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Comptes rendus

Laurent Heyberger, Les corps en colonie. Faim, maladies, guerre et crises démographiques en Algérie au xixe siècle : approche anthropométrique

Toulouse, Presses universitaires du Midi, 2019, 346 pages
Pierre Nobi
p. 233-235

Texte intégral

  • 1 Laurent Heyberger, L’histoire anthropométrique, Berne, Peter Lang, 2011.

1Cet ouvrage de Laurent Heyberger se situe à la croisée des « chemins de l’histoire coloniale et de l’histoire anthropométrique » (p. 15). Il propose d’utiliser les méthodes de cette dernière – à laquelle il a déjà consacré plusieurs travaux, dont sa thèse de doctorat ainsi qu’une synthèse parue en 20111 – afin de renouveler l’histoire de la démographie de l’Algérie coloniale. Comme en témoigne le titre de l’ouvrage, son ancrage historiographique ne le situe donc pas dans la lignée de l’approche culturelle de la « colonisation des corps » (p. 35) et de leurs identités, à l’image des travaux d’Ann Laura Stoler, mais plutôt dans celle d’une interrogation démographique et économique sur les répercussions de la colonisation sur le niveau de vie et surtout sur le nombre des habitants indigènes, donnée d’une importance capitale dans le contexte d’une colonie de peuplement.

2En cherchant à répondre à l’épineuse question du dénombrement de la population indigène avant et pendant la colonisation française de l’Algérie, Heyberger s’inscrit dans un débat historiographique passionné. Celui-ci a opposé des historiographies pro-coloniales, préférant ignorer au xixe siècle la croissance des indigènes au nom de la thèse de la disparition des races inférieures – avant de reconnaître au xxe siècle les « bienfaits de la présence française qui se lisent à travers la croissance démographique des indigènes » (p. 19) –, à des historiographies nationalistes et postcoloniales, qui ont insisté au contraire sur la sous-évaluation et le déclin de la population indigène au xixe siècle, en attribuant ces phénomènes à l’invasion et à la colonisation française plutôt qu’à des facteurs climatiques. Au sein de ces débats, l’auteur revendique une approche « technique et dépassionnée » (p. 28), qui cherche surtout à pallier le manque de fiabilité des recensements coloniaux et à réévaluer les précédentes estimations de la population indigène en 1830, obtenues par rétroprojection et allant de 3 à 5 millions d’habitants.

3Pour ce faire, Heyberger convoque l’indice anthropométrique de la stature moyenne des populations (et non de la stature individuelle, dont la variation est surtout d’ordre génétique), qui représente un indicateur du « niveau de vie biologique » ou de « nutrition nette » (la soustraction des dépenses énergétiques à la nutrition brute, p. 80) renseignant sur les conditions socio-économiques qui ont influé sur la croissance des individus lors de la petite enfance. L’ouvrage ne dissimule pas les critiques formulées envers l’analyse anthropométrique et rappelle qu’il s’agit d’un indice complémentaire qui ne se conçoit pas dans l’absolu, mais qui prend tout son sens quand on étudie ses variations et qu’on les confronte aux autres variables pouvant influencer le niveau de vie, qu’il s’agisse du climat, des conflits, des maladies ou des spoliations des terres les plus fertiles par les colons.

4L’auteur reconstitue la stature moyenne à partir d’archives militaires et coloniales sous-exploitées, les registres matricules du recrutement des spahis, des tirailleurs et des conscrits européens. Il se montre attentif aux biais présents dans ces sources, à commencer par les différents modes de recrutement de ces populations, pour s’interroger sur leur représentativité respective par rapport à la population civile. L’engagement volontaire ne constitue en effet qu’un « pis-aller pour une frange misérable de la population indigène » (p. 85), une situation difficilement comparable à la conscription qui concerne exclusivement les Européens avant 1912. Heyberger s’efforce donc d’identifier les profils des populations recrutées malgré la pauvreté des informations socioprofessionnelles fournies par ces sources, informations calquées sur les catégories européennes et peinant à rendre compte de la société algérienne. C’est donc autant grâce à la géographie et à la saisonnalité des recrutements que par l’étude de la stature qu’il parvient prudemment à identifier le recrutement des spahis à celui d’éleveurs semi-nomades et celui des tirailleurs à des migrants pauvres, comparables aux berrani, des agriculteurs majoritairement originaires de régions en tension démographique : les montagnes en surpopulation de Kabylie et la vallée du Chélif, qui subit de plein fouet la pression foncière des colons.

5L’exploitation des données anthropométriques de ces différents groupes permet de confronter les tendances de variation de leur stature moyenne aux hypothèses démographiques sur l’évolution de la population algérienne. L’analyse n’est jamais unidimensionnelle : ainsi, la stagnation de la stature des spahis à travers le siècle, malgré la dégradation des autres indicateurs de niveau de vie, se révèle « faussement immobile » (p. 137). Elle s’explique par les pertes démographiques dues à l’invasion, qui permettent aux survivants de bénéficier d’une ration alimentaire par habitant équivalente. Une démonstration similaire est convoquée pour « résoudre l’énigme » de la croissance de la stature des tirailleurs pendant la famine de 1867-1868 (qui a tué entre 19 et 24 % de la population algérienne) et les premières décennies de la IIIe République, pourtant marquées par une politique coloniale pesant davantage sur les indigènes. C’est en croisant l’indice anthropométrique avec les autres facteurs de l’équation, comme les précipitations, les effets de la lutte antipaludique ou l’évolution de la production céréalière, que l’auteur identifie la seule variable incompatible et donc erronée : les chiffres des recensements antérieurs à 1886, qui semblent définitivement infirmés par l’utilisation de la méthode anthropométrique. Ce résultat aboutit à une révision des estimations de la population indigène en 1830 (au moins 4,2 millions d’habitants), ce qui confirme la plupart des hypothèses du scénario démographique qualifié de critique. Le nombre d’habitants indigènes à la fin du siècle n’apparaît donc pas comme le résultat d’une croissance miraculeuse obtenue grâce aux progrès apportés par la colonisation à la suite d’une crise naturelle, mais bien comme une « convalescence » (p. 230) après une catastrophe démographique largement imputable à l’invasion et à la présence coloniale française.

6L’ouvrage se penche également sur la population des conscrits colons : leur stature supérieure à celle des Européens restés en métropole témoigne du profit nutritionnel qu’ils ont pu tirer de la colonisation, même si cette observation doit être tempérée par les biais de sélection et par la difficulté des sources militaires à rendre compte de la présence des migrants espagnols, moins durablement enracinés dans la société algérienne. Les avantages dont bénéficient les Européens peuvent également se traduire contre-intuitivement par des baisses de stature, comme c’est le cas lors de la famine de 1867-1868. Contrairement à la population indigène, les colons sont largement épargnés du point de vue de la mortalité grâce à de meilleurs accès aux « droits à l’échange » (p. 165) et aux ressources, et ils ne ressentent donc que les effets nutritionnels de la famine, entraînant une diminution de la ration alimentaire par habitant.

7L’ouvrage de Laurent Heyberger parvient ainsi à inscrire l’indice anthropométrique au sein des variables permettant l’étude de la démographie coloniale algérienne, ce qui est d’autant plus utile que l’histoire africaine a été relativement délaissée par les travaux anthropométriques. L’auteur a donc recours aux recherches étudiant les effets de la révolution industrielle sur les corps européens, ou de la colonisation sur les corps non américains, afin d’éclairer ses propres analyses. Il demeure toutefois conscient des limites du cas qu’il étudie et des risques de la potentielle réutilisation de ses données anthropométriques à des fins de comparaison de niveaux de vie avec d’autres pays, en rappelant que « les évolutions de la stature des indigènes au xixe siècle ne prennent leur signification que lorsqu’elles sont confrontées aux estimations de la population » (p. 231) et qu’elles ne sauraient être comparées telles quelles aux données de terrains de recherche n’ayant pas fait l’objet des mêmes difficultés méthodologiques.

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Notes

1 Laurent Heyberger, L’histoire anthropométrique, Berne, Peter Lang, 2011.

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Pour citer cet article

Référence papier

Pierre Nobi, « Laurent Heyberger, Les corps en colonie. Faim, maladies, guerre et crises démographiques en Algérie au xixe siècle : approche anthropométrique »Histoire, médecine et santé, 22 | 2022, 233-235.

Référence électronique

Pierre Nobi, « Laurent Heyberger, Les corps en colonie. Faim, maladies, guerre et crises démographiques en Algérie au xixe siècle : approche anthropométrique »Histoire, médecine et santé [En ligne], 22 | hiver 2022, mis en ligne le 15 décembre 2022, consulté le 22 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/hms/6369 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/hms.6369

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Auteur

Pierre Nobi

Centre d’histoire de Sciences Po

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