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Données médicales

Pour une histoire des données médicales (xviie-xxie siècle)

Hervé Guillemain et Nahema Hanafi
p. 31-46

Notes de la rédaction

Ce numéro thématique intitulé Données médicales (xviie-xxie siècles) a été réalisé dans le cadre du programme régional DataSanté (2016-2022) coordonné par Stéphane Tirard. Le groupe de recherche « Relation thérapeutique, place de l’individu souffrant et imaginaires soignants, des prémices de la médecine clinique aux promesses de la médecine personnalisée », coordonné par Nahema Hanafi, a rassemblé des sociologues et des historien·nes : Émilie Bovet, Hervé Guillemain, Anne-Chantal Hardy, David Niget, Adeline Perrot et Mauro Turrini.

Texte intégral

  • 1 Ces données sont définies par le Règlement général sur la protection des données (RGPD) européen d (...)

1Big data, data scientist, intelligence artificielle, algorithmes d’aide à la décision médicale… Le xixe siècle s’est ouvert sur des promesses technologiques renouvelées drainant leurs lots de nouveaux acteurs, paradigmes et rhétoriques. Les données médicales constituent le substrat, la matière à partir de laquelle la médecine personnalisée, préventive et prédictive, fondée sur l’e-santé et la génomique, entend révolutionner le soin ou, plus précisément, la santé publique1. C’est dans cette perspective qu’Emmanuel Macron a œuvré pour la fondation du Health Data Hub (créé par la Loi relative à l'organisation et à la transformation du système de santé du 24 juillet 2019), chargé de remplacer le Système national des données de santé (SNDS) regroupant notamment les fichiers de l’assurance maladie. Cette plateforme favorisant le recours à l’intelligence artificielle vise à collecter toutes les données produites dans le cadre d’un acte remboursé par l’assurance maladie ou lors d’un passage à l’hôpital, mais aussi les données du dossier médical partagé (DMP) et des logiciels utilisés par les professionnel·les de santé et les pharmacies. Health Data Hub, hébergé par Microsoft, s’adresse principalement à la recherche publique et privée en santé et accompagne actuellement plusieurs dizaines de projets d’universitaires, mais aussi de start-up et d’industriels.

  • 2 Yohann Nabat, « Données de santé : entre permissivité juridique, biopolitique et néolibéralisme », (...)
  • 3 Ibid.

2L’épidémie de covid-19 a accéléré la mise en œuvre de dispositifs de collecte et de traitement de données médicales et personnelles à visée sanitaire, ce qui a provoqué des débats sur les libertés publiques. Les données de santé constituent effectivement des informations dites sensibles et sont protégées, en France, par la Loi informatique et libertés de 1978 et le Règlement général sur la protection des données (RGPD) européen. Elles bénéficient donc d’un encadrement spécifique en matière de collecte, de conservation et d’utilisation, mais peuvent être traitées, dans un certain nombre de circonstances spécifiques, sans que le consentement des individus constitue un pré-requis2. Cette forme de « permissivité juridique », selon la formule de Yohann Nabat, s’accompagne d’une série de discours tendant à démontrer l’acceptabilité de telles pratiques au motif qu’elles œuvrent pour l’intérêt général et permettent une réelle efficacité à moindre coût pour une atteinte relative aux libertés. Dès lors, les données « sont collectées sans finalité précise et déterminée a priori (pour confirmer ou infirmer une hypothèse par exemple), mais doivent être collectées, selon une nouvelle injonction de la logique “big data” (qui commande le plus possible de données)3 ».

3Cette appréhension contemporaine des données médicales invite à penser leur historicité, à les réinsérer dans une histoire plus longue de la médecine, tout en les considérant comme révélatrices d’enjeux sociaux, politiques et économiques plus larges. L’ambition de ce numéro thématique n’est toutefois pas de proposer une chronologie suivie ou même de révéler les principaux aspects de cette histoire, mais de dialoguer avec le temps présent en s’arrêtant sur des moments clés, des dispositifs spécifiques, de nouveaux acteurs, un renouvellement de paradigme, qui, de manière pointilliste mais non moins explicite, portent à penser la progressive montée en puissance de différentes tendances du xviie siècle à nos jours. Parmi celles-ci, on mettra particulièrement en avant la mise à distance des médiations humaines pour saisir les pathologies et les soigner, le redéploiement de l’opposition entre l’individu et le groupe, la formalisation et l’automatisation de la production des données, l’intrication croissante des enjeux politiques et économiques de la santé, la consécration de la pensée sérielle et des corps interchangeables ou encore la gestion mathématique du vivant.

Les données médicales au prisme de la computation numérique

  • 4 Achille Mbembe, « La démondialisation », Esprit, 12, 2018, p. 86-94.

4Avant de remonter le temps, arrêtons-nous un instant sur les dynamiques contemporaines. Penser les données médicales aujourd’hui nécessite de sortir des corps, des affects et des machines pour contempler, avec une forme d’inquiétude peut-être, les effets de ce que le philosophe camerounais Achille Mbembe nomme la « computation numérique4 ». Il définit ce phénomène en trois points :

  • 5 Ibid.

D’abord un système technique ou encore un dispositif machinique spécialisé dans le travail d’abstraction, et donc de capture et de traitement automatique de données (matérielles et mentales) qu’il s’agit d’identifier, de sélectionner, de trier, de classer, de recombiner et d’actionner. Si, de ce point de vue, la numérisation constitue un travail d’abstraction, ce dernier n’est guère inséparable d’un autre, le calcul – à la fois du vivable et du pensable. Le computationnel est, ensuite, une instance de production et de constitution en série de sujets, d’objets, de phénomènes, mais aussi de consciences et de mémoires et de traces que l’on peut coder et stocker, et qui de surcroît sont dotés d’aptitudes circulantes. Enfin, le computationnel est l’institution par le biais duquel se crée et se met en forme un monde commun, un nouveau sens commun, de nouveaux ordonnancements de la réalité et du pouvoir. Ce monde et ce sens communs sont le produit de la fusion de trois types de ratios soumis, chacun, à une dynamique – d’extension et d’augmentation –, la raison économique, la raison biologique et la raison algorithmique. Ces trois formes de la raison sont hantées par un fantasme métaphysique – la technolâtrie5.

Formalisation, standardisation et quantification : les corps en données

  • 6 Voir dans le présent dossier l’article de Nebiha Guiga, « Production, diffusion et usages des donn (...)
  • 7 Voir dans le présent dossier l’article de Marie Guais, « Les données médicales dans les consultati (...)

5Les réflexions d’Achille Mbembe sur la computation numérique invitent tout d’abord à penser dans un temps long le processus de définition et de formalisation des données médicales qui s’opère dans des pratiques discursives – souvent des « technologies de papier », évoquées dans ce dossier par Nebiha Guiga6 – variées : annotations de médecins réalisées à même les consultations épistolaires des xviie et xviiie siècles (étudiées ici par Marie Guais7), carnets de notes des praticiens du xixe siècle, formulaires, dossiers et autres documents de restitution ou de production d’analyse réalisés au cours de la relation de soin contemporaine. Le travail de production ou de « capture » des données indique les chemins par lesquels, au fil des siècles, les données médicales se sont standardisées, sans pour autant devenir homogènes, en dépit de l’informatisation des données de santé au cours du xxe siècle. Par l’évolution de ses protocoles d’écriture et d’enregistrement des informations jugées nécessaires, la formalisation des données a également abouti à une sorte d’automatisation, c’est-à-dire à une pratique incorporée, à une forme de dressage des patient·es et des soignant·es sommé·es de mettre en mot et en ordre toute une série d’éléments hissés au rang de données médicales.

  • 8 « Donnée », Trésor informatisé de la langue française, en ligne : https://www.cnrtl.fr/definition/ (...)

6Dans ce long processus, le philosophe invite plus particulièrement à penser le « travail d’abstraction » à l’œuvre, que l’on comprendra ici dans son sens littéral, comme le fait de considérer à part un élément. Cette logique renvoie la « donnée » aux mathématiques, à un énoncé « connu et admis, et qui sert de base à un raisonnement, à un examen ou à une recherche8 » de grande ampleur, en ce qu’il fait dialoguer une quantité infinitésimale d’autres données au moyen de l’intelligence artificielle. Les données médicales constituent ainsi une représentation morcelée des corps, saisis en dehors de leur matérialité propre et par une réflexion désincarnée autorisant des réflexions plus générales, des mises en série également, en se concentrant sur tel ou tel phénomène considéré indépendamment des autres. Cette pensée du morcellement est-elle l’aboutissement des premiers développements de la médecine anatomopathologique du xixe siècle ? Elle invite surtout ici à considérer la légitimation progressive d’un primat de la quantification ordonnant une vision renouvelée des corps.

  • 9 Lorraine Daston, L’économie morale des sciences modernes : jugements, émotions et valeurs, Paris, (...)
  • 10 Voir notamment, sur l’objectivité mécanique : Lorraine Daston et Peter Galison, « Image of Objecti (...)

7Qui dit quantification dit aussi mesure, et le développement d’outils de mesure du corps, en particulier au cours du xixe siècle, semble dès lors s’opposer sans la supplanter tout à fait – à la mise en récit des perceptions par les malades et leurs soignant·es. Aux mots jugés trop labiles sont adjoints des données chiffrées et des imageries, hâtivement considérées comme moins « humaines » parce que produites par une machine9. Le but de la manœuvre, clairement énoncé, est la production de données classables, combinables, mobilisables, qui sous-tend l’idée – pour le moins contestable – d’un passage des subjectivités (des malades et médicales) à une forme croissante et triomphante d’objectivation des corps10. Des corps morcelables en unités équivalentes et comparables, ouvrant la voie à une infinité de possibles, soumis à l’imaginaire du calcul mathématique du vivant. Cette tendance, longue et loin d’être uniforme, amène cependant à une progressive désincarnation de l’expérience de la maladie, reléguant sa mise en récit à un statut de littérature secondaire.

Bases de données et interopérabilité : les corps encodés

  • 11 Voir dans le présent dossier l’article d’Émilie Bovet, « “Un plus un, ça ne fait pas toujours deux (...)
  • 12 Voir notamment Marco Decorpeliada, Schizomètre. Petit manuel de survie en milieu psychiatrique, Pa (...)

8L’abstraction et la quantification autorisent, toujours en suivant Mbembe, une généralisation de la mise en série qui mène, par nécessité, à manipuler les données par le codage afin d’élaborer des notions pensées comme interchangeables. L’histoire des codages médicaux reste à faire, mais elle en dirait long sur l’évolution des pratiques de santé, des codages personnels inventés par les soignant·es et chercheur·es pour simplifier et clarifier leurs tâches aux codages progressivement normalisés par les enquêtes sanitaires, par l’élaboration de statistiques médicales ou par les hôpitaux pour le calcul des prestations et le remboursement des soins. Le codage est même devenu un métier, étudié dans ce numéro par Émilie Bovet11. Et que dire des œuvres de Marco Decorpeliada associant le codage des diagnostics du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux à celui des catalogues Picard pour dénoncer l’absurdité des procédés classificatoires de la psychiatrie ? Dans son œuvre Schizomètre12, symbole de résistances et de détournements, il met par exemple en rapport les catégories suivantes : 65.1 Transvestisme fétichiste / 65.1 Poireaux émincés à la crème ; 73.0 Retard mental profond / 73.0 Nuage de fruits de mer et cabillaud sauce homardine.

  • 13 Grégoire Chamayou, Les corps vils. Expérimenter sur les êtres humains aux xviiie et xixe siècles, (...)
  • 14 Voir dans le présent dossier l’article de Magalie Moysan, « Des archives à la base de données : va (...)

9Le processus de réécriture et de relecture par le codage implique une perte de sens qui opère une nouvelle mise à distance des corps, car les codages saisis selon une approche sérielle éclatent l’individu en une constellation d’indicateurs que l’on pourra alors faire parler entre eux. Ces usages sous-tendent l’idée d’une interchangeabilité des corps et constituent un dispositif de gestion des masses unifiées, à un niveau macrostructurel. Aux côtés des « corps vils13 » des siècles passés (déterminés selon des caractéristiques sociales ou raciales) à partir desquels expérimenter se dessinent les contours d’un nouveau champ d’expérimentation thérapeutique composé de l’ensemble des êtres humains virtualisés. Il semble se jouer ici comme une métaphore extrême de la pensée classificatoire des Lumières, œuvrant à tout saisir, tout catégoriser, à dominer le vivant en le rendant intelligible par les voies de la rationalité occidentale. Et dans cette grande mise en commun du vivant, Mbembe souligne à raison l’importance de la circulation garantissant le mythe de bases de données cohérentes (dont Magalie Moysan retrace ici la construction14), pourvues de données autonomes interrogeables en tous sens, permettant la mutualisation et l’interopérabilité.

Marchandisation des données biologiques

  • 15 Fabien Leboucq, Florian Gouthière, Vincent Coquaz et Alexandre Horn, « Les informations confidenti (...)

10Ces dynamiques renvoient également à de « nouveaux ordonnancements » du pouvoir, car la constitution de ces bases de données, nouvelles mises en ordre de la matérialité biologique, impliquent une concentration d’informations très lucratives dans des espaces privatisés. Parfois, celles-ci fuitent, ouvrant la voie à un énième débat sur la sécurisation nécessaire des données personnelles face à la multiplication des cyber-attaques. En février 2021, les données médicales de 500 000 Français·es étaient ainsi diffusées sur Internet, après un piratage d’une trentaine de laboratoires d’analyses. « Levothyrox », « tumeur au cerveau », « séropositif HIV » ou « patiente sourde15 » : autant de données de santé associées au nom, à l’adresse, au numéro de sécurité sociale des patient·es concerné·es, soudain livrées au regard des internautes.

  • 16 Même si la loi du 4 mars 2022, dite loi Kouchner, a entériné un droit d’accès des patient·es et de (...)

11Les questionnements sur les dangers – et même le bien-fondé – de la collecte et de la conservation des données médicales se nourrissent par ailleurs du constat d’une moindre prise des patient·es sur leurs propres informations de santé16. Si les données médicales de milliards de personnes se côtoient dans les bases de données réalisées et connectées à l’occasion de l’épidémie de covid-19, par exemple, cet « en commun » traduit de nouveaux enjeux de pouvoir laissant l’individu incapable de récupérer son corps, de le réintégrer, de le réordonner au-dehors. La conservation des données constitue dès lors un enjeu politique et économique crucial, mais aussi scientifique, puisqu’elles constituent la base à partir de laquelle élaborer de nouveaux savoirs. Le vivant devenu donnée codée est alors monnayable à merci et ne peut être lu ou saisi que par un dispositif technologique, lui-même coûteux en infrastructure humaine et matérielle. La dimension économique des données médicales, et non plus simplement (bio)politique, constitue certainement une évolution majeure de la fin du xxe siècle. Elle exemplifie pleinement la « fusion de la raison économique, la raison biologique et la raison algorithmique » énoncée par Achille Mbembe.

  • 17 Laure Belot, « Les données de santé, un trésor mondialement convoité », Le Monde, 2 mars 2020.

12Produire de la valeur ajoutée à partir d’une donnée biologique constitue l’un des mots d’ordre des GAFAM, mais aussi de nombre d’industries médicales ou commerciales. Les technologies innovantes ont ainsi investi le champ de la santé, de la pharmaceutique, des assurances et des mutuelles. Les dispositifs se multiplient pour, chaque jour, collecter davantage de données : Symax Inc. propose aux entreprises japonaises d’analyser en continu l’urine des employé·es volontaires au moyen d’un capteur disposé dans les toilettes ; la start-up Animo analyse les mails et messages des salarié·es volontaires afin d’évaluer leur santé mentale ; en France, Generali Vitaly récompense par des chèques-cadeaux les personnes qui transmettent leurs données médicales dans le cadre d’un programme « bien-être »17. Et c’est sans compter la collecte quotidienne plus ou moins consciente et consentie d’informations recueillies dans un cadre extra-médical par une variété d’outils de mesure (généralement installés dans nos smartphones), relatives à nos interactions sociales, nos déplacements, notre alimentation, nos amours, notre activité physique… La logique mathématique et « quantificatoire », par une forme de procédé magique, fait ensuite des manifestations biologiques ou psychiques des expériences sociales précitées une sorte d’accumulation de traces, de signes désincarnés, désindividualisés, pensés comme la reformulation, au sein d’une base de données, d’un corps social virtuel dans lequel puiser.

Imaginaires technophiles et soignant·es augmenté·es

13L’avènement de cette société technocratique mène, toujours en suivant Mbembe, à une forme de technolâtrie, d’ailleurs empreinte de transhumanisme. Du point de vue médical, il est difficile de masquer les imaginaires technophiles portés par la santé du futur version big data. Le philosophe insiste notamment sur le « calcul préemptif des potentialités, des risques et des aléas », parfaitement visibles dans la médecine prédictive qui, faut-il le rappeler, ne renvoie qu’à des possibles, des probables. Le procédé paraît simple, il suffirait de se servir des prédictions formulées par la pensée algorithmique pour intervenir avant même l’apparition de la pathologie, dans une forme de rationalisation de la prise de décision à l’aide de la quantification et de la projection des risques.

  • 18 Quelques réflexions sont toutefois menées sur les biais liés à la race ou au genre de nombre d’alg (...)

14Il se joue bien ici le fantasme d’un « système autonome et automatisé », celui de machines prédictives en mesure de cibler une maladie à venir, mais aussi de conseiller les praticien·nes et patient·es sur le meilleur traitement en s’appuyant sur l’aide à la prise de décision médicale assurée par l’intelligence artificielle. La mobilisation des données médicales en grand nombre permettrait ainsi d’associer le volume, la vélocité (grâce au calcul algorithmique), la variété (des données) et la variabilité (interprétation des données variable en fonction du traitement demandé). On revient dès lors à ce désir d’objectivation et d’autonomisation de la décision (prise par un humain augmenté d’une intelligence artificielle), qui mène à l’utopie d’une médecine efficiente parce que non humaine, et questionnant finalement peu la construction même de ces outils18. Les technologies liées au big data, qui marginalisent l’expérience sensible de la maladie, vont plus loin encore dans la disqualification des capacités d’observation et d’analyse des soignant·es, pensé·es comme de simples exécutant·es « éclairé·es » des traitements proposés par la machine. Ainsi la « vérité » des corps et la résolution de leurs troubles ne se trouveraient-elles que dans ce qui est pensé comme une double objectivation : traitement de données quantitativement nombreuses et réalisation de l’exercice par une machine non douée d’affects.

Médecine personnalisée, technocontrôle des corps et rapport aux solidarités collectives

15La médecine personnalisée du xxie siècle pose également la question politique du lien entre l’individu et le groupe, entre le soin de soi et la santé publique. En effet, le traitement contemporain des données médicales mène continuellement à articuler la singularité et le nombre, l’expérience individuelle et sa mise en série, et fait cohabiter, non sans heurts et réductions, l’individuel et le collectif. En partant de la mise en série de données liées à des millions de personnes, il s’agit de proposer un traitement hyper individualisé en fonction des caractéristiques des patient·es, de leur métabolisme, de leur profil génétique, des biomarqueurs, de leurs maladies… L’adaptation du traitement s’appuie dès lors sur une perspective holistique renouvelée par le fait que la globalité du malade est saisie à travers un processus mathématique pourtant fondé sur son extrême morcellement : un processus de codification et la mise en œuvre d’une comparaison algorithmique avec les données d’autres individus. La médecine personnalisée prétend ainsi ne pas soigner une pathologie, mais une personne. Ce processus mène à une individualisation extrême des traitements dont l’industrie pharmaceutique se réjouit par avance, car il ne s’agit plus de produire un médicament pour une pathologie, mais bien un médicament par malade.

  • 19 Voir dans le présent numéro l’article de Servane Daniel et Nahema Hanafi, « La recherche-création (...)

16L’individualisation prônée par la médecine personnalisée induit également une forme de responsabilisation des patient·es à qui sont « greffés » une série de dispositifs techniques de récolte de données : lunettes, chaussettes ou patchs connectés, pacemaker mesurant le sommeil, le poids, la nutrition… Il existe aujourd’hui plus de 100 000 applications médicales récupérant des données liées aux comportements individuels (elles font l’objet d’une satire théâtrale dans le carnet de recherche de ce numéro19). Ces outils fonctionnent comme autant de dispositifs de contrôle des corps : une fourchette qui vibre si l’on mange trop vite, une brosse à dents qui se manifeste quand le brossage est trop rapide… Les objets connectés sont ainsi appelés à se répandre et à s’insérer durablement dans les activités apparemment anodines du quotidien, à être des prothèses de santé productrices de données.

17Or, la finalité économique de ces dispositifs de mesure et de contrôle est évidente. Si la responsabilisation peut être lue comme la marque positive d’un renforcement de l’autonomie et de la capacité d’action (dans une lecture somme toute néolibérale), elle induit surtout une dette vis-à-vis du groupe en contradiction avec les fondements politiques des dispositifs de santé élaborés aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale. En prenant le prétexte de baisser le montant des cotisations des personnes dont le comportement est conforme aux prescriptions (activité physique régulière, alimentation saine et équilibrée…), il se joue bien ici une rupture d’équité et de solidarité face au reste du corps social, incapable d’agir positivement sur sa santé, trahi en quelque sorte, par ses données. Ceci invite à considérer les enjeux politiques, mais aussi philosophiques, économiques et sociaux qui sous-tendent ces dynamiques, à faire des données médicales des révélatrices de nouveaux agencements relatifs au corps et à son gouvernement.

Quelques jalons dans l’histoire des données médicales

Les malades face aux médecins : dire la maladie, énoncer des données médicales

  • 20 Willian Bynum et Roy Porter (dir), Medicine and the Five Senses, Cambridge, Cambridge University P (...)

18Au siècle des Lumières, les corps constituent un lieu d’expérimentation privilégié des chirurgiens, médecins, anatomistes et naturalistes tentés par l’aventure classificatoire caractéristique de cette époque. Le corps est incessamment mesuré, scruté, observé et donne lieu à diverses restitutions narratives : il se dit en lettres à l’époque moderne, dans un phrasé mêlant latin et français, et avec un souci de précision croissant de ses caractéristiques et symptômes, qui se mêlent dans les essais nosologiques. Les praticiens mobilisent alors pleinement leur propre corps, en adoptant une approche sensualiste (voir les modifications physiques, toucher les duretés, goûter les urines…) pour comprendre la maladie de manière empirique20, mais ils se réfèrent avant toute chose au récit des malades. Celui-ci est légitimé par le paradigme idiosyncratique selon lequel chaque être humain a des dispositions particulières fondées sur un dosage d’humeurs spécifique créant des corps « uniques », difficilement mis en série.

  • 21 Olivier Faure (dir.), Praticiens, patients et militants de l’homéopathie (1800-1840), Lyon, Presse (...)

19Dans ce contexte, seule une médecine personnalisée est opérante et la parole des souffrant·es prime, car le diagnostic s’effectue à partir de leur discours sur leurs propres maux. Les individus souffrants sont effectivement considérés comme les plus à même de saisir et décrire les manifestations internes et externes de la pathologie qui seront ensuite proposées au regard ou à l’entendement du médecin. Le recours à la consultation épistolaire tout au long de l’époque moderne et jusqu’au xixe siècle, notamment en homéopathie21, témoigne de cette place particulière des patient·es dans la compréhension, l’exposé et l’analyse des maux et symptômes.

  • 22 Philip Rieder, La figure du patient au xviiie siècle, Genève, Droz, 2010 ; Séverine Pilloud, Les m (...)
  • 23 Marie Guais, « Les données médicales dans les consultations épistolaires d’Étienne-François Geoffr (...)

20La relation thérapeutique constitue dès lors un lieu de production, de collecte, de mise en ordre, de classement, de tri et de diffusion des données relatives au corps et à son état de santé. Les historien·nes modernistes ont ainsi tiré profit de la pratique des consultations épistolaires pour interroger les représentations de la maladie, les phénomènes de négociation également, comme la posture des patient·es22. Marie Guais, dans ce numéro, poursuit l’enquête en soulignant les dynamiques collectives et plurisubjectives à l’œuvre dans le processus de production des données médicales par des patient·es ou leurs intermédiaires (proches ou thérapeutes) et leur médecin, Étienne-François Geoffroy23.

Enquêtes et topographies : les données au cœur de la fonction sociale de la médecine

21La création de l’Académie de médecine est indissociable de la mise en réseau de savants grands collecteurs de données de santé. L’article deux de l’ordonnance du 20 décembre 1820, signée par Louis XVIII, définissant les missions d’une institution refondée après son anéantissement révolutionnaire, rappelle que cette mise en ordre de marche répond alors aux besoins d’un État moderne :

  • 24 « Ordonnance du Roi du 20 décembre 1820 qui établit à Paris, pour tout le royaume, une académie ro (...)

Cette académie sera spécialement instituée pour répondre aux demandes du gouvernement sur tout ce qui intéresse la santé publique, et principalement sur les épidémies, les maladies particulières à certains pays, les épizooties, les différents cas de médecine légale, la propagation de la vaccine, l’examen des remèdes nouveaux et des remèdes secrets, tant internes qu’externes, les eaux minérales naturelles ou factices, etc.24.

  • 25 Louis Lépecq de la Clôture, Collection d’observations sur les maladies et constitutions épidémique (...)
  • 26 Pascale Gramain, « Société royale de médecine », dans Hervé Guillemain (dir.), DicoPolHiS, 2021, e (...)

22Le transfert des archives de l’ancienne Société royale vers la nouvelle académie signale que le projet avait débuté bien avant. En effet, en 1776 est fondé à l’initiative de Louis XVI « un établissement, dont la vaste correspondance put appeler et fixer en un centre commun les connaissances de la médecine25 » : un nouveau grand mouvement de production et de collecte des données médicales s’amorçait26.

  • 27 L. Elaut, « Lépecq de la Clôture et la topographie médicale de la Normandie vers le milieu du xvii (...)
  • 28 Hugues Moussy, Les topographies médicales françaises des années 1770 aux années 1880 : essai d’int (...)
  • 29 Jean-Claude Perrot, « L’âge d’or de la statistique régionale (an IV-1804) », Annales historiques d (...)

23Pour soutenir ce mouvement dans les provinces, un nouveau genre littéraire prend forme, celui des topographies médicales. Louis Lépecq de La Clôture (1736-1804), considéré comme « la vedette de la topographie médicale27 » parcourt la Normandie en tous sens – des bas-fonds de Rouen aux campagnes les plus reculées – afin de collecter des milliers de pages d’observations épidémiques, climatiques, sociologiques, ethnologiques, dans le but d’établir scientifiquement les « constitutions médicales » de son pays natal. Contempteur du fatras des thérapeutiques de son temps, le médecin normand ne jure que par la prévention, par la connaissance des lieux et par l’adaptation de l’action publique aux données recueillies. Le résultat est impressionnant et nombreux sont ses collègues qui lui emboîtent le pas. Quelques années plus tard, Félix Vicq d’Azyr (1748-1794) généralise la démarche en standardisant les questionnaires et les instruments de collecte (notamment les outils de mesure du climat, importants pour qui développe une hygiène très hippocratique28). Les médecins répondent par centaines et certains font même du zèle, collectant des données qui sur la production de cidre, qui sur le mesmérisme, qui sur l’inoculation. Le modèle est bien sûr affaibli avec la Révolution française qui brise une société jugée trop aristocratique et disloque un réseau naissant, mais il se transforme quelques années plus tard à l’ère de l’obsession de la surveillance napoléonienne. Avec l’avènement des préfets s’amorce l’âge d’or de la statique départementale, à laquelle les données de santé participent29.

La collecte de données de santé au service de l’État

  • 30 Louis-René Villerme, Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactur (...)
  • 31 Alain Corbin, Les filles de noce : misère sexuelle et prostitution aux xixe et xxe siècles, Paris, (...)
  • 32 Alexandre-Jean-Baptiste Parent-Duchâtelet, De la prostitution dans la ville de Paris, considérée s (...)

24Dans les décennies qui suivent, passé ce bilan post-révolutionnaire à grande échelle, la collecte de données de santé est inféodée à des objectifs sociaux plus circonscrits. À l’heure des frayeurs provoquées par la révolte des canuts, la fameuse enquête de Louis-René Villermé (1782-1963) vise à établir les sources du malaise dans les manufactures textiles30. La faiblesse des corps ouvriers est-elle due à l’inadaptation des lieux de production, aux conditions de vie et de logement des travailleurs ou bien à des comportements irrespectueux des règles d’hygiène ? La collecte de données sur des espaces régionaux et des secteurs industriels doit servir la réponse du gouvernement aux inquiétudes nées de ces révoltes. Sous la monarchie de Juillet toujours, Alexandre-Jean-Baptiste Parent-Duchâtelet (1790-1836), lui aussi médecin, rédige des dizaines de rapports, dont le plus célèbre reste, par l’entremise de l’historien Alain Corbin31, De la prostitution dans la ville de Paris (1836)32. Nourrie notamment par la peur du mal vénérien, la réflexion de l’auteur se déploie sur de multiples entrées – sociologie, mœurs, physiologie, santé, système de prostitution, géographie, histoire, linguistique – et innove dans la traduction des données : cartographie, graphiques (on y trouve l’un des premiers diagrammes à bâtons de l’histoire !). Le rapport sert de base à la nouvelle politique réglementaire de la monarchie.

  • 33 Voir dans le présent dossier l’article de Soazig Villerbu, « La difficile collecte de l’informatio (...)
  • 34 Voir dans le présent dossier l’article de Aude-Marie Lalanne Berdouticq, « La politique des indica (...)
  • 35 Voir dans le présent dossier l’article de Nebiha Guiga, « Production, diffusion et usages des donn (...)
  • 36 Guillaume Lachenal, Le médecin qui voulut être roi. Sur les traces d’une utopie coloniale, Paris, (...)

25La collecte de données de santé pendant ce siècle ne se fait toutefois pas sans heurts – Soazig Villerbu le démontre dans ce dossier pour les données vétérinaires33 – et sert en des contextes très variés, comme l’effort de mobilisation des conscrits (étudié ici par Aude-Marie Lalanne Berdouticq34) et celui de l’armée en campagne (abordé par Nebiha Guiga35). Au début du xxe siècle, elle sert également l’effort colonial d’administration des populations. Le docteur Jean Joseph David, officier des troupes coloniales, reçoit les pleins pouvoirs dans le Haut-Nyong (région isolée du Cameroun, alors partie de l’Afrique-Équatoriale Française décimée par les épidémies tropicales, en partie liées à l’ouverture de la région à la culture du caoutchouc), afin d’y mener une forme d’utopie hygiéniste sanitaire en vertu de laquelle toutes les administrations sont soumises à l’impératif sanitaire. L’objectif est alors de prendre en charge globalement la population en usant de nouvelles formes efficaces de collecte des données médicales : livret individuel, visites à domicile, fichage, emploi de moniteurs indigènes. L’utopie a mal fini, mais elle témoigne du déploiement de l’effort de collecte des données de santé sur les divers théâtres d’expansion des États modernes36.

La multiplication des échelles de la collecte

  • 37 Hervé Guillemain, Schizophrènes au xxe siècle : des effets secondaires de l’histoire, Paris, Alma (...)
  • 38 Maurice Leconte, « La nomenclature officielle vichyste des maladies mentales et la médecine psychi (...)

26Comme l’illustre l’exemple colonial, les modes de collecte de ces données de santé se modifient au xxe siècle. À l’échelle des institutions hospitalières, la généralisation du dossier médical individuel ouvre des possibilités importantes pour le travail clinique comme pour la gestion des flux de malades. En psychiatrie par exemple, le dossier médical, s’il n’est pas standardisé d’un lieu à l’autre, comporte peu ou prou les mêmes informations et les mêmes pièces. Des questionnaires formatés sont envoyés aux familles des patient·es admis·es dans les hôpitaux psychiatriques afin de collecter des données sur les antécédents des malades et le cours de la maladie. Construits autour d’une quarantaine de questions très directives émises par les psychiatres, ces questionnaires se retrouvent en masse dans les dossiers et sont souvent l’objet d’écritures hors cadre : ajouts de lettres, écrits dans les interlignes. Ils renseignent autant sur la culture psychiatrique du temps que sur les représentations présentes de la maladie mentale chez les familles37. Leur généralisation témoigne d’une volonté de systématiser la collecte d’informations médicales à l’échelle des établissements, car dans la première moitié du xxe siècle, celle-ci est véritablement balbutiante. Sait-on par exemple que, dans les asiles français, il était courant que de bons patients lettrés (des patients chroniques travailleurs, particulièrement adaptés au travail au service de l’institution) collectent eux-mêmes les données diagnostiques38 ? L’aliéniste Maurice Desruelles se désespérait de la situation en 1934 :

Les classifications officielles établies pour le bureau de la statistique générale de la France ne concordent pas avec celles qui sont adoptées par les aliénistes. Les classifications adoptées par les aliénistes dans un même asile non seulement diffèrent suivant les époques (ce qui est naturel), mais suivant les aliénistes ; elles sont personnelles et bien plus, elles sont différentes dans le même temps suivant les médecins […]. D’après les rapports médicaux des asiles d’aliénés, il y a presque autant de classifications que de médecins.

  • 39 Maurice Desruelles et Pierre Schutzenberger, « Les classifications des maladies mentales dans les (...)
  • 40 Paul Sivadon, « Géographie humaine et psychiatrie », Congrès des aliénistes et neurologues de lang (...)

27Desruelles rêve alors d’une possible uniformisation statistique et classificatoire qui permettrait la centralisation des données39. Auparavant collectées de manière anarchique (parfois donc par les patient·es), isolée, aléatoire, les données concernant la répartition des diagnostics dans les hôpitaux psychiatriques font l’objet d’intenses débats dans les années 1930. Leur collecte commence à se rationaliser durant la Seconde Guerre mondiale pour nourrir la première classification statistique française de 1943, et plus encore la première géographie psychiatrique élaborée par Paul Sivadon (1907-1992) à la fin des années 194040. Pour la première fois, des données globales sont disponibles pour tout le territoire, permettant d’observer la répartition des malades par diagnostic et par département.

  • 41 Norman Howard-Jones, « Les bases scientifiques des conférences sanitaires internationales, 1851-19 (...)
  • 42 OMS, La schizophrénie, étude multinationale, 1977.

28La globalisation des problématiques sanitaires et l’essor de nouvelles institutions dont la portée est transcontinentale amplifient ce mouvement de collecte. Dans le champ psychiatrique, l’Organisation mondiale de la santé (OMS), héritière des premiers efforts de la fondation Rockefeller et de l’Office international d’hygiène publique41, qui collectaient dès le début du siècle des données en nombre – particulièrement sur la peste et le choléra –, lance de grandes campagnes internationales de recensement des diagnostics psychiatriques, au premier titre desquels la schizophrénie, alors en passe de devenir le diagnostic dominant dans le paysage mondial42.

La collecte de données, une arme politique

29Dans le dernier tiers du xxsiècle, les données de santé ont pris un tel poids qu’elles sont devenues un objet de lutte politique et de controverses professionnelles. L’histoire de la revue Prescrire, reconstituée dans ce numéro par deux de ses fondateurs, illustre la quête par quelques médecins à la fin des années 1970 d’un contrôle des données médicales émises par les laboratoires pharmaceutiques, après des décennies de développement sans garde-fous de pratiques opaques. La revue a constitué sa propre banque de données médicales afin de pouvoir donner aux généralistes une information fiable et indépendante sur les médicaments. À partir de la même époque, des citoyen·nes mu·es par la volonté de faire reconnaître leurs maladies et symptômes s’organisent pour produire ce que certain·es chercheur·es nomment une « épidémiologie populaire ». Un phénomène décrit par Stella Capek :

  • 43 Stella Capek, « Redéfinir l’endométriose. De la critique féministe à la santé environnementale », (...)

Il n’est pas rare désormais que des profanes se lancent dans une activité de collecte de données, interviennent dans la définition des projets de recherche, les réorientent même, notamment au travers des relations de coopération qu’ils nouent avec des spécialistes du domaine considéré. L’épidémiologie populaire se traduit ainsi par une circulation de connaissances « du bas vers le haut », lesquelles prennent alors leur source dans l’expérience pratique et la vie quotidienne des citoyens ordinaires43.

  • 44 Coline Loison, « L’action philanthropique des Dames-visiteuses de la Ligue contre le cancer, une é (...)

30Des amateurs et amatrices pouvaient aider à produire ces données au début du xxe siècle, comme dans le cas des visiteuses des malades du cancer44, mais désormais la collecte de données prend un tour plus politique. Il ne s’agit plus seulement d’être les petites mains des médecins collecteurs, mais de proposer le cadre de la collecte et les questions qu’elle est amenée à résoudre. Les associations portant la cause de la reconnaissance de l’endométriose ont par exemple constitué dans les années 1980-1990 leur propre collecte de données afin de contester les hypothèses traditionnelles concernant ce trouble et faire émerger une contre-culture appuyée sur des données médicales et sociales nouvelles. L’Endometriosis Association a ainsi créé le premier registre médical rassemblant des données sur les personnes atteintes d’endométriose. Cette collecte organisée « par le bas » a permis de mettre en évidence un lien entre la maladie et des problèmes immunologiques et toxicologiques (dioxine), et donc de remettre en cause les représentations médicales liant ces symptômes à un mauvais arbitrage des femmes entre carrière et maternité.

31Ces quelques mots d’introduction invitent à penser la notion de donnée médicale ainsi que ses contextes de production et de mobilisation dans un temps long. Ce dossier thématique fait donc interagir des chercheurs et chercheuses de différentes disciplines parmi lesquelles l’histoire, la sociologie et l’archivistique, mais aussi des médecins et une metteuse en scène qui composent ensemble une vision plurielle des données médicales telles qu’elles sont pensées en Europe de l’Ouest (France, Angleterre et Suisse) depuis la fin du xviie siècle, période marquée par de nombreux renouvellements dans la définition des sciences – notamment du vivant – et des notions d’intérêt public et de santé. À la barre sont convoqués une multiplicité d’acteurs et d’actrices énonçant, produisant ou manipulant des données médicales : un médecin des Lumières, des malades graphomanes, des proches inquiets, des soldats blessés, des chirurgiens en campagne, des vaches et des moutons, des vétérinaires indociles, des préfets désabusés, des objets connectés, des patient∙es hospitalisé∙es, des gens du ministère, des professionnel·les du codage médical… Et autant d’usages et de manières de faire avec les données sont décortiqués dans les pages qui suivent : consultations épistolaires, manuels, archives épidémiologiques, registres de morbidité, indicateurs, rapports des services de santé, colonnes de chiffres, tableaux, diagrammes, statistiques agricoles, indices d’aptitude, codes, classifications internationales, études de cohorte et bases de données.

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Notes

1 Ces données sont définies par le Règlement général sur la protection des données (RGPD) européen de manière large comme les « données relatives à la santé physique ou mentale, passée, présente ou future, d’une personne physique (y compris la prestation de services de soins de santé) qui révèlent des informations sur l’état de santé de cette personne ». Cette définition englobe par conséquent les informations « collectées lors de son inscription en vue de bénéficier de services de soins de santé ou lors de la prestation de ces services », celles qui sont « obtenues lors du test ou de l’examen d’une partie du corps ou d’une substance corporelle, y compris à partir des données génétiques et d’échantillons biologiques », les « informations concernant une maladie, un handicap, un risque de maladie, les antécédents médicaux, un traitement clinique ou l’état physiologique ou biomédical de la personne concernée », indépendamment de leur source (professionnel·le de santé, hôpital, dispositif médical, outil de mesure non médical…).

2 Yohann Nabat, « Données de santé : entre permissivité juridique, biopolitique et néolibéralisme », Analyse, Opinion, Critique, 2 mars 2021, en ligne : https://aoc.media/analyse/2021/03/01/donnees-de-sante-entre-permissivite-juridique-biopolitique-et-neoliberalisme/ (consulté le 8 juin 2022).

3 Ibid.

4 Achille Mbembe, « La démondialisation », Esprit, 12, 2018, p. 86-94.

5 Ibid.

6 Voir dans le présent dossier l’article de Nebiha Guiga, « Production, diffusion et usages des données chirurgicales pendant les guerres napoléoniennes : constructions du savoir entre cas et séries en contexte guerrier ».

7 Voir dans le présent dossier l’article de Marie Guais, « Les données médicales dans les consultations épistolaires d’Étienne-François Geoffroy (1672-1731) ».

8 « Donnée », Trésor informatisé de la langue française, en ligne : https://www.cnrtl.fr/definition/donnée (consulté le 8 juin 2022).

9 Lorraine Daston, L’économie morale des sciences modernes : jugements, émotions et valeurs, Paris, La Découverte, 2014 [1re éd. en anglais en 1995], p. 53-54.

10 Voir notamment, sur l’objectivité mécanique : Lorraine Daston et Peter Galison, « Image of Objectivity », Representations, 40, 1992, p. 81-128 ; Zeno Swijink, « The Objectivation of Observation. Measurement and Statistical Methods in the Nineteenth Century », dans Lorenz Kruger (dir.), The Probabilistic Revolution, Cambridge/Londres, MIT Press, 1987, vol. 1, p. 261-286.

11 Voir dans le présent dossier l’article d’Émilie Bovet, « “Un plus un, ça ne fait pas toujours deux” : le codage médical en coulisse ».

12 Voir notamment Marco Decorpeliada, Schizomètre. Petit manuel de survie en milieu psychiatrique, Paris, Epel, 2010 ; et sur la chaîne YouTube de l’université Jean Moulin Lyon 3, « Marco Decorpeliada, l’homme aux schizomètres », 26 octobre 2016, en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=Ig_ngGgkfsk (consulté le 8 juin 2022).

13 Grégoire Chamayou, Les corps vils. Expérimenter sur les êtres humains aux xviiie et xixe siècles, Paris, La Découverte, 2008.

14 Voir dans le présent dossier l’article de Magalie Moysan, « Des archives à la base de données : valeur(s) des données en épidémiologie ».

15 Fabien Leboucq, Florian Gouthière, Vincent Coquaz et Alexandre Horn, « Les informations confidentielles de 500 000 patients français dérobées à des laboratoires et diffusées en ligne », Libération, 23 février 2021.

16 Même si la loi du 4 mars 2022, dite loi Kouchner, a entériné un droit d’accès des patient·es et de leurs ayants droit à leur dossier médical.

17 Laure Belot, « Les données de santé, un trésor mondialement convoité », Le Monde, 2 mars 2020.

18 Quelques réflexions sont toutefois menées sur les biais liés à la race ou au genre de nombre d’algorithmes.

19 Voir dans le présent numéro l’article de Servane Daniel et Nahema Hanafi, « La recherche-création du spectacle D’abord ne pas nuire : les données médicales entre histoire, sciences sociales et théâtre ».

20 Willian Bynum et Roy Porter (dir), Medicine and the Five Senses, Cambridge, Cambridge University Press, 2005.

21 Olivier Faure (dir.), Praticiens, patients et militants de l’homéopathie (1800-1840), Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1992.

22 Philip Rieder, La figure du patient au xviiie siècle, Genève, Droz, 2010 ; Séverine Pilloud, Les mots du corps : l’expérience de la maladie dans les lettres de patients à un médecin du xviiie siècle, Samuel Auguste Tissot, Lausanne, Éditions de la bibliothèque d’histoire de la médecine et de la santé, 2013 ; Nahema Hanafi, Le frisson et le baume. Expériences féminines du corps au siècle des Lumières, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017.

23 Marie Guais, « Les données médicales dans les consultations épistolaires d’Étienne-François Geoffroy (1672-1731) », art. cit.

24 « Ordonnance du Roi du 20 décembre 1820 qui établit à Paris, pour tout le royaume, une académie royale de médecine », version en vigueur au 20 décembre 1820, Légifrance, en ligne : https://www.legifrance.gouv.fr/ (consulté le 8 juin 2022).

25 Louis Lépecq de la Clôture, Collection d’observations sur les maladies et constitutions épidémiques : ouvrage qui expose une suite de quinze années d’observation & dans lequel les épidémies, les constitutions régnantes et intercurrentes sont liées, selon le vœu d’Hippocrate, avec les causes météorologiques, locales et relatives aux différents climats ainsi qu’avec l’histoire naturelle et médicale de la Normandie, publié par ordre du gouvernement et dédié au Roi, Rouen, Impr. privilégiée, 1778, p. 6.

26 Pascale Gramain, « Société royale de médecine », dans Hervé Guillemain (dir.), DicoPolHiS, 2021, en ligne : http://dicopolhis.univ-lemans.fr/fr/dictionnaire/s/societe-royale-de-medecine.html (consulté le 8 juin 2022).

27 L. Elaut, « Lépecq de la Clôture et la topographie médicale de la Normandie vers le milieu du xviiie siècle », Annales de Normandie, 10 (3), 1960, p. 241-248.

28 Hugues Moussy, Les topographies médicales françaises des années 1770 aux années 1880 : essai d’interprétation d’un genre médical, thèse de doctorat en histoire, Université Paris 1, 2003.

29 Jean-Claude Perrot, « L’âge d’or de la statistique régionale (an IV-1804) », Annales historiques de la Révolution française, 224, 1976, p. 215-276.

30 Louis-René Villerme, Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie, Paris, Jules Renouard et Cie, 1840.

31 Alain Corbin, Les filles de noce : misère sexuelle et prostitution aux xixe et xxe siècles, Paris, Aubier, 1978.

32 Alexandre-Jean-Baptiste Parent-Duchâtelet, De la prostitution dans la ville de Paris, considérée sous le rapport de l’hygiène publique, de la morale et de l’administration : ouvrage appuyé de documents statistiques puisés dans les archives de la Préfecture de police, Paris, J.-B. Baillière, 1836.

33 Voir dans le présent dossier l’article de Soazig Villerbu, « La difficile collecte de l’information vétérinaire entre la fin de l’Ancien Régime et le Second Empire : le cas du Limousin et de la Marche ».

34 Voir dans le présent dossier l’article de Aude-Marie Lalanne Berdouticq, « La politique des indicateurs : usages politiques et scientifiques des indices d’aptitude militaire (France – Grande-Bretagne, 1914-1923) ».

35 Voir dans le présent dossier l’article de Nebiha Guiga, « Production, diffusion et usages des données chirurgicales pendant les guerres napoléoniennes : constructions du savoir entre cas et séries en contexte guerrier ».

36 Guillaume Lachenal, Le médecin qui voulut être roi. Sur les traces d’une utopie coloniale, Paris, Éditions du Seuil, 2017.

37 Hervé Guillemain, Schizophrènes au xxe siècle : des effets secondaires de l’histoire, Paris, Alma éditeur, 2018.

38 Maurice Leconte, « La nomenclature officielle vichyste des maladies mentales et la médecine psychiatrique », Toulouse médical, août 1946.

39 Maurice Desruelles et Pierre Schutzenberger, « Les classifications des maladies mentales dans les asiles d’après les rapports médicaux », L’aliéniste français, 1934.

40 Paul Sivadon, « Géographie humaine et psychiatrie », Congrès des aliénistes et neurologues de langue française, 46e session, 13-18 septembre 1948 ; Hervé Guillemain, « Quand la schizophrénie était méridionale. Une étude statistique et cartographique des premiers patients schizophrènes à travers les archives historiques », L’information psychiatrique, 95 (10), 2019, p. 843-849.

41 Norman Howard-Jones, « Les bases scientifiques des conférences sanitaires internationales, 1851-1938 », Chronique OMS, 28,‎ 1974.

42 OMS, La schizophrénie, étude multinationale, 1977.

43 Stella Capek, « Redéfinir l’endométriose. De la critique féministe à la santé environnementale », dans Madeleine Akrich, Yannick Barthe et Catherine Rémy (dir.), Sur la piste environnementale. Menaces sanitaires et mobilisations profanes, Paris, Presses des Mines, 2010, p. 223-251.

44 Coline Loison, « L’action philanthropique des Dames-visiteuses de la Ligue contre le cancer, une épidémiologie mondaine ? », Histoire, médecine et santé, 8, hiver 2015, p. 137-151.

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Pour citer cet article

Référence papier

Hervé Guillemain et Nahema Hanafi, « Pour une histoire des données médicales (xviie-xxie siècle) »Histoire, médecine et santé, 22 | 2022, 31-46.

Référence électronique

Hervé Guillemain et Nahema Hanafi, « Pour une histoire des données médicales (xviie-xxie siècle) »Histoire, médecine et santé [En ligne], 22 | hiver 2022, mis en ligne le 15 décembre 2022, consulté le 19 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/hms/6062 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/hms.6062

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Auteurs

Hervé Guillemain

Laboratoire Temps, Mondes, Sociétés (TEMOS, UMR 9016), Le Mans Université

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Nahema Hanafi

Laboratoire Temps, Mondes, Sociétés (TEMOS, UMR 9016), université d’Angers

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