Jacques Defrance, Taïeb El Boujjoufi, Olivier Hoibian (dir.), Le sport au secours de la santé. Politiques de santé publique et activité physique, 1885-2020 : une sociohistoire
Texte intégral
- 1 Certains chapitres de cet ouvrage collectif ayant vraisemblablement été écrits à plusieurs mains, (...)
1Le « sport-santé », entendu comme la croyance selon laquelle la pratique régulière d’une activité physique participerait du bienfait collectif, sature aujourd’hui l’espace politique et médiatique. L’alliance du « sport » à la « santé » ne relève pourtant pas de l’évidence. Pas plus d’ailleurs que sa conversion en une question de santé publique qui suppose la construction préalable d’un problème et engage la mobilisation d’un ensemble d’acteurs, dont les pouvoirs publics. C’est là l’objet de l’ouvrage dirigé par Jacques Defrance, Taïeb El Boujjoufi et Olivier Hoibian que de mettre en lumière les conditions de possibilité de l’actuelle politique de santé publique consacrée au « sport-santé », par une vaste enquête socio-historique. Les auteurs entendent mener une analyse des mobilisations collectives en faveur de l’activité physique mise au service d’une meilleure santé, avec pour ambition « de retracer le processus de construction des institutions sanitaires qui permettent, d’une mobilisation à la suivante, de faire “plus” et “autrement” qu’auparavant » (p. 8). C’est sans doute là la première originalité de cet ouvrage que d’aborder une histoire des activités physiques et sportives en s’intéressant aux conditions par lesquelles celles-ci acquièrent une valeur pratique au sein du champ de la santé. Plusieurs mobilisations en faveur d’une activité physique sanitaire ont existé depuis la fin du xixe siècle. Or, chacune d’elles renouvelle l’énigme sociologique posée en toile de fond de l’ouvrage. Qui porte la mobilisation ? Comment est formulée l’alerte et sur quels types de justifications et de savoirs repose-t-elle ? À quelles conditions ces alertes se construisent-elles en un problème public de santé ? Si la valorisation du mouvement comme moyen d’améliorer la santé peut rester une constante relative, la construction des problèmes publics, elle, varie dans le temps, ce qui ne manque pas de soulever des questions. Les auteurs1 ont repéré quatre « moments », qui font chacun l’objet d’un traitement détaillé.
2Ils reviennent d’abord sur la période 1885-1890, marquée par une mobilisation intense visant à alerter sur le manque d’hygiène de vie des écoliers. Sur fond de dénonciation de l’institution scolaire qui, par un excès d’activités intellectuelles et sédentaires, conduirait au surmenage, les débats scientifiques interrogent le rôle sanitaire de l’activité physique (chap. 1). Les auteurs se penchent ensuite sur l’émergence du mouvement eugéniste et sur la place réservée à l’activité physique dans la lutte contre « l’affaiblissement de la race » (chap. 2, ici p. 109). Dans les deux cas, ils s’intéressent à la fragilité de ces mobilisations, qui restent finalement circonscrites aux seules élites sociales. Les espaces de débat sont étroits et « les messages d’alerte […] ne prennent pas la forme de messages de masse » (p. 159). Les prédicateurs de l’hygiène publique se manifestent dès le tournant du siècle, mais faute d’institutions politiques traitant de la santé publique, leurs alertes restent peu audibles. Si bien que l’activité physique comme moyen prophylactique ou thérapeutique n’est pas encore institutionnalisée.
3Les auteurs insistent ensuite sur l’hygiène sociale, avec la mobilisation qui s’exprime dès les années 1900-1920 (chap. 3). À l’inverse de la problématisation eugéniste qui se développe au même moment et s’estompe dès les années 1930, la mobilisation sur les thèmes de l’hygiène va prendre de l’importance. La Grande Guerre et l’épidémie de grippe espagnole encouragent l’installation d’un organe ministériel pour les questions d’hygiène, d’assistance et de prévoyance sociale, et favorisent les actions hygiénistes, dont certaines incluent la prescription d’une activité physique. Cette fois, la propagande sanitaire ne reste plus enfermée dans les seuls cercles des élites, mais s’adresse plus largement à des masses d’individus, ce qui implique des campagnes de grande ampleur et pose la question de l’organisation des institutions de santé. Dans ce cadre, la diffusion de « bonnes » pratiques d’activité physique suppose l’ouverture de la profession médicale à un personnel auxiliaire, les seuls médecins n’étant pas suffisamment nombreux pour porter un tel programme. Les usages prophylactiques que les professionnels de santé font de l’activité physique à partir des années 1920 présentent alors des caractères différents de ce qui s’est fait auparavant. Il ne s’agit plus d’une alerte lancée par de petites fractions des élites scientifiques ou politiques, ciblant un problème sanitaire dont les effets touchent des catégories spécifiques de la population, mais bien de campagnes qui visent la population dans son ensemble. La longévité de cette mobilisation la différencie nettement des deux précédentes (c’est un mouvement qui s’étale des années 1900 aux années 1950), mais cette inscription dans le temps est d’abord le résultat d’un changement dans la compréhension de la nature du problème (avec les apports de l’immunologie) et d’une transformation de l’organisation du système de soins (par le développement du secteur social du champ de la santé). Cette hygiène sociale n’agit plus sur les conditions collectives matérielles de vie, mais vise à réformer les actes de la vie quotidienne par la prescription de normes d’hygiène privées.
4Ces trois formes de mobilisation permettent aux auteurs d’aborder un premier niveau d’interrogations sur la fabrique sociale du lien entre exercice corporel et santé. Pour légitimer la visée sanitaire de l’activité physique, l’une des conditions préalables semble être l’établissement d’un lien institutionnel entre les autorités de la médecine et les promoteurs de la pratique physique et sportive. Or, les analyses comparées des mobilisations entre la fin du xixe et le milieu du xxe siècle montrent combien cette thématique reste dominée dans un champ médical structurellement hiérarchisé autour de la clinique médicale (au détriment de l’hygiène publique). De même, la poussée d’autonomisation du champ sportif dans l’entre-deux-guerres éloigne un peu plus encore les spécialistes de l’activité physique des considérations hygiéniques ou médicales, au profit de considérations tournées vers la formation des athlètes et l’amélioration de leurs performances. Face à de tels obstacles, les politiques en faveur de l’activité physique pour la santé restent fragiles.
5Enfin, la politique récente dite du « sport-santé », qui prend sa forme la plus visible à partir des années 2010, mais dont les prémices remontent à la fin des années 1970, constitue le dernier volet de cette vaste enquête socio-historique. Cette politique se développe elle aussi en relation avec une inquiétude sanitaire : la multiplication des situations morbides ou pré-morbides chez des personnes en surpoids ou obèses. L’ampleur sans précédent de cette mobilisation est liée aux conditions dans lesquelles se fabriquent les réponses au problème identifié : « La profession médicale, aidée par les autorités sanitaires – bien plus institutionnalisées –, contrôle davantage l’interprétation des signes d’inquiétude dès les premiers moments de leur manifestation et, parfois, ce sont ces autorités qui produisent les informations inquiétantes initiales et qui “lancent” une alerte sanitaire. » (p. 312) Dans une telle configuration, qui met aux prises des groupes divers et nombreux, les auteurs préfèrent recourir à une analyse des interactions entre champs sociaux plutôt qu’à celle des controverses scientifiques ou des problèmes publics convoquée jusqu’alors. Ils insistent sur deux points centraux : le pouvoir accru de l’institution médicale dans la fabrication des problèmes publics de santé, et le rôle grandissant de la puissance publique. L’analyse vise alors « à comprendre comment une mesure de santé publique comme l’incitation à faire de l’activité physique pour sa santé, thème nettement secondaire dans les campagnes d’information sanitaire jusqu’aux années 1980, a pu devenir un thème structurant d’une politique publique de santé nationale, durable et largement répercuté aux niveaux régional et local » (p. 314).
6Dans le chapitre 4, signé par Jacques Defrance, le rôle de l’épidémiologie dans la fabrique des catégories d’analyse (« les modes de vie », « les facteurs de risques ») permet de saisir la manière dont les mesures qu’elle produit à l’occasion de grandes enquêtes sur la population conduisent à identifier une gamme de conduites qui altèrent les fonctions physiologiques et sont susceptibles de menacer la bonne santé des individus. Une telle construction est un préalable puissant à l’intégration de la sédentarité dans la liste des conditions de vie dites morbides. D’après Antoine Radel, la connaissance épidémiologique fournit alors une base pour des campagnes d’information sanitaire à partir des années 1970-1980 (chap. 5). Elle réoriente également l’action des enseignants d’éducation physique et sportive au sein de l’Éducation nationale, comme l’expliquent Gilles Combaz et Olivier Hoibian au chapitre 6.
7Le dernier chapitre revient de manière détaillée sur la construction d’une politique de santé publique très active en France depuis les années 2010 et qui livre, en quelque sorte, la version la plus aboutie des mobilisations en faveur des activités physiques sanitaires (chap. 7). La rationalisation du sport de haut niveau, les transformations du marché de l’offre de soins portées par des managers formés à l’économie libérale et le mouvement social en faveur de la santé qui apparaît en marge de la relation thérapeutique construite de longue date par la médecine clinique participent ensemble à réinterroger le lien entre les activités physiques et la santé. Selon les auteurs, la santé publique « reprend un certain pouvoir régulateur sur le sport » (p. 455) et les années 2000 sont marquées en France par le lancement de toute une série d’initiatives qui visent à rééquilibrer l’alimentation et à augmenter l’activité physique chez les individus. Des institutions telles que le Haut Comité de la santé publique ou plus tard l’Institut de recherche médicale et d’épidémiologie du sport (IRMES) lancent pour cela des plans nationaux. Le Plan national de prévention par les activités physiques et sportives (PNAPS) démarre ainsi en 2008 et autorise le déploiement inédit de programmes « sport-santé » sur tout le territoire national. Cette fois, et à la différence des mobilisations précédentes, les conditions d’une alliance stratégique entre les acteurs de la santé publique et ceux du mouvement sportif semblent réunies.
8Finalement, au-delà des résultats intermédiaires que fournit chacune des études de cas, l’ouvrage est une contribution importante pour tous ceux qui s’intéressent à la fabrique du « sport-santé » dans une logique de santé publique. L’analyse comparée de mobilisations historiquement situées et datées permet de dégager des éléments de compréhension de la réussite de la campagne actuelle menée en faveur d’un mode de vie actif. La comparaison sur plus de cent trente ans (de 1885 à 2020) des mobilisations en faveur des activités physiques sanitaires montre que l’efficacité de la campagne actuelle repose sur des bases matérielles et politiques plus larges qu’auparavant (avec des institutions de santé publique plus nombreuses et mieux distribuées sur les territoires) et sur un montage tout à la fois complexe et fragile, produit de multiples coordinations d’actions, au financement souvent limité et non pérenne, qui compte largement sur une forme de responsabilisation des populations cibles. C’est pourtant bien la complexité de ce montage qui autorise son installation dans la durée et qui assure sa publicité, et ce malgré le scepticisme d’une partie des acteurs qui formule des doutes sur son efficacité réelle.
Notes
1 Certains chapitres de cet ouvrage collectif ayant vraisemblablement été écrits à plusieurs mains, nous parlerons ici des « auteurs » de l’ouvrage, à l’exception des chapitres signés.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Baptiste Viaud, « Jacques Defrance, Taïeb El Boujjoufi, Olivier Hoibian (dir.), Le sport au secours de la santé. Politiques de santé publique et activité physique, 1885-2020 : une sociohistoire », Histoire, médecine et santé, 21 | 2022, 227-231.
Référence électronique
Baptiste Viaud, « Jacques Defrance, Taïeb El Boujjoufi, Olivier Hoibian (dir.), Le sport au secours de la santé. Politiques de santé publique et activité physique, 1885-2020 : une sociohistoire », Histoire, médecine et santé [En ligne], 21 | printemps 2022, mis en ligne le 17 août 2022, consulté le 15 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/hms/5994 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/hms.5994
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