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Comptes rendus

Suman Seth, Difference and Disease. Medicine, Race and the Eighteenth-Century British Empire

Cambridge, Cambridge University Press, 2018, 324 pages
Claude-Olivier Doron
p. 2211-226

Texte intégral

  • 1 Suman Seth, Crafting the Quantum. Arnold Sommerfield and the Practice of Theory, 1890-1926, Cambri (...)
  • 2 Toutes les traductions de l’anglais sont de l’auteur de ce compte rendu.

1Dans Difference and Disease, l’historien des sciences Suman Seth, connu pour ses travaux sur la physique au tournant du xxe siècle1, étudie comment les médecins britanniques ont pensé les différences de causes, formes et traitements des maladies selon les climats et les races durant l’expansion coloniale anglaise aux xviie et xviiie siècles. Il propose une « histoire post-coloniale de la médecine coloniale2 » (p. 9) qui s’intéresse au rôle de la médecine, entre périphérie et métropole, dans la formation de trois catégories fondamentales du colonialisme : la race (par la racialisation de certaines maladies), le partage entre zones tempérées et tropicales (avec l’émergence d’un discours sur la spécificité des maladies tropicales) et une cartographie impériale opposant deux espaces, l’un où l’Anglais est chez lui et l’autre où il est étranger (à travers l’histoire du seasoning ou de l’acclimatement). Cette histoire procède par analyses des travaux de certains auteurs (William Hillary, James Lind, Joseph Pringle, John Atkins ou Edward Long), sans qu’il soit toujours facile de savoir ce qui a guidé ces choix, et propose des mises en perspective plus larges sur la médecine et la race, l’esclavage, le « paradigme de la putréfaction » ou le néo-hippocratisme.

2L’ouvrage s’organise en trois parties. La première étudie l’émergence d’un discours médical définissant les tropiques comme lieux de maladies spécifiques. L’un de ses intérêts est de mettre l’accent sur les enjeux professionnels de ce débat : affirmer que certaines maladies diffèrent aux tropiques implique que les médecins locaux disposent d’une expertise propre. Selon Seth, le discours dominant au début du xviiie siècle est celui d’une similarité des maladies entre périphérie et métropole. Il souligne la flexibilité qu’offre la grille hippocratique sur ce point, avant de se concentrer sur William Hillary (1698-1763), qui a exercé en métropole puis aux Antilles et publié un recueil d’observations sur les maladies épidémiques à la Barbade, incluant une analyse des maladies endémiques de la zone torride, que Seth présente comme le premier ouvrage à différencier nettement les tropiques comme zone de maladies spécifiques. Partant de ce texte, Seth oppose, dans le néo-hippocratisme du xviiisiècle, un « revival métropolitain » focalisé sur les épidémies et un « revival colonial » centré sur les endémies et les constitutions propres à certains espaces. Cette opposition peu convaincante accroît artificiellement une distinction entre métropole et colonies qui ne tient guère, comme en témoignent, par exemple, les topographies médicales collectées par la Société royale de médecine en France. Hillary met en avant la spécificité d’une maladie (la fièvre jaune) propre aux zones torrides, liée à la putréfaction qui y règne. Il identifie en outre diverses maladies endémiques à la Barbade (le pian, le ver de Guinée, etc.), faisant des Antilles un espace pathologique particulier, en lien avec l’esclavage. Se dessinent les voies explorées dans le reste de l’ouvrage : les tropiques comme espace pathogène en lien avec la putréfaction et la question des maladies liées à l’esclavage et à la race.

3La deuxième partie porte sur la manière dont s’esquisse, à travers la médecine coloniale, une « géographie impériale imaginaire » (p. 93) des rapports entre centre et périphérie. Seth y propose d’abord une histoire du concept de seasoning. Selon lui, la question de la crise par laquelle la constitution passe pour s’habituer à un nouveau lieu est un problème banal dans l’espace colonial anglais dès le xviie siècle. Inversement, ce discours serait rare dans l’espace européen avant les guerres du milieu du xviiie siècle. Celles-ci brouilleraient les frontières entre métropole et périphérie, faisant du seasoning quelque chose qui n’est pas simplement géographique, mais s’applique aussi à des conditions de vie en Europe (marais, hôpitaux, prisons, etc.). Seth utilise les travaux de James Lind (1716-1794) pour illustrer ce basculement. Puis il s’intéresse à ce qui constitue, au milieu du xviiie siècle, l’un des principaux modes d’analyse des effets pathologiques des espaces coloniaux (mais pas uniquement, comme il le note) sur le corps humain : le « paradigme putréfactif » (p. 115). Ce paradigme repose sur les principes suivants : généralisation de la catégorie de fièvres putrides ; pathologies dues à une putréfaction des humeurs ; cette putréfaction interne est le fait d’un agent externe (effluves, miasmes) ; cette tendance peut être combattue par l’usage d’antiseptiques (jus de citron, quinine). Seth retrace l’histoire de ce paradigme, qui illustre une médecine impériale globalisée, puisqu’il sert à la fois à expliquer certains milieux pathogènes en Europe, les maladies des marins (notamment le scorbut) ou des climats chauds. On regrette que Seth y voie seulement « la marque [de la périphérie] sur la métropole » (p. 119), alors que son étude suggère des rapports plus complexes. Les travaux anciens, proprement européens, sur l’effet corrupteur de certaines zones, notamment les marais (qui constituent alors des pans entiers de l’Europe), sont négligés, tandis que la centralité de l’Italien Giovanni Maria Lancisi (1654-1720) est trop brièvement notée. Il en est de même des sources non anglaises : faut-il vraiment attendre le xviiie siècle pour que la littérature médicale espagnole, portugaise, italienne, hollandaise ou française mentionne « non simplement des produits venus des climats chauds mais aussi des corps dans les climats chauds » (p. 119) ? Selon Seth, c’est Pringle qui fonde le « paradigme putréfactif » dans les années 1740-1750. Son originalité est de recourir à un principe septique externe comme agent de putréfaction interne, plutôt que de se contenter d’une explication associant la corruption des humeurs à l’air ou l’humidité. Il n’est cependant pas sûr que les analyses qui prospèrent au xviiie siècle sur la corruption des corps entre espaces coloniaux et métropole le doivent à ce « paradigme putréfactif » au sens strict ; elles semblent plutôt tenir à un réseau d’explications et d’analogies plus anciennes et plastiques entre zones marécageuses, miasmes, climats humides et effets sur la constitution. Ce réseau d’explications déborde, en aval et en amont, un « paradigme putréfactif » qui apparaît somme toute secondaire et limité : ces analyses perdureront d’ailleurs longtemps au xixe siècle, bien au-delà de la crise dudit paradigme que Seth date des années 1780.

4La dernière partie introduit le concept de race medicine par lequel Seth prétend corriger ce qu’il juge être un défaut de l’historiographie sur la race : son manque d’intérêt pour le rôle joué par les médecins… L’affirmation a de quoi surprendre, surtout qu’il l’étend au-delà des xviie et xviiie siècles et de l’espace anglophone. Selon Seth, il faut « relocaliser » les études sur la race selon trois axes : en matière de discipline, en mettant en avant le rôle de la médecine ; en matière de période, en s’intéressant aux xviie et xviiie siècles, selon lui négligés ; et en matière de géographie, en étudiant le « bon endroit – où on voit la race en action – [c’est-à-dire] la médecine des colonies » (p. 173). Après des déclarations aussi ambitieuses (qui font l’impasse sur une bibliographie considérable, dans une multiplicité d’aires linguistiques), la déception est grande. Seth refuse de se prononcer sur le débat historiographique (pourtant fondamental) concernant la pertinence de la catégorie de race pour analyser un ensemble de situations à l’époque moderne. Surtout, il ne s’intéresse pas aux spécificités de la catégorie de race elle-même : l’histoire complexe de ses usages ; ce qu’elle recouvre à tel moment, pour tel groupe d’acteurs ; les conditions de son extension et de sa diffusion. Là où il aurait été intéressant, pour donner une valeur heuristique au concept de race medicine (dont l’originalité reste, sinon, pauvre), d’étudier la manière dont concepts et modèles médicaux (maladies héréditaires, altérations de la constitution, arrêts de développement, etc.) ont joué un rôle essentiel – non accessoire – dans la formation de la catégorie de race elle-même, Seth part du principe que la race renvoie à quelque chose d’évident et déjà constitué : l’affirmation de différences physiques déterminantes, radicales et fixes, nettement opposées à l’environnement, renvoyant tendanciellement au polygénisme. Plutôt que d’étudier la manière dont médecins et modèles médicaux ont joué un rôle constitutif dans la formation des catégories raciales et d’examiner comment celles-ci ne se laissent pas réduire à des dichotomies faciles (hérédité/environnement, polygénisme/monogénisme, fixité/modification, etc.), Seth réduit donc sa race medicine au problème suivant : « Quand la race est-elle devenue non seulement un effet mais une cause ? […] Quand commence-t-on à trouver des arguments qui relient des différences physiques racialisées à la présence […] de maladies particulières ? » Et par « différences physiques racialisées » (p. 170-171), il entend avant tout les caractères physiques des seuls Noirs. La réponse qu’il fournit est dès lors simple et peu originale : pas avant la fin du xviiie siècle.

5On peut s’interroger sur ce que Seth entend par « médecins » quand il regrette que l’historiographie ait négligé le rôle des médecins dans les débats sur la race. De François Bernier à Julien-Joseph Virey ou Jean-Claude de La Métherie, en passant par Pierre Barrère, de Johan Christian Fabricius à Johann Friedrich Blumenbach en passant par Petrus Camper ou James Cowles Prichard et William Lawrence, pour ne citer que les plus connus et se limiter à un large xviiie siècle, nombre d’auteurs classiquement étudiés sont de formation médicale et leur lien avec les milieux et concepts médicaux ont été examinés. Ce que semble vouloir dire Seth, c’est que l’on n’a pas prêté attention à la manière dont les médecins pensaient que certaines pathologies pourraient être rattachées à des déterminants « raciaux ». Pourtant, il recourt lui-même à une littérature secondaire pléthorique sur les maladies des esclaves au xviiie siècle. Enfin, affirmer que « le bon endroit – où l’on voit la race en action – est la médecine des colonies » constitue un postulat rétrospectif. La notion de race s’applique aussi bien, et de manière rigoureuse, à certaines populations des espaces européens dans la seconde moitié du xviiie siècle : les crétins ou les races dégénérées des marais ne le cèdent en rien aux Indiens d’Amérique (étrangement absents du livre de Seth alors que, depuis les xvie et xviie siècles, le rapport entre la constitution des Indiens et les pathologies qui leur seraient propres a fait l’objet de nombreux travaux) ou aux Noirs. Inversement, la notion de race ne s’applique guère pour décrire les populations esclaves avant le milieu du xviiie siècle, et c’est rétrospectivement que l’on y voit le lieu privilégié de son application. Il n’y a pas de primat des colonies sur la métropole, mais une relation d’allers-retours et d’interconnexions plus complexes, où les périphéries ne sont pas situées simplement au-delà de l’Europe.

6Ces limites sont d’autant plus surprenantes que, dans le détail, Seth met à mal certaines facilités auxquelles succombe l’historiographie. Certes, on regrette que les auteurs sur lesquels il s’arrête (John Atkins, Edward Long) – après avoir pourtant annoncé qu’il ouvrait un continent vierge – comptent parmi les plus travaillés de l’histoire du racisme. Mais l’intérêt de son analyse est ailleurs : il montre que la position polygéniste d’Atkins ne le conduit ni à défendre l’esclavage, ni à expliquer les maladies des Noirs par des différences originelles de leur constitution, ni à affirmer une fixité des inégalités entre Blancs et Noirs. De même pour le cas de Long : son polygénisme n’intervient aucunement dans la justification de ses positions anti-abolitionnistes, qui sont fondées sur des arguments juridiques que ce polygénisme fragiliserait. On ne peut que souscrire à l’appel de Seth en faveur d’« une analyse nuancée des rapports entre esclavage, race et lieu » (p. 210) et regretter qu’il n’ait pas poussé jusqu’au bout ses nuances.

  • 3 Richard B. Sheridan, Doctors and Slaves. A Medical and Demographic History of Slavery in the Briti (...)
  • 4 Alexander Wilson, Some Observations Relative to the Influence of Climate on Vegetable and Animal B (...)
  • 5 Pour une analyse de détail : ibid., p. 246-263.
  • 6 Ibid., p. 249.

7L’ouvrage s’achève par une étude des arguments médicaux dans les débats abolitionnistes de la fin du xviiie siècle : les questions relatives à l’acclimatement des esclaves, aux causes de leur mortalité ou de leur faible natalité, aux soins qu’il convient de leur apporter font l’objet, dans la continuité des travaux de Richard Sheridan3, d’une riche analyse, montrant combien abolitionnistes et anti-abolitionnistes mobilisent, aux colonies, les arguments médicaux. Ce n’est qu’à la toute fin du xviiie siècle qu’apparaissent des explications qui invoquent la physiologie différente des Noirs. La race medicine, dans le sens où l’entend Seth, est donc très marginale (Seth ne cite que trois auteurs). Le cas le plus détaillé est fourni par Alexander Wilson (1714-1786), présenté comme « le meilleur exemple d’un lien étroit entre arguments polygénistes et médicaux de la fin du xviiie siècle » (p. 270). L’analyse surprend puisqu’à aucun moment Wilson n’affirme un quelconque polygénisme : il définit les Noirs comme une « variété particulière dans l’espèce humaine » et défend une vision qui procède par nuances, à partir des extrêmes que sont les zones torrides et frigides. Il insiste sur l’équivalence entre ces zones et souligne « la similarité des aborigènes » qui y habitent et « leur infériorité avec ceux des zones plus tempérées4 ». La vision qu’il propose est donc climatique et quantitative5 ; les Indiens y sont par ailleurs présentés comme inférieurs aux Noirs, qui sont « en général un peuple plus grand, mieux fait et possédant plus d’esprit et d’entendement6 ». Le seul moment où Wilson s’écarte de ce continuisme est lorsqu’il explique cette « supériorité » des Noirs sur les Indiens par la particularité de la structure de leur peau qui les rend plus adaptés aux pays chauds : en déduire un polygénisme est loin d’être évident. On voit d’ailleurs par cet exemple à quel point l’opposition environnement/race est souvent loin d’être facile à tracer.

8Notre constat final est donc mitigé. L’originalité de l’ouvrage n’est pas toujours criante, la plupart des questions abordées par Seth ayant fait l’objet de travaux nombreux. C’est dans ses détails que le travail de Seth est utile ainsi que dans son effort de mise en perspective des débats entre métropole et Antilles anglaises. Ses grands concepts programmatiques convainquent moins et soulèvent une question de méthode : peut-on réellement proposer une « histoire post-coloniale de la médecine coloniale » sans aucun égard pour les sources écrites dans d’autres langues que l’anglais, aucune référence à la bibliographie secondaire non anglophone, ni aucune étude des sources archivistiques ? Sans parler du fait que la plupart des travaux médicaux occidentaux de l’époque sont écrits en latin, il est difficile, sur les sujets évoqués, de faire l’impasse sur la littérature issue des empires portugais, espagnols, néerlandais ou français, dans la mesure où le champ médical est alors trans-impérial et que, sur des questions aussi essentielles que les maladies des esclaves, les effets des zones torrides ou des marais sur la constitution, la définition de la race comme catégorie au croisement de la médecine et de l’histoire naturelle, la méconnaissance de ces circulations crée des biais considérables. Ce constat est renforcé par l’absence de référence aux travaux, pourtant nombreux et importants sur de tels sujets, qui ne seraient pas écrits en anglais. On touche ici, nous semble-t-il, aux limites d’une certaine historiographie nord-américaine qui n’a d’autre référence qu’elle-même et tourne autour de ses catégories sans les interroger, tout en prétendant proposer des analyses ambitieuses et « post-coloniales ».

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Notes

1 Suman Seth, Crafting the Quantum. Arnold Sommerfield and the Practice of Theory, 1890-1926, Cambridge, MIT Press, 2010.

2 Toutes les traductions de l’anglais sont de l’auteur de ce compte rendu.

3 Richard B. Sheridan, Doctors and Slaves. A Medical and Demographic History of Slavery in the British West Indies, 1680-1834, Cambridge, Cambridge University Press, 1985.

4 Alexander Wilson, Some Observations Relative to the Influence of Climate on Vegetable and Animal Bodies, Londres, Cadell, 1780, p. 237 et suiv. Cohérent dans son analyse, Wilson note que, dans des zones froides comme la Pologne ou la Russie, les paysans, exposés au climat rigoureux, « sont sujets au scorbut, stupides, vides de curiosités et paresseux au dernier degré » et que l’esclavage y est donc « aussi nécessaire que dans la zone torride » (ibid., p. 281-282).

5 Pour une analyse de détail : ibid., p. 246-263.

6 Ibid., p. 249.

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Pour citer cet article

Référence papier

Claude-Olivier Doron, « Suman Seth, Difference and Disease. Medicine, Race and the Eighteenth-Century British Empire »Histoire, médecine et santé, 21 | 2022, 2211-226.

Référence électronique

Claude-Olivier Doron, « Suman Seth, Difference and Disease. Medicine, Race and the Eighteenth-Century British Empire »Histoire, médecine et santé [En ligne], 21 | printemps 2022, mis en ligne le 17 août 2022, consulté le 19 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/hms/5985 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/hms.5985

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Auteur

Claude-Olivier Doron

Laboratoire Sciences, Philosophie, Histoire (UMR 7219), Université Paris Cité

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

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