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Carnet de recherche

La recherche-création du spectacle D’abord ne pas nuire

Les données médicales entre histoire, sciences sociales et théâtre
Servane Daniel et Nahema Hanafi
p. 167-187

Texte intégral

Croiser les regards, regarder ensemble

  • 1 Le programme DataSanté (2016-2022), coordonné par Stéphane Tirard, a été financé par la région des (...)
  • 2 Cette démarche pluridisciplinaire a été amorcée dans des programmes de recherche préalables faisan (...)

1Qu’est-ce qu’une donnée médicale ? Comment est-elle produite et mobilisée au sein de la relation thérapeutique ? Historiciser cette notion et en mesurer les incidences en matière de soin, telle était la tâche ardue que notre groupe de recherche pluridisciplinaire s’était fixée au sein du programme DataSanté1. À une condition toutefois, celle d’allier les sciences humaines et sociales aux arts scéniques, avec deux ambitions principales : d’une part, prendre le temps de s’imprégner des manières de faire, des regards de l’autre qui s’adonne soit à la fiction, soit à la recherche scientifique, en travaillant collectivement un corpus de sources varié, en partant de l’archive et de sa contextualisation. D’autre part, penser ensemble une forme théâtrale qui renverrait aux questionnements, matériaux et méthodologies des chercheur·es impliqué·es, tout en laissant l’équipe artistique livrer sa propre explicitation des enjeux sociaux et politiques autour des données médicales2.

  • 3 Selon l’approche développée par Gérard Noiriel qui limite d’une certaine façon la collaboration av (...)
  • 4 Erving Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne, Paris, Éditions de Minuit, 1973 ; Bernard (...)
  • 5 Ruth Raynor, « Speaking, Feeling, Mattering. Theater as Method and Model for Practice-Based, Colla (...)
  • 6 Nous reprenons ici les termes employés par le groupe de recherche « Images, écritures transmédia e (...)
  • 7 Voir notamment les expérimentations relatées par Odile Macchi dans son article « Mettre en scène l (...)

2En pensant cette forme théâtrale, nous ne souhaitions pas mobiliser le théâtre comme un simple vecteur de diffusion des connaissances historiques, en jouant sur sa capacité à faire « éprouver3 » au public des situations sociales. Il n’était pas non plus question de réduire le théâtre à une métaphore théorique, amplement utilisée en sociologie4, mais d’appréhender ses méthodologies – dramaturgie, écriture théâtrale et force d’imagination, improvisation, jeu d’interprétation – comme une ressource heuristique. Le défi posé à l’équipe de recherche était en effet de s’imprégner des pratiques scéniques afin d’appréhender le théâtre comme une autre manière d’ordonner le réel. En suivant ce principe, la géographie s’est récemment emparée du théâtre comme méthode pour faire saillir des enjeux de pouvoir et des rapports sociaux, impulsant des renouvellements méthodologiques concrets5. Le développement croissant des « écritures alternatives6 » invite également au renforcement des dialogues entre sciences humaines et sociales et arts scéniques, laissant augurer des expérimentations fructueuses7. En intégrant des professionnel·les des arts scéniques, notre groupe de recherche s’inscrivait dans cette démarche d’ouverture à des regards et des pratiques disciplinaires susceptibles d’enrichir les analyses historiques, ainsi que leurs modalités de restitution.

  • 8 La démarche dramaturgique – étude préalable et forme d’accompagnement à la mise en scène – entrant (...)
  • 9 Lise Landrin, « Déclencher, représenter, restituer », art. cit.
  • 10 Nathalie Zemon Davis, Le retour de Martin Guerre, Paris, Tallandier, 2008.
  • 11 Michel de Certeau, « L’histoire, science et fiction », dans Histoire et psychanalyse entre science (...)

3L’objectif était notamment d’expérimenter une méthodologie pluridisciplinaire confrontant les pratiques historiennes (contextualisation, représentativité, objectivation, preuves et problématisation) aux méthodes de création et de représentation des arts scéniques8. Ce projet s’est donc saisi du théâtre comme art de la représentation, parce que « représenter, c’est-à-dire présenter à nouveau ou rendre présent, est toujours une manière de conférer un sens augmenté à l’expérience9 ». La méthodologie scénique donne effectivement la possibilité d’incarner l’expérience dans des formes de mise en situation qui éclairent différemment les sources mobilisables – une piste suivie par l’historienne Natalie Zemon Davis lors de l’adaptation cinématographique du Retour de Martin Guerre10 – et invitent à des réflexions croisées autour de la notion de fiction, de personnage, de spatialité, de corporéité ou de contexte, afin de poursuivre les échanges amorcés entre histoire et théâtre11.

Feuille de route

4Pendant cinq années, le programme a donc réuni, avec des temporalités et degrés d’investissement différents dus à des statuts distincts, des historien·nes (Hervé Guillemain, David Niget et Nahema Hanafi), des sociologues (Émilie Bovet, Anne-Chantal Hardy, Mauro Turrini et Adeline Perrot), une metteuse en scène (Servane Daniel), une chargée de production (Madeline Crosnier) et des comédien·nes (Méléhane Girerd, Céline Lemarié et Sébastien Prono). Au-delà de l’appétence pluridisciplinaire qui nous animait, nous souhaitions faire de la recherche autrement et avons donc pris le temps d’élaborer un cadre collectif dont le premier compte rendu de réunion témoigne : « désindividualiser la recherche et nommer le collectif », « penser les situations sociales et statutaires différenciées au sein de l’équipe », « faire vivre la pluridisciplinarité et rendre visibles nos postures »… Autant de bonnes volontés, parfois mises à l’épreuve, mais qui ont servi de guide à un espace de recherche (pour ne pas dire une « zone ») à défendre des automatismes et autres impensés qui modèlent habituellement notre quotidien de travail. Nous nous sommes même donné un petit nom de collectif, dans l’hilarité générale : les Mithes (Méthodes imaginaires théâtrales historiques et sociologiques). Pour ce qui est des questionnements, ils ne manquaient toutefois pas de sérieux.

5Deux interrogations principales nous taraudaient : comment la production de données sur le corps souffrant façonne-t-elle les savoirs médicaux et la définition même des pathologies ? Quels sont les mécanismes de pouvoir sur les corps produits par un regard médical fondé sur les données (qui plus est sérielles) ? Pour tenter d’y voir plus clair, nous avons entamé un dialogue au cours de différents ateliers centrés sur la présentation de nos sources respectives (consultations épistolaires, dossiers de patient·es, archives institutionnelles, articles scientifiques, manuels de codage des pathologies…), dont nous interrogions autant le sens que la matérialité. Ce travail autour – ou plutôt au cœur – de l’archive nous a menés à remonter la « chaîne des données » allant de l’expérience du corps malade à l’énonciation de la pathologie et à sa prise en charge thérapeutique. Cela revenait à interroger les modalités concrètes d’élaboration des données, les méthodes et contextes de recensement, mais aussi les processus d’objectivation du corps. Une telle démarche invitait également à s’enquérir du traitement des données, du rapport aux différents dispositifs techniques, aux promesses qu’ils supposaient. Nous nous intéressions donc aussi bien à la variété des mises en récit de la maladie (par les mots, les chiffres, les images), qu’à la place des malades dans ces dispositifs de soins ou d’accompagnement.

  • 12 En menant des enquêtes sociales sur la fréquence des maladies dans des milieux spécifiques, en étu (...)

6En soumettant ces questionnements à un exercice diachronique, nous souhaitions étudier la résurgence de « vieux motifs » présentés sous la forme de nouveaux espoirs par les promoteurs des big data, ou données en grand nombre : la « médecine personnalisée » – au cœur de la pensée hippocratique – ou la « médecine prédictive » n’étant en rien des inventions contemporaines, puisqu’elles trouvent leurs racines dans des pratiques et aspirations anciennes12. Nous voulions donc revenir sur ces rhétoriques médicales, saisir ces promesses intellectuelles et techniques dans le temps long, en nous intéressant à la relation thérapeutique qu’elles sous-tendent. En investissant d’une part les imaginaires soignants, et d’autre part la place des individus souffrants, nous souhaitions enquêter sur les césures profondes qu’engendre l’avènement de la médecine clinique, comme sur les très fortes permanences, jusqu’aux discours contemporains, de l’idée d’un « progrès » nécessairement obtenu par une mise à distance croissante de la médiation humaine pour saisir les corps et leurs pathologies.

Lâcher prise

  • 13 Odile Macchi, « Mettre en scène l’enquête en sciences sociales… », art. cit., p. 75.

7Tout au long du programme de recherche, les équipes scientifique et artistique ont été pleinement associées lors des différents ateliers, par un partage des recherches en cours à destination de l’ensemble du groupe. Cette mise en commun, nourrie de discussions de fond, impliquait que le rôle des professionnel·les des arts scéniques ne consiste pas simplement à restituer des recherches déjà faites, déjà publiées, mais à pouvoir les infléchir par leurs questions et remarques, pensées collectivement dans le cadre de l’enquête, en opposition à une « ligne de partage entre chercheurs d’un côté, chargés de produire de la connaissance, et artistes, chargés de faciliter sa diffusion13 ». Il revenait aux chercheur·es d’accepter de se dessaisir de leurs archives, de leurs sources souvent gardées jalousement, pour laisser place à d’autres manières de les interpréter, de les exposer et de les mettre en forme.

8Lors de ces temps de partage, les chercheur·es livraient leurs mots, leurs méthodes, leurs usages à la compréhension et à l’observation de l’équipe artistique et devenaient des chercheur·es observé·es, posture rare et délicate, mais si salutaire : être à son tour l’objet d’une investigation, d’un recul critique, d’une mise en récit. Les chercheur·es ont, tantôt amusé·es, tantôt intimidé·es, suivi les demandes de l’équipe artistique, leur intimant de lancer des mots dans l’œil noir d’une caméra, le premier qui viendrait à l’évocation d’un autre, d’improviser aussi en se mettant soudain à quatre pattes pour réanimer un collègue, ou toute autre scène semblant plus ou moins proche de notre objet commun. Il leur fallait donc lâcher prise, accepter d’être à leur tour sujets d’expériences, sans toujours en comprendre la pertinence, ce qui ne requérait finalement qu’un peu de docilité. Puis les chercheur·es ont difficilement masqué leur curiosité en voyant s’amonceler divers objets – des chaises médicalisées, des blouses, des radiographies, des thermomètres géants –, et d’autres plus étranges encore : mais que venaient faire ici les centaines de petites balles colorées que l’on trouve habituellement dans les parcs pour enfants ? Les données, ce seront les données ! Docilité, vous dis-je.

  • 14 On renvoie ici au Réseau national des écritures alternatives en sciences sociales, qui œuvre à l’e (...)

9Enfin, dans un théâtre désaffecté de Nantes, mué en salle de répétition occasionnelle, les chercheur·es ont assisté, ébahis et un peu émus, à la mise en bouche, à la mise en corps, de leurs archives. Le regard légèrement décalé, drôle, mais néanmoins pertinent, éminemment critique – et politique –, permettait une réécriture de celles-ci, à la fois fidèle au sens et si savoureusement éloignée des écrits paginés, des articles en 35 000 signes (caractères de ponctuation et espaces compris) et autres rigidités narratives des sciences humaines et sociales14. Une histoire vivante. Sans doute les historien·nes savent-ils écrire, et avant cela regarder de haut, de biais, en contre-jour, fouiller, persévérer pour comprendre un phénomène, le circonscrire, le traquer, le décrire, l’épingler dans son contexte et l’éclairer d’un coup de projecteur, parfois avec un véritable talent littéraire. Sans doute. Mais avoir le privilège de voir son matériel de recherche incarné, entré en fiction, le rend plus vivant, indéniablement, plus juste aussi, paradoxalement.

  • 15 Odile Macchi, « Mettre en scène l’enquête en sciences sociales… », art. cit., p. 82.
  • 16 Yoshi Oida, L’acteur invisible, Arles, Actes Sud, 1998.
  • 17 Jacques Lecoq, Le corps poétique : un enseignement de la création théâtrale, Arles, Actes Sud, 199 (...)
  • 18 Odile Macchi, « Mettre en scène l’enquête en sciences sociales », art. cit., p. 74.

10Ce carnet de recherche n’est toutefois pas le lieu d’une explicitation détaillée de cette expérience pluridisciplinaire. Les apports de la fictionnalisation et de l’incarnation n’en sont pas moins nombreux, en particulier pour l’énonciation de possibles – au cœur du travail de formulation d’hypothèses et d’interprétation – produits par l’écriture théâtrale et la mise en scène d’archives historiques. Les sources données à voir, retravaillées ou non, par l’écriture théâtrale donnent aux spectatrices et spectateurs la possibilité « d’explorer par eux-mêmes les significations complexes du monde social15 », là où les citations des chercheur·es tronquent bien plus souvent l’expérience énoncée qu’elles ne la donnent à voir. Mobiliser le corps des comédien·nes, « corps vécu16 », comme un outil sensible utile au travail d’interprétation, a aussi permis « d’incarner des personnages, des histoires et des idées en transmettant des situations issues d’émotions et de sensations particulières17 ». Sur scène, on ne peut oublier les corps, passer outre les ressentis ; plusieurs siècles d’histoire médicale ont été traversés en donnant à voir les déconvenues, les joies, les aberrations, les colères, les incompréhensions, les espoirs, tout ce tumulte que les archives taisent souvent et qui est pourtant au cœur de la relation thérapeutique. Soixante minutes de spectacle, grâce à l’« efficacité démonstrative18 » des arts scéniques, ont permis de faire saillir ce que les écrits académiques ne font parfois qu’effleurer : ce qu’une médecine fondée sur les données (en petit ou grand nombre) fait aux corps, aux interactions de soin, aux individus.

Le cœur du propos

11Avant de reproduire quelques extraits du spectacle D’abord ne pas nuire. Une histoire des données médicales, précisons l’intention, ou plutôt l’ampleur des questionnements donnés à voir, car en nous saisissant des données médicales, nous voulions avant tout mesurer les changements quant à la place, aux rôles et aux capacités d’action des souffrant·es et des soignant·es des Lumières à nos jours.

12Opposer les données médicales aux récits des malades, c’est risquer la caricature, mais c’est aussi tirer un fil heuristique : celui qui va d’une énonciation de soi, moulée dans un certain nombre de codes, à une réception par l’autre, à une mise en ordre de ce récit, un classement, une hiérarchisation, une réinterprétation, à une opération de jugement en somme. Au xviiie siècle encore, la parole des souffrant·es prévalait, car les soignants diagnostiquaient à partir de l’énonciation de leurs propres maux. Les individus souffrants étaient ainsi considérés comme les plus à même de saisir et de décrire les manifestations internes et externes de la pathologie, ensuite proposées au regard ou à l’entendement du médecin. Ils étaient ainsi les premiers et même les principaux producteurs de données médicales. Le recours à la consultation épistolaire tout au long de l’époque moderne et jusqu’au xixe siècle, notamment en homéopathie, témoigne de cette place particulière des patient·es dans la compréhension, l’exposé et l’analyse de leurs maux et symptômes (voir extrait 1). Puis, progressivement, les récits des malades furent concurrencés et dépassés par de nouveaux dispositifs à même de produire de nouvelles données médicales, pensées comme plus objectives, et de les comparer entre elles.

13Les médecins de l’époque moderne usaient de leurs sens pour comprendre la maladie (constater les modifications du corps, toucher les duretés, goûter les urines…), mais le paradigme idiosyncrasique – selon lequel chaque être humain a des dispositions particulières fondées sur un dosage d’humeurs corporelles spécifique créant des corps « uniques » – rendait difficile toute appréhension sérielle des données médicales. La médecine clinique et ses prolongements ne discréditèrent pas fondamentalement cette approche sensualiste, mais y adjoignirent de nouvelles manières de dire le corps (bilans sanguins, radiographie…) et de le mettre en série (études de cas), qui mirent à distance la parole des malades et modifièrent le rapport des soignants à leur objet/sujet de soins (voir extrait 2). Les technologies liées au big data, qui prennent très marginalement en compte l’expérience sensible de la maladie, vont plus loin encore dans la disqualification des capacités d’observation et d’analyse des soignant·es, simples exécutant·es « éclairé·es » (ou au mieux modulateurs·ou modulatrices) des traitements proposés par la machine. On mesure ici une évolution fondamentale dans la conception des patient·es et de leurs capacités d’action, aussi bien dans la définition de la maladie que dans la négociation du traitement, mais également dans la place laissée aux soignant·es prié·es d’externaliser le recueil des données comme leur analyse.

14Dès lors, la « vérité » des corps et la résolution de leurs troubles ne se trouveraient que dans ce qui est pensé comme une double objectivation : traitement de données quantitativement nombreuses et réalisation de l’exercice par une machine. Si les prémices de la médecine clinique ne recouraient pas à une formalisation mathématique du réel par les algorithmes, elles se structuraient autour d’études de « cas », conçues comme des outils d’analyse, de diagnostic et de soin. Le but étant de mettre en série ces cas pour en désigner les « occurrences » symptomatologiques, par exemple, et de permettre l’émergence de diverses classifications, qu’elles soient relatives aux maladies (voir extrait 3), à la morbidité, aux protocoles de soin… On décèle l’obsession naissante du nombre, de l’approche sérielle censée produire un savoir à la fois général – voire universel – et adapté aux maux de chacun. Le médecine version big data renforce cette tendance, avec la promesse d’une « médecine personnalisée », pourtant produite par l’éclatement des corps en des myriades de données interchangeables. Celles-ci ont la particularité de sortir du cabinet médical ou des archives hospitalières pour être propulsées dans des bases de données numériques, mais aussi de faire travailler de concert de nouveaux acteurs économiques du soin se chargeant de concevoir les supports numériques, les algorithmes, les objets connectés (voir extrait 4) ou encore les applications de santé à même d’élaborer, stocker et analyser les milliards de données produites chaque jour sur la planète.

15L’évolution des imaginaires et des pratiques scientifiques, ainsi que leurs incidences sur la relation de soin et sur les positionnements sociopolitiques des individus (soignés et soignants) constituent le cœur de la réflexion menée dans le spectacle D’abord ne pas nuire. Une histoire des données médicales. Il met ainsi en scène des malades, des oreillers connectés, des soignant·es, des codeurs et codeuses, des cadavres, des chercheur·es, des intelligences artificielles, des étudiant·es, un coach virtuel…

Édition d’extraits du texte du spectacle D’abord ne pas nuire. Une histoire des données médicales (2020), écrit par Servane Daniel

Extrait 1. Le questionnaire de Tissot

  • L’extrait porte le nom du questionnaire que le médecin lausannois Samuel Auguste Tissot (1728-1797) propose à ses lecteurs et lectrices pour les guider dans leurs consultations. Il est publié dans son célèbre Avis au peuple sur la santé ou Traité des maladies les plus fréquentes, Lausanne, 1761.
  • Samuel Auguste Tissot est également le destinataire de plus d’un millier de consultations épistolaires, envoyées par des malades résidant en Europe, auxquelles il répondait en donnant diverses prescriptions. Dans ces consultations, les malades décrivaient leurs sensations et symptômes, dans l’attente d’un diagnostic et/ou d’un traitement. Cet extrait reproduit une partie de la consultation d’Henriette d’Argouges (Bibliothèque cantonale vaudoise, fonds Tissot, consultation épistolaire d’Henriette d’Argouges, princesse de Talmond, Genève, février 1792).
  • Sur les consultations épistolaires, on renvoie, dans ce numéro, à l’article de Marie Guais, « Les données médicales dans les consultations épistolaires d’Étienne-François Geoffroy (1672-1731) ».

Le médecin, écrivant : « Il faut beaucoup d’attention et d’habitude, pour bien juger de l’état d’un malade qu’on ne voit pas, lors même qu’on est instruit aussi exactement qu’on peut l’être de loin. Mais cette difficulté est fort augmentée, et même changée en impossibilité, quand l’information n’est pas exacte. Il m’arrive souvent qu’après avoir consulté des paysans, qui viennent du dehors, je n’ose rien leur ordonner, parce qu’ils n’ont pas pu m’instruire assez pour me mettre à même de juger de la maladie. C’est pour prévenir cet inconvénient, que je joins ici une liste des questions, auxquelles il faut pouvoir répondre… »

S’adressant au public. Je suis médecin. Je suis né en 1728. J’aurais pu naître beaucoup plus tôt. Disons… il y a 10 000 ans. J’aurais certainement procédé à quelques trépanations. Quelques-uns de mes patients auraient même survécu. J’aurais aussi pu m’appeler Hesyre et poser des prothèses dentaires à mes compatriotes égyptiens. Tiens, j’aurais même pu être une femme. Disons… Peseshet. Ou Hippocrate. Galien. Averroès. Médecin, shaman ou guérisseur. Vous êtes entrés dans le labyrinthe médical par la porte du xviiie siècle. C’est comme ça. Il fallait bien pousser une porte. La verte. Une porte toute verte. Hi, hi, hi. Mais si. Enfoncer une porte toute verte. Oui. Bon. Bref.

« Avis au peuple sur sa santé.
Questions auxquelles il est absolument nécessaire de savoir répondre quand on va consulter un médecin.
Quel âge a le malade ?
Jouissait-il d’une bonne santé ?
Quel était son genre de vie ?
Depuis quand est-il malade ?
Comment a commencé son mal ?
A-t-il de la fièvre ?
Son pouls est-il dur ou mou ?
Est-ce qu’il a encore des forces ou est-il faible ?
Se tient-il tout le jour au lit, ou est-il levé ?
Son état est-il le même à toutes les heures du jour ?
Est-il inquiet ou tranquille ?
A-t-il chaud ou froid ?
A-t-il des douleurs de tête, de gorge, de poitrine, d’estomac, de ventre, de reins, de membres ?
A-t-il la langue sèche, de l’altération, mauvais goût à la bouche, des envies de vomir ; du dégoût ou de l’appétit ?
Va-t-il du ventre souvent, ou rarement ?
Comment sont ses selles ?
Urine-t-il beaucoup ? Comment sont ses urines ?
Est-ce qu’il sue ?
Est-ce qu’il crache ?
Dort-il ?
Respire-t-il aisément ?
Quel régime suit-il ?
Quels remèdes a-t-il employés ?
Quels effets ont-ils produits ?
Est-ce qu’il n’a jamais eu la même maladie ? »

Une partie de mon expertise, mais aussi la petite notoriété qui m’est échue se sont forgées à partir des mots. C’est drôle ça. Les mots – les maux. Non ? Bon. Bref. J’ai voulu renseigner l’éventuel patient sur ce qu’il doit savoir pour DIRE correctement ses maux au médecin. Des malades, par centaines, par milliers, m’ont écrit quand ils ne pouvaient se déplacer.

(S’emportant) Prenant soin de décrire avec parfois menus détails leurs afflictions, leurs douleurs, leurs spasmes. J’ai lu, décrypté, conseillé ces patients épistolaires. Parcourant des yeux le tracé de leur plume, j’ai observé à distance la couleur de leurs peines. Avant que de moi-même noircir le parchemin d’une main si elle ne fut encyclopédique, du moins fut-elle fort savante, j’écrivais remèdes et potions. Décoctions de dents de lion, grains d’extrait de saponaire, gommes d’ammoniac, pommades mercurielles, saindoux, bains tièdes, bains froids, bains chauds. Considérant avec une rare attention le cas de chacun de mes correspondants, je donnais à mon écriture tout le sérieux et la profondeur qu’on attend de celui à qui on écrit quand tout autre chemin s’est montré infécond, de celui qui a le pouvoir de guérir, de celui en qui réside l’ultime espérance ! …

Bon. Bref. J’ai entretenu une correspondance monumentale.

La patiente : « Monsieur Butini…

Le médecin : Un confrère.

La patiente : « Monsieur Butini voudra bien faire remarquer à Monsieur Tissot…

Le médecin : C’est moi.

La patiente : … que lorsque mon estomac va mal, j’ai des chaleurs très violentes ; mes yeux sont comme remplis de grains de sable et ils pleurent, surtout l’œil gauche, et j’éprouve des vents ; ils semblent s’attacher à mes nerfs et me crispent comme des petits points piquants et brûlants ; d’autres fois, comme dans les temps humides, ils me donnent du dégoût, de la flatuosité ; je suis triste, malheureuse, portée à la mélancolie ; l’état de gelée m’est le plus cruel ; mes douleurs sont vives ; j’ai comme une crispation et un tremblement général qui me porte à l’humeur et à la colère ; de temps en temps, il me prend des rages, des maux d’estomac que rien ne peut exprimer, et jamais ils ne manquent d’être accompagné de la perte en blanc ; ma bouche est pâteuse ; mes membres semblent s’engourdir ; mes pieds s’enfler ; les chaleurs me montent au visage ; je crois avoir des ébullitions entre cuir et chair ; les vents, en m’attaquant les nerfs, me rendent comme folle. Monsieur Butini sait que ma maladie tient à un estomac dans un état fâcheux et qui, d’après ses dispositions, attaque plus ou moins mes nerfs. Il y a des temps où mes intestins me paraissent comme coller et empêcher le passage des vents, que je ne rends pas dans les temps de pluie, faute de force, et dans la gelée, rapport à la crispation. La sensation m’en est plus douloureuse à gauche et sous le sein, jusqu’au bas des côtes. »

L’homme en bleu, rentrant à cour, au micro : Hypotypose des symptômes. Finesse des sensations. Une écriture très personnelle. Qualité littéraire certaine. On entend dans le froissement des affections un souffle poétique. Le récit, alors, n’est pas rien, au sein de l’échange médical. Le corps se dit, et la manière dont il se raconte, n’est-ce pas déjà une opération à cœur ouvert ? Le symptôme n’est-il pas aussi la perception du symptôme ? Comment connaître une perception si elle n’est racontée ? Traduire un symptôme pour le langage d’autrui, c’est en faire récit. De la poétique du mal à l’écho médical. De la souffrance en partage, c’est en articuler la qualité, par celui qui la goûte. Chaque souffrant est unique, car il est le seul témoin, le seul poète de sa souffrance. Et celui qui le soigne ne pourra considérer sa réponse que dans cette unicité.

L’homme en bleu entre à cour, attrape l’enveloppe de Tissot et sort à jardin.

Le médecin : Je n’ai rien compris.

La patiente : Il veut dire que tu pratiques une médecine personnalisée : tu me considères comme un cas unique, tu me donnes une réponse unique.

Le médecin : Ah… Bien évidemment. Comment procéder autrement ?

Extrait 2. Naissance de la médecine moderne

  • L’extrait tranche avec le précédent, qui laissait une large place à l’énonciation des maux par les malades, en donnant à voir la légitimation croissante des appréciations médicales relatives à la notion de santé et de guérison. Il évoque aussi les changements de paradigmes menant les médecins à porter un discours différencié sur les corps, davantage centré sur les organes et leur fonctionnement que sur une appréciation holistique des corps. Il s’inspire de l’ouvrage du philosophe Michel Foucault (1926-1984), Naissance de la clinique : une archéologie du regard médical (1963).
  • La chanson est un pastiche de Wind of Change (1990) du groupe Scorpions. Elle souligne différentes évolutions techniques dans le champ de la santé au cours des xixe et xxe siècle, notamment en matière de définition et de collecte des données médicales.

L’homme en bleu apparaît, grignotant une carotte : Quoi de neuf, doc ?

Le médecin : Elle est guérie.

L’homme en bleu, à la patiente : Vous êtes guérie ?

La patiente : Je suis guérie.

Le médecin : Elle est guérie !

L’homme en bleu : Tu la crois guérie, doc ?

Le médecin : Vous êtes guérie ?

La patiente : Je suis guérie.

Le médecin : Elle dit qu’elle est guérie.

L’homme en bleu : Est-elle guérie ?

Le médecin : J’ai entendu qu’elle est guérie.

La patiente : Je vous dis que je suis guérie.

L’homme en bleu : Qui dit qu’elle est guérie ?

Le médecin & la patiente : Elle / Moi.

L’homme en bleu : Donc est-elle guérie ?

Le médecin : Puisque je vous dis qu’elle dit qu’elle est guérie.

L’homme en bleu : Tu dis qu’elle est guérie ?

Le médecin : Je dis qu’elle est guérie !

L’homme en bleu : Vous dites qu’elle est guérie ? C’est donc qu’elle est guérie.

La patiente : Je suis guérie ?

Le médecin : Vous êtes guérie !

Le médecin et l’homme en bleu montrent la sortie à la patiente, qui sort à jardin.

L’homme en bleu : Alors, doc ?

Le médecin : Au terme de la cure de la patiente, suite au dessèchement de son système nerveux, j’ai vu les portions membraneuses, semblables à des morceaux de parchemin trempé, se détacher par de légères douleurs et sortir journellement avec les urines, l’uretère du côté droit se dépouiller à son tour et sortir tout entier par la même voie.

L’homme en bleu, actionnant un buzzer : Ttttttt…

L’homme en bleu, avec sa carotte : Alors, doc ?

Le médecin : Suite au dessèchement…

L’homme en bleu actionne le buzzer.

L’homme en bleu : Ce n’est plus le bon vocabulaire, doc. Adapte-toi.

Le médecin, qui cherche ses mots : J’ai… perçu une lésion… anatomique de… l’encéphale et de ses enveloppes ; il s’agit de « fausses membranes » qu’on trouve fréquemment chez les sujets atteints de « méningite chronique ». Leur surface externe appliquée sur le feuillet arachnoïdien de la dure-mère est adhérente à ce feuillet (…). Leur surface interne est seulement contiguë à l’arachnoïde avec laquelle elle ne contracte aucune union…

L’homme en bleu : C’est mieux. À partir de maintenant, tu ne te concentres plus que sur la partie maladive, tu comprends ? Les temps changent. The Wind of Change…

Le médecin siffle, puis entonne avec l’homme en bleu :

I follow the progress
With my happiness
Listening to the stethoscope
An August summer night
Doctors passing by
Listening to the bacilli de Koch
The world is closing in
Did you ever think
That we could be so close, anesthésiés,
The future’s in the air
I can feel it everywhere
Blowing with antiseptie
Take me to the magic auscultation
On a glory night
Where the patients of tomorrow dream away (dream away)
In vaccination
L’anatomie pathologique
Blablablablabli
Blablabla antibiotique
L’électrocardiogramme
La radiologie
Listening to the transfusion sanguine
Take me to électroencéphalogramme
On pasteurization
Where the patients of tomorrow share their dreams
With you and me.

Le médecin, suivi de l’homme en bleu, sort à jardin.

Extrait 3. La CIM

  • La Classification internationale des maladies (CIM) est publiée par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) pour l’enregistrement des causes de morbidité et de mortalité. Elle classe les maladies, les symptômes, les lésions, les circonstances sociales et externes de blessures ou de pathologies. Son histoire remonte à 1891, quand l’International Statistical Institute (ISI) commande une classification des causes des décès. La CIM, utilisée internationalement, a fait l’objet de diverses révisions. La plus récente, la 11e, présente une vingtaine de chapitres et plusieurs milliers de codes.
  • Sur la CIM et le codage des données médicales qu’elle implique, notamment dans les établissements de santé, voir dans ce numéro l’article d’Émilie Bovet, « “Un plus un, ça ne fait pas toujours deux” : le codage médical en coulisse ».

Trois médecins sont assis en ligne. Chacun porte un micro-casque et dispose d’une sonnette. Visiblement dans l’urgence. Toute la gestuelle est très orchestrée. Les médecins annoncent le titre : « Classification / internationale / des maladies ».

Médecin 1 : Vous pourrez sortir demain. Voyez pour la suite avec votre médecin traitant. Au revoir madame. Canalaire : M-8500/3.

Sonnette

Médecin 2 : Vous pourrez sortir demain. Voyez pour la suite avec votre médecin traitant. Au revoir madame. Canalaire avec autres types de carcinomes : M-8523/3.

Sonnette

Médecin 3 : Vous pourrez sortir demain. Voyez pour la suite avec votre médecin traitant. Au revoir madame. Canalaire et lobulaire : M-8522/3.

Sonnette

Médecin 1, médecin 2 et médecin 3 : Bonjour monsieur.

Médecin 1 : Interrogatoire du patient : motif de consultation ?

Médecin 2 : Allergies ?

Médecin 3 : Antécédents ?

Médecin 1 : Activités professionnelles ?

Médecin 2 : Examen général : poids ?

Médecin 3 : Taille ?

Médecin 1 : Aspect cutané ?

Médecin 2 : Examen par organes…

Médecin 3 : … par appareils…

Médecin 1 : … et systèmes.

Médecin 2 : Prescription d’examens complémentaires.

Médecin 3 : Diagnostic.

Médecin 1 : Prescription du traitement.

Médecin 1, médecin 2 et médecin 3 : Vous pourrez sortir demain. Voyez pour la suite avec votre médecin traitant. Au revoir monsieur.

Médecin 1 : 34.52.11.

Sonnette

Médecin 2 : 34.6X.20.

Sonnette

Médecin 3 : 34.4X.00.

Sonnette

Médecin 1, médecin 2 et médecin 3 : Bonjour madame. Interrogatoire du patient : motif de consultation ?

Médecin 1 : Vous revenez de l’Alaska… Hummm. Oui… Vous êtes tombée d’un traîneau à chiens ????? Qui filaient très vite. Oui. Hummm. Attendez… Le problème c’est que j’ai W05 pour la chute d’un fauteuil roulant… W02 pour la chute impliquant des patins à glace… hummm… des skis, des patins à roulettes ou une planche à roulettes… Traîneau… J’ai pas. Allez, je note patins à glace. C’est presque pareil.

Médecin 2 : Voyez pour la suite avec votre médecin traitant.

Médecin 3 : Je sais pas, je sais pas, je sais pas… MAYDAY MAYDAY MAYDAY. Ici docteur Bovet. Mayday. Position : bureau 409, 8e étage, aile gauche, service de gastro-entéro-névro-encéphalisme. Impossible de finaliser le résumé de sortie. Code incertain pour la Classification internationale des maladies. Demandons assistance urgente. 1 patient concerné. Risque de non-remboursement des frais hospitaliers. Je répète : risque de non-remboursement des frais... Over !

Médecin 1 : Bien reçu, docteur Bovet. Ici docteur Guillemain. Transmission du dossier demandée. Over !

Médecin 3 : Bien reçu docteur Guillemain. Transmission du dossier effectuée. Over !

Médecin 1 : Négatif docteur Bovet. Dossier non réceptionné. Je répète : dossier non réceptionné ! Over !

Médecin 2 : Ici docteur Hanafi. Erreur de destinataire dans l’envoi du dossier. C’est moi qui l’ai reçu. Du coup, je me demandais, est-ce que je peux le consulter pour éventuellement vous apporter un éclairage nouveau, ou dois-je effectuer une nouvelle transmission ? Et dans ce cas, à qui ? Au destinataire, ce qui me semblerait plus déontologique, de façon à être sûre moi-même de ne pas divulguer des informations médicales secrètes, car l’intimité du patient est à mon sens la valeur la plus fondamentale à respecter quand…

Médecin 1 : Mais transmettez-le moi, bordel ! Over !

Médecin 2 : Transmission effectuée. Over.

Médecin 1 : Je consulte le dossier…

Médecin 2 : Bah moi aussi, hein.

Médecin 3 : Faites-vite. La file d’attente des patients s’allonge…

Médecin 1 : Humm… cas de cellules squameuses… topographie difficile à préciser… Humm… Il semble que ce soit un code…

Médecin 1 & médecin 2 : C77.5 / C77.2.

Médecin 1 : 5 !

Médecin 2 : 2 !

Médecin 1 : 5 !

Médecin 2 : 2 !

Médecin 1 : Il est évident qu’il s’agit de ganglions épigastriques !

Médecin 2 : Chère consœur, je vous oppose mon avis le plus caractérisé. Il s’agit là de ganglions mésentériques !

Médecin 1 : Mésentériques ? Mais où va-t-on ?! Écoutez chère consœur, j’ai déjà vu ce type d’affections et…

Médecin 3 : Docteur Guillemain. Docteur Hanafi. Je tranche, qu’on en finisse. Je note : SAI.

Médecin 1 & médecin 2 : ???

Médecin 3 : Sans autre indication.

Médecin 1 & médecin 2 : ???

Médecin 3 : Sans avis identifiable, si vous préférez.

Médecin 1 & médecin 2 : ???

Médecin 3 : Stop aux imbéciles !

Médecin 1 & médecin 2 : Ah oui, là le message est clair.

Sonnette

Médecin 1, médecin 2, médecin 3 : Bonjour monsieur.

Médecin 1 : Interrogatoire du patient.

Médecin 2 : Motif de consultation ?

Médecin 3 : Allergies ?

Extrait 4. L’Ève connectée

  • Cet extrait fait référence aux nouveaux dispositifs technologiques liées à la santé et au bien-être – coach virtuel, objets connectés –, produisant et/ou analysant des données médicales 24 heures/24, 7 jours/7. Il renvoie à la dimension économique des big data, en évoquant la production de ces technologies connectées, mais aussi l’implication des GAFAM et leurs répercussions sur la prise en charge des soins de santé.
  • Il met en scène Bill, un SimCoach inspiré de ces humains virtuels chargés d’écouter et d’aider les vétérans de guerre américains atteints de troubles post-traumatiquesa. Il permet de faire le lien avec les différentes applications de « bien-être », les coachs en développement personnel et les objets connectés (comme un oreiller et un réfrigérateur connectés, deux dispositifs déjà présents sur le marché).
a. Voir la vidéo « What is SimCoach » sur YouTube : https://www.youtube.com/​watch?v=PGYUqTvE6Jo (consulté le 24 juin 2022).

SimCoach : Tutututu. Tutututu. Hey Eva. Un nouveau jour se lève. Répète ton mantra du matin, car s’assurer un mental d’acier, c’est s’assurer une bonne journée : innovation, créativité, responsabilité et bonne santé.

Eva, en baillant : Innovation, créativité, responsabilité et bonne santé.

SimCoach : Hey Eva, as-tu passé une bonne nuit ?

Oreiller connecté : L’hypnogramme a révélé une insuffisance de sommeil. Nous avons noté seulement deux cycles et demi d’alternance de sommeil. Rappel élémentaire : le manque de sommeil favorise les risques d’accident du travail. Risques d’accident du travail.

Eva : Bill, tu m’as conseillé de me lever plus tôt pour pratiquer de l’exercice !

SimCoach : Hey Eva. Le reproche est inutile : cherche le changement en toi-même. Ton exaspération est infructueuse. Apaise-toi. Inspirer, expirer, inspirer, expirer…

Eva : Inspirer… expirer…

Oreiller connecté : Considérant votre âge…

Eva : Inspirer… expirer…

Oreiller connecté : … phase trop longue de sommeil paradoxal. L’électro-oculogramme a noté des oscillations rapides des pupilles. La pression artérielle a connu de trop fréquentes fluctuations.

Eva : Inspirer… expirer…

Oreiller connecté : Le sommeil paradoxal étant propice aux rêves, deux hypothèses sont à retenir…

Eva : Inspirer… expirer…

Oreiller connecté : Soit votre peur de l’échec dans votre domaine d’activité professionnelle a perturbé l’imagerie de votre inconscient…

Eva : Inspirer… expirer…

Oreiller connecté : Soit vous avez fait un rêve érotique, qui, au vu de l’accélération de votre rythme cardiaque, tendait à une succession d’images pornographiques, éventuellement zoophiles.

Eva : Inspirer… expirer…

Oreiller connecté : La diminution du sommeil perturbe le rythme circadien, impliqué dans le métabolisme du glucose. Cela favorise l’apparition d’un diabète de type 2…

SimCoach : Hey Eva. Ton arrière grand-tante maternelle ne faisait-elle pas également du diabète ?

Oreiller connecté : Le diabète de type 2 est une maladie caractérisée par…

Eva : Bon ça suffit. Bill : petit déjeuner !

SimCoach : Hey Eva. Le petit déjeuner est le repas le plus important de la journée…

Eva : … le plus important de la journée.

SimCoach : Il est également essentiel car il permet de récupérer après le long « jeûne » de la nuit.

Réfrigérateur connecté : Température moyenne de réfrigération : 4,5°C. Ce matin, pour un repas équilibré, vous devez manger huit cuillerées de fromage blanc, boire 23 cl de jus de clémentine sans pépins et croquer deux biscottes aux multi-céréales.

Eva et SimCoach (s’échangeant des balles) : Pour bien commencer la journée, un bon petit déjeuner. Pour bien commencer la journée, un bon petit déjeuner….

Réfrigérateur connecté : Attention, hier, vous avez procédé à une mauvaise manipulation du pot de margarine. À 20 h 54, vous avez placé le pot de margarine dans le bac à légumes, température de 7°C, quand la margarine doit être conservée à 4°C. Nous vous conseillons exceptionnellement de vous reporter sur le beurre.

SimCcoach : Hey Eva. Où avais-tu la tête pour faire une chose aussi sotte ? Il ne te reste plus qu’à te reporter sur le beurre.

Balance connectée : Alerte rouge. Alerte rouge. Votre IMC se situe à 23. Zone de dangerosité vers un surpoids probable. La matière grasse est prohibée. Le beurre fait grossir… Le beurre fait grossir…

SimCoach : Hey Eva. Te voilà dans une situation bien embarrassante. Que vas-tu faire ? Imagine qu’un tel dilemme se manifeste dans le cadre du travail. Quelle serait ta décision ? Ne laisse pas les ondes négatives faire obstacle à ta force de réflexion. Pertinence, performance, perfection.

Eva : … performance, perfection. Je me concentre sur le point névralgique du problème. Je pense benchmarking, amélioration continue et approche globale… Je balaie d’un revers de la main le dilemme et opte pour la culture du changement. Je choisis… la stratégie par l’effort !

SimCoach : Hey Eva. Tu es une décideuse née.

Eva : Bill, tu m’as conseillé de pratiquer une séance de sport le matin : effets bénéfiques sur la journée, augmentation de la productivité. Je ne vais pas faire une, mais deux séances de cardio-training. Ainsi je booste mon métabolisme de base et j’élimine les mauvaises graisses.

SimCoach : Hey Eva. Tu sais ce que tu veux. (Le SimCoach donne le départ) 3, 2, 1, c’est parti.

Chaussure connectée : Cadence de 62 pas par minute. Accélération de cadence suggérée. Eva accélère. Longueur du pas : 23,3 cm. Allongement du pas conseillé. Eva allonge ses pas. Pronosupination : raideur anormale.

Eva : Prono-sudation ? Hein ?

SimCoach : Hey Eva. Keep cool. Il s’agit simplement de mobiliser les articulations de l’arrière-pied qui vont guider celles du medio-pied et celles de l’avant-pied.

Eva : Ah. (Ne comprend rien) Bill, je pourrais au moins me passer des chaussures connectées ?

SimCoach : Hey Eva. Ne te démobilise pas. La complémentaire santé Vitavisitupeu que tu as souscrite dans le cadre du contrat collectif de ton entreprise te sera reconnaissante d’utiliser tous les objets connectés qu’elle a confiés à ton usage. Renoncer à l’un, c’est renoncer à tous. Ne te suis-je pas d’une aide précieuse ?

Eva : Mais Bill… (Elle arrête de courir)

Chaussure connectée : Activité arrêtée. Reprise de l’activité conseillée. Reprise de l’activité conseillée…

Eva reprend la course.

Chaussure connectée : Asymétrie biomécanique repérée.

Eva saute plusieurs fois sur un pied.

Chaussure connectée : Asymétrie toujours perceptible.

Eva sautille sur un pied, puis sur l’autre, etc.

SimCoach : Hey Eva. Tu es très appliquée. S’appliquer à conserver une bonne santé, c’est s’appliquer à être une salariée disponible.

Eva s’effondre en hurlant.

Chaussure connectée : Aïe, ça fait mal.

SimCoach : Aïe, aïe, Eva. Tu ressens des douleurs lors de la mobilisation active et passive de la cheville. Tu constates une dorsiflexion plantaire spontanée et augmentée ainsi qu’une tuméfaction à l’arrière du pied. Tu as une déchirure du tendon d’Achille. Il te faudra subir une opération et huit semaines d’immobilité. Le temps de la rééducation dépendra de la capacité réparatrice du tissu musculaire. Je préviens ton entreprise que tu n’iras pas travailler aujourd’hui ?

Eva : Oui… je veux bien…

SimCoach : Hey Eva. Après consultation des données complètes de ton dossier médical et vérification du contrat de Vitavisitupeu, il n’y aura pas de prise en charge financière des soins inhérents à ton état. Il est stipulé dans les clauses concernant l’hygiène de vie, paragraphe « Conduites à risque » que les remboursements seront conditionnés à une vie sans mise en danger. Il est notoire qu’un arrêt brutal du jogging est vivement déconseillé. Il y a donc eu de ta part une prise de risque déraisonnable.

Eva : Bill ?

SimCoach : Hey Eva ?

Eva : Va te faire foutre !

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Notes

1 Le programme DataSanté (2016-2022), coordonné par Stéphane Tirard, a été financé par la région des Pays de la Loire (voir le site : https://www.data-sante.fr/). Le groupe de recherche « Relation thérapeutique, place de l’individu souffrant et imaginaires soignants, des prémices de la médecine clinique aux promesses de la médecine personnalisée (xviiie-xxie siècles) », coordonné par Nahema Hanafi (historienne, université d’Angers), a rassemblé Émilie Bovet (sociologue, Haute École de santé Vaud), Madeline Crosnier (chargée de production, compagnie À la tombée des nues), Servane Daniel (metteuse en scène, compagnie À la tombée des nues), Méléhane Girerd (comédienne), Hervé Guillemain (historien, Le Mans Université), Anne-Chantal Hardy (sociologue, Nantes Université), Céline Lemarié (comédienne), David Niget (historien, université d’Angers), Adeline Perrot (sociologue, Nantes Université), Sébastien Prono (comédien) et Mauro Turrini (sociologue, Nantes Université).

2 Cette démarche pluridisciplinaire a été amorcée dans des programmes de recherche préalables faisant interagir Servane Daniel et Nahema Hanafi. Dès 2015, le programme « Sexualités juvéniles et transgressions. Perspectives transnationales (xviiie-xxie siècles) » (2015-2018), coordonné avec David Niget, a débouché sur la création de la conférence théâtralisée Mauvaises filles (2016, compagnie À la tombée des nues), proposant une scénarisation d’archives provenant des foyers du Bon Pasteur. Le programme « Études de genre, histoire et théâtre. Quatre siècles d’éducation féminine » (2017-2018) a été suivi du spectacle Traité de femme (2018, compagnie À la tombée des nues), portant sur l’histoire de l’éducation féminine. Ces premières expériences de mobilisation scénique de documents d’archives ont permis d’approfondir les apports d’une méthodologie croisée entre arts et sciences humaines et sociales, en associant des comédien·nes et une metteuse en scène au programme DataSanté. Celui-ci a donné lieu à la pièce D’abord ne pas nuire. Une histoire des données médicales (2020), retraçant les évolutions de la relation thérapeutique depuis le xviiie siècle par la médiation d’archives historiques scénarisées.

3 Selon l’approche développée par Gérard Noiriel qui limite d’une certaine façon la collaboration avec les arts scéniques à cette dimension spécifique : Gérard Noiriel, Histoire, théâtre et politique, Marseille, Agone, 2009.

4 Erving Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne, Paris, Éditions de Minuit, 1973 ; Bernard Müller, « Le terrain : un théâtre anthropologique », Communications, 92, 2013, p. 75-83 ; Jérôme Dubois, Les usages sociaux du théâtre hors ses murs : école, entreprise, hôpital, prison, etc, Paris, L’Harmattan, 2011.

5 Ruth Raynor, « Speaking, Feeling, Mattering. Theater as Method and Model for Practice-Based, Collaborative, Research », Progress in Human Geography, 43 (4), 2018, p. 691-710 ; Lise Landrin, « Déclencher, représenter, restituer : le théâtre comme méthode géographique », Cybergeo. European Journal of Geography, 923, 2019.

6 Nous reprenons ici les termes employés par le groupe de recherche « Images, écritures transmédia et sciences sociales » (InSHS, CNRS, 2019-2021).

7 Voir notamment les expérimentations relatées par Odile Macchi dans son article « Mettre en scène l’enquête en sciences sociales : formes et enjeux de la valorisation artistique des travaux de recherche », Le Mouvement social, 269-270, 2019, Écrire autrement ? L’histoire sociale en quête de publics, p. 67-83.

8 La démarche dramaturgique – étude préalable et forme d’accompagnement à la mise en scène – entrant ainsi en résonance avec les travaux préparatoires de lecture et de contextualisation des sources en histoire : voir Yves Lavandier, La dramaturgie, Cergy, Le clown & l’enfant, 1994 ; Bernard Martin, « Dramaturgie et analyse dramaturgique », L’Annuaire théâtral, 29, 2001, p. 82-98 ; George Pefanis, « Les carrefours dans la théorie de l’histoire et du théâtre », L’Annuaire théâtral, 41, 2007, p. 174-186.

9 Lise Landrin, « Déclencher, représenter, restituer », art. cit.

10 Nathalie Zemon Davis, Le retour de Martin Guerre, Paris, Tallandier, 2008.

11 Michel de Certeau, « L’histoire, science et fiction », dans Histoire et psychanalyse entre science et fiction, Paris, Gallimard, 1987 ; Gérard Noiriel, Histoire, théâtre et politique, op. cit. ; Carlo Ginzburg, Le fil et les traces : vrai faux fictif, Lagrasse, Verdier, 2010 ; Noël Barbe, « Le théâtre et l’historien : essais de domestication », L’homme, 197, 2011, p. 139-162 ; Guillaume Mazeau, « Histoire sensible : une expérience critique entre théâtre et histoire », Écrire l’histoire, 15, 2015, p. 253-257 ; Marion Boudier, Pauline Susini et Guillaume Mazeau, « Représenter la Révolution au théâtre : deux expériences entre histoire et fiction », Sociétés et représentations, 43, 2017, p. 175-186.

12 En menant des enquêtes sociales sur la fréquence des maladies dans des milieux spécifiques, en étudiant la récurrence de pathologies au sein des mêmes familles, en réalisant des topographies médicales à l’échelle de villes ou de régions, les médecins de la fin du xviiie siècle ont effectivement imaginé une forme de médecine prédictive, le risque d’incidence d’une maladie ne se lisant pas dans le génome, mais dans l’hérédité familiale ou sociale, dans l’environnement et l’habitat. Ceci a engendré tout un discours sur la prévention ainsi que des politiques publiques actives pour lutter contre des pathologies ou des comportements considérés comme dangereux. On pourrait ainsi multiplier les exemples.

13 Odile Macchi, « Mettre en scène l’enquête en sciences sociales… », art. cit., p. 75.

14 On renvoie ici au Réseau national des écritures alternatives en sciences sociales, qui œuvre à l’exploration et à la valorisation de nouvelles pistes : https://gdrecritures.hypotheses.org/ (consulté le 27 juin 2022).

15 Odile Macchi, « Mettre en scène l’enquête en sciences sociales… », art. cit., p. 82.

16 Yoshi Oida, L’acteur invisible, Arles, Actes Sud, 1998.

17 Jacques Lecoq, Le corps poétique : un enseignement de la création théâtrale, Arles, Actes Sud, 1997.

18 Odile Macchi, « Mettre en scène l’enquête en sciences sociales », art. cit., p. 74.

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Pour citer cet article

Référence papier

Servane Daniel et Nahema Hanafi, « La recherche-création du spectacle D’abord ne pas nuire »Histoire, médecine et santé, 22 | 2022, 167-187.

Référence électronique

Servane Daniel et Nahema Hanafi, « La recherche-création du spectacle D’abord ne pas nuire »Histoire, médecine et santé [En ligne], 22 | hiver 2022, mis en ligne le 15 décembre 2022, consulté le 22 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/hms/6312 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/hms.6312

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Auteurs

Servane Daniel

Compagnie À la tombée des nues, Nantes

Nahema Hanafi

Laboratoire Temps, Mondes, Sociétés (TEMOS, UMR 9016), université d’Angers

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Droits d’auteur

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