurs guident cette véritable nouvelle histoire de la psychiatrie : la volonté de lier l’histoire de la psychiatrie à l’histoire générale ; l’attention portée aux changements longtemps niés ; la priorité donnée à la vision du patient plutôt qu’à celle du médecin. Plus que le sous-titre (criminels, soldats, patients) ou l’examen des textes les uns après les autres, ce sont ces préoccupations qui serviront de cadre aux lignes qui suivent.

3Le tableau dressé de la psychiatrie pendant la guerre de 1914-1918 est la partie la plus cohérente, la plus démonstrative et la plus impressionnante de l’ouvrage. Elle établit de façon impitoyable comment les exigences scientifiques et éthiques plièrent devant les objectifs militaires et les injonctions patriotiques.

4Avides de soldats, les conseils de révision ne furent guère sensibles aux fragilités psychiques des conscrits au point qu’il fallut assez vite en rapatrier un certain nombre vers des asiles d’aliénés de l’arrière, comme celui du Mans, qui devinrent de véritables machines à démobiliser (Hervé Guillemain, p. 221-232).

5Face aux troubles provoqués par les nouvelles conditions de la guerre, les psychiatres poussèrent la négation très loin. Dans un très beau texte (p. 163-172) plein de colère scientifique, poétiquement intitulé « Pour la patrie, par la douleur », Jean-Yves Le Naour montre combien ces « blessés sans blessures » étaient insupportables tant ils contredisaient l’image héroïque que la France (ou du moins ses dirigeants) voulait donner d’elle-même. Aussi, la neurologie ne fut plus une science mais un front comme un autre. Contre toute évidence, on essaya en vain de prouver que les troubles nerveux étaient dus à de simples alternances de compression et de décompression de la pression atmosphérique suscitées par les tirs. Devant le démenti des faits, on attribua alors les troubles psychiques des soldats à leurs prédispositions largement liées aux consommations alcooliques. On sait que l’alcool était la cause principale de l’aliénation aux yeux des médecins et des autorités. À ce propos, l’un des grands spécialistes de la question, Thierry Fillault (p. 141-152) montre que si la guerre se traduisit globalement par une baisse significative de la consommation globale d’alcool (de 3,36 l. à 1,87 litre par habitant), elle remplaça l’alcoolisme par l’oenilisme (la consommation régulière et abusive de vin) en particulier par la généralisation des distributions de vin aux soldats. Bref, l’essentiel était de minorer, consciemment ou non, l’impact direct de la guerre. Nimbé d’une auréole de psychiatre progressiste et pionnier des services ouverts, Jacques Baruck (1872-1975) lui-même n’attribuait directement à la guerre que 14 % des troubles nerveux qui s’y produisaient. Face aux mutilations volontaires, du reste fort rares (1,2 % des cas examinés par la justice militaire d’une division) la hiérarchie militaire eut du mal à admettre qu’elles ne venaient pas de lâches et de mauvais sujets, mais bien de soldats ordinaires plutôt courageux et obéissants, mais confrontés à des horreurs sans nom. Emmanuel Saint-Fuscien, qui étudie le phénomène (p. 195-206) nous rappelle à juste titre les massacres de l’été 1914 et les 27 000 morts français du seul 22 août 1914. Ne pouvant soutenir la thèse trop gênante et infirmée de la lâcheté générale, les neurologues se précipitèrent vers les inépuisables prédispositions héréditaires.

6La thérapeutique ne fut pas en reste. Mobilisant habilement l’hypothèse émise en 1901 par Babinski, dite du pithiatisme, qui voyait dans les manifestations hystériques l’effet d’une suggestion que l’on pouvait combattre par une contre suggestion, les neurologues utilisèrent massivement et à haute dose l’électricité sur les malheureux soldats pétrifiés dans des postures désaxées et aux corps cassés par les chocs. Les traitements étaient tels que l’un de leurs thuriféraires, Clovis Vincent les baptisa « torpillage ». Ils furent aussi à l’origine d’un premier débat éthique lorsque le zouave Baptiste Deschamps refusa de subir ce traitement. Bien défendu par un avocat également député, le zouave échappa au peloton d’exécution, mais ne réussit pas à imposer aux médecins d’obtenir le consentement du malade sous les drapeaux (J.-Y. Le Naour).

7Bien peu nombreux finalement (mais il faudrait une enquête plus approfondie) les praticiens qui se désolidarisèrent de cette psychiatrie de guerre ; il est sûr que les circonstances n’y incitaient guère. Il existait pourtant d’autres modèles, comme outre-Atlantique. Thomas Salmon (1876-1927), psychiatre en chef du corps expéditionnaire américain que nous présente Bruno Cabanes (p. 173-181) en était une parfaite incarnation. Président depuis 1912 du comité national d’hygiène mentale fondé en 1908 autour de l’hypothèse que les troubles mentaux venaient d’une mauvaise interaction des individus avec leur environnement, il admit aussitôt que les conditions de la guerre étaient bien les responsables des troubles. Bref on était loin des théories de l’hérédité et de la dégénérescence. À propos de cet exemple étranger sont à relever les multiples allusions faites au caractère « fondateur » de la guerre russo-japonnaise, on aimerait en savoir plus sur les expériences étrangères et pas seulement pour la période de guerre. Ce à quoi l’ouvrage est loin de se limiter.

8Partie prenante de l’histoire triomphaliste de la médecine, celle de la psychiatrie s’est inégalement focalisée sur deux « révolutions » : celle du traitement moral et de l’asile d’aliéné ; celle des neuroleptiques. Entre les deux, on supposait, plus qu’on ne le prouvait, que rien n’avait changé. Reprenant et développant des travaux antérieurs, les textes qu’on lira disent tout l’inverse. Au XIXe siècle, l’histoire de la folie et de la psychiatrie est affectée par le grand mouvement qui, dans d’autres domaines – comme les problèmes sociaux – et dans toute la société tend à remplacer le principe de responsabilité par celui de risque, avec son corollaire l’assurance. En matière d’aliénation, le risque s’appelle dangerosité. Au début du siècle, justice et aliénisme se partagent les individus selon qu’ils sont responsables ou non en fonction d’une frontière bien définie. Aux juges, bourreaux et gardiens, les individus responsables ; aux aliénistes les autres. Les frontières se troublent plus tôt qu’on ne le disait jusque-là (années 1860, voire 1880) et l’origine du mouvement est plus complexe qu’il n’y paraît. Laurence Guignard (p. 35-45) montre que très tôt « la notion du danger taraude l’esprit des témoins et des magistrats » (p. 40). Si le raisonnement est assez frustre chez les premiers (il est plus méchant que fou dit-on volontiers), les magistrats sont excédés par ces aliénistes qui réduisent le crime à la folie et finiraient par faire disparaître toute répression pénale. De leur côté, en privilégiant les aspects biologiques et la thèse de la dégénérescence, les aliénistes de la deuxième génération rompent avec l’optimisme de leurs devanciers et donnent une caution scientifique à la notion diffuse de danger. Ainsi naît un régime de confusion entre crime et maladie établi autour du couple dangerosité/anormalité et un système médico-judiciaire fondé sur la notion de responsabilité partielle et graduée.

9La création d’une nouvelle catégorie de population à cheval sur le crime et la folie posait la question d’institutions particulières. Comme le montre Jean-Christophe Coffin (p. 61-68), l’aliéniste Brierre de Boismont rêvait, dès 1846, dans une association fort révélatrice des amalgames, d’un établissement spécial pour « aliénés vagabonds et criminels ». Son vœu fut réalisé trente ans plus tard à Gaillon (Seine-Inférieure) lorsque l’on ouvrit un quartier des condamnés aliénés où se mêlaient des criminels devenus aliénés et des aliénés criminels. Fermé pour cause de vétusté en 1906, le quartier spécial fut remplacé en 1910 par celui de l’asile de Villejuif qui recevait aussi des malades dits difficiles. Telle fut l’origine des unités de malades difficiles créées par le décret de 1986 que nous retrace Véronique Fau-Vincenti (p. 69-80).

10À l’autre extrémité du spectre des maladies mentales, se pose à la fin du siècle la question des « petits mentaux ». Comme nous le rappelle Isabelle von Bueltzingsloewen (p. 263-274) le terme n’est pas dû à Edouard Toulouse mais à son moins célèbre confrère Marcel Briand. Appliqué d’abord aux militaires des centres neuro-psychiatriques, le terme rencontre un succès qui doit aussi beaucoup à son imprécision et sa capacité à faire échapper des malades au statut d’aliénés d’asile. C’est au point que le ministre Paul Strauss somme les psychiatres de lui donner une définition restrictive des « petits mentaux ». Il s’ensuit un vif débat entre ceux qui veulent distinguer les malades aigus et curables et les chroniques incurables et la majorité des médecins d’asiles qui refusent cette distinction. Cependant pour défendre leurs positions, ils sont amenés à proposer une médicalisation de l’asile voire, comme Legrain, à proposer un désinternement de la plupart des malades. Au final, ce sont eux qui l’emportent au moins avant la Seconde Guerre mondiale. Il n’empêche que le débat pose la question de l’élargissement de la psychiatrie au-delà de ses frontières traditionnelles qui resurgit dans l’après-guerre.

11Le troisième temps fort de l’ouvrage concerne l’approche de la maladie mentale vue par les malades eux-mêmes. On sait l’intérêt de la démarche prônée par Roy Porter il y a près de trente ans, mais aussi ses difficultés au point que certains, comme Flurin Condrau, pensent que « faute de réflexions méthodologiques suffisantes, l’histoire des malades est intellectuellement moins stimulante que d’autres champs de recherche de l’histoire médicale » (cité par Benot Majerus p. 294). Encore ce jugement, discutable, concerne l’histoire des patients en général. En ce qui concerne la psychiatrie, la difficulté est redoublée par le fait que les malades écrivent généralement dans un cadre asilaire qui oriente leur discours et que l’on ne peut faire l’impasse sur leur situation psychique. Les auteurs qui empruntent ici cette vision vue d’en bas montrent bien ses difficultés. Les portraits de deux « bons malades » de l’hôpital du Mans dressés par Hervé Guillemain (p. 241-250) sont passionnants. Non dépourvus de qualités intellectuelles, et pour l’un d’entre eux d’élégance, Charles et Félix qui séjournent, pour l’un quarante et pour l’autre soixante ans, sont des personnages d’exception, les seuls peut-être dont on puisse dresser un portrait en pied. Chargés de fonctions de secrétariat, ils obtiennent des avantages (chambre individuelle, liberté de circulation) et savent en négocier de nouveaux. Lorsque l’hôpital se réforme, ils jouent le rôle d’interface entre les soignants, l’administration et les autres malades. Naturellement, ces itinéraires hors normes nous en apprennent plus sur le fonctionnement de l’hôpital que sur le vécu des malades ordinaires et même des intéressés, forcément réduits à leurs fonctions. Les articles de Corinne Benestroff sur les militaires internés à Ville-Evrard (p. 207-220), Emmanuel Delille sur la revue de l’entraide psycho-sociale féminine d’Eure-et-Loir (p. 251-262), Benoit Couliou sur Etienne Tanty (p. 185-194) appliquent des grilles de lecture littéraires (C. Benestroff), psychanalytiques (Couliou) ou sociologique (Delille) à leurs matériaux pour les rendre intelligibles. Pourtant, lire le journal des malades de l’hôpital de Bonneval (Eure-et-Loir) pour y observer, à la suite de Michel de Certeau, les ruses que les auteures (du journal) déploient pour faire valoir leurs préférences peut paraître réducteur. Revendiqué, le recours à la psychanalyse est heureusement très vite dépassé dans l’analyse de la très riche correspondance du soldat Etienne Tanty (1890-1970) où Benoit Couliou montre comment une correspondance peut servir à résister aux processus de déshumanisation enclenchés par la guerre. Moins bardé de références théoriques, l’article de Benoit Majerus (p. 293-302) montre bien comment les malades de l’hôpital Brugmann de Bruxelles ont pu tenter de convertir leurs troubles mentaux en maladies ordinaires tout en se constituant une culture médicale faite d’emprunts aux sphères profanes et savantes.

12Si les malades pris individuellement sont privilégiés, leurs regroupements ne sont pas oubliés. On lira avec intérêt et un peu d’effarement l’article de Clément Fromentin sur les associations de ceux qui entendent des voix. Loin de se revendiquer comme malades, ils se posent en héritiers d’un temps un peu mythique où visions et hallucinations auraient irrigué la vie de chacun. Aussi ils ne revendiquent pas la guérison, mais l’émancipation et la réhabilitation. Concluant le recueil, l’article de Nicolas Henckès nous ramène au monde moins étrange de l’Union nationale des familles et amis des malades mentaux (UNAFAM) qui, tout en conservant un discours de dévouement, œuvre pour faire des familles des acteurs du travail psychiatrique et acclimate l’idée que la maladie mentale n’est pas celle de l’individu seul, mais de la personne dans sa relation avec les autres.

13C’est assez dire la très grande richesse de cet ouvrage à la fois par la diversité des thèmes et des périodes abordés, de ses approches, et par le nombre de questions qu’il pose et de pistes qu’il ouvre.

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Pour citer cet article

Référence papier

Olivier Faure, « Guignard Laurence, Guillemain Hervé et Tison Stéphane (dir.), Expériences de la folie : criminels, soldats, patients en psychiatrie (XIXe-XXe siècles) »Histoire, médecine et santé, 5 | 2014, 104-108.

Référence électronique

Olivier Faure, « Guignard Laurence, Guillemain Hervé et Tison Stéphane (dir.), Expériences de la folie : criminels, soldats, patients en psychiatrie (XIXe-XXe siècles) »Histoire, médecine et santé [En ligne], 5 | printemps 2014, mis en ligne le 19 mai 2017, consulté le 18 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/hms/666 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/hms.666

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Auteur

Olivier Faure

LARHRA UMR 5190 – Université Jean Moulin Lyon III

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