« Se condouloir » à distance
Résumés
À partir du xive siècle, la notion de compassio est réinterprétée, voire réinventée, dans le cadre de la médecine et de la philosophie naturelle, notamment à travers les commentaires à la section 7 des Problemata physica attribués à Aristote. L’Expositio de Pietro d’Abano, commentaire de référence jusqu’au xvie, forge le néologisme condolor tout en introduisant le critère de ressemblance (similitudo) : la compassion diminue à mesure que la proximité (ontologique, géographique, familiale) s’amenuise.
Héritier critique de cette tradition, Montaigne aborde de manière lucide et inédite le problème de la compassion : d’une part, il remet en cause le principe d’une compassion plus ou moins forte selon la ressemblance des êtres et rompt avec les réflexes compassionnels de deux groupes socioculturels bien distincts (le vulgaire pour le spectacle des exécutions publiques, la gentilhommerie pour la chasse) ; d’autre part, il s’intéresse très explicitement à l’ambiguïté de ses ressorts.
Entrées d’index
Haut de pageTexte intégral
1C’est à partir du xive siècle que la notion de compassio est réinterprétée, voire réinventée, dans le cadre de la médecine et de la philosophie naturelle.
- 1 Voir Béatrice Delaurenti, « Pietro d’Abano, Expositio Problematum, VII (v. 1310). Traduction en fr (...)
2La compassion « naît d’une contamination qui s’exerce à distance1 » et, à ce titre, est qualifiée d’énigme par Béatrice Delaurenti : un sujet est amené à reproduire, passivement et à son insu, la passion psychique ou corporelle qu’il perçoit chez autrui, et se trouve ainsi affecté sans qu’il y ait contact. Nombre de médecins ont tenté d’éclairer cet étrange mécanisme, plus particulièrement en commentant la section 7 des Problemata physica attribués à Aristote, intitulée sympatheia (συμπάθεια), qui devient compassio sous la plume de Barthélémy de Messine (fin du xiiie siècle), « compassion » sous celle d’Evrart de Conty, professeur de médecine à Paris et médecin de Charles V, vers 1380. Le problème 7 se consacre à un mode particulier de compassion, la douleur éprouvée par l’esprit devant la douleur physique d’autrui :
- 2 Aristote, Problèmes, sections I-X, texte établi et traduit par Pierre Louis, Paris, Les Belles Let (...)
Pourquoi, lorsque nous voyons quelqu’un à qui l’on coupe un membre, que l’on brûle, que l’on torture, ou qui subit quelqu’autre traitement cruel, participons-nous en pensée à sa douleur ? Est-ce parce que nous avons tous une commune nature2 ?
- 3 C’est Jean de Jandun qui diffuse au xive siècle l’Expositio à Paris. Voir Maaike van der Lugt, « G (...)
- 4 B. Delaurenti, « Pietro d’Abano, Expositio Problematum, VII (v. 1310)… », art. cit. p. 17.
3Pietro d’Abano, qui fut notamment professeur de médecine et de philosophie naturelle à Padoue, fut le premier, en se fondant sur la traduction de Barthélémy de Messine, à commenter en latin cette œuvre. Circulant dans les universités, notamment à Paris même si elle ne faisait pas officiellement partie du curriculum3, son Expositio problematum, achevée en 1310, joua un rôle essentiel dans la réception des Problemata et contribua de manière significative à la construction médiévale de la compassion. Ainsi, tout en forgeant le néologisme condolor, Pietro d’Abano reformule l’hypothèse explicative en utilisant la notion de ressemblance (similitudo), idée reprise, vers 1380, par Evrart de Conty, qui évoque une « similitude naturele ». En unissant tous les vivants entre eux et avec l’univers, cette concordance originelle permet de déclencher un mouvement spontané de solidarité émotionnelle, en deçà de tout effort conscient comme celui que requiert la charité chrétienne : « C’est pourquoi l’homme partage à bon droit la douleur de tous4. » Cependant, il le fait à des degrés différents en vertu d’une logique très hiérarchisée, et selon Pietro d’Abano, la compassion diminue à mesure que la ressemblance s’amenuise :
- 5 Ibid., p. 18.
[…] un homme partage davantage la douleur d’un autre homme que celle d’une bête sauvage, davantage la douleur d’une personne de sa propre loi et celle de son compatriote que celle d’un autre, et davantage la douleur de ses proches que celle d’étrangers. C’est pourquoi les jumeaux partagent davantage leur douleur [condolere] l’un avec l’autre5.
- 6 « Il faut noter que pour qu’il y ait condouleur ou compassion, il n’est pas nécessaire que quelqu (...)
- 7 Pour les deux citations : ibid., p. 17.
- 8 Pietro d’Abano reprend la gradation augustinienne entre esse, vivere, sentire et intelligere, qui (...)
4De l’appartenance ontologique au cercle intime, l’idée de proximité recouvre ici des situations fort différentes : voisinage dans l’échelle des êtres, partage d’un territoire et de coutumes, affinités avec ses familiers. Point commun à tous ces cas de figure : plus on est proche de l’autre, plus on souffre à distance6. C’est pourquoi femmes et enfants peuvent éprouver « une certaine compassion envers les animaux qu’ils surveillent », leur manque de rationalité les en rapprochant (« ceux chez qui l’acte de la nature est plus puissant que celui de la raison éprouvent plus de condouleur7 »). La compassion interespèces trahit une ressemblance dévalorisante, plutôt qu’une sensibilité édifiante. En somme, Pietro d’Abano fait coïncider les réflexes compassionnels avec l’échelonnement des êtres propre à l’anthropologie chrétienne, qui investit d’une signification morale la fameuse scala naturae. La compassio ne crée pas du lien, mais suppose un lien antérieur qui la rend possible ; loin de bouleverser l’ordre des êtres et les prééminences ontologiques, elle les confirme8.
- 9 Evrart de Conty, Problemes, BnF, manuscrit français, 24281, VII, 6, f. 138 v.o, transcription de F (...)
- 10 Comme le mentionne un autre commentaire du xive siècle, « Felix qui operit », l’imagination se met (...)
5Le jeu dialectique de la proximité et de la souffrance à distance est repris par Evrart de Conty (« com plus est grande la similitude, et plus est aussi grande celle compassion naturelment »), mais il l’infléchit de deux manières significatives. D’abord, en mettant en avant le processus d’identification que suppose la compassion, car on se trouve « alteré et esmeü […] comme se ce fust fait en partie a li [à nous-mêmes] ». Ensuite, si la ressemblance entraîne la « participation » (notion absente des commentaires latins) « a la personne a cui on voit souffrir aucun meschief », c’est en vertu d’une communauté d’expérience. Participer à la souffrance de l’autre suppose qu’on l’ait vécue soi-même : « La racine de ceste compassion ou dolour qu’on ha d’autrui vient de la tristesse et de la dolour qu’on ha de luy meismes [soi-même] naturelment quant on soeffre aucun mal9. » Spéculaire, l’élan compassionnel permet de se mirer en l’autre, d’adopter sa place comme celle d’un autre soi-même10.
- 11 Voir Craig Martin « Lodovico Settala’s Aristotelian Problemata Commentary and Late-Renaissance Hip (...)
- 12 Voir Charles H. Lohr, « Medieval Latin Aristotle Commentaries Authors: Narcissus-Richardus », Trad (...)
- 13 Pour ce souci philologique, voir la critique du commentaire de Pietro d’Abano par Antonio Luiz, Li (...)
- 14 « […] quanto enim quis cum alio magis communicat, ac similitudinem habet » (Ludovico Settala, In A (...)
- 15 Ibid.
- 16 B. Delaurenti, « Pietro d’Abano, Expositio Problematum, VII (v. 1310)… », art. cit., p. 16-17.
6La traduction et l’interprétation d’Evrart de Conty ne connaissent pas de diffusion imprimée, à la différence de l’Expositio problematum de Pietro d’Abano, dont il s’inspire, qui s’impose jusqu’au xvie siècle comme le commentaire de référence11. Entre 1475 et 1582, l’Expositio se trouve imprimée pas moins de huit fois12, et nombre de médecins, peu enclins à rejeter en bloc l’héritage médiéval, ainsi qu’un plus vaste public de lettrés intéressés par ces questions le consultent volontiers, même si le commentateur s’est appuyé sur une traduction imparfaite13. Lorsqu’en 1602 le médecin milanais Ludovico Settala est le premier, après Pietro d’Abano, à proposer un commentaire imprimé des Problemata qui procède ligne par ligne, il décortique lui aussi l’argument de la phusis hèmin koinè, ou communis natura nostra, produit pour expliquer l’empathie. Dans le sillage de son prédécesseur, il entérine une conception inégalitaire du condolor (« nec aeque », « nec aequaliter »14), entée sur le degré de similitude, mais lui ajoute un critère nouveau, la possibilité de communication entre les êtres15. Pietro d’Abano le soulignait dans son commentaire, grâce à ce néologisme de son cru, condolor : pour qu’il y ait « condouleur » ou compassion, « il n’est pas nécessaire que quelqu’un subisse en acte l’une des souffrances » mentionnées, mais il suffit d’« estime[r] que quelqu’un souffre, même s’il ne souffre pas, comme cela arrive lorsqu’on observe [des funambules] : chez certaines personnes, en effet, la compassion est si forte qu’elles s’effraient en les voyant16 ».
- 17 Voir Alain Rey (dir.), s. v. « Condoléance », Dictionnaire historique de la langue française, Pari (...)
- 18 On ne retrouve ce substantif dans aucun dictionnaire moderne du latin classique, médiéval et chrét (...)
- 19 Lucio Giovanni Scoppa, Grammatice, de epistolis componendis, orandis orationibus calendis bissexto (...)
- 20 Voir René Hoven, Lexique de la prose latine de la Renaissance, 2e éd. revue et augmentée, Leyde/Bo (...)
- 21 Marsile Ficin, Theologia Platonica de immortalitate animorum, lib. VII, cap. 6, p. 101 : « Cruciat (...)
- 22 Dans cette lettre à Ferry de Carondelet, datée de novembre ou décembre 1502, J. de Busleyden fait (...)
- 23 Guillaume Budé, Omnia opera Gulielmi Budaei, Bâle, Nicolaus Episcopius, 1557, vol. I, p. 335 ; voi (...)
7Issu du latin chrétien condolere (« s’affliger avec17 »), le terme condolor semble rare malgré la fortune du commentaire d’Abano18, et inspire surtout les commentaires des grammairiens : étudiant l’usage des prépositions, l’humaniste napolitain Lucio Giovanni Scoppa met en regard le couple dolere/dolor et condolere/condolor, où la souffrance éprouvée en soi et pour soi s’« augmente » de celle ressentie pour autrui19. Le terme pâtit sans doute de sa rivalité avec d’autres dérivés forgés dans les milieux humanistes de la première moitié du xvie siècle, qui sont autant de tentatives de rivaliser avec compassio et d’en préciser le sens20. On rencontre condolentia chez le néo-platonicien florentin Marsile Ficin21 et chez l’ami d’Érasme Jérôme de Busleyden, qui estime que c’est grâce à la condolentia que nous faisons au plus haut point l’expérience de notre humanité22 ; condolescentia (de condolescere, inchoatif de condolere) chez Guillaume Budé, compatissant avec un ami malade dans une « consolatoria epistola23 ».
- 24 Voir Jean-Antoine de Baïf : « Le triste souvenir des fortunes chetives / Par condolence ira nos en (...)
- 25 Voir Walther von Wartburg et Hans-Erich Keller, s. v. « Condolere », Französisches etymologisches (...)
- 26 Michel de Montaigne, Les essais, éd. par Pierre Villey, Paris, Presses universitaires de France, 1 (...)
8Le français saura acclimater avec profit ce riche champ sémantique, intronisant le verbe « condoloir » dès le xiiie siècle, puis « condouloir » vers 1562, d’où sont issus, dès la fin du xve siècle, le substantif « condolence » (fait de souffrir avec quelqu’un24), puis « condoléance » (expression de la part prise à la souffrance d’autrui), que Vaugelas qualifiera d’« estrange mot25 ». Du verbe, relativement fréquent alors, Michel de Montaigne ne fait qu’une fois usage, notant que le marquis François de Saluces, un homme de guerre italien au service de François Ier, s’est « souvent condolu à ses privez des maux qu’il voyoit inevitablement preparez à la couronne de France et aux amis qu’il y avoit26 ». La tournure réflexive, d’usage ancien, implique le retour sur sa propre douleur (le marquis se plaint à ses proches), mais également la compassion éprouvée pour ses amis français, auxquels de « folles propheties », prises à tort pour argent comptant, réservent un sort funeste.
- 27 II, 12, 567A et B.
- 28 I, 1, p. 8B.
9La pensée sur le « condouloir » s’avère très riche dans les Essais, même si Montaigne préfère le terme « compassion » (une douzaine d’occurrences) en vertu de ses résonances étymologiques (cum et passio), permettant de l’inscrire dans un débat sur les passions et de montrer que « les plus belles actions de l’ame procedent et ont besoin de [leur] impulsion ». Ainsi la compassion sert-elle « d’aiguillon à la clémence27 » et nourrit-elle des qualités morales comme la « misericorde et la mansuetude28 ».
- 29 III, 13, p. 1100B.
- 30 I, 27, p. 179A.
- 31 I, 1, p. 8A.
- 32 I, 50, p. 303A.
10L’auteur bordelais en fait aussi un trait saillant de son caractère (la moitié des occurrences impliquent le « je » ou le « nous »), car il s’émeut facilement devant la souffrance des animaux ou la misère des humbles. C’est par « naturelle compassion, qui peut infiniement en [lui] », qu’il « s’adonne volontiers aux petits29 », les êtres les plus vulnérables socialement, ou éprouve de la peine devant « le pauvre peuple abusé de ces folies », à savoir pronostics des choses futures, enchantements et pseudo-sorcelleries30. À l’encontre des stoïciens, qui « veulent qu’on secoure les affligez, mais non pas qu’on flechisse et compatisse avec eux31 », il préfère suivre Héraclite qui, « ayant pitié et compassion » de notre condition, « en portoit le visage continuellement atristé, et les yeux chargez de larmes32 ». La compassion endosse alors, au-delà de ses implications sociopolitiques, une dimension anthropologique.
- 33 I, 50, p. 303A.
11Pour autant, Montaigne adopte aussi la posture du philosophe Démocrite, pendant d’Héraclite dans ce même essai, qui, « trouvant vaine et ridicule l’humaine condition, ne sortoit en public qu’avec un visage moqueur et riant33 ». Car tout en faisant l’éloge de la compassion, l’auteur bordelais en démonte, non sans joyeuse ironie, l’ambivalence et en éclaire les secrets et inavouables plaisirs, à commencer par les siens.
12Par sa finesse psychologique et sa lucidité, Montaigne s’avère ainsi un auteur particulièrement intéressant dans sa manière d’aborder le problème de la compassion : d’une part, parce qu’il remet en cause le principe d’une émotion plus ou moins forte selon la ressemblance des êtres, et d’autre part, parce qu’il s’intéresse très explicitement à l’ambiguïté de ses ressorts.
Objets de compassion
- 35 II, 12, p. 490A.
13Cette question rhétorique, formulée par Montaigne dans le plus long de ses chapitres, l’« Apologie de Raymond Sebond », n’est pas dépourvue d’ambiguïté : faut-il comprendre que l’ignorance, celle d’un cheval ou celle d’un enfant, rend ceux-ci imperméables à la douleur, à l’instar du cochon du philosophe sceptique Pyrrhon, impavide devant une tempête, ou de l’inscience du muletier et de l’athlète, exemples cités dans la phrase qui précède ? Car en déjouant l’exercice perverti de l’esprit humain et les projections imaginaires qui rendent « malades », l’ignorance apaiserait la peur de la « mort » et la sensation de « douleur » avec bien « plus de fermeté que la science35 ».
- 36 II, 12, p. 453A.
14Ou bien cette facilité à trancher dans la chair d’êtres tendres ou opaques, qui ne s’agitent pas trop, tiendrait-elle à une autre forme d’ignorance, l’insensibilité de l’officiant au scalpel, étranger à la souffrance de l’autre ? C’est précisément dans ce chapitre que Montaigne critique l’incapacité des hommes à comprendre un autre langage que le leur, alors qu’entre les bêtes, « il y a une pleine et entiere communication et qu’elles s’entr’entendent, non seulement celles de mesme espece, mais aussi d’especes diverses36 ».
- 37 Michel de Montaigne, Journal de voyage de Michel de Montaigne en Italie, par la Suisse & l’Allemag (...)
15Cette sensibilité de l’auteur à l’insensibilité devient explicite dans un passage du Journal de voyage consacré à Bâle, ville-spectacle où il fait escale avec ses compagnons et dont la description est saturée de références à l’acte de vision. Bâle apparaît comme un théâtre – étymologiquement le lieu où l’on voit – dans lequel se promènent des spectateurs impliqués émotionnellement et où enseigne le médecin Theodor Zwinger, désigné par une périphrase significative, « celui qui a fait le Theatrum » (le Theatrum vitae humanae, 1565). Or, à côté de l’horloge de la ville, des trésors de la collection du médecin Félix Platter et de la « très belle librairie publique », Montaigne observe de manière critique la cruauté d’une opération chirurgicale dont son secrétaire rend compte sous sa dictée : « Nous y vismes tailler un petit enfant d’un pauvr’home pour la rupture, qui fut treté bien rudemant par le chirurgien37. »
- 38 On sait qu’il a lu de près la traduction latine du corpus pyrrhonien proposée par Estienne en 1562 (...)
- 39 Sextus emploie les mots alogon, aboulèton, akousion. Pour une discussion technique des affections (...)
- 40 I, 14, p. 55A.
- 41 Pour le formuler en termes techniques, l’ataraxie, l’absence de troubles, entraîne la métriopathie (...)
16On incisait « bien aisément » dans l’« Apologie de Raymond Sebond », ici le chirurgien taille « bien rudemant ». Ce passage du point de vue de l’opérateur (ou de ses victimes) à celui du témoin compatissant transforme la compréhension de la douleur. L’exemple du cheval et de l’enfant dans le livre II, chapitre 12 mettait en valeur la distinction entre trouble cognitif et douleur physique. Pour les sceptiques pyrrhoniens, dont Montaigne commente de près la position philosophique dans ce même chapitre38, la douleur représente cette part involontaire de l’expérience privée imposée à tout être par la Nature39, à laquelle nul ne saurait échapper. On ne peut se tromper sur le fait d’avoir mal ou mettre en suspens ses sensations intimes, (si l’« on bat [le pourceau de Pyrrho], il crie et se tourmente40 »). Mais chacun peut éviter d’accroître sa peine par des croyances négatives41. Aussi une âme ignorante, équine ou humaine, souffrirait-elle moins en sa chair de penser moins. En même temps, elle pourrait souffrir davantage de ne pas susciter la compassion, à l’instar du garçonnet du Journal de voyage.
- 42 II, 12, p. 450A.
17Montaigne bouleverse aussi l’éventail des victimes. Bien au-delà de la tendreté enfantine, sa sensibilité au vivant embrasse jusqu’aux zones les plus marginales de la création, pour détrôner la position souveraine à laquelle prétend l’homme, « cette miserable et chetive creature, qui n’est pas seulement maistresse de soy, exposée aux offences de toutes choses », et qui se dit pourtant « maistresse et emperiere de l’univers42 ».
- 43 II, 11, p. 435A. On aura remarqué ici la forme modale de la phrase que nous avons signalée par des (...)
Mais quand je rencontre parmy les opinions plus moderées, les discours qui essayent à montrer la prochaine ressemblance de nous aux animaux : et combien ils ont de part à nos plus grands privileges ; et avec combien de vray-semblance on nous les apparie ; certes j’en rabats beaucoup de nostre presomption, et me demets volontiers de cette royauté imaginaire, qu’on nous donne sur les autres creatures43.
- 44 Le texte ajoute : « et amitié », barré dans EB. Le mot « sympathie » (étymologiquement « souffrir (...)
- 45 II, 11.
- 46 Voir l’article « famille » dans le FEW (Französisches etymologisches Wörterbuch, op. cit., p. 408) (...)
18« Ce cousinage-là d’entre nous et les bestes » et cette « prochaine ressemblance » reconduisent à nouveaux frais le critère de « similitude naturelle » qui motive, de Pietro d’Abano aux commentaires renaissants, l’élan compassionnel. Pour saper la verticalité de la scala naturae, Montaigne mobilise un lexique de la parenté, mais aussi, dans l’essai du livre II, chap. 11, un vocabulaire technique et philosophique qui résiste au cloisonnement des catégories du vivant en faveur d’une éthique de la co-fraternité : « Et afin qu’on ne se moque de cette sympathie44 que j’ay avec elles [les bêtes], la Theologie mesme nous ordonne quelque faveur en leur endroit. » Dieu « nous » a tous « logé[s] » dans le même « palais pour son service », et les bêtes « sont, comme nous, de sa famille45 », au sens de l’ensemble des personnes unies par le sang ou par l’alliance qui vivent sous un même toit46.
- 47 Pierre Lieutaghi (dir.), Les plantes « manipulées », morales du végétal ?, actes du quatorzième sé (...)
- 48 III, 8, p. 943C.
19Et les plantes ne sont pas en reste, ces êtres qui représentent « l’altérité même dans l’ordre de l’animé47 » : pour se voir comme un autre, écrit Montaigne dans un autre essai, ne faut-il pas d’ailleurs s’appréhender comme un arbre48 ?
- 49 II, 11, p. 435A.
Quand tout cela en seroit à dire, si y a-il un certain respect, qui nous attache, et un general devoir d’humanité, non aux bestes seulement, qui ont vie et sentiment, mais aux arbres mesmes et aux plantes. Nous devons la justice aux hommes, et la grace et la benignité aux autres creatures, qui en peuvent estre capables [qui peuvent la recevoir]49.
- 50 I, 14, p. 55-56A.
20Nulle créature vivante, même ignorante, ne saurait rester imperturbable quand la douleur la tenaille : « Forcerons nous la generale habitude de nature, qui se voit en tout ce qui est vivant sous ciel, de trembler sous la douleur ? Les arbres mesmes semblent gemir aux offences qu’on leur faict50. »
- 51 Selon Isabelle Konstantinovic (Montaigne et Plutarque, Genève, Droz, 1989, p. 297-334), l’« Apolog (...)
- 52 Voir « S’il est loisible de manger de la chair » dans l’édition d’Amyot.
- 53 Les notions de cruauté, de compassion, de philanthropia sont au cœur d’une réflexion sur la douceu (...)
- 54 Voir Thierry Gontier, De l’homme à l’animal : Montaigne et Descartes ou les paradoxes de la philos (...)
- 55 Raymond Sebond, Theologia naturalis (ou Liber creaturarum, « Le Livre des créatures »), Paris, Gui (...)
21Certes, Montaigne n’est pas le premier à évoquer ce « devoir d’humanité » et reprend un thème traité aussi bien par Plutarque, dont il exploite abondamment les opuscules moraux sur les animaux grâce à la traduction d’Amyot51, que par Raymond Sebond, ce théologien catalan dont il a traduit et publié le Liber creaturarum en 1569 sur la demande de son père, et dont il prétend, dans sa paradoxale « Apologie », défendre les idées tout en les minant. Cependant, il modifie la teneur et la portée des arguments de ses prédécesseurs. Pour Plutarque, qui dresse un virulent réquisitoire contre la nourriture carnée52, la douceur envers les animaux constitue un exercice indispensable à l’humanisation53, mais cette générosité implique « la prise en charge de l’être inférieur par l’être supérieur54 » en fonction de ses besoins. De son côté, Sebond souligne, dans les mots de la traduction de Montaigne, la « fraternelle ressemblance » que l’homme possède avec les « choses inférieures », en raison de quoi il doit les « aymer ». Mais c’est dans la mesure où ces existences inférieures reconnaissent « la perfection de sa nature », qui le place bien « au dessus d’elles »55.
- 56 II, 12, p. 495A.
- 57 Selon le dictionnaire d’Antoine Furetière (Dictionnaire universel contenant généralement tous les (...)
- 58 « Si j’ay mon heure de commencer ou de refuser, aussi a elle la sienne » (Les essais, Paris, Abel (...)
- 59 II, 11, p. 433B.
22Pour Montaigne en revanche, en tant qu’humains, « [n]ous ne sommes ny au dessus, ny au dessoubs du reste56 ». La singularité de sa position tient à l’originalité de son raisonnement, qui d’une part inclut le monde végétal, d’autre part met en valeur la réciprocité des obligations découlant de la fraternité des êtres. Que nous doivent alors les animaux, voire les végétaux ? Cette éthique mutuelle semble adopter la forme affective de la « condoleance » et de la « conjouïssance »57, lorsque Montaigne et ses animaux de compagnie se font mutuellement fête. De sa chatte, il écrit : « Nous nous entretenons de singeries réciproques », jeux que l’un comme l’autre ont le pouvoir d’interrompre à leur guise58. Il n’est ainsi rien qui ne le révolte plus que cet « instinct à l’inhumanité » par lequel « [n]ul ne prent son esbat à voir des bestes s’entrejouer et caresser ; et nul ne faut de le prendre à les voir s’entredeschirer et desmembrer59 ». Qui ne saurait con-jouir qu’au spectacle de la souffrance, celle des animaux, celle d’autres humains ou celle de son propre corps, n’est pas de son école.
Une mollesse vertueuse
23Son aversion pour la « cruauté » est remarquable, d’autant que l’usage du mot, qui donne son titre à l’essai du livre II, chap. 11, a été stratégiquement retardé jusqu’à cette confession intime :
- 60 II, 11, p. 429A.
Je hay entre autres vices, cruellement la cruauté, et par nature et par jugement, comme l’extreme de tous les vices. Mais c’est jusques à telle mollesse, que je ne voy pas esgorger un poulet sans desplaisir, et ois impatiemment gemir un lievre sous les dents de mes chiens : quoy que ce soit un plaisir violent que la chasse60.
- 61 Judith N. Shklar, « Putting Cruelty First », Daedalus, 111 (3), 1982, Representations and Realitie (...)
- 62 II, 11, p. 435C.
- 63 Cicéron, Tusculanes, éd. par Georges Fohlen et trad. par Jules Humbert, Paris, Les Belles lettres, (...)
24L’essayiste lui confère une place éminente dans les turpitudes humaines. Il rompt avec la doctrine chrétienne qui, pour la condamner, n’a jamais placé la cruauté parmi les sept péchés capitaux. Car elle n’est pas offense ou rébellion envers Dieu, transgression de ses règles, mais dommage, souffrance, causés à une « autre créature61 ». Ce cum-patere perverti dans le plaisir pris à la douleur de l’autre exacerbe l’empathie de Montaigne. Il reconnaît même le caractère excessif de son souffrir avec, qui lui rend insupportable l’égorgement d’un volatile ou les gémissements d’un lièvre. Son émotion devant les souffrances infligées à des êtres jugés moins sensibles répond au caractère extrême de ce vice. En qualifiant de « mollesse » ses élans empathiques, Montaigne se rapproche de l’« âge tendre » de l’enfance, avouant, dans un ajout manuscrit : « Je ne creins point à dire la tendresse de ma nature si puerile62. » Le « je » oscille constamment entre aveu de faiblesse et revendication d’une force éthique qui donne à la mollesse s’épanchant en trop de larmes la fermeté d’une vision co-fraternelle du vivant. Selon Lactance, suivi par Isidore de Séville, le terme mollitia viendrait de mulier à travers mollior, « alors que vir, qui d’après Cicéron procède de vis/vires, donne à la fois virtus et virilis/virilitas63 ». Défaisant ces associations, l’essayiste redéfinit une mollesse vertueuse ou une vertu molle qui le rend sensible à la douleur animale, non par déficit de rationalité, comme le pensait Pietro d’Abano des femmes et des enfants, mais « par nature et par jugement ». Le mouvement compassionnel instinctif coïncide avec une évaluation réfléchie.
- 64 À partir du milieu du xxe siècle, les neurosciences ont commencé à montrer le caractère indissocia (...)
- 65 Si l’on cherche à inscrire l’affectivité dans le champ historique, il s’agit d’examiner les termes (...)
- 66 II, 11, p. 433B.
25Cette tendance ne trouve donc pas sa source uniquement dans un élan spontané, elle ne procède pas seulement par nature, mais aussi par jugement, brouillant la frontière entre intellect et passion, et entérinant une conception des « émotions » (où la raison sent et la compassion pense64) très différente de celle qui se mettra en place seulement au xixe siècle (celle d’une émotion moralement désengagée, corporelle, non cognitive et involontaire). Freinant toute projection anachronique, les historiens des émotions ont dégagé la spécificité des catégories de l’affectivité antérieures à la période dite moderne, où, liées aux vices et aux vertus, elles sont susceptibles de viser une finalité morale65. C’est bien ce que montre la suite de ce chapitre 11 du livre II, qui développe un argument de Plutarque, selon qui la cruauté envers l’animal mène à celle exercée contre les hommes : « Apres qu’on se fut apprivoisé à Rome aux spectacles des meurtres des animaux, on vint aux hommes et aux gladiateurs66. »
- 67 II, 11, p. 433A.
- 68 T. Gontier, « Intelligence et vertus animales… », art. cit., 55.
- 69 II, 11, p. 424A.
- 70 Ibid.
- 71 Sur ce point voir T. Gontier, De l’homme à l’animal, op. cit., p. 140.
26Les sévices infligés par les hommes à ces lointains devenus proches ouvrent la voie aux tortures infligées à leurs proches lointains : « Les naturels sanguinaires à l’endroit des bestes, tesmoignent une propension naturelle à la cruauté67. » La haine de la cruauté n’est pas seulement expliquée par une tendance naturelle, elle est aussi justifiée par la peur de ses implications politiques. Montaigne décrit ici une logique d’entraînement imitatif : accepter la cruauté sur les animaux, c’est ouvrir la porte à des cruautés interhumaines et même intrapersonnelles. Selon Thierry Gontier, la grande innovation de Montaigne par rapport à Plutarque tient à ce qu’il dénonce « une forme de cruauté de l’homme contre lui-même sous la forme d’un ressentiment contre le corps68 ». De fait, la première cruauté dont fait état ce chapitre 11 du livre II est celle qui consiste non seulement à « mespriser la douleur » que l’on ressent en sa chair, mais à « s’en esjouyr69 ». Devant Caton employé à « se deschirer les entrailles » sous prétexte d’idéal vertueux, Montaigne soupçonne « une émotion de plaisir extraordinaire et d’une volupté virile […]70 ». En traitant ensuite de la manière dont l’affecte la cruauté exercée contre un lièvre ou un poulet, il établit un rapprochement entre le respect dû à son propre corps, part dite bestiale de l’homme, et celui que l’on doit aux bêtes71.
- 72 II, 11, p. 429A.
- 73 II, 11, p. 432A. Le parallèle entre les deux passages est souligné par la reprise de la même expre (...)
- 74 La main autographe de l’exemplaire de Bordeaux étendra cette sensibilité aux douleurs représentées (...)
27Le texte travaille alors, par sa dispositio, l’égalité de condition entre homme et animal. Le double aveu du malaise éprouvé par Montaigne à la chasse, d’abord devant un lièvre gémissant72, puis face à un cerf en pleurs73, encadre significativement une succession d’exemples tournés vers le sort tragique des humains : « Pour revenir à mon propos, je me compassionne fort tendrement des afflictions d’autruy74. » L’explication de la mollesse personnelle de Montaigne est motivée par le spectacle des atrocités du présent, qui culmine dans le carnage des guerres de religion, terminus ad quem de son raisonnement. La gradation de la cruauté s’opère ainsi par étapes bien marquées.
- 75 II, 11, p. 430A.
- 76 Publiée en 1571, avec ce que Montaigne a pu rassembler des œuvres de son ami décédé huit ans aupar (...)
- 77 II, 11, p. 430A.
- 78 Ibid.
- 79 II, 11, p. 432A.
28Peu soucieux des morts, Montaigne commence par affirmer : « Je plains bien fort les mourans75. » L’ombre de son grand ami Étienne de La Boétie, dont il avait rapporté l’agonie et les ultima verba dans une lettre adressée à son père, plane ici76. Il s’afflige aussi du traitement réservé aux peuples vivant sous d’autres latitudes, le plus lointain succédant par effet de contraste au cercle intime : « Les Sauvages ne m’offensent pas tant, de rostir et manger les corps des trespassez, que ceux qui les tourmentent et persecutent vivans77. » La marginalité émouvante englobe ensuite les exclus de la société, ces condamnés à mort dont il ne peut voir les exécutions, « pour raisonnables qu’elles soyent », « d’une veue ferme »78. Montaigne se tourne enfin vers la « licence de nos guerres civiles », et là aussi, ne parvient pas à s’y faire. Car foisonnant « en exemples incroyables de ce vice », c’est l’« extreme point où la cruauté puisse atteindre »79.
- 80 II, 11, p. 432A.
- 81 Charles Stépanoff, L’animal et la mort : chasses, modernité et crise du sauvage, Paris, La Découve (...)
29Embrayant sur l’expérience personnelle, le texte change alors brutalement de cap et d’échelle, du drame collectif, inscrit dans la grande Histoire, au destin tragique d’obscures créatures occises dans les arrière-fourrés : « De moy, je n’ay pas sçeu voir seulement sans desplaisir poursuivre et tuer une beste innocente, qui est sans deffence et de qui nous ne recevons aucune offence80. » L’argument a fortiori sur les animaux intervient pour la seconde fois, bouclant la démonstration. Qu’il prenne cette fois pour exemple le cerf traqué est un choix éloquent, car il s’agit d’un animal noble, souvent associé au Christ souffrant81, auquel les vers de l’Énéide, cités à l’appui, confèrent de surcroît une grandeur épique.
30Montaigne n’est pas seulement intéressant parce qu’il assume une déviance par rapport aux présupposés normatifs de Pietro d’Abano. Loin de se borner à les condamner, sa curiosité pour ces phénomènes psychologiques va jusqu’à essayer de comprendre les ressorts de la cruauté et à montrer son action là où on ne l’attendait pas. Est-ce encore vertu que de mépriser la douleur, comme le préconisent stoïciens et épicuriens, jusqu’à trouver du plaisir à se faire souffrir soi-même ? Et est-ce encore vertu de compatir voluptueusement aux affres de l’autre ?
Les plaisirs du déplaisir
31Au-delà de la qualité des êtres auxquels Montaigne s’attache, la nature même du sentiment compassionnel est explorée dans ses rapports complexes avec la cruauté qui, plutôt que d’en être l’exact opposé, apparaît comme une forme pervertie d’empathie. Dénonçant la « licence de noz guerres civiles », inconnue des temps anciens, Montaigne décrit une forme de participation atroce et féroce à la souffrance de l’autre, juste avant de décrire son émoi devant le cerf implorant :
- 82 II, 11, p. 432A.
A peine me pouvoy-je persuader, avant que je l’eusse veu, qu’il se fust trouvé des ames si farouches, qui pour le seul plaisir du meurtre, le voulussent commettre ; hacher et destrancher les membres d’autruy ; aiguiser leur esprit à inventer des tourmens inusitez, et des morts nouvelles, sans inimitié, sans proufit, et pour cette seule fin, de jouïr du plaisant spectacle, des gestes, et mouvemens pitoyables, des gemissemens, et voix lamentables, d’un homme mourant en angoisse82.
- 83 II, 1, p. 791B.
- 84 Lucrèce, De la nature / De rerum natura, trad. et présenté par José Kany-Turpin, Paris, Aubier, 19 (...)
32L’essai confronte deux formes de participation émotionnelle, empathie compatissante et empathie sadique – mais pour mieux brouiller leurs frontières, tant l’une s’intrique à l’autre. Au « plaisir violent » de la chasse, Montaigne mêle ainsi le « desplaisir » à voir agoniser la proie, déployant le jeu complexe des affects qui font l’essence même de la « compassion », telle qu’il la définit au début du troisième livre : « Au milieu [d’elle] nous sentons au-dedans je ne sçay quelle aigre-douce poincte de volupté maligne à voir souffrir autruy ; et les enfants le sentent83. » Est cité alors le fameux incipit du livre II du De rerum naturae de Lucrèce, deux vers détournés de leur sens originel : « Douceur, lorsque les vents soulèvent la mer immense, d’observer du rivage le dur effort d’autrui84. »
- 85 Lucrèce, De la nature / De rerum natura, op. cit., livre II, vers 3-4, p. 115.
33L’explication fournie par le poète latin (« Non que le tourment soit jamais un doux plaisir / Mais il nous plaît de voir à quoi nous échappons85 ») supposait un spectateur détaché, content d’être au sec plutôt que livré aux éléments, jouissant de ne pas être à la place de l’autre en maintenant son drame à distance. Lucrèce s’inscrit dans la tradition épicurienne, selon laquelle le bonheur se définit négativement comme absence de souffrances et de troubles, ou ataraxie. Pour Montaigne, le plaisir tient désormais au fait de partager imaginairement cette place, tout en sachant qu’elle est réelle pour l’autre, fictive ou feinte pour soi. Il montre bien que la compassion peut relever d’un imaginaire affectif suspect, où l’on peut se noyer sans risque, souffrir sans dommage, tout en ressentant le grand frisson, ce qui est le propre de la fiction. Or il existe une continuité manifeste entre ses propres expériences imaginaires et ce qu’il note, avec une précision quasi ethnographique, lorsqu’il se fait observateur de ceux qui jouissent du spectacle d’un supplice. Lors de ses pérégrinations italiennes, le Bordelais est témoin d’une exécution sur la place publique dont il intégrera le récit dans la deuxième édition de 1582. Le vrai spectacle est constitué par les spectateurs eux-mêmes, captifs d’une illusion défiant le bon sens :
- 86 II, 11, p. 432B.
Je me rencontray un jour à Rome, sur le point qu’on deffaisoit Catena, un voleur insigne : on l’estrangla sans aucune emotion de l’assistance, mais quand on vint à le mettre à quartiers, le bourreau ne donnoit coup, que le peuple ne suivist d’une voix pleintive, et d’une exclamation, comme si chacun eust presté son sentiment à cette charongne. Il faut exercer ces inhumains excez contre l’escorce, non contre le vif86.
34Autrement dit, il faut s’acharner sur l’enveloppe corporelle de celui qui n’est plus là pour souffrir, plutôt qu’attenter à un organisme vivant. Car si l’émoi projeté peut s’avérer sans fondement, son effet est bien réel et se prête à toutes sortes d’instrumentalisations, politiques ou esthétiques. Montaigne propose, pour « tenir le peuple en office », de faire subir des sévices aux cadavres des condamnés, plutôt qu’à leur corps encore vivant : « Car de les voir priver de sepulture, de les voir bouillir, et mettre à quartiers, cela toucheroit quasi autant le vulgaire, que les peines, qu’on fait souffrir aux vivans. Quoique par effet ce soit peu, ou rien. » Ce « quasi autant » marque l’infime différence séparant l’effet d’une douleur réelle d’une douleur imaginée.
- 87 Pour cette notion de « communauté émotionnelle », voir Barbara H. Rosenwein, Emotional Communities (...)
35Dans ce théâtre de la compassion, ce n’est pas la leçon morale édifiante que l’on est censé tirer du spectacle, et encore moins le point de vue du supplicié qui compte, mais bien la mise en scène de la souffrance et le plaisir que les spectateurs en tirent. Ici, la compassion n’est pas une voie de compréhension de l’autre, car il ne s’agit pas de se frayer un chemin, même spéculatif, vers l’intériorité d’une altérité dolente, mais de frémir en demeurant à sa place, ou plutôt dans celle dessinée par le mot « peuple », qui suppose l’homogénéité d’une communauté affective87.
- 88 III, 13, p. 1100B.
- 89 I, 27, p. 179A.
- 90 I, I, p. 8B.
36À son habitude, Montaigne ne se soustrait pas à cet examen critique et, à la fois juge et jugé, analyse la légitimité et les secrètes motivations de ses propres mécanismes compassionnels : son attachement aux petites gens ne le rend-il pas suspect, comme il le souligne, de chercher un surcroît de « gloire88 » ? En souffrant des superstitions du « pauvre peuple » qui, lui, n’en éprouve aucune douleur89, ne renforce-t-il pas (implicitement cette fois) leur différence de classe, plutôt que d’instaurer un partage ? En somme, si « la pitié est passion vitieuse aux Stoïques90 », il leur donne en partie raison, mais pour de tout autres motifs.
*
- 91 Comme le note François Rigolot à propos de son attitude envers la chasse, « cela demandait sans do (...)
37Montaigne rompt aussi bien avec la tradition des Problemata qu’avec les réflexes compassionnels de deux groupes socioculturels bien distincts : le vulgaire, pour le spectacle des exécutions publiques ; la gentilhommerie, pour la chasse. Dans le premier cas, sans doute avec une certaine condescendance de classe, il laisse le « peuple » s’émouvoir de choses qui ne le touchent pas (ou le touchent autrement), comme ces exécutions publiques dont il propose de repenser la pédagogie spectaculaire. Dans l’autre cas, il entend se démarquer, non sans provocation, des codes et des normes émotionnelles de cette noblesse à laquelle il se vante d’appartenir et dont il partage les activités élitaires91.
38Souvenons-nous que, parlant de la chasse, il reconnaît au cerf un art du sanglot qui l’affecte et le blesse :
[…] le cerf se sentant hors d’alaine et de force, n’ayant plus autre remede, se rejette et rend à nous mesmes qui le poursuivons, nous demandant mercy par ses larmes,
- 93 II, 11, p. 432-433A-B.
ce m’a tousjours semblé un spectacle tres-desplaisant93.
39Dans ces lignes, à la différence des vers empruntés à l’Énéide, la bête traquée ne semble plus implorer le secours (similis), mais « demande mercy ». Le travail de la citation – dans laquelle l’adjectif cruentus, « sanglant », résonne avec l’étymologie du mot « cruauté », lié au sang – et l’effet de l’intertextualité littéraire sur notre mémoire font que ces étranges sanglots animaliers peuvent être un jour réactivés dans l’expérience concrète du lecteur. Une communauté d’expérience se dessine, réunissant l’animal, le chasseur, l’énonciateur et son lecteur (peut-être lui aussi chasseur), faisant vaciller la barrière des espèces.
- 94 III, 9, p. 979B.
40La résistance audacieuse de Montaigne aux codes compassionnels de son temps s’opère au nom de ce qu’il appelle son « humeur puerile », qui conduit à penser une autre forme d’ambivalence. Non plus l’ambivalence des pôles bienveillance/curiosité, déplaisir/plaisir, pour la souffrance d’autrui, que nous avons explorée au sujet de l’attitude compassionnelle, mais une possible réciprocité. Le propre du « pueril », c’est tantôt d’être très vivement affecté par la souffrance d’autrui, tantôt d’avoir le désir d’exciter la compassion d’autrui : « Je me deffais tous les jours par discours de cette humeur puerile et inhumaine, qui faict que nous desirons d’esmouvoir par nos maux la compassion et le deuil en nos amis. Nous faisons valoir nos inconveniens outre leur mesure, pour attirer leurs larmes94. »
41Entre la posture de l’autocompassion, où l’on aspire à être objet du sentiment compassionnel, et celle où l’on devient sujet du sentiment compassionnel, Montaigne établit une claire distinction, dont la valeur est éthique. Tout graveleux (il souffrait de calculs rénaux), malade et vieillissant qu’il se sente, il entend bien se « deffaire » de la première, qualifiée d’« inhumaine ». Mais il invite chacun à s’arracher à cet « instinct à l’inhumanité » qui nous rend insensible à la douleur de l’autre – arbre, animal, « sauvage », condamné à mort ou encore adversaire politique –, aussi lointain soit-il.
Notes
1 Voir Béatrice Delaurenti, « Pietro d’Abano, Expositio Problematum, VII (v. 1310). Traduction en français », Spicae. Cahiers de l’Atelier Vincent de Beauvais, nouvelle série, 3, 2013, p. 1-27, ici p. 4. Voir également : ead., « Pietro d’Abano et la compassio : contamination et action à distance. Une lecture de l’Expositio Problematum, VII », dans Pieter de Leemans, Maarten Hoenen (dir.), Between Text and Tradition. Petrus de Abano and the Reception of Aristotle’s Problemata in the Middle Ages, Louvain, Leuven University Press, 2016, p. 119-147, ici p. 120.
2 Aristote, Problèmes, sections I-X, texte établi et traduit par Pierre Louis, Paris, Les Belles Lettres, 1991, VII, 7, p. 126.
3 C’est Jean de Jandun qui diffuse au xive siècle l’Expositio à Paris. Voir Maaike van der Lugt, « Genèse et postérité du commentaire de Pietro d’Abano sur les Problèmes d’Aristote. Le succès d’un hapax », dans Jean-Patrice Boudet, Franck Collard et Nicolas Weill-Parot (dir.), Médecine, astrologie et magie entre Moyen Âge et Renaissance : autour de Pietro d’Abano, Florence, Edizioni del Galluzzo, 2013, p. 155-182, plus spécialement p. 26 et suiv. ; Zdzislaw Kuksewicz, « Les Problemata de Pietro d’Abano et leur “rédaction” par Jean de Jandun », Medioevo, 11, 1985, p. 113-137 ; et l’étude pionnière de Nancy Siraisi, « The Expositio Problematum Aristotelis of Peter of Abano », Isis, 61 (3), 1970, p. 321-339.
4 B. Delaurenti, « Pietro d’Abano, Expositio Problematum, VII (v. 1310)… », art. cit. p. 17.
5 Ibid., p. 18.
6 « Il faut noter que pour qu’il y ait condouleur ou compassion, il n’est pas nécessaire que quelqu’un subisse en acte l’une des souffrances susdites, mais il suffit qu’il soit proche de celui qui souffre, parce que l’intellect perçoit ce qui se trouve à une petite distance comme s’il ne lui paraissait pas distant, comme cela est dit dans la Physique, 267. » (Ibid., p. 16-17)
7 Pour les deux citations : ibid., p. 17.
8 Pietro d’Abano reprend la gradation augustinienne entre esse, vivere, sentire et intelligere, qui déconsidère la vie organique au profit de la pensée rationnelle.
9 Evrart de Conty, Problemes, BnF, manuscrit français, 24281, VII, 6, f. 138 v.o, transcription de Françoise Guichard-Tesson, reproduite dans un article de Béatrice Delaurenti qui compare les divers commentaires du xive siècle sur cette section des Problemata : « Jalons pour une histoire de la compassio. Controverses philosophiques et théologiques sur la contagion du bâillement dans les commentaires aux Problèmes d’Aristote au xive siècle », Recherches de théologie et philosophie médiévales, 79 (1), 2012, p. 149-194, ici p. 173, note 69. Sur les sources de ce texte, voir Michèle Goyens, « Comprendre Aristote au Moyen Âge : le procédé de reformulation dans la traduction des Problèmes par Évrart de Conty », dans Pierre Nobel (dir.), Textes et cultures : réception, modèles, interférences, actes des journées d’étude du Programme pluriformation Formes, langages et identités dans les sociétés multiculturelles, t. 2, Réception de l’Antiquité, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2004, p. 145-163, ici p. 145 ; Françoise Guichard-Tesson, « Pietro d’Abano traduit et recyclé par Evrart de Conty », dans P. de Leemans et M. Hoenen (dir.), Between Text and Tradition…, op. cit., p. 201-254, ici p. 201, note 2.
10 Comme le mentionne un autre commentaire du xive siècle, « Felix qui operit », l’imagination se met en branle pour comparer la douleur de l’autre à la sienne (voir B. Delaurenti, « Jalons pour une histoire de la compassio… », art. cit., p. 190) : « R[esponsio] : Primo propter ymaginationem tristitie et doloris. 2° propter comparationem tristitie aliene ad tristitiam propriam et dolorem ». Le commentaire est retranscrit en annexe, p. 188-191.
11 Voir Craig Martin « Lodovico Settala’s Aristotelian Problemata Commentary and Late-Renaissance Hippocratic Medicine », dans Peter Distelzweig, Benjamin Goldberg, Evan R. Ragland (dir.), Early Modern Medicine and Natural Philosophy, , Dordrecht, Springer, 2016, p. 19-42.
12 Voir Charles H. Lohr, « Medieval Latin Aristotle Commentaries Authors: Narcissus-Richardus », Traditio, 28, 1972, p. 281-396, ici p. 331.
13 Pour ce souci philologique, voir la critique du commentaire de Pietro d’Abano par Antonio Luiz, Liber de erroribus Petri Apponensis in Problematibus Aristotelis exponendis, dans Antonio Luiz, De re medica opera, Lisbonne, Rodrigues Luiz, 1540, fol. 109 r.-115 r.
14 « […] quanto enim quis cum alio magis communicat, ac similitudinem habet » (Ludovico Settala, In Aristotelis Problemata commentaria, Lyon, Claude Landry, 1632, section VII, problème VII, p. 378). Comme chez Pietro d’Abano, femmes et enfants sont considérés comme plus portés à la compassion envers les bêtes par leur déficit de rationalité.
15 Ibid.
16 B. Delaurenti, « Pietro d’Abano, Expositio Problematum, VII (v. 1310)… », art. cit., p. 16-17.
17 Voir Alain Rey (dir.), s. v. « Condoléance », Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert, 1994.
18 On ne retrouve ce substantif dans aucun dictionnaire moderne du latin classique, médiéval et chrétien, ni dans le Dictionarium, seu Latinae linguae thesaurus de Robert Estienne (1531), où seul figure le verbe condoleo dans un sens très différent : « Quant quelque chose de nostre corps nous faict mal. »
19 Lucio Giovanni Scoppa, Grammatice, de epistolis componendis, orandis orationibus calendis bissexto intercalaribus, inditione, diebus felicibus et infelicibus…, Venezia, eredi di Pietro Ravani e soci, 1546, p. 14. Pour une discussion sur la différence de sens entre dolere et condolere (mitleiden), voir encore Johann Vorst (un théologien protestant allemand), De Latinitate merito suspecta, deque vitiis sermonis latini, quae vulgo fere non animadvertuntur, Berlin, Daniel Reichel II, 1682, p. 203-206.
20 Voir René Hoven, Lexique de la prose latine de la Renaissance, 2e éd. revue et augmentée, Leyde/Boston, Brill, 2006.
21 Marsile Ficin, Theologia Platonica de immortalitate animorum, lib. VII, cap. 6, p. 101 : « Cruciatus in spiritu ; sensus in tactu ; compassio et condolentia, ut ita loquar, in phantasia. » Soit, dans la traduction en français de Raymond Marcel (Paris, Les Belles Lettres, 2007, p. 203) : « Il y a passion dans la chair, souffrance dans l’“esprit”, sens dans le toucher, compassion et, si j’ose dire, condoléance, dans la fantaisie. » Tandis qu’en italien, Michele Schiavone opte pour : « il condolere (per cosi dire) » (Bologne, Zanichelli, 1965, vol. I, p. 379).
22 Dans cette lettre à Ferry de Carondelet, datée de novembre ou décembre 1502, J. de Busleyden fait état du deuil d’un proche (« HIERONYMI BVSLIDII ARIENSIS PRAEPOSITI LVSVS », Humanistica Lovaniensia, 9, 1950, p. 205-473, Epist. 8, p. 286).
23 Guillaume Budé, Omnia opera Gulielmi Budaei, Bâle, Nicolaus Episcopius, 1557, vol. I, p. 335 ; voir aussi p. 329 et vol. III, p. 355.
24 Voir Jean-Antoine de Baïf : « Le triste souvenir des fortunes chetives / Par condolence ira nos enfans tourmenter. » (Euvres en rimes, avec une notice biographique et des notes de Ch. Marty-Laveaux, Paris, Alphonse Lemerre, 1887, t. 4, « Second livre des Passetems », « D’Elisabet de France, Royne d’Espagne », p. 282).
25 Voir Walther von Wartburg et Hans-Erich Keller, s. v. « Condolere », Französisches etymologisches Wörterbuch (FEW), Bâle, R. G. Zbinden, 1922-1967, vol. 2, p. 1022. Dominique Bouhours rejette le verbe « se condouloir » (« donner témoignage de ce qu’on prend part à la douleur d’un autre », selon le dictionnaire de Trévoux : Dictionnaire universel françois et latin…, nouvelle éd. revue et augmentée, Paris, chez Florentin Delaulne, 1721).
26 Michel de Montaigne, Les essais, éd. par Pierre Villey, Paris, Presses universitaires de France, 1992 [1924, 1965], t. I, 11, p. 42A. Sauf indication contraire, nous renverrons désormais à cette édition.
27 II, 12, 567A et B.
28 I, 1, p. 8B.
29 III, 13, p. 1100B.
30 I, 27, p. 179A.
31 I, 1, p. 8A.
32 I, 50, p. 303A.
33 I, 50, p. 303A.
34 Michel de Montaigne, Les essais, Bordeaux, Millanges, 1580, t. II, 12, p. 242. La mention du cheval disparaît dans l’édition de 1588, pour être réhabilitée dans les annotations de l’exemplaire de Bordeaux (désormais EB) sous une forme d’autant plus affirmée qu’elle en avait été exclue : « Qui faict qu’on incise et taille les tendres membres d’un enfant plus aisément que les nostres, si ce n’est l’ignorance ? Et ceux d’un cheval ? ».
35 II, 12, p. 490A.
36 II, 12, p. 453A.
37 Michel de Montaigne, Journal de voyage de Michel de Montaigne en Italie, par la Suisse & l’Allemagne, en 1580 & 1581, avec des notes par M. de Querlon, Paris, Edme-Jean Le Jay, 1774, p. 21 (première édition du Journal). La phrase réfère à l’opération d’une hernie ombilicale.
38 On sait qu’il a lu de près la traduction latine du corpus pyrrhonien proposée par Estienne en 1562, et notamment les Hypotyposes de Sextus Empiricus.
39 Sextus emploie les mots alogon, aboulèton, akousion. Pour une discussion technique des affections nécessaires, voir Charlotte Sough, « Sextus Empiricus on Non-Assertion », Phronesis, 29 (2), 1984, p. 137-164.
40 I, 14, p. 55A.
41 Pour le formuler en termes techniques, l’ataraxie, l’absence de troubles, entraîne la métriopathie, la modération des affects.
42 II, 12, p. 450A.
43 II, 11, p. 435A. On aura remarqué ici la forme modale de la phrase que nous avons signalée par des italiques. Elle témoigne du refus de tout dogmatisme ou d’une certaine prudence. Est-ce le même principe de précaution qui fait barrer à Montaigne le mot « amitié », trop puissant, dans les annotations manuscrites de l’EB (« […] afin qu’on ne se moque de cette sympathie & amitié, que je confesse avoir j’ay avecques elles […] » [II, 11, p. 434]) ? Ou réserve-t-il ce mot à des liens d’exception comme ceux qui l’ont intimement lié à Étienne de La Boétie ?
44 Le texte ajoute : « et amitié », barré dans EB. Le mot « sympathie » (étymologiquement « souffrir avec ») a pris depuis François Rabelais le sens « d’affinité morale entre deux personnes, de penchant instinctif », mais signifie plus largement l’accord existant entre certaines choses, en raison de leur appartenance générique, double sens hérité des langues classiques (συμπάθεια et sympathia). Tout en mettant en valeur le caractère naturel de cette sociabilité universelle, définie comme « similitude et comme conjonction de nature » (naturalis consensus et conuenientia), le Thresor de la langue françoyse, tant ancienne que moderne de Jean Nicot (Paris, David Douceur, 1606) en dégage la dimension affective et compassionnelle sous les termes Communis affectus, Condolentia (du latin chrétien condolere, en moyen français on dira « avoir condoléance »).
45 II, 11.
46 Voir l’article « famille » dans le FEW (Französisches etymologisches Wörterbuch, op. cit., p. 408). Selon la définition du Latinae linguae thesaurus de Robert Estienne, familia peut s’appliquer aux res comme aux personas, au sens des « gens que aucun ha soub soy, comme enfans, serviteurs, & autres » (Dictionarium, seu Latinae linguae thesaurus, Paris, Robert Estienne Ier, 1531, vol. 1, f. 302 v.). En français, le sens semble écarter les choses pour ne considérer que les êtres familiers.
47 Pierre Lieutaghi (dir.), Les plantes « manipulées », morales du végétal ?, actes du quatorzième séminaire d’ethnobotanique de Salagon, organisé à Forcalquier du 8 au 10 octobre 2015, Mane, musée et jardins et Salagon, 2017.
48 III, 8, p. 943C.
49 II, 11, p. 435A.
50 I, 14, p. 55-56A.
51 Selon Isabelle Konstantinovic (Montaigne et Plutarque, Genève, Droz, 1989, p. 297-334), l’« Apologie de Raimond Sebond » emprunte – dans l’édition de Jacques Amyot que Montaigne utilise – 46 citations au traité « Quels animaux sont les plus avisés, ceux de la terre ou ceux de l’eau » et 13 au traité « Que les bêtes brutes usent de raison ».
52 Voir « S’il est loisible de manger de la chair » dans l’édition d’Amyot.
53 Les notions de cruauté, de compassion, de philanthropia sont au cœur d’une réflexion sur la douceur (praotès) essentielle dans l’œuvre de Plutarque (voir Françoise Frazier, Histoire et morale dans les Vies parallèles de Plutarque, Paris, Les Belles Letttres, 1996).
54 Voir Thierry Gontier, De l’homme à l’animal : Montaigne et Descartes ou les paradoxes de la philosophie moderne sur les animaux, Paris, J. Vrin, 1998, p. 61, et plus généralement sur les rapports de Montaigne à Plutarque, p. 69-84. Montaigne aime à maintenir « qu’il se trouve plus de difference de tel homme à tel homme que de tel animal à tel homme » (II, 12 p. 466A), mais reconnaît ailleurs qu’il tord une citation de Plutarque, qui se bornait à souligner « qu’il ne trouve point si grande distance de beste à beste, comme il trouve d’homme à homme » (I, 42, p. 58A). Sur ce point, voir T. Gontier, « Intelligence et vertus animales : Montaigne lecteur de la zoologie antique », Rursus, 2, 2007, 33-34, en ligne : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rursus/115 (consulté le 24 décembre 2021).
55 Raymond Sebond, Theologia naturalis (ou Liber creaturarum, « Le Livre des créatures »), Paris, Guillaume Chaudière, 1569, f. 61 v.
56 II, 12, p. 495A.
57 Selon le dictionnaire d’Antoine Furetière (Dictionnaire universel contenant généralement tous les mots françois, tant vieux que modernes, et les termes de toutes les sciences et des arts, La Haye, A. et R. Leers, 1690), on dit « faire un compliment de condoleance » ou un « compliment de conjouïssance », selon qu’on témoigne de la joie ou de la douleur à ses amis « quand il leur est arrivé quelque bonne ou mauvaise fortune ».
58 « Si j’ay mon heure de commencer ou de refuser, aussi a elle la sienne » (Les essais, Paris, Abel L’Angelier, 1595, II, 12, p. 290).
59 II, 11, p. 433B.
60 II, 11, p. 429A.
61 Judith N. Shklar, « Putting Cruelty First », Daedalus, 111 (3), 1982, Representations and Realities, p. 17-27, ici p. 17.
62 II, 11, p. 435C.
63 Cicéron, Tusculanes, éd. par Georges Fohlen et trad. par Jules Humbert, Paris, Les Belles lettres, 1970, t. I, p. 101 (II, 43) : « Appellata est enim ex viro virtus. » (« Vertu a la même racine que viril. »)
64 À partir du milieu du xxe siècle, les neurosciences ont commencé à montrer le caractère indissociable des facteurs rationnels et affectifs et les études en psychologie cognitive sont parvenues à des constats similaires. Voir Damien Boquet et Piroska Nagy, « Émotions historiques, émotions historiennes », Écrire l’histoire, 2, 2008, p. 15-26, plus précisément p. 18 et 25.
65 Si l’on cherche à inscrire l’affectivité dans le champ historique, il s’agit d’examiner les termes utilisés : passion, affect, émotion. Voir notamment D. Boquet et P. Nagy, « Émotions historiques, émotions historiennes », art. cit. ; Ramsay MacMullen, Les émotions dans l’histoire, ancienne et moderne, trad. par Franz Regnot, Paris, Les Belles Lettres, 2004 ; William M. Reddy, The Navigation of Feeling. A Framework for the History of Emotions, Cambridge University Press, 2001; et les nombreux travaux de Barbara H. Rosenwein, notamment « Worrying about Emotions in History », American Historical Review, 107, 2002, p. 821-845.
66 II, 11, p. 433B.
67 II, 11, p. 433A.
68 T. Gontier, « Intelligence et vertus animales… », art. cit., 55.
69 II, 11, p. 424A.
70 Ibid.
71 Sur ce point voir T. Gontier, De l’homme à l’animal, op. cit., p. 140.
72 II, 11, p. 429A.
73 II, 11, p. 432A. Le parallèle entre les deux passages est souligné par la reprise de la même expression : « sans desplaisir ».
74 La main autographe de l’exemplaire de Bordeaux étendra cette sensibilité aux douleurs représentées : « Il n’est rien qui tente mes larmes que les larmes, non vrayes seulement, mais comment que ce soit, ou feintes ou peintes » (II, 11, p. 430A). Mais seules les douleurs bien réelles sont de fait envisagées dans la version imprimée. La même main autographe revient, en II, 12, sur l’effet produit par les douleurs mises en fiction : « nous » cherchons « avidement » en la « fable des Theatres la montre des jeux tragiques de l’humaine fortune », ce qui n’exclut pas la « compassion de ce que nous oyons, mais nous nous plaisons d’esveiller nostre desplaisir » (III, 12, p. 1046C).
75 II, 11, p. 430A.
76 Publiée en 1571, avec ce que Montaigne a pu rassembler des œuvres de son ami décédé huit ans auparavant, cette nécrographie signe la naissance publique de l’écrivain (voir La Mesnagerie de Xénophon. Les Règles de mariage de Plutarque. Lettre de consolation de Plutarque à sa femme, le tout traduict de grec en françois par feu M. Estienne de La Boëtie,… ensemble quelques vers latins et françois de son invention. Item, un discours sur la mort du dit seigneur de La Boëtie, par M. de Montaigne, Paris, Federic Morel, 1571).
77 II, 11, p. 430A.
78 Ibid.
79 II, 11, p. 432A.
80 II, 11, p. 432A.
81 Charles Stépanoff, L’animal et la mort : chasses, modernité et crise du sauvage, Paris, La Découverte, 2021, chap. 20 : « Les larmes du cerf », p. 293 et suiv.
82 II, 11, p. 432A.
83 II, 1, p. 791B.
84 Lucrèce, De la nature / De rerum natura, trad. et présenté par José Kany-Turpin, Paris, Aubier, 1998 [1993], livre II, vers 1-2, p. 115. Sur l’usage de ce motif chez Montaigne, voir Frank Lestringant, « Lucrèce, la Renaissance et ses naufrages : à propos du “suave mari magno…” », dans Emmanuel Naya (dir.), La renaissance de Lucrèce, 27e journée d’études du Centre V. L. Saulnier, 12 mars 2009, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2010, p. 7-15 ; ainsi que les belles pages de Blandine Perona dans Michel de Montaigne, De la phisionomie. Essais, III, 12, introduction, notes et commentaires de Blandine Perona, Paris, Classiques Garnier, 2019, p. 106-111.
85 Lucrèce, De la nature / De rerum natura, op. cit., livre II, vers 3-4, p. 115.
86 II, 11, p. 432B.
87 Pour cette notion de « communauté émotionnelle », voir Barbara H. Rosenwein, Emotional Communities in the Early Middle Ages, Ithaca, Cornell University Press, 2006. Dans The Navigation of Feeling… (op. cit.), W. M. Reddy propose la notion de « régimes émotionnels », avec laquelle il lie à un régime politique donné le style émotionnel dominant, là où Rosenwein met en valeur le rôle des institutions religieuses dans le modelage de « communautés émotionnelles ».
88 III, 13, p. 1100B.
89 I, 27, p. 179A.
90 I, I, p. 8B.
91 Comme le note François Rigolot à propos de son attitude envers la chasse, « cela demandait sans doute un certain courage, à l’époque, de prendre personnellement position contre l’activité récréative des nobles par excellence » (Les Métamorphoses de Montaigne, Paris, Presses universitaires de France, 1988, chap. 10 : « Le grand jeu des Métamorphoses : la chasse et la danse », p. 194-217).
92 Ces vers sont ajoutés dans l’édition de 1588 : « quaestuque, cruentus / Atque imploranti similis », « Et, par ses plaintes, couvert de sang, il semble implorer sa grâce » (Virgile, Enéide, VII, vers 501, trad. par Pierre Villey).
93 II, 11, p. 432-433A-B.
94 III, 9, p. 979B.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Dominique Brancher, « « Se condouloir » à distance », Histoire, médecine et santé, 21 | 2022, 93-111.
Référence électronique
Dominique Brancher, « « Se condouloir » à distance », Histoire, médecine et santé [En ligne], 21 | printemps 2022, mis en ligne le 17 août 2022, consulté le 21 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/hms/5704 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/hms.5704
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page