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Entretien

Prescrire (1980-…), une revue au service de l’information fiable des médecins et des pharmaciens

Entretien avec les cofondateurs de Prescrire, Danielle et Gilles Bardelay
Hervé Guillemain
p. 191-202

Texte intégral

1La revue Prescrire a été créée en 1980 et, depuis cette date, elle joue un rôle clé dans l’information thérapeutique au service d’une prescription étayée des médecins, notamment généralistes, et d’une dispensation solide des pharmaciens. Un projet pédagogique mené en 2021 dans le cadre du master Histoire, Civilisations, Patrimoine de Le Mans Université a permis de retracer l’histoire de cette revue.

2À l’occasion de ce travail collectif, un entretien a été accordé aux étudiants en novembre 2021 par Gilles et Danielle Bardelay, co-fondateurs de la revue. Le texte qui suit est un extrait des échanges entre ces acteurs importants de l’histoire médicale et l’équipe du projet mené sous la responsabilité d’Hervé Guillemain : Romain Barrère, Salwan Bendriss, Quentin Berrini, Solène Chancerel, Julie Chevallier, Andrea Chouan, Simon Choulet, Paul Cousin, Alexandra Dupont, Felix Fourmy, Jeremy Lecointre, Charlotte Lerouvillois et Quentin Perier.

Hervé Guillemain : Quelles motivations vous ont incités à vous engager dans la création d’une revue destinée à produire de l’information médicale fiable ?

Danielle et Gilles Bardelay :Pour ce qui nous concerne (et ceux qui nous ont accompagnés), nous n’avons jamais pensé ni mis en œuvre le Syndicat de la médecine générale puis la revue Prescrire comme des opérations « anti-industrie pharmaceutique » ou « anticapitalistes », voire partisanes (« de gauche » ou toute autre étiquette). Notre objectif était néanmoins empreint d’idéalisme et d’humanisme. Nous n’étions pas « contre » ou « anti », mais POUR : pour une amélioration décisive de la qualité des soins, du système de santé, de la qualification des professionnels des soins primaires, participant ainsi à une vie meilleure pour les populations.

La revue Prescrire ne fut pas et n’est pas un support d’information consacré uniquement aux médicaments. Cela dit, les besoins en matière d’information fiable, adaptée aux praticiens des soins primaires, facile à lire et à utiliser, étaient tellement grands dans les années 1970 qu’il était indispensable que la prescription de médicaments (mais aussi celle des dispositifs médicaux et des examens biologiques) soit traitée à bon niveau. L’objectif étant d’aider chaque prescripteur à se constituer une panoplie personnelle de médicaments (ou d’autres moyens thérapeutiques) fiables, qu’il connaît bien, et de mettre à jour cette panoplie en fonction de l’évolution des connaissances fondées sur des preuves solides.

Hervé Guillemain :Votre carrière débute par l’ouverture en 1972 d’un cabinet médical dans la cité des Cosmonautes à Saint-Denis (93). En quoi cet acte était-il emblématique de votre démarche ?

Danielle et Gilles Bardelay :Pour nous, la médecine de qualité se concevait (et se conçoit toujours…) de façon globale (soins, prévention, éducation sanitaire), coordonnée avec les autres professionnels de santé et les équipes des plateaux techniques nécessaires, avec une mise à jour continue des connaissances et en préservant son indépendance vis-à-vis des pressions liées à l’argent (du fait de charges financières trop fortes du cabinet, de patients trop exigeants, de « cadeaux » des firmes pharmaceutiques ou des cliniques privées, etc.), à des employeurs administratifs ou autres.

Parallèlement à la terminaison accélérée de nos études officielles, nous avons préparé de façon autodidacte un projet de création d’un cabinet de médecine générale « modèle » en milieu populaire. Et à l’automne 1972, diplômes en poche, nous avons déménagé à Saint-Denis (93), persuadés que d’autres, dans le pays, avaient fait ou allaient faire la même démarche que nous. Dans le contexte de l’époque, le statut de la médecine libérale nous a paru le plus approprié, ou plutôt le moins mal approprié. Ainsi est né, en 1973, le « cabinet des Cosmonautes », du nom d’une cité HLM de Saint-Denis, placée entre l’autoroute du Nord et la cité des 4 000 logements de La Courneuve. Comme nous l’avions imaginé, l’ouverture du cabinet des Cosmonautes n’est pas restée longtemps sans écho. D’autres que nous avaient eu la même idée, ou venaient nous visiter pour profiter de notre expérience avant de se lancer. En particulier, contact fut pris avec les docteurs Patrick Nochy et Jean-Daniel Rainhorn, qui avaient ouvert leur cabinet de Gennevilliers (92) presque en même temps que celui des Cosmonautes.

Patrick Nochy et Jean-Daniel Rainhorn étaient alors en contact avec le réseau du Groupe information santé (GIS) fondé en 1972. Ce qui nous a notamment rendu service pour aborder un vrai problème de santé publique qui sévissait dans les cités : les conséquences hémorragiques (entre autres) des avortements clandestins. Nous avons appris la méthode de Karman pour l’interruption volontaire de grossesse (IVG) et avons été un partenaire actif des luttes du Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception (MLAC) et du Planning familial dans le 93. Dans le cabinet des Cosmonautes, on expliquait et prescrivait la contraception ; et quand cela était vraiment nécessaire et encore possible, on pratiquait l’IVG (tout au moins jusqu’à ce que la loi Veil fût adoptée et appliquée, les IVG se faisant ensuite dans les centres ad hoc).

L’activité intense d’un cabinet de médecine générale prenant en charge tous les patients, « de la tête aux pieds, d’avant la naissance à après la mort » (selon notre devise), et ne faisant appel aux spécialistes que quand cela était vraiment nécessaire – et alors sur la base de questions précises et de dossiers solides –, exigeait de notre part une intense activité de formation continue sous différentes formes. Et rapidement, nous avons pu illustrer l’inadéquation de notre formation initiale ainsi que, dans bien des domaines, l’absence d’outils de formation continue fiables et adaptés. Particulièrement (mais pas que) dans le domaine des médicaments : les visiteurs médicaux étant soumis à l’obligation de résultat par leurs employeurs ; les revues médicales ou pharmaceutiques françaises étant conduites à l’autocensure du fait de l’importance de leurs budgets publicitaires pharmaceutiques ; le dictionnaire Vidal était alors un catalogue de fiches publicitaires rédigées par les firmes sans aucun contrôle ; et la plupart des réunions de formation dite continue des médecins et des pharmaciens étaient elles-mêmes financées et organisées par les firmes. Ce constat était largement partagé parmi les praticiens de bonne volonté qui commençaient à se rencontrer ou à correspondre. Le paiement à l’acte était désigné comme un facteur néfaste, privilégiant « la passe de soins » au détriment de la prévention et de l’éducation sanitaire.

Hervé Guillemain :Est-ce de cette expérience collective que découle la création du Syndicat de la médecine générale (SMG) ?

Danielle et Gilles Bardelay :Certains étaient pressés de s’organiser au niveau national. Nous, non, demandant d’abord d’accumuler plus d’expérience concrète. Et ce n’est que vers l’automne 1974, lors d’une rencontre avec Jean-Daniel Rainhorn à la cité des Cosmonautes, que nous décidons de lancer l’idée d’un syndicat et en précisons les grandes lignes selon le modèle du Syndicat de la magistrature de l’époque : non pas un syndicat corporatiste, mais un moyen de prôner une médecine générale de qualité au service réel de la population. D’où le nom choisi de Syndicat de la médecine générale (SMG).

Plusieurs générations d’étudiants, de médecins généralistes, de spécialistes, de médecins du travail, de pharmaciens d’officine, d’horizons, d’expériences de vie, de motivations diverses, se sont retrouvées dans le mouvement qui a débouché sur la création du SMG. Pour ce qui nous concerne, ce fut la volonté de prouver que des soins primaires de grande qualité étaient possibles et nécessaires, à l’image de ce que nous avions perçu dans des expériences vietnamiennes et chinoises, et plus tard dans des pays occidentaux (Québec, Grande-Bretagne, pays nordiques).

  • 1 Les groupes Balint – du nom de Michael Balint, psychiatre et psychanalyste britannique – ont été r (...)

Parti d’un tout petit groupe, le message s’est vite propagé par l’intermédiaire des réseaux du GIS, du MLAC, d’amis, de connaissances, de groupes de médecins (Balint1, formation continue, hôpitaux locaux, etc.), de membres de partis (Parti socialiste unifié, socialistes, communistes, divers groupuscules). Sous l’égide du GIS, plusieurs réunions ont permis de formaliser le projet (charte, statuts, fonctionnement, revue, locaux, financement, etc.). Et après une réunion à Rouen, le 16 mars 1975, un Collectif provisoire du SMG a diffusé un projet de charte, une proposition de revue, et a appelé à participer au congrès constitutif du SMG les 19 et 20 avril 1975 à Besançon. La rédaction des statuts était alors encore en discussion avec l’aide de juristes et de conseillers issus de syndicats ouvriers (principalement CFDT).

La première journée du congrès constitutif fut particulièrement houleuse, opposant d’une part les tenants d’un syndicat fourre-tout, « de gauche », de « tous les médecins se reconnaissant dans la charte », et d’autre part ceux décidés à ne regrouper que « les médecins généralistes (et les étudiants habilités à faire des remplacements de généralistes) » soucieux, avant toute chose, d’une médecine de qualité. Les seconds, dont nous fûmes, remportèrent largement le vote (conduisant au libellé de l’article 2 des statuts) et laissèrent une ouverture, dans l’article 4, à l’adhésion au SMG des « médecins de base » (médecins de PMI, médecins scolaires, médecins du travail) dont l’activité est proche de celle des médecins généralistes. Cela étant, ce débat idéologico-pragmatique entre deux visions de l’action syndicale refit surface régulièrement dans les années qui suivirent, concourant, quatre ans plus tard, à l’autonomisation du projet qui devint par la suite la revue Prescrire.

Hervé Guillemain :Avant la création de la revue Prescrire en 1980, vous avez aussi contribué à l’émergence d’une autre revue, Pratiques. Pouvez-vous nous dire dans quel contexte le projet est né ?

Danielle et Gilles Bardelay :La suite du congrès de Besançon fut positive. Entre généralistes motivés et au travail dans les quartiers ou les villages, nous savions ce que nous avions à faire. Un projet de revue fut développé sous l’appellation Pratiques ou les Cahiers de la médecine utopique. C’est la commission médicaments du SMG que nous animions qui a par la suite pris en charge les articles de Pratiques sur les nouveaux médicaments, l’action relative à la visite médicale ou le procès contre les laboratoires Servier pour publicité mensongère (il s’agit du procès contre les laboratoires Euthérapie-Biopharma du groupe Servier, à propos de la commercialisation de Pondéral Retard, un anorexigène).

Bien d’autres thèmes d’actions, de réflexions, d’expériences furent abordés dans la revue Pratiques de 1975 à 1979, à l’initiative de nombreux membres du SMG ou de simples abonnés à la revue, soulignant, selon le cheminement de chacun, le foisonnement enthousiaste, plus ou moins idéaliste, politisé ou pragmatique de ces années (organisation des « unités sanitaires de base », interruptions de grossesse, conditions de travail des ouvriers, dénonciation de l’Ordre des médecins, études de diverses pathologies, etc.). Même si sa diffusion est restée limitée (1 500 abonnés en décembre 1979), Pratiques a joué un rôle stimulant pour toute une génération de « médecins de base » et d’étudiants qui voulaient « bien faire ».

  • 2 Mise en place en 1976, la commission Alexandre (du nom de son président, Jean-Michel Alexandre) ét (...)

Cependant, cette activité n’était pas exempte de « grains de sable », comme le fut par exemple la commission Alexandre de la Direction de la pharmacie et du médicament (DPhM) du ministère de la Santé, qui visait le contrôle de l’information insérée par les firmes pharmaceutiques dans le dictionnaire Vidal, et dans laquelle des généralistes [dont Gilles Bardelay] furent cooptés2.

Au bout de quatre ans, nous fûmes un petit nombre à considérer qu’une étiquette « de gauche » n’était pas une garantie de meilleure médecine et que les options idéologiques ne pouvaient pas remplacer une formation continue solide, indépendante, adaptée aux besoins de la pratique quotidienne, indispensable pour un exercice professionnel de qualité au service de la population.

Et le 5 juin 1979, j’ai [Gilles Bardelay] mis au débat, au sein du SMG, un texte d’analyse des évolutions de la situation depuis 1975, avec proposition de création d’une revue de formation indépendante de Pratiques. Cette proposition ne fut pas acceptée par la majorité de la commission exécutive du SMG, ce qui nous conduisit à concevoir le projet de revue de formation indépendante en dehors du SMG, à quitter la commission médicaments de ce syndicat, et le syndicat lui-même.

Hervé Guillemain :Lorsque Prescrire voit le jour en 1980, quelles données de santé étaient alors accessibles ?

Danielle et Gilles Bardelay :À la fin des années 1970, le manque de transparence autour des données de santé était complet, notamment dans le domaine du médicament, mais pas seulement (peu de données épidémiologiques solides ou de données sur la consommation de biens et services de santé étaient disponibles). Prescrire s’était fixé un objectif clair : obtenir l’accès à ces données. La faiblesse de la régulation par l’État, notamment dans le domaine du médicament – ce qui permettait aux firmes pharmaceutiques, en plein essor, d’adopter des politiques commerciales et promotionnelles décomplexées et parfois redoutables –, nous poussait à demander à demander davantage de contrôle.

Plus spécifique à la France, à son histoire, à sa culture, était aussi le goût (l’habitude ?) du secret : secret autour du dossier des patients (on était bien avant la loi de 2002 sur les droits des patients), autour des données détenues par l’assurance maladie (pourtant fort utiles pour améliorer la qualité des soins, voire éviter certains dégâts, comme celui du Mediator), autour des données d’évaluation des médicaments (enfermées dans les firmes pharmaceutiques, mais aussi dans les ministères et les agences). Spécifique aussi était l’absence d’obligation de formation continue des professionnels de santé, d’où le développement de multiples « formations » bidon, sponsorisées par l’industrie pharmaceutique, dont beaucoup de professionnels profitaient tranquillement, mais que les plus motivés dénonçaient et boycottaient.

L’absence d’outils d’information fiables pour les professionnels de santé était criante. Les quelques outils qui existaient (revues médicales papier principalement) n’abordaient par exemple jamais les effets indésirables des médicaments ; de même, le dictionnaire Vidal des médicaments était un simple recueil de notices promotionnelles. L’industrie pharmaceutique nationale était alors florissante (née de l’officine ou de l’industrie chimique en région lyonnaise, en Aquitaine, etc.), et les politiques ne la bousculaient pas : elle représentait des emplois et elle contribuait financièrement aux campagnes électorales (financement non encore régulé à l’époque). Ajoutons qu’il manquait une véritable politique de santé publique, que les professions de santé étaient très cloisonnées et que les groupes et associations de patients ou de consommateurs étaient encore peu développés.

Hervé Guillemain :Ces spécificités françaises vous ont-elles incités à regarder d’autres expériences internationales ?

Danielle et Gilles Bardelay :Pour pouvoir exercer correctement et prescrire en toute connaissance de cause des médicaments ou autres, il nous est apparu pendant la période du cabinet des Cosmonautes qu’il fallait trouver des sources d’information indépendantes de l’industrie pharmaceutique, sources qui n’existaient pas en France. Notre cheminement à l’international, très volontariste, a visé à mieux comprendre ce qui se faisait dans les autres pays, à tisser des liens avec ceux qui se heurtaient aux mêmes obstacles que nous, pour mieux agir aux niveaux national et international, afin de lever autant que possible les obstacles à des soins de qualité.

Nous avons été amenés à travailler particulièrement avec les producteurs d’outils de formation en thérapeutique indépendants, les organisations internationales du domaine de la santé, les agences de régulation du domaine du médicament, les organisations non gouvernementales (ONG), les associations de consommateurs. Nous avons organisé certains séjours à titre personnel : Gilles est allé au Québec peu après la création du SMG, Danielle (alors pharmacien inspecteur) a fait un stage à la Food and Drug Administration (FDA) des États-Unis (en vue des accords France-USA sur l’harmonisation des essais médicamenteux sur l’animal, puis sur l’homme). Ces séjours nous ont aidés à prendre conscience du processus rapide d’harmonisation de la régulation, mais aussi du risque de concentration du lobbying des firmes sur les agences.

Ces voyages et ces rencontres nous ont permis de connaître l’existence de The Medical Letter, bulletin indépendant américain, et plus tard de Drug and Therapeutics Bulletin (DTB) et Adverse Drug Reaction Bulletin, deux bulletins indépendants britanniques. Dès que nous en avons eu l’opportunité, nous avons participé à leur traduction et à leur diffusion en France, ces publications s’ajoutant à un quatre pages mensuel intitulé La Lettre médicale, publié par une petite équipe hospitalière animée par Michel Detilleux.

Même enthousiasme un peu plus tard pour le British National Formulary, guide thérapeutique britannique, qui fera naître l’idée du Guide national de prescription pour la France (publié par les Éditions du Vidal). L’utilisation du guide britannique Martindale The Extra Pharmacopoeia et celle du Drug Evaluation Annual américain ont aussi été d’une aide très précieuse. D’autres découvertes ont suivi. Notre pratique professionnelle, puis la production d’outils d’information pour les autres professionnels de santé, sont petit à petit devenues plus solides en s’appuyant sur ces outils fiables qui avaient trouvé, chacun à leur manière, des moyens d’être indépendants de l’industrie pharmaceutique. Prescrire, revue née entre-temps, a pu ainsi s’appuyer sur des données de plus en plus solides et nombreuses.

Hervé Guillemain :Ainsi, Prescrire a pu jouer un rôle à son tour au sein des réseaux internationaux ?

Danielle et Gilles Bardelay :Après des échanges bilatéraux très enrichissants, surtout au début des années 1980, entre Prescrire et les producteurs des outils cités ci-dessus (par exemple, grâce au DTB, découverte de leur méthode rédactionnelle et de leur lien utile avec la principale association britannique de consommateurs), nous avons participé en 1985 à Madrid à un meeting organisé par le bureau de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) pour l’Europe, regroupant des sources indépendantes d’information en thérapeutique (drug bulletins) du monde entier. À l’époque, deux personnes clairvoyantes (Graham Dukes et Inga Lunde) voyaient bien l’intérêt pour l’OMS de développer l’information indépendante sur le médicament face à l’information industrielle qui inondait les pays (et aussi l’OMS).

Excellente occasion d’entrer en contact avec une cinquantaine de bulletins, petits ou plus importants, principalement d’Europe, d’Asie, des États-Unis. Consensus sur la nécessité de créer un réseau, mais vif débat sur l’importance de l’indépendance de ce réseau lui-même – y compris vis-à-vis de l’OMS ! –, idée défendue de façon minoritaire mais intransigeante par Prescrire, épaulée par The Medical Letter et La Lettre médicale. Quelques rebondissements plus tard, la position de Prescrire est finalement adoptée et le réseau totalement indépendant de l’International Society of Drug Bulletins (ISBD) est créé en 1986 à Stockholm. Un réseau qui permet la mise en commun des données obtenues par chaque bulletin dans son pays (en fonction du degré de transparence de son agence, de la capacité de pression du bulletin sur les firmes pharmaceutiques, de la qualité des recommandations thérapeutiques indépendantes élaborées par les professionnels du pays, etc.). Le réseau de l’ISDB donnera ainsi à chaque bulletin plus de puissance dans son pays et produira aussi des travaux collectifs.

À partir de la fin des années 1980, nous avons été sollicités par des organisations internationales intéressées et intriguées par la revue Prescrire. Nos relations, principalement avec l’OMS et à un moindre degré avec le Fonds des Nations unies pour l’enfance (Unicef), ont toujours été prudentes, car nous connaissions les limites de ces organisations (dépendance à l’égard des gouvernements financeurs et des firmes pharmaceutiques promptes à exercer leur lobbying, notamment pour faire évoluer dans leur sens les recommandations internationales), mais elles ont parfois été fructueuses grâce à des fonctionnaires motivés. Nous avons par exemple participé à l’évolution des recommandations sur la publicité pharmaceutique, sur la visite médicale, sur la Dénomination commune internationale (DCI), sur la liste des médicaments essentiels de l’OMS. L’action de la revue en direction des agences de régulation du médicament (puis d’agences produisant des recommandations thérapeutiques, comme aujourd’hui la Haute autorité de santé) a été constante et pugnace, en France et en Europe notamment. Toujours avec le double objectif de permettre l’accès aux données et de renforcer la régulation. Elle a été menée au niveau national, puis au niveau européen (avec les bulletins de l’ISDB et d’autres partenaires européens), directement auprès des agences, mais aussi par des actions de lobbying citoyen au niveau du Parlement européen pour faire évoluer la réglementation.

Avec l’agence française du médicament (Direction de la pharmacie et du médicament, puis Agence du médicament ou Agmed, puis Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé ou Afssaps, puis Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé ou ANSM), il s’est agi de relations ponctuelles mais très fréquentes, pour obtenir des informations sur des médicaments en particulier ou des comptes rendus de réunion (à des époques où nous n’avions pas encore fait évoluer la réglementation pour qu’ils soient mis en ligne). Et aussi de réunions avec la direction de l’agence pour pousser nos revendications. Il faut noter qu’il a été possible dans un premier temps, à l’époque de la Direction de la pharmacie et du médicament et sous des autorités centristes éclairées, de participer à des travaux de régulation. Mais dès lors qu’une agence a été mise en place, financée directement par les redevances des firmes et perdant ainsi son indépendance, cela n’a plus été possible.

Hervé Guillemain :Votre militantisme fondé sur l’expertise indépendante a-t-il pu se développer à l’échelle européenne lorsque cette échelle s’est avérée prépondérante sur la question de l’information médicale ?

Danielle et Gilles Bardelay :Pour faire barrage à cette volonté de dérégulation, nous avons dû entamer un travail de « contre-lobbying » citoyen au niveau de la Commission européenne, puis du Parlement européen. Et pour plus d’efficacité, nous avons créé le Collectif Europe et médicaments, regroupant l’ISDB, des associations de consommateurs, de patients, et des représentants de la Mutualité (intéressés parce qu’in fine payeurs des médicaments). Une campagne vigoureuse, menée de 2002 à 2004 par ce collectif, a permis d’éviter qu’une directive et un règlement sur le médicament dérégulent fortement le système et de renforcer les obligations de transparence de l’agence européenne.

Regrettant que les organisations de citoyens (patients, consommateurs, usagers de la santé, selon le vocabulaire et les codes du moment) ne soient pas plus fortes en France à l’époque des débuts de Prescrire (pour faire cause commune), nous avons cherché à les soutenir et parallèlement à travailler avec des organisations établies dans d’autres pays, voire des organisations internationales. Parmi les partenaires avec lesquels nous avons pu agir dans le domaine de l’information sur le médicament et la thérapeutique, on peut citer par exemple Health Action International (HAI), le Bureau européen des unions de consommateurs (BEUC), des organisations comme le Medical Lobby for Appropriate Marketing (MaLAM) – qui dénoncent la publicité mensongère et sont en phase avec les mouvements « Non merci », « No grazie » et d’autres refusant la visite médicale et les cadeaux des firmes pharmaceutiques – ou encore les organisations de patients (lorsque celles-ci étaient suffisamment indépendantes de l’industrie pharmaceutique, ce qui était et reste rare).

Convaincus de l’utilité de textes fondateurs internationaux sur lesquels les professionnels de santé peuvent s’appuyer pour militer en faveur de la qualité des soins, nous avons participé à la rédaction de tels textes, dans l’esprit de ce qui avait conduit à la Déclaration d’Helsinki sur les principes d’éthiques applicables à la recherche médicale : la Déclaration d’Uppsala sur la transparence et le contrôle public des décisions officielles concernant les médicaments, la Déclaration de Paris sur le progrès thérapeutique dans le domaine du médicament, ou encore la Déclaration de Berlin sur la pharmacovigilance.

Nous oublions évidemment, dans ce bref retour en arrière, de mentionner beaucoup d’actions menées, de partenaires d’autres pays avec lesquels nous avons établi des relations fructueuses, qui sont encore aujourd’hui importantes pour Prescrire. Qu’il s’agisse de mouvements bien connus comme Public Citizen aux États-Unis (dont le bulletin indépendant s’appelle Worst Pills-Best Pills), ou de militants moins connus comme les rédacteurs de Med Check au Japon, Bodhi en Inde, etc., ils nous ont tous énormément apporté et ils ont permis de renforcer l’action de l’équipe de Prescrire. Nous devons beaucoup au réseau international des militants pour des soins de qualité et il était cohérent que Prescrire y déploie beaucoup d’énergie.

Avec les groupements de professionnels évaluant les pratiques médicales et produisant des recommandations, guidelines, consensus, etc. (par exemple, Cochrane Collaboration, Nordic Council of Medicines, BMJ Evidence-Based Medicine, etc.), certains d’entre nous ont noué des contacts précieux (ce fut le cas de Dominique Broclain, aujourd’hui décédé, dans le domaine de l’evidence-based medicine).

Hervé Guillemain :Les professionnels de santé se sont-ils appropriés la revue Prescrire dans d’autres pays que la France ?

Danielle et Gilles Bardelay :Ce fut particulièrement le cas en Belgique et en Suisse, la revue Prescrire ayant été pendant longtemps publiée uniquement en langue française (Prescrire International, en langue anglaise, est née en 1992). En Belgique, nous avons surtout travaillé avec la Société scientifique des pharmaciens francophones de Belgique (SSPF), dès sa création en 19963. Très concernée par la formation continue, la SSPF a recherché les sources d’information fiables en langue française, et son président, Christian Elsen, a rapidement contacté Prescrire. Nous avons participé à certaines de leurs actions de formation en Belgique et ils ont participé à des manifestations Prescrire en France et en Belgique, à des réunions Prescrire sur des domaines spécifiques dans lesquels ils excellaient : la substitution par les médicaments génériques, le conditionnement des médicaments, la concertation médico-pharmaceutique, etc. Dans le même temps, le Groupe de recherche et d’action pour la santé (GRAS)4, auquel adhèrent des médecins et pharmaciens belges, préoccupés notamment par ce qu’ils appellent la « publivigilance », est entré en contact avec nous. Nous nous sommes retrouvés notamment dans des actions de refus de la publicité médicale – charte « Non merci », mouvement No Free Lunch –, mais aussi dans des rencontres Prescrire.

En Suisse, nous avons principalement travaillé avec les pharmaciens suisses. La Société suisse des pharmaciens (SSPh), devenue depuis PharmaSuisse5, nous a contactés précocement sur le thème de la formation : son actuel secrétaire général, Marcel Mesnil, était si passionné de documentation fiable qu’il avait créé, dès les années 1980, depuis son officine du Jura suisse, le système d’information par fiches Pharma Digest. La SSPh a ensuite multiplié les actions visant une formation continue de qualité (outils d’information fiables pour l’officine, séminaires, etc.), veillant toujours au lien avec l’exercice quotidien (ateliers de pharmacie pratique, etc.) et à la multidisciplinarité (cercles de qualité, etc.), pour avancer avec les médecins vers un meilleur service aux patients. Nous avons participé à beaucoup de leurs travaux ; ils ont largement utilisé Prescrire et ont participé à des rencontres Prescrire et à d’autres actions en France (notamment dans des facultés de pharmacie).

Hervé Guillemain :Et si on devait résumer l’apport de la revue Prescrire sur cette question des données médicales ?

Danielle et Gilles Bardelay :Le plus important est sans doute l’indépendance financière de la revue, vis-à-vis des industries de santé (pas d’encarts de publicité, pas d’abonnement groupé), le plus rapidement possible vis-à-vis de l’État (à partir des années 1990 et de la rupture des liens avec l’Union nationale des associations de formation médicale continue ou Unaformec, notamment), vis-à-vis des syndicats corporatistes. C’est-à-dire une dépendance uniquement vis-à-vis des praticiens abonnés individuels (dont la satisfaction s’exprime avant tout par le taux de réabonnement).

L’indépendance documentaire de la revue aussi, qui est une garantie de l’indépendance éditoriale. Nous avons cherché l’autonomie maximale dans ce domaine, en utilisant tous les moyens technologiques et humains possibles pour réussir à maîtriser l’iceberg de la documentation, c’est-à-dire non seulement ce qui est publié (la partie apparente de l’iceberg), mais aussi et surtout ce qui n’est pas publié (sous la surface de l’eau…) et qui est plus ou moins accessible officiellement ou officieusement (notamment par les acteurs de la Bourse, les juges en cas de procès…).

Citons également la lutte pour la transparence des institutions et pour l’accès aux données de santé, illustrée par la grande bataille victorieuse, au niveau du Parlement européen (2000-2004), du Collectif Europe Médicaments. Ce qui, allié à la numérisation et à Internet, rend tant de services aujourd’hui. La transparence s’applique aussi à la revue Prescrire et à l’Association Mieux Prescrire (AMP) qui la publie : explicitation des recherches documentaires, mise à disposition des références des articles, publication annuelle des comptes de l’AMP, du nombre des abonnés, etc.

Autre apport : le mouvement « Non merci », tout un travail que la revue mène auprès des abonnés, des associations de médecins, d’étudiants, de malades, pour qu’ils n’acceptent pas de cadeaux et de financements de la part des firmes, sans parler de la fausse information de la visite médicale et autres conférences biaisées. La charte « Non merci » s’applique à tous les rédacteurs de la revue Prescrire.

Nous voulons aussi rappeler que, selon un principe de responsabilité, il revient à chaque prescripteur de choisir, en toute connaissance de cause, c’est-à-dire en toute indépendance et sur la base de données étayées, sa panoplie de médicaments usuels, puis de faire évoluer cette panoplie en fonction des informations étayées acquises. De ce principe découlent toutes les sous-rubriques présentes dans la revue, les cotations du « Rayon des nouveautés », la rubrique « Vigilance », les dossiers de la rubrique « Synthèses », les discussions contradictoires du forum. Il nous fallait, et il faut toujours, aider les abonnés à faire le tri, à gagner du temps et de l’efficacité : voilà la fonction essentielle de la revue Prescrire, avec les cotations du « Rayon des nouveautés », les palmarès annuels (la « Pilule d’Or »), les bilans annuels, mais aussi le prix Prescrire du livre. Etc., etc.

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Notes

1 Les groupes Balint – du nom de Michael Balint, psychiatre et psychanalyste britannique – ont été réunis à partir de la fin des années 1940 pour contribuer à la formation des médecins généralistes.

2 Mise en place en 1976, la commission Alexandre (du nom de son président, Jean-Michel Alexandre) était chargée de « promouvoir à travers les dictionnaires de produits pharmaceutiques existants une information objective sur les médicaments à l’usage des médecins », notamment par « la vérification des monographies des dictionnaires de spécialités pharmaceutiques » ; en d’autres termes, elle visait à contrôler l’information au sein du dictionnaire Vidal, alors le seul à être diffusé largement.

3 Voir le site de la SSPF : https://www.sspf.be/ (consulté le 27 juin 2022).

4 Voir le site du GRAS : http://gras-asbl.be/ (consulté le 27 juin 2022).

5 Voir le site de PharmaSuisse : https://www.pharmasuisse.org/fr/ (consulté le 27 juin 2022).

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Pour citer cet article

Référence papier

Hervé Guillemain, « Prescrire (1980-…), une revue au service de l’information fiable des médecins et des pharmaciens »Histoire, médecine et santé, 22 | 2022, 191-202.

Référence électronique

Hervé Guillemain, « Prescrire (1980-…), une revue au service de l’information fiable des médecins et des pharmaciens »Histoire, médecine et santé [En ligne], 22 | hiver 2022, mis en ligne le 15 décembre 2022, consulté le 12 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/hms/6322 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/hms.6322

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Auteur

Hervé Guillemain

Laboratoire Temps, Mondes, Sociétés (TEMOS, UMR 9016), Le Mans Université

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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