Sylvie Chaperon, Carla Nagels, Cécile Vanderpelen-Diagre (dir.), Le rideau déchiré : la sexologie à l’heure de la guerre froide
Texte intégral
- 1 Voir le programme du colloque international « Sexologie et idéologie à l’âge de l’institutionnalis (...)
1Le dernier numéro (37e) de la revue belge Sextant aborde de manière inédite dans le panorama des publications francophones l’histoire de la sexologie à l’époque de la guerre froide. Dans la même lignée, Le rideau déchiré : la sexologie à l’heure de la guerre froide, dirigé par Sylvie Chaperon, Carla Nagels et Cécile Vanderpelen-Diagre, est un beau dossier collectif qui étudie les liens entre idéologie et sexologie au moment où cette dernière finalise son processus d’institutionnalisation. Ce dossier, qui fait suite à un colloque international organisé en 2018 par l’Université libre de Bruxelles et l’Université Toulouse – Jean Jaurès1, croise ici plus spécifiquement les trajectoires politiques de cette discipline de l’intime, en pleine expansion après la Seconde Guerre mondiale. L’exercice est donc particulièrement intéressant du point de vue historiographique, car les huit exemples de recherches présentés dans ce numéro permettent de décloisonner une périodisation classique : celle de la guerre froide. Au regard de deux mondes qui sont censés s’opposer autour de la construction des nouvelles normes de genre et des sexualités, la sexologie révèle la porosité des frontières. D’où le titre de l’ouvrage : Le rideau déchiré. Les deux idéologies qui structurent les blocs de part et d’autre du rideau de fer ne se recoupent pas en matière de morale et de politique sexuelle. Cette particularité viendrait-elle de la discipline ?
2Une introduction signée par les trois coordinatrices du numéro présente ainsi l’objet : « la sexologie est ici à entendre au sens large comme la production d’un savoir à prétention scientifique sur la sexualité humaine » (p. 9). Les différentes contributions présentées montrent effectivement la pluralité de cette discipline, qui implique diverses sources et différents sujets : les expertises internationales (Wannes Dupont), la psychanalyse (Dagmar Herzog), les données statistiques (Lutz Sauerteig), les réseaux scientifiques (Luciana M. Jinga), les colloques internationaux (Cecile Vanderpelen-Diagre), le planning familial (Taline Garbian), les publications scientifiques (Agnieszka Kościańska). C’est d’ailleurs la dernière contribution du dossier, celle d’Alain Giami, qui questionne l’unité épistémique de la sexologie. Alors que son institutionnalisation et son internationalisation s’organisent au xxe siècle, et notamment à partir des années 1950, on peut cependant déceler des généalogies plus anciennes. Le savoir sur la sexualité trouve en effet sa matrice dans le xixe siècle ; il s’agit alors de poser les bases de nouveaux rapports de genre de la contemporanéité : celles d’une morale reproductive, donc hétérosexuelle. Les deux premiers articles sont ainsi très éclairants sur cette longue continuité : les liens entre criminalité et homosexualité analysés dans l’article de Wannes Dupont pour les années 1950 trouvent leur origine épistémologique dans les déviances sexuelles de l’aliénisme et de l’anthropologie criminelle ; la misogynie et l’homophobie rencontrées par Dagmar Herzog dans la psychanalyse étasunienne sont fondatrices de cette nouvelle discipline autrichienne.
3En outre, lorsque les savoirs émanent des professions médicales, on trouve facilement les racines d’une science incapable de se plier aux changements sociétaux. À l’inverse, là où la sexologie est incarnée par de nouvelles professions ou des personnalités issues des nouvelles formations professionnelles, on trouve des discontinuités intéressantes, notamment autour de compromis mis en place pour s’adapter à un nouveau monde : ici, celui de la révolution sexuelle. C’est le cas avec la réception dans les deux Allemagnes du travail d’Alfred Kinsey, qui permet, bien qu’avec un peu de retard, « la normalisation de la sexualité adolescente » (p. 72), comme nous le montre Lutz Sauerrteig. Pour Luciana M. Jinga, on assiste également au développement d’un intérêt scientifique pour une nouvelle sexologie, y compris dans la répressive et très conservatrice Roumanie communiste. Une rupture semble apparaître entre les années 1960 et 1970 dans les deux blocs : sous la pression de mouvements sociaux appelant à une réforme des mœurs, on tente d’adapter les discours sur le sexe. Dans la Pologne des années 1970, un nouveau discours sur l’homosexualité apparaît, sous l’effet de la pression exercée, nous dit Agnieszka Kościańska, par les accords d’Helsinki sur les droits de la personne. Finalement, le pays qui apparaît le plus conservateur est celui qui n’avait pas à subir l’influence des deux blocs : la Suisse. Comme le met magistralement en exergue Taline Garibian dans son étude sur l’histoire du planning familial, ce dernier devient rapidement une institution garante d’une morale traditionnelle farouchement homophobe.
4Il est question aussi, dans ce remarquable ouvrage collectif, des usages de la science pour donner une légitimité à une morale plutôt qu’à une autre : le savoir est tiré et mis au profit pour donner du sens à une communauté. L’article de Cécile Vanderpelen-Diagre, qui montre comment, entre la fin des années 1950 et les années 1970, le monde catholique de Louvain se mobilise pour trouver des experts en sexologie qui ne mettent en pas en crise l’institution, est à ce titre très intéressant. C’est d’ailleurs là, dans cette aporie du savoir, que l’on peut situer la tentative échouée, dans la durée, de créer une cohésion épistémique autour de la sex research dont Alain Giami retrace l’histoire. La multiplication des disciplines et des enjeux professionnels autour de la sexualité crée un catalogue hétéroclite d’intérêts politiques difficiles à concilier. Car comme nous le disent les trois coordinatrices du numéro à la fin de leur introduction : « Tous les articles qu’on lira dans ce dossier montrent que la sexologie peut être utilisée comme une arme subversive, mais également comme un outil de normalisation.... » (p. 17)
Notes
1 Voir le programme du colloque international « Sexologie et idéologie à l’âge de l’institutionnalisation (1960-2000) », 21-23 mars 2018, en ligne : https://www.gendercampus.ch/public/user_upload/Sexology_Ideology2018_progrWeb.pdf (consulté le 29 juin 2022).
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Francesca Arena, « Sylvie Chaperon, Carla Nagels, Cécile Vanderpelen-Diagre (dir.), Le rideau déchiré : la sexologie à l’heure de la guerre froide », Histoire, médecine et santé, 22 | 2022, 229-231.
Référence électronique
Francesca Arena, « Sylvie Chaperon, Carla Nagels, Cécile Vanderpelen-Diagre (dir.), Le rideau déchiré : la sexologie à l’heure de la guerre froide », Histoire, médecine et santé [En ligne], 22 | hiver 2022, mis en ligne le 15 décembre 2022, consulté le 16 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/hms/6364 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/hms.6364
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page