1Il y a dans le corps, que sa fragilité destine aux accidents de la vie, à l’usure, donc aux travaux de ravaudage des panseurs et des médecins, quelque chose qui l’apparie à l’univers des étoffes, du tissu. Comme le font les ménagères avisées pour leurs belles collections de linge dans les armoires, l’intervention thérapeutique se voue à remettre le corps en ordre, défroissé, réparé, recousu, chaque pièce à sa place.
2Je sais que, commençant ainsi, j’engage une métaphore qui semblera facile ou abusive. Le sachant j’y insiste néanmoins, tant cette coïncidence entre les deux domaines est anciennement affirmée et donc révélatrice. Non seulement les données mêmes de la réalité tangible offrent à nos sens les arguments d’une telle correspondance, mais il se trouve que la durable prise en compte de cette analogie a eu des effets repérables dans le savoir (savoir commun aussi bien que savant), ainsi que dans le concret des travaux médicaux d’investigation ou de réparation du corps, depuis deux millénaires.
- 1 Encyclopédie, tome IV, article « fibre ».
3Avant tout, bien considérer la profondeur des représentations textiles de l’organisme. En premier lieu, le fait que celui-ci est composé de fibres. Ainsi l’exprime l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert : « On entend en général par fibre, dans la physique […] du corps humain, les filaments les plus simples qui entrent dans la composition, la structure des parties solides dont il est formé […]. Il s’agit de l’unique élément de la machine de l’homme […], dont sont composés les muscles, les vaisseaux, les os, les viscères […]1. »
- 2 J.-Fr. Lavoisien, Dictionnaire portatif de médecine, d’anatomie et de chirurgie, 1771 (2e éd.), ar (...)
- 3 Anatomie générale, Paris, 1801, 2 vol.
4Mais « la fibre animale élémentaire est invisible » ; on n’en voit que les faisceaux. Ceux-ci se disposent entre eux de telle façon qu’ils se tressent et s’entrelacent « en forme de toile ». Et c’est ainsi que l’on peut reconnaître, selon la nature des parties similaires assemblées, les multiples tissus, soit cellulaire, soit vasculaire, ou osseux, muqueux, spongieux, cartilagineux, etc.2. À la génération suivante, Bichat en dénombrait vingt et un différents3.
- 4 Sur les métaphores du corps dans la chirurgie médiévale, et particulièrement les métaphores textil (...)
5D’autres métaphores prolongent cette propriété textile fondamentale. Ainsi que celle qui désigne l’enveloppe membraneuse de certains organes sous le terme de tunique. C’est le cas encore du « lambeau » (francique Labba, chiffon), sous la forme duquel le corps présente à l’occasion quelqu’une de ses parties, soit arrachée par accident, soit divisée à dessein. Tel le lambeau que les chirurgiens réservaient dans leur première découpe, en commençant l’amputation, afin de recouvrir ensuite la plaie terminale du moignon par ce repli de chair – rabat et bourrelet. D’autres exemples pourraient enrichir cet examen rapide des expressions par lesquelles s’affirme, dans l’imaginaire savant, la contiguïté du charnel et du textile4.
6Je préfère cependant, pour cette brève contribution, réfléchir sur les formes concrètes que ce rapport de proximité a prises en chirurgie dans la réparation des plaies et dans la pratique du pansement. Un domaine où l’on voit la matière textile venir combler les manques de la chair, s’insinuer au plus près d’elle, dans un si grand dessein de la suppléer qu’elle tend à se confondre avec elle, en une conquête parfois même importune. Mais en retour, la fonction qu’assument là fils et tissus a rendu nécessaire de leur conférer des différenciations et des propriétés nouvelles dont la nature du corps (fibres, chair, épiderme, variété des formes corporelles) a imposé et le modèle et la contrainte.
7Il n’y a pas lieu de faire ici une histoire érudite du pansement, au demeurant assez lassante à suivre et parfois incertaine en ses détails. J’évoquerai seulement de grandes orientations au long desquelles varient les formes d’usage des linges, toiles et matières textiles dans les soins aux blessés et opérés.
8Au centre de tout il y a la plaie : un accroc dans le tissu vivant du corps. C’est cette solution de continuité qu’il faut ramener bord à bord, par couture ou par serrage de compression, en attendant des forces naturelles que, selon leur vertu propre, elles réunissent à neuf les chairs séparées. Mais cette opération, elles ne la mènent que dans la discrétion, à l’abri, sans être brusquées. D’où les protections qu’il faut assurer contre les agents extérieurs agressifs, contre les sources de douleur et toute espèce de contact : au moyen d’un rempart textile. C’est là, dans la touffeur et le secret du linge, que sous la trame tissée de main d’homme se renoue, comme en réponse mimétique, la trame naturelle des muscles et de la peau, à reprise perdue. Celer ce travail mystérieux, l’abriter et le favoriser, voilà l’objet du pansement. Cela dit, il faut noter aussitôt que, d’âge en âge, on a compris et disposé le pansement de bien différentes façons.
- 5 Hippocrate, Traité de l’officine du médecin.
9Pour Hippocrate et l’école de Cos, l’essentiel est la confiance dans les forces de la nature. Un pansement simple et rationnel, minutieusement posé, renouvelé souvent5. Il importe également qu’il soit agréable à la vue. Les interventions sur la plaie se limitent au nettoyage (eau, vin – le vin est astringent), au soin de calmer une inflammation (huiles, liniments, miel). Ensuite les compresses mises en place devront assécher cette plaie, les bandages la protéger des chocs, contenir l’appareil des compresses, donner une forme élégante à la partie soignée, abriter celle-ci de l’humidité ambiante. Car toute humidité menace. Ce qui dilue nuit, ce qui coule ou suinte pourrit. Seul le sec est sain.
- 6 Celse, De re medica, livre V, chap. XXVI ; Galien, Œuvres, édition Kühn, vol. XIII.
- 7 À la fin du ve siècle de notre ère, il faut à Aétius, médecin d’Alexandrie, tout un livre de sa gr (...)
10Avec le temps, ces propositions s’inversent. Malgré ses brillantes qualités, ou en raison même de sa virtuosité, l’école alexandrine complique l’art du pansement. Elle lui assigne d’épauler activement la réparation naturelle des tissus par l’usage d’une pharmacologie complexe dont les produits imbibent les compresses aux fins de déterger, régénérer, etc. Le pansement devient humide. Dans la suite, à l’époque romaine, Celse puis Galien, auteurs l’un et l’autre, au demeurant, de traités remarquables sur le traitement des plaies et les bandages6, ont multiplié l’usage des médicaments composés servant aux pansements. Soit une innombrable batterie d’emplâtres, malagmas et catapotes, aux diverses propriétés : hémostatiques, agglutinatives, maturatives, résolutives, émollientes, etc.7. Toutes compositions par l’effet desquelles le pansement s’épaissit, s’alourdit, prolonge sa durée, substitue sa fonction culturelle – prolixe, savante et ornementale – aux simples vertus cicatrisantes du corps. Ce n’est plus la nature qui répare ; c’est elle qu’on dirige.
- 8 Le développement qui suit s’appuie sur Rochard, Histoire de la chirurgie, Gottschalk, Traitement d (...)
11On finit même par la troubler8. C’est en effet dans la lignée de cet esprit-là, et dans l’oubli de la circonspection hippocratique, qu’une large fraction de la chirurgie médiévale en vint ensuite à considérer que seul l’art pouvait conduire une plaie à sa guérison. Et voilà où nous retrouvons maintenant le textile. Car c’est le linge qui va porter au cœur de la plaie tous ces onguents, toutes ces préparations destinées à suppléer, à doubler l’œuvre de la nature. On ne se suffit plus de recouvrir : on bourre les cavités de charpie, de compresses tout imprégnées de drogues aux desseins subtilement contraires. Contraires, parce que l’approche théorique de la réparation des plaies s’inscrit désormais dans une conception très abstraite, toute dialectique – voire scolastique – des ordres et systèmes de la vie, des manifestations de la matière vivante. Ainsi convient-il qu’une plaie suppure. La suppuration est regardée comme naturelle, nécessaire, productive. Pour la favoriser, pour en augmenter le débit, on introduit dans l’ouverture des chairs des morceaux de charpie façonnés à dessein, nommés selon leur forme tentes, bourdonnets, plumasseaux ou sétons, dont le volume ou la disposition suffisent déjà mécaniquement à maintenir les lèvres écartées, mais dont l’irritation qu’ils causent à la chair vive, par le frottement des fibres, entretiendra l’écoulement du pus. Par l’adjonction de topiques appropriés dont on enduit ces remplissages, on va non seulement renforcer l’activité suppurative, mais en déterminer la nature.
12Ainsi la première phase du traitement doit favoriser l’évacuation la plus complète possible des impuretés, caillots et déchets produits par la blessure ou l’opération, sans toutefois permettre l’hémorragie. D’où la nature particulière (je veux dire par là, composite) du pansement, qui doit disposer les moyens convenables pour à la fois maintenir la plaie ouverte, contenir le sang, conduire au-dehors par des drains les liquides et matières sanieuses, recueillir celles-ci dans un matelas de compresses capables de les absorber sans qu’elles croupissent.
13Le drainage étant ainsi assuré, commence une nouvelle étape. Les substances mêlées aux linges qui épousent la plaie vont servir maintenant à solliciter celle-ci pour qu’elle produise un écoulement tenu pour normal, bénéfique : le pus « louable ». Louable, c’est-à-dire conforme à la qualité requise. On estimait que la nature de ce pus-là, sa consistance, sa couleur manifestaient d’une part le bon état des tissus en voie de réparation ; conditionnaient de surcroît leur degré d’aptitude à se ressouder. Les auteurs insistent sur la douceur de ce pus bienfaisant qui baigne la cavité de la blessure et, de la sorte, la lubrifie, l’apaise, la propitie. Surtout, ils énoncent que c’est à partir de lui et, pour ainsi dire, de sa propre substance que vont se former les éléments d’une nouvelle chair, d’un tissu cicatriciel qui comblera l’échancrure de la plaie. De là cet intérêt pour les formules médicamenteuses dites « incarnatives », qui gouvernent ce processus. Il faut les introduire régulièrement dans la lésion, comme on alimente un estomac. Pareille à celui-ci et aidée par le suc onctueux de la suppuration, la plaie les digère, les assimile, les convertit en chair vivante. On voit alors se former sur les bords des bourgeons charnus et au centre un tissu de granulation. Puis la surface granulée du pus louable se fige en pellicule ; sous cette croûte, bientôt, l’incarnation s’achèvera. Il ne restera qu’une large cicatrice, très large.
14Comme on le voit, les impératifs de cette stratégie thérapeutique sont fort contradictoires. Résumons : il convient de maintenir ouverte l’entaille ou la déchirure qu’on se propose de refermer ; d’évacuer les excédents d’un pus dont on souhaite en même temps qu’il baigne les chairs divisées ; tout cela en maintenant dans et sur la plaie des linges qui doivent assurer les multiples fonctions d’écarter, d’éponger, de drainer, de médicamenter, de protéger, de donner issue sans que rien ne pénètre (l’air est considéré comme néfaste, toujours chargé de miasmes qui provoquent la putridité) ; des linges qui ne demandent qu’à coller aux chairs lésées, avec le sang et le pus comme adhésifs. Le pansement se ressent de ces équivoques et de ces apories. Il croît en volume à mesure que son rôle se complique. Comme enfin de nombreux praticiens estimaient nuisible de déranger trop souvent dans son déroulement l’œuvre fragile dont la plaie était le théâtre, ils espaçaient le renouvellement de l’appareil. On devine alors dans quel état devait se trouver le soubassement de charpies et de compresses qui recevait le produit des diverses excrétions et décompositions organiques et médicamenteuses.
- 9 « Maître Doublet, chirurgien de M. de Nemours, emportait en ce temps la vogue des chirurgiens de F (...)
- 10 « Les discours vagabonds de l’entendement et de la raison sont cause d’erreur, ce qui advient quan (...)
- 11 Voir Belloste, Le chirurgien d’hôpital, Paris, 1636.
- 12 Lister applique le pansement aseptisé à l’acide phénique en 1867. Pasteur indique la marche à suiv (...)
15Seul un petit nombre de médecins ou chirurgiens inspirés (les Bolognais au xiiie siècle, Henri de Mondeville au début du xive, Paracelse au xvie siècle) s’est élevé contre cette pratique de la suppuration entretenue à plaie ouverte et du pansement humide. Ils plaidèrent pour l’assèchement radical de la plaie, pour sa fermeture rapide et complète, en évitant toute cause de suppuration. Ambroise Paré ligaturait les vaisseaux, réunissait les lèvres, corrigeait les accidents, mais posait néanmoins des cataplasmes suppuratifs. Un de ses contemporains, resté obscur, allait beaucoup plus loin que lui dans la rigueur9. Dès avant, Paracelse s’était gaussé des prétendus remèdes incarnatifs comme un produit fallacieux de la raison raisonnante10. Les uns et les autres ne furent pas suivis et leurs idées ne commencèrent à être prises en compte qu’au xviiie siècle11. On n’en trouve pas moins la survivance de techniques suppuratives maintenue en plein xixe siècle, jusqu’à ce que les théories listérienne et pastorienne en fassent justice12.
16Il faut d’ailleurs reconnaître que jusqu’alors, la propension quasi immanquable de toutes les plaies, accidentelles ou opératoires, à l’infection rendait cohérente l’idée que le pus est un produit normal, un moment obligé du processus de guérison. D’où le refus de toute réunion précoce des parties, qui enferme le pus et fait abcès, bientôt gangrène. D’autant que les points de suture ou de couture s’infectaient eux-mêmes, ce qui les faisait craindre. Il fallait le génie de quelques isolés pour réaliser, avant la lettre, l’asepsie. Ainsi de Mondeville, de Paracelse. Mais Paré lui-même n’évita pas de graves complications. Pour les autres, et de longue date, la plaie qu’on tient ouverte grâce à des dilatants, le pansement agencé de façon à donner de la pente au pus, les linges ou fils en sétons façonnant un exutoire, tout cela relevait d’une logique honorable, que les apparences confortaient. Rien de déraisonnable. Mais des pansements chargés, volumineux dont le rituel, pour le malade, s’éternise. Et sous la façade avouable de bandages savants, admirables chefs-d’œuvre de rationalité volumétrique : l’intimité cachée de chairs tuméfiées, exsudantes, les charpies sanieuses, les compresses torturantes, les odeurs terribles, les vers. Beaucoup de souffrances ; des accidents graves. C’était le monde des linges de douleur.
- 13 J.-N. Gannal, Charpie vierge, Paris, s. d. [1832], 16 p.
17Des linges, oui, en effet. Je veux dire par là que c’est de lin qu’il s’agit, toujours. Presque toujours. Car il y a de rares exceptions. Le cuir, enveloppe hermétique commode pour protéger un membre, une articulation, une blessure ; mais il est peu propice à un usage fréquent, faute de pouvoir être lavé souvent. La mousse et le foin que, dans le dénuement et la hâte des batailles, Larrey et Percy substituèrent souvent à la charpie. Le chanvre, que tel novateur tenta d’acclimater au xixe siècle pour faire des charpies consistantes, élastiques13.
18Pourquoi donc le lin ? Parce qu’il absorbe. Parce que sa fibre une fois tissée et blanchie, puis lavée, relavée, usée à satiété, est devenue souple, douce, légère. Ce vieux linge, passé à la grande lessive une dernière fois, fournira aux besoins chirurgicaux du pansement la matière idéale à façonner. Bien réfléchir à ceci, qui est caractéristique : la réparation des blessures, ouvertures et fractures passe par l’usage d’une substance qui doit avoir été trois fois maniée ou remaniée par un travail de la culture. D’abord tissée, et c’est la toile. Puis fatiguée par un loyal service, c’est le linge usagé. Enfin préparée à sa fonction finale, selon deux modes possibles, chacun nécessaire, et qui consistent à défaire ce qui était son ordre : soit que par découpage en lanières ou en écharpes de formes très variées, on obtienne des bandages ; soit qu’on rompe et dé-tisse, c’est la charpie.
- 14 Le vocabulaire latin concernant la charpie est d’une grande abondance. Son rapport au lin est d’em (...)
- 15 Le traitement industriel détruit la cuticule par la soude caustique, puis dissout graisses, résine (...)
19La charpie, en effet, s’obtient depuis l’Antiquité14 en taillant dans la toile usagée de petits carrés, puis en effilochant ceux-ci de façon à séparer et collecter fil après fil. Ces filaments détachés forment peu à peu une bourre, masse emmêlée mais aérée, élastique, dont chaque fibre a gardé les torsions et courbures que lui a imprimées l’entrecroisement du tissage. Cela est long à faire, ce qui explique la pénurie régulière de charpie, en temps de guerre, et les provisions que les hôpitaux se constituaient, en tous temps, pour faire face à une consommation énorme ; mais ces réserves se gâtaient… Évidemment nous pensons tout de suite, par contraste, à notre coton chirurgical. C’est bien ce qu’il n’était pas possible d’avoir. Car le coton a pour propriété, à l’état naturel, d’être peu absorbant ; des graisses, résines et cires imprègnent ses fibres que, de surcroît, une cuticule entoure. Il a donc fallu toute une technologie, relativement récente, pour rendre « hydrophile » le coton15.
20Il reste que ce traitement industriel du coton s’applique directement à une matière brute ; ce qui d’ailleurs a permis de lui garantir les conditions de propreté et de stérilité qui imposèrent son triomphe final. À l’inverse, et pour revenir à ce point crucial, la charpie séculaire était le produit d’une série étagée d’élaborations différenciées, qui installaient son être dans une chaîne du temps et, d’une certaine façon, dans un réseau de la sociabilité. Combien de gens, combien de gestes, combien de formes avait-il fallu chaque fois rencontrer, fatiguer tour à tour, pour aboutir à cette bourre écrue, souple et chaude. Et, de même que notre corps a pris sa forme en suivant une lente maturation biologique doublée d’un durable travail de marquages culturels, de même la charpie, qui vient à point nommé, dans la détresse, combler et restaurer certaines parties lésées ou manquantes de ce corps, procède d’une série analogue de transformations et d’usages. Par la mutation finale qui défait une structure tissée pour l’effiler, pour la mettre en charpie, le textile retrouve sa vérité originelle de fibre, mais de fibre, désormais, en quelque sorte accomplie, que les épreuves multiples du contact, du travail, de l’usage humain, par lesquelles elle a passé depuis sa naissance végétale, ont rendue digne d’équivaloir à la fibre même de la chair.
- 16 Les expressions du rejet sont elles-mêmes symptomatiques : « ennemi de l’humanité », « être venime (...)
- 17 Alain Corbin, dans « Le grand siècle du linge », Ethnologie Française, 16 (3), 1986, rappelle oppo (...)
21Mais à considérer l’ancienneté du rapport qui unit le lin à la culture et à la vie des hommes, particulièrement dans le champ sensible de la souffrance, surtout dans la réparation des chairs par une matière humanisée, on peut entrevoir une réponse à l’espèce d’énigme que constitue le préjugé si durable qui s’opposa à l’usage du coton en chirurgie et dans le pansement. En effet, quelle que soit son infériorité relative quant au pouvoir d’absorption – un défaut surmontable, comme on sait, et qui eût pu céder plus tôt – le coton aurait dû jouer dès le xviie siècle un rôle utile de remplacement, fût-ce seulement dans les situations de pénurie. Il n’en fut rien. On s’en tint pendant des siècles à le dénoncer passionnément pour tout usage médical et sous toutes ses formes (tissu, linge ou charpie) comme dangereux, échauffant, irritant, chargé de tous les maux et maléfices16. Il est clair, par ces excès mêmes, qu’étaient mis en jeu là des affects liés à d’actives représentations mentales. J’inclinerais à penser que celles-ci avaient à voir avec l’origine même du coton et sa production, lointaines, exotiques, en un sens barbares. Quelque chose dans l’ostracisme dont il fut l’objet me semble indiquer que cette défaveur mesure constamment la non-appartenance du coton à ce « tissu » social, culturel et moral dans lequel, au contraire, s’inscrit le lin comme un allié de toujours, comme un symbole de rigueur et de pureté17.
- 18 Voir Percy, Dictionnaire des sciences médicales, 1813, article « charpie ».
22Pourtant, c’est bien des causes qui la faisaient chérir que la charpie tenait ses plus redoutables défauts. Tout ce côtoiement social qui entoure, produit le linge usé et aboutit au monde des chiffons et chiffonniers, puis cette manipulation interminable des doigts et ongles effilochant toujours, ici, là, n’importe où, cela mettait dans les charpies d’innombrables poussières, parasites, desquamations, et des germes. Certes, on lavait linges et chiffons, bien que, parfois, imparfaitement. Mais on ne lavait pas souvent les mains qui faisaient. Or ce travail était souvent confié, dans l’hôpital même, aux pauvres gens inoccupés, convalescents ou chroniques, qui accomplissaient cette tâche dans leur lit. Travail, encore, des prisonniers. Les chirurgiens s’en plaignent18. D’autant qu’avec les progrès de la production papetière, qui depuis la fin du xviiie siècle tendait à accaparer les bons chiffons, on trouvait de moins en moins à se fournir. D’où l’emploi de linges de rebut des hôpitaux et casernes, donnant de mauvaise charpie. La preuve de ses défauts : cette charpie, conservée dans les hôpitaux en tonneaux, prenait au bout d’un temps, d’elle-même, à force d’être enfermée, « sans air ni lumière », une odeur de moisi ou de putridité. « Celle de l’urine croupie et de la punaise », disent les auteurs. D’ailleurs, il arrivait que la charpie, après usage, resservît (celle point trop salie). Lavée, floconnée à nouveau. Jamais vraiment stérile, on le devine. Enfin, à force d’en faire provision par crainte d’en manquer, on en tenait un peu partout sans précautions ni emballages suffisants, dans les salles, dans les offices, dans des armoires d’infirmiers, mêlée au linge sale ou proche des aliments.
23Nous avons là un versant triste du dossier, plongeant sur cet espace noir où brûlent des plaies surinfectées ; nous en avons parlé. Mais tout n’est pas toujours au drame, et l’univers textile dans lequel s’investit une part si active de la pratique chirurgicale recèle en fait plus de zones d’ordre et de minutie que de recoins douteux.
24Rien n’est plus étiqueté, en effet, que la série des formes sous lesquelles linges et charpies peuvent être utilisés et désignés. La charpie, il y en a de grossière et de fine (celle-ci dite aussi charpie d’élite), de longue et de menue. Grossière, elle sert en paquets aux remplissages sur lesquels appuiera le bandage. Toujours brute, c’est-à-dire telle quelle, emmêlée, mais blanchie, parfois déjà sommairement peignée, elle peut venir au contact de la plaie. De la charpie râpée on use comme de la sciure sur les sols trempés : elle boit le sang et les sérosités (au xixe siècle on se mit à se méfier de celle-là, qui colle au fond des plaies). Dans certains cas on dispose la charpie sèche (c’est-à-dire utilisée à sec) en coussins protecteurs, absorbants, isolants. Mais sous cette forme « sèche », elle sert plutôt d’instrument pour intervenir ponctuellement dans le travail préparatoire au pansement. Saisie en houppes (et on la nomme alors charpie mollette), elle aide au nettoyage de la plaie. Mais on préfère la façonner pour chaque type d’usage ; et ces « façons » traditionnelles, voire rituelles, exigent dans l’exécution une méticulosité extrême. Déjà nommés, les plumasseaux, dont les fibres sont disposées parallèlement, forment des tampons plus ou moins courts, plus ou moins larges. Les bourdonnets sont d’épaisses mèches. Il y a des mèches proprement dites, en brin ou en faisceaux. Les tentes tiennent ouvertes les plaies. On appelle sindon un petit plumasseau rond attaché à un fil, qui sert de sonde lors des trépanations. Il y a encore les pelotes, gros tampons de charpie couverts d’un morceau de linge lié aux extrémités, destinés à contenir les parties déplacées (ainsi dans les hernies) et à servir de moyen compressif dans les hémorragies.
25Mais il est beaucoup plus courant que ces charpies façonnées soient enduites, particulièrement de cérat, pommade faite de cire, d’huile (olive ou amande) et de blanc de baleine. Tantôt le cérat est neutre et joue un rôle mécanique d’adoucissant, pour prévenir l’adhérence de la charpie et du linge aux parties blessées. Le plus souvent, les cérats sont médicamenteux, ce qui donnera de la charpie, selon le cas, soufrée, saturnée, opiacée, laudanisée, camphrée, belladonisée, balsamique, astringente, cathérétique, etc. Placées non plus dans la plaie, mais la couvrant largement avec une bonne épaisseur, ces charpies enduites et humides portent le nom de gateaux.
- 19 Les auteurs diffèrent sur ce point. La plupart insistent sur les avantages du lin. Seul Servier po (...)
26Laissons maintenant la charpie. C’est de la toile que, dans les pansements, on lui superposait, toile elle-même traitée ou non, sèche ou humide, assurant de toute façon l’oblitération du pansement. Telle est la fonction des compresses. Toutes sont découpées dans de la toile propre, assouplie par une demi-usure. Toile de lin le plus souvent, de chanvre à l’occasion, surtout dans les hôpitaux19. Selon le type de plaie et l’emploi, les compresses varient infiniment de forme et de nom. Il y a ainsi les compresses carrées, longuettes, fendues, triangulaires, prismatiques, obliques, circulaires. En croix de Malte, c’est un carré, fendu selon les diagonales depuis chaque coin, en arrêtant les fentes avant le centre du carré ; elle s’adaptera au doigt, au genou, à toute forme aiguë. Superposées l’une à l’autre en épaisseur, par surface décroissante, les compresses sont dites graduées ; elles formeront un bourrelet destiné à comprimer, la plus étroite appuyant sur la partie du corps qui doit subir la compression (un vaisseau, une artère).
27La difficulté de détacher, lors des renouvellements, les multiples fibres de charpie collées à la plaie, a conduit peu à peu à poser directement sur celle-ci des linges ou compresses fenêtrés. Elles sont percées d’ouvertures pour laisser exsuder la plaie et faire pénétrer, en sens inverse, les onguents portés par la charpie, sans que celle-ci adhère puisqu’elle est ainsi séparée des parties à vif. Pour tapisser le fond des plaies récentes, non encore suppurantes, furent inventées aussi les compresses criblées, ainsi nommées à cause de la quantité de petites ouvertures. Ces tulles permettaient d’enlever ensuite d’un coup, pour les changer, toutes les pièces d’appareil qui les surmontaient, sans que rien adhérât. Elles jouaient le rôle qui est aujourd’hui celui de nos gazes hydrophiles.
28Restent alors les toiles agglutinatives ou « sparadraps » (le mot est ancien). Ce sont des bandes de tissu (lin, taffetas, coton, soie) recouvertes sur une face d’une couche de matière emplastique qui a propriété d’adhérer à la peau. Elles réalisent la « suture sèche », le rapprochement des lèvres de la plaie sans couture sanglante. Selon la nature de l’emplâtre (cire, gomme ammoniaque, diachylon gommé, diapalme, colle de poisson, colophane et goudron) les appellations varient : toile à Gautier, toile de mai, toile souveraine, toile Dieu, taffetas d’Angleterre, emplâtre du Pauvre Homme. On les posait tantôt en travers de la plaie, tantôt parallèlement à elle, de chaque côté sur la peau saine, rapprochant alors les lèvres par des fils transversaux pris sous les bandes et qu’on nouait entre eux en serrant.
29C’est maintenant l’évidence : on n’en a jamais fini avec les linges de douleur. Car il y aurait encore à mentionner les coussinets, les palettes, attelles, fanons, capelines, suspensoirs, etc.
30Mais il y a surtout les bandes. Comme tout le reste, elles sont de toile propre (lin ou chanvre), usagée et solide ; elles sont découpées en lanières ; jamais cousues ni ourlées ; roulées « à un globe » comme nous faisons toujours, ou à deux comme nous ne le faisons plus.
31Sur les bandages, dont l’art fut au fil du temps l’objet d’une foule d’ouvrages, on peut parler et s’étonner sans limites. Pour ma part, je me bornerai à deux choses en négligeant tout le détail.
32Si le pansement fomente, sous ses entassements douteux, la production d’une chair et d’un derme nouveaux, bien vivants, le bandage assume quant à lui, pendant le temps nécessaire à cette renaissance, la présentation ostensible d’une peau provisoire, d’un simulacre tout textile dont l’artifice flagrant offre la compensation de rendre au corps, blessé en telle de ses parties, l’authenticité de sa forme complète, comme par l’effet d’une sorte de moulage à la fois exact et simplificateur. Il lui assure en plus une défense efficace. Car c’est un épiderme que le bandage ; mais c’est aussi une solide carapace qui d’une part redresse et maintient l’ossature rompue, d’autre part fait barrière, à l’aplomb des meurtrissures et des fragilités.
33Le dire ainsi, c’est dire assez en quoi les bandages s’affrontent à l’impossible. Mais c’est, du même coup, saisir pourquoi ils ont parcouru, pendant des millénaires, les étapes continuelles d’une réussite triomphale.
- 20 Sur le crêpe élastique, voir J. Barraja, 1930, thèse citée, chap. 3, p. 60. Les premières réalisat (...)
34L’impossibilité tient dans le projet même : faire épouser, à des bandes de toile qu’on enroule, le contour d’un corps sinueux, plein de creux, de courbes et de contre-courbes qui rejouent constamment et se déforment puisque l’objet est animé. Pourtant il faut coller à lui sans le modifier. Et tenir. Les enroulements ne tendent qu’à glisser (ce que savaient nos grands-pères à bandes molletières). Surtout, la toile ne suit pas bien le modelé ; elle bâille. Certes, on ne manque pas à chaque détour de faire des « renversés » qui permettent de passer le cap, d’éponger une saillie, de modifier la direction. En vain. Il y a toujours des « godets ». Bénie soit alors la charpie (textile, et chair artificielle) qui sert à remplir les godets et sauve la possibilité d’assurer le serrage, au tour de bande suivant, sans faire de plis. Car la bande de crêpe élastique qui peut accomplir tout cela avec aisance est un effet récent des progrès technologiques dans les procédés de tissage mécanique, et dans les matières textiles elles-mêmes20. Il fallut faire sans elle pendant des siècles.
35Ces contraintes et ces difficultés ont eu une double conséquence. D’un côté, elles ont aiguillonné la virtuosité des chirurgiens, d’où a découlé d’âge en âge l’impressionnant cortège des grands traités sur les bandages, chacun associant les pages d’anthologie classique et ses parties d’improvisation propre. Mais les paris impossibles auxquels répondent ces collections de solutions brillantes, inventives, habiles, semblent tenir les textes dans une sorte d’obscurité du sens. On peut les lire, on ne les comprend pas, malgré les figures souvent belles. Ce sont des aide-mémoire. Ils épaulent ceux qui savent parce qu’ils ont déjà vu faire. L’art du bandage relève de la pratique, non du discours, ni même de l’image sitôt qu’elle se borne à montrer un résultat tout acquis – un modèle qu’on ne sait comment rejoindre. Comme tout ce qui touche aux gestes, les bandages, dans leur construction mobile et progressive, sont impossibles à transcrire. Paradoxe : on les a écrits d’autant plus.
- 21 Les termes, tout différents, employés dans l’Antiquité, étaient tout aussi imagés, sinon plus, car (...)
36Pourtant, aucune de ces apories n’a pu ralentir l’espèce d’ostentation heureuse avec laquelle les chirurgiens ont fignolé leurs splendides constructions bandagières, inventé d’infinies variations et noté tout cela dans des sommes élégamment obsessionnelles. Celles-ci rassemblent un corpus étrange de termes pittoresques décrivant des objets extrêmement précis : chevestres, croisés du cou et de l’aisselle, huit antérieur des épaules, spica de l’aine, carré de la fesse, fronde du menton, etc.21. Certains traités les classent selon des divisions rationnelles, en espèces et en genres compliqués à plaisir (bandages contensifs, unissants, compressifs, expulsifs…). Pareilles prolixité et invention roborative traduisent assez ce qui, dans ce travail concret de soins et de réparation, renvoie en même temps à un espace quasi merveilleux, poétique, où s’exercent et jubilent les instances de l’imaginaire.
37Les références discrètes, secrètes, ou explicites qui s’en trouvent dans les textes de traités m’invitent à penser que cet optimisme créateur, ce triomphalisme du bandage, puisaient leur justification, leur élan dans une terre originelle aux puissantes vertus. Il apparaît que tout bandage, a fortiori tout l’art qui s’y transcrit, se rattachent aux pratiques d’enveloppement du corps par bandelettes des traditions mortuaires de l’Égypte. Ils en procèdent, ils en héritent les prestiges. Ces emmaillotements antiques, et les simulacres peints ou sculptés qui les recèlent, promettent et soutiennent la gestation d’une vie éternelle. De même dans les chirurgies grecque et latine, dans la nôtre jusqu’à récemment. Sous les savants enroulements qui recopient le dessin même du vivant et rendent au corps endommagé une intégrité d’attente (au prix, certes, d’une certaine rigidité, mais provisoire, et par une épuration fantomatique de la forme), sous ces enveloppes chacun voit certifiée l’évidence de la vie cachée, protégée, rendue à la souveraineté de ses germinations. Tout travail de bandage enferme ainsi dans ses spirales et fait mûrir la promesse de la guérison. Les linges associés au corps œuvrent contre les dissociations de la mort.
- 22 A. Paré, Œuvres, XIIe livre, Des bandages, chap. VI.
38Comme le disait Ambroise Paré : « Nous connaissons que l’utilité des bandages est que par iceux les choses disjointes et séparées sont poussées en leur lieu naturel, et les entrouvertes sont conjointes, comme ès fractures, fentes, contusions, ulcères sinueux : en quelles choses l’unité est perdue, et pour la conjonction desquelles les bandes sont nécessaires22. »
39Par l’alliance du corps et des puissances charnelles incluses dans les fibres textiles – chair et peau –, l’usage des linges de douleur restaure, face à la maladie et aux souffrances, un ordre du monde au sein duquel l’homme retrouve l’unité de toutes choses, et peut donc espérer le retour de la sienne et la promesse de l’éternité.