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La douleur de l’autre. XVIe-XVIIe siècles

La répression des révoltes bretonnes au prisme de la correspondance de Sévigné

Un cas d’empathie paradoxale avec la douleur de l’autre
The repression of Brittany’s upheavals through the prism of the correspondence of Madame de Sévigné: a case of paradoxical empathy for the pain of the other
La represión de las revueltas campesinas bajo el prisma de la correspondencia de Sévigné: un caso de empatía paradójica con el dolor del otro
Michèle Rosellini
p. 55-71

Résumés

L’empathie face à la souffrance physique de l’autre semble ne pas être une expérience commune au xviie siècle. Le corps malmené, sujet réputé bas dans la culture de l’époque, est plutôt représenté par la littérature comique. La tonalité comique est également présente dans les écrits épistolaires, que ce soit par convention littéraire ou par affirmation d’une posture sociale d’impassibilité. Il est donc intéressant d’observer, dans les lettres où Madame de Sévigné relate les diverses phases de la répression de la révolte bretonne des « bonnets rouges », les signes ambivalents de l’empathie. Le style comique de l’épistolière évolue au fil de la chronique, passant de la dérision à l’ironie et à l’humour, modes de communication propices à la double entente : le ou la destinataire peut ainsi saisir l’indignation et la compassion sous le couvert de la plaisanterie. Ce cas peut mettre du trouble dans une vision historique qui tiendrait pour un fait acquis l’insensibilisation de la société d’Ancien Régime sur la base de documents considérés comme objectifs.

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Texte intégral

  • 1 Voir en particulier Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine, Georges Vigarello (dir.), Histoire des ém (...)
  • 2 Ibid., chap. 20 : « Ce que dit la loi : ravir, abuser, violer », p. 494-495.
  • 3 Roselyne Rey, Histoire de la douleur, Paris, La Découverte, 1993, p. 6.
  • 4 Les Essais, II, xi : « De la cruauté », éd. par Pierre Villey, Paris, Presses universitaires de Fr (...)
  • 5 « Je vy en une saison en laquelle nous foisonnons en exemples incroyables de ce vice [la cruauté], (...)
  • 6 Hélène Merlin-Kajman analyse comme un phénomène de transmission « dyspathique » le récit que fait (...)
  • 7 Ce processus de dépathétisation de la douleur est encore accentué par la rémanence du stoïcisme da (...)
  • 8 Marie-Madeleine Anne Dreux d’Aubray, marquise de Brinvilliers, accusée d’avoir empoisonné son père (...)
  • 9 Madame de Sévigné, Correspondance, éd. par Roger Duchêne, Paris, Gallimard, 1974, t. II, p. 342. D (...)
  • 10 Ibid., p. 243.

1Les études récentes qui s’emploient à construire l’histoire des émotions à l’époque moderne s’accordent pour dater du milieu du xviiie siècle l’émergence de l’empathie face à la douleur d’autrui, affective comme physique, et sa reconnaissance sociale1. Mais les sources écrites sur lesquelles s’appuient les chercheurs sont limitées par les usages sociaux auxquels elles étaient destinées et par l’importance que leur accordaient leurs scripteurs : textes juridiques, traités médicaux ou philosophiques, mémoires ne livrent, pris séparément, que les éclats d’un prisme qui reflète de manière lacunaire et distordue des phénomènes aussi évanescents que les émotions et leur transmission. Par exemple, Georges Vigarello observe qu’avec la substitution de la notion de « viol » à celle de « rapt » dans les traités et les dictionnaires juridiques du xviiie siècle, une importance grandissante est accordée à la douleur de la victime, bien que celle-ci ne soit encore envisagée que sous la forme des coups et blessures et que le dommage infligé à la réputation ait socialement plus de poids2. Au seuil de son Histoire de la douleur, Roselyne Rey envisage son objet comme une « construction culturelle et sociale » qu’il serait illusoire de prétendre saisir comme une expérience intemporelle3. Les écrits du for privé présentent l’écueil inverse de livrer une position subjective qui éclaire fort peu, voire occulte l’état du consensus social. Quand Montaigne présente son inclination spontanée à la compassion envers tout être souffrant, jusqu’aux bêtes et aux plantes, comme le trait le plus original de son caractère et de sa conduite4, son témoignage suggère a contrario l’insensibilité commune. Avec d’autant plus de force qu’il situe son sentiment d’exceptionnalité affective dans le contexte des guerres civiles, supposé avoir contribué à accoutumer la société à la violence physique5. Quant aux textes de fiction, leur valeur de témoignage est fortement biaisée par les exigences du genre auxquels ils appartiennent. Au xviie siècle, ce sont le plus souvent les genres comiques (comédie, histoire comique et satire en vers) qui prennent en charge les représentations des corps malades, infirmes, outragés, suppliciés, en présentant aux spectateurs et aux lecteurs ces corps malmenés comme objets de risée. Les procédés comiques de dégradation, d’exagération et de morcellement contribuent à objectiver la scène ou le personnage potentiellement affligeant, et corollairement à inhiber toute affectivité chez ses destinataires6. Sans doute peut-on expliquer cette assignation générique par une homologie entre la bassesse du corps dans l’axiologie chrétienne7 et la bassesse du comique dans la hiérarchie des genres. Cet impératif littéraire de la distanciation comique paraît actif jusque dans la lettre familière, qui obéit, au xviie siècle, au même impératif d’agrément des destinataires que les textes littéraires. Les lecteurs de la Correspondance de Sévigné ont tous à l’esprit le ton enjoué sur lequel débute la lettre du 17 juillet 1676 relatant l’exécution de la Brinvilliers8 : « Enfin, c’en est fait, la Brinvilliers est en l’air. » L’épistolière déploie sa boutade sur la dispersion des cendres du corps supplicié jusqu’à sa chute burlesque : « […] de sorte que nous la respirerons, et par la communication des petits esprits, il nous prendra quelque humeur empoisonnante dont nous serons tous étonnés9 ». Néanmoins, la suite de la lettre opère une distinction entre ces associations d’idées divertissantes à l’usage de ses destinataires, et l’émotion intimement ressentie au spectacle de la condamnée sur la charrette : « Je l’ai vue, jetée à reculons sur de la paille, avec une cornette basse et sa chemise, un docteur [son confesseur] auprès d’elle, le bourreau de l’autre côté. En vérité, cela m’a fait frémir10. » Il n’est pas assuré que le frémissement soit un signe d’empathie : il s’agit plus vraisemblablement d’un mouvement de terreur devant la cruauté du châtiment – après tout, celle que l’on n’appelle plus que la Brinvilliers depuis son procès est marquise comme l’épistolière, et c’est d’ailleurs son titre qui lui vaut le « privilège » d’être décapitée en place de Grève. Mais cette succession, dans un même écrit et presque sans solution de continuité, d’un jeu d’esprit supposant l’insensibilité et d’une brève confidence sensible manifeste la plasticité émotionnelle de la lettre, sa capacité à laisser émerger une forme d’empathie ordinairement bannie de la communication publique et possiblement inconvenante pour les conditions sociales éminentes.

  • 11 Le découpage en chroniques – séries de lettres relatant dans la durée les développements d’un évén (...)

2C’est ce côté obscur du commerce épistolaire que je me propose d’explorer ici en sélectionnant, à l’intérieur de cette même correspondance, une « chronique11 » des supplices embrassant une durée assez considérable pour que s’y manifeste une évolution des représentations de la douleur d’autrui et de leurs implications affectives. La répression de la révolte bretonne dite « du papier timbré » (ou encore « des bonnets rouges ») occupe, en des proportions variables, quarante-sept lettres écrites par Sévigné entre le 19 juin 1675 et le 8 janvier 1676. Face aux scènes – d’abord rapportées, puis directement observées – du châtiment des mutins et de la répression de la population de Basse-Bretagne, l’épistolière expérimente par l’écriture une forme particulière d’exposition à la douleur physique d’autrui : à distance, mais néanmoins impliquée par la proximité géographique. Si elle recourt souvent à des formes d’énonciation comique (dérision, ironie, humour), la distance ainsi instaurée avec l’objet de son discours n’a pas constamment la même signification dans l’économie émotionnelle de la chroniqueuse, ni la même fonction dans le dispositif de communication épistolaire. Il s’agira d’interroger les motivations et la finalité d’un tel choix énonciatif : prévalence de l’esthétique d’une écriture mondaine sur l’impératif chrétien de compassion ? Ou encore construction d’une éthique hors du commun ?

Divers régimes de distanciation comique

  • 12 Le feuilletage informatif qui résulte de ces conditions d’énonciation propres à la lettre sévignée (...)

3Pour analyser avec justesse la fonction de l’énonciation comique dans cette chronique, on doit prendre en compte les enjeux sociaux de la lettre, qui, en tant que discours adressé, est orientée dans le choix de ses contenus et de leur expression par la relation avec le ou la destinataire qui vient perturber sa fonction objective de transmission d’informations12. Ces enjeux sont particulièrement puissants dans la relation épistolaire de Sévigné avec sa fille, qui est le cadre quasi exclusif de la chronique qui nous occupe, à l’exception d’une lettre à son cousin Philippe-Emmanuel de Coulanges, de deux autres adressées au comte Bussy-Rabutin, l’autre cousin (du côté paternel), et une dernière à son gendre, le comte de Grignan.

La répression par ouï-dire

  • 13 Sur la chronologie de l’événement et l’évolution de sa perception à travers la correspondance de S (...)
  • 14 « À Madame de Grignan. À Paris, mercredi 24 juillet [1675] », Madame de Sévigné, Correspondance, t (...)

4Les troubles débutent à Rennes en avril 1675, et s’intensifient sous la forme d’émeutes en juin 1675. Elles expriment la colère de la population bretonne, déjà accablée par la disette, contre les nouvelles taxes imposées par le pouvoir royal, notamment sur les documents officiels, d’où l’appellation de « révolte du papier timbré »13. C’est la période de l’année où la marquise de Sévigné prend ordinairement ses quartiers d’été dans son domaine des Rochers près de Vitré. Elle hésite à se mettre en route : « J’attends un peu de frais, ma bonne, pour me purger, et un peu de paix en Bretagne pour partir. Mme de La Troche, Mme de Lavardin, M. d’Harouys et moi, nous consultons notre voyage, et nous ne voulons pas nous aller jeter dans la fureur qui agite notre province. Elle augmente tous les jours », écrit-elle le 24 juillet14. Durant cette période, elle n’a des événements qu’une connaissance de seconde main, qui sans doute provient de personnages haut placés dans l’administration de la province, en particulier Madame de Chaulnes, l’épouse du gouverneur, qui est son amie la plus proche en Bretagne. Monsieur de Chaulnes, promoteur diligent de la politique fiscale royale et donc cible principale des opposants, s’est vu repoussé à coups de pierres lors d’une tentative d’intimidation des émeutiers. L’épistolière transcrit la scène de manière humoristique à travers la métaphore médicale des coliques néphrétiques :

  • 15 « À Madame de Grignan. À Paris, mercredi 19 juin [1675] », Correspondance, t. I, p. 736 (italiques (...)

Il y a bien de petites tranchées [douleurs abdominales] en Bretagne ; il y a eu même, à Rennes, une colique pierreuse. M. de Chaulnes voulut, par sa présence, dissiper le peuple. Il fut repoussé chez lui à coups de pierres ; il faut avouer que cela est bien insolent15.

  • 16 « À Madame de Grignan. À Paris, mercredi 24 juillet [1675] », Correspondance, t. II, p. 16. « On a (...)
  • 17 Correspondance, t. I, p. 749.
  • 18 « À Madame de Grignan. [À Paris,] du [vendredi] 16e août [1675] », Correspondance, t. II, p. 54-55 (...)
  • 19 « À Madame de Grignan. À Livry, mercredi 21e août [1675] », Correspondance, t. II, p. 67.
  • 20 « À Bussy-Rabutin. À Paris, ce [mardi] 6e août 1675 », Correspondance, t. II, p. 36.

5À ce stade de son implication dans l’événement, elle envisage la situation troublée de la province sur le modèle physiologique d’un organisme affecté par une crise à laquelle il convient d’apporter des remèdes adéquats. Aussi approuve-t-elle M. de Chaulnes d’avoir « envoyé quérir » des troupes auprès du roi, au motif que « dans l’état où sont les choses, il ne faut pas de remèdes anodins16 ». Ce déplacement métaphorique lui évite de voir (et de ressentir) la violence meurtrière de la répression annoncée. « On dit qu’il y a cinq ou six cents bonnets bleus, en basse Bretagne, qui auraient bon besoin d’être pendus pour leur apprendre à parler. La haute Bretagne est sage, et c’est mon pays », peut-elle tranquillement écrire le 5 juillet17. Mais cet aveuglement témoigne aussi du désir de maintenir le climat euphorique de la communication familière et quasi quotidienne avec sa correspondante. La fonction sociale de la lettre, orientée vers le resserrement des liens affectifs avec sa fille, paraît, dans cette période qui précède le voyage vers la Bretagne, l’emporter sur sa valeur informative. Sa relation de l’extension des troubles et de leur possible arrêt par l’arrivée des troupes « mandées » à Paris conserve une légèreté propre à instaurer un lien de connivence fondé sur le partage d’une position de surplomb à l’égard de l’événement dramatique : « On dit que nos mutins demandent pardon ; je crois qu’on leur pardonnera moyennant quelques pendus », écrit-elle le 16 août18, une quinzaine de jours avant son départ. Et la semaine suivante (21 août), elle glisse, catégorique, cette brève indication, dans une lettre occupée de divers papotages : « Ne craignez rien de notre guerre en Bretagne. Ce n’est plus rien du tout ; fiez-vous à ma poltronnerie. Je crois que je m’en irai avec le grand d’Harouys19. » On peut lire, assurément, dans cette forfanterie plaisante, le désir de dissiper chez sa fille toute inquiétude sur les dangers de son voyage vers la Bretagne, alors même qu’elle a signalé, à l’adresse de son cousin Bussy, « les mouvements qui la rendent peu sûre20 ». Mais il y a aussi, dans la succession de ces brèves relations, qui retranscrivent en les condensant pour autrui les nouvelles qu’elle reçoit régulièrement de ses propres informateurs, la construction d’un éthos impassible, qui, sur le registre mineur de la correspondance, mime symboliquement la maîtrise politique de la situation. La question récurrente des supplices sert de pierre de touche à cette construction épistolaire de l’impassibilité. Au milieu de son trajet vers Nantes, après Orléans où elle a rejoint son compagnon de route, M. d’Harouys, Sévigné est frappée par la vue de deux pendus exposés sur le bord de la route. Elle s’empresse de rapporter l’incident à son cousin Coulanges sur un mode badin :

  • 21 « À Coulanges. À Orléans, mercredi 11 septembre [1675] », Correspondance, t. II, p. 100. « Le bel (...)

Nous voici arrivés sans aucune aventure. Je me suis reposée cette nuit, comme je vous l’avais dit, dans le lit de Thoury. Nous avons trouvé ce matin deux grands vilains pendus à des arbres sur le grand chemin ; nous n’avons pas compris pourquoi des pendus, car le bel air des grands chemins, il me semble que ce sont des roués. Nous avons été occupés à deviner cette nouveauté. Ils faisaient une fort vilaine mine, et j’ai juré que je vous le manderai21.

  • 22 « Lettre du 18 août 1675 du duc de Chaules au gouverneur de Morlaix », cit. dans Correspondance, t (...)

6Une telle évocation recouvre l’horreur par l’incongruité et transpose l’émotion potentielle de l’épistolière – terreur ou dégoût, à défaut d’une compassion improbable pour les corps suppliciés de bandits de « grand chemin » – en motion active de curiosité à l’égard du type de supplice appliqué aux condamnés. Certes, cette relation est adressée à celui de ses correspondants avec lequel elle pratique le plus couramment le badinage, comme un code établi entre eux de longue date, Philippe-Emmanuel de Coulanges et Marie de Rabutin-Chantal ayant grandi ensemble dans la maison de leur grand-père Philippe de Coulanges. Toutefois, sans que l’épistolière fasse explicitement le lien, la question de la répartition des supplices – entre les pendaisons collectives et la roue infligée individuellement aux instigateurs de la rébellion – est au cœur de la répression qui sévit en Bretagne, et que relateront ses lettres ultérieures. En objectivant les corps suppliciés pour les présenter comme des curiosités du voyage, prétexte aux plaisanteries de l’entre-soi mondain, Sévigné adopte, le cynisme en moins, l’esprit de caste à l’œuvre dans le bon mot du duc de Chaulnes à l’adresse du gouverneur de Morlaix sur les pendaisons massives qu’il a lui-même ordonnées : « Les arbres commencent à se pencher, sur les grands chemins du côté de Quimperlé, du poids qu’on leur donne22. »

La proximité physique, facteur d’empathie

7Néanmoins, dès l’arrivée de l’épistolière en Bretagne, le ton des nouvelles change, peut-être sous l’effet des récits oraux qu’elle est alors en mesure de recueillir, et dont les sources et les contenus sont plus variés et plus spontanés que ne l’était la correspondance de ses informateurs. Elle laisse, dans ce contexte, paraître une forme d’empathie à l’égard de la population qu’elle juge outrageusement opprimée par les soldats, y compris celle de Basse-Bretagne qu’elle raillait au début des troubles pour son ignorance et sa brutalité :

  • 23 « À Madame de Grignan. À La Seilleraye, mardi 24 septembre [1675] », Correspondance, t. II, p. 109 (...)

Nos pauvres bas Bretons, à ce que je viens d’apprendre, s’attroupent quarante, cinquante par les champs, et dès qu’ils voient des soldats, ils se jettent à genoux et disent mea culpa : c’est le seul mot de français qu’ils sachent, comme nos Français qui disaient qu’en Allemagne on ne disait pas un mot de latin à la messe, que Kyrie eleison. On ne laisse pas de pendre ces pauvres bas Bretons. Ils demandent à boire et du tabac, et qu’on les dépêche. Et de Caron pas un mot23.

  • 24 « On croit que la récolte pourra séparer toute cette belle assemblée, car enfin, il faut bien qu’i (...)
  • 25 (art. cit., p. 289-290).

8La méconnaissance de la langue française, qui était un motif de rejet de cette population rurale24, devient une circonstance aggravante de leur vulnérabilité devant la force militaire. Le tableau des supplications, bien qu’il reste marqué par l’ironie – mea culpa n’est un mot « français » que dans l’imagination affolée de ces pauvres gens –, appelle la compassion, qu’exprime la formule affective : « nos pauvres bas Bretons ». Ici encore, l’épistolière fait écho aux versions les plus dramatiques de l’événement. Les archives de la répression ne documentent qu’une dizaine de pendaisons. G. Aubert note que « la Gazette d’Amsterdam parle le 27 septembre de la “grande penderie” », mais commente ainsi cette « nouvelle » : « il n’est pas impossible que ceci participe de la propagande batave sur la brutalité française dans la suite des massacres survenus au début de la guerre » ; « à l’inverse, poursuit-il, la Gazette de France du 21 septembre s’en tient à l’idée d’une répression qui, conformément aux ordres royaux, ne frappe que “quelques séditieux”25 ».

  • 26 « À Madame de Grignan. Aux Rochers, dimanche 20 octobre [1675], Correspondance, t. II, p. 136.
  • 27 Ibid., p. 137.
  • 28 Ibid.

9Ce rapport empathique s’étend à toute la « province » que désormais elle reconnaît comme sienne. Elle partage en premier lieu les douleurs morales des notables de Rennes humiliés par le transfert du parlement de Bretagne à Vannes : « Je prends part à la tristesse et à la désolation de toute la province », écrit-elle le 20 octobre26. Et elle évoque indirectement la scène de l’affliction générale à travers le témoignage d’un ami proche : « M. de Montmoron s’est sauvé ici, et chez un de ses amis, à trois lieues d’ici, pour ne point entendre les pleurs et les cris de Rennes, en voyant sortir son cher Parlement27. » Ayant ainsi construit un rapport de proximité à l’événement, l’épistolière livre à sa correspondante un aveu d’appartenance, certes tempéré par la distance amusée d’un regard sur soi médié par la présence de l’autre, mais traversé d’un élan compatissant : « Me voilà bien Bretonne, comme vous voyez. Mais vous comprenez bien que cela tient à l’air que l’on respire, et aussi à quelque chose de plus, car, de l’un à l’autre, toute la province est affligée28. »

10Dix jours plus tard, le tableau des désolations de Rennes s’élargit, du point de vue du nombre des victimes comme de leur statut social. Après les magistrats du parlement, ce sont les bourgeois qui sont touchés par les mesures de rétorsion, puis le peuple :

  • 29 « À Madame de Grignan. Aux Rochers, mercredi 30 octobre [1675] », Correspondance, t. II, p. 146.

Voulez-vous savoir des nouvelles de Rennes ? Il y a toujours cinq mille hommes, car il en est venu encore de Nantes. On a fait une taxe de cent mille écus sur le bourgeois ; et si on ne les trouve pas dans vingt-quatre heures, elle sera doublée et exigible par les soldats. On a chassé et banni toute une grande rue, et défendu de les recueillir sur peine de la vie, de sorte qu’on voyait tous ces misérables, vieillards, femmes accouchées, enfants, errer en pleurs au sortir de cette ville, sans savoir où aller, sans avoir de nourriture, ni de quoi se coucher29.

11Ici encore, la relation des nouvelles culmine en une scène qui tranche par son caractère fortement visuel avec le régime discursif qui précède. Une sorte de crescendo dans la compassion s’établit ainsi : du sort des bourgeois que l’épistolière se borne à expliquer, au traitement de la population de la rue haute qu’elle s’applique à peindre, que ce soit à partir des détails d’un récit oral, ou bien à l’aide de son imagination nourrie de tableaux de persécution. Cette seconde hypothèse paraît confortée par l’énumération des groupes humains communément considérés comme les plus vulnérables : « vieillards, femmes accouchées, enfants », ainsi que par la présence des motifs topiques des larmes, de l’errance, de la privation de nourriture et d’abri. Mais c’est précisément l’engagement de l’imagination qui produit une écriture affectée, et capable de communiquer ses affects.

  • 30 G. Aubert, « Dentelles et bonnets rouges… », art. cit., p. 292.

12Selon les historiens, il n’est pas avéré que la scène ait eu lieu. G. Aubert note à propos de ce passage : « À nouveau, elle est approximative. Il existe bien un arrêt du conseil du 16 octobre qui ordonne que cette rue soit évacuée, sans plus. D’ailleurs, les documents fiscaux établis alors indiquent un gonflement de la population dans le voisinage. Il semble que la marquise amalgame ce texte avec l’arrêt du parlement du 4 mai qui, pour prévenir un nouvel embrasement, avait ordonné aux pauvres étrangers de quitter la ville avec défense aux habitants de les loger, pratique courante en temps de crise30. » Certes, l’hypothèse de la confusion et de l’exagération infirme la valeur de témoignage de la lettre, mais elle valorise l’imaginaire compassionnel de l’épistolière.

  • 31 « À Madame de Grignan. Aux Rochers, mercredi 30 octobre [1675] », Correspondance, t. II, p. 147.

13Ce moment d’empathie est d’autant plus remarquable qu’il est comme enclavé dans une lettre qui ne renonce pas au dispositif ordinaire de la connivence, garanti par une forme de détachement partagé. Le compte rendu des supplices se poursuit sans transition : « On roua hier un violon qui avait commencé la danse et la pillerie du papier timbré ; il a été écartelé après sa mort, et ses quatre quartiers exposés aux quatre coins de la ville […]. On a pris soixante bourgeois ; on commence demain les punitions. » Et son commentaire, au demeurant fort ironique, réaffirme la solidarité de classe de l’épistolière avec « les gouverneurs » – M. de Chaulnes, gouverneur de Bretagne, mais aussi, en hommage à sa correspondante, le gouverneur de Provence, M. de Grignan : « Cette province est un bel exemple pour les autres, et surtout de respecter les gouverneurs et les gouvernantes, de ne leur point dire d’injures, et de ne point jeter des pierres dans leur jardin31. » L’ambivalence est ici à son point culminant. Elle place l’épistolière dans une forme d’instabilité éthique, qui l’expose au trouble émotionnel. C’est ce qui l’emporte dans les dernières lettres de la chronique, exemplaires de l’usage paradoxal de l’énonciation comique, qui peut être tout à la fois camouflage et soulignement de l’émotion.

Une relation ambiguë à la douleur de l’autre

  • 32 « Nos députés, qui étaient courus si extravagamment porter la nouvelle du don, ont eu la satisfact (...)
  • 33 Ce qui peut légitimer ce revirement à ses propres yeux et aux yeux de sa destinataire, c’est la fu (...)

14L’évocation sensible de l’expulsion des habitants d’un quartier de Rennes semble avoir produit une sorte d’ébranlement dans la position de surplomb de l’épistolière à l’égard de la répression. Partageant dorénavant avec l’ensemble de la population bretonne la crainte des exactions des troupes – dont les effectifs augmentent au fil des lettres, de 4 000 à 8 000 et jusqu’à 10 000 – et l’indignation contre l’énorme contribution aux finances royales consentie par les notables pour expier la révolte, elle fait usage de la raillerie pour décrier la politique royale et les manœuvres de ses émissaires32. Aussi en vient-elle, par la vertu du « nous », à s’inclure parmi les victimes de la répression33 :

  • 34 Il s’agit des États de Bretagne, une assemblée constituée des principaux notables de la province, (...)
  • 35 « À Madame de Grignan. Aux Rochers, dimanche 24 novembre [1675] », Correspondance, t. II, p. 71.

Vous me parlez bien plaisamment de nos misères. Nous ne sommes plus si roués : un en huit jours, seulement pour entretenir la justice. Il est vrai que la penderie me paraît maintenant un rafraîchissement. J’ai une tout autre idée de la justice depuis que je suis en ce pays ; vos galériens me paraissent une société d’honnêtes gens, qui se sont retirés du monde pour mener une vie douce. Nous vous en avons bien envoyé par centaines ; ceux qui sont demeurés sont plus malheureux que ceux-là. Je vous parlais des États34 dans la crainte qu’on les supprimât pour nous punir, mais nous les avons encore et vous voyez même que nous donnons trois millions, comme si nous ne donnions rien du tout. Nous nous mettons au-dessus de la petite circonstance de ne les pouvoir payer ; nous la traitons de bagatelle. Vous me demandez si tout de bon nous sommes ruinés ; oui et non. Si nous voulions ne point partir d’ici, nous y vivons pour rien, parce que rien ne se vend ; mais il est vrai que, pour de l’argent, il n’y en a plus dans cette province35.

  • 36 G. Aubert signale l’absence de traces de telles condamnations.

15Deux traits spécifiques sont à relever dans ce passage : d’une part, l’implication inédite de la narratrice, qui joue sur l’alternance entre la première personne du singulier et celle du pluriel, pour osciller entre la posture de témoin critique (« j’ai une tout autre idée de la justice depuis que je suis ici ») et la solidarité affective avec la population bretonne suppliciée et pressurée (« nous ne sommes plus si roués », « nous donnons trois millions, comme si nous ne donnions rien du tout ») ; d’autre part, le recours massif à l’ironie, qui a des accents pré-voltairiens dans un énoncé comme « la penderie me paraît maintenant un rafraîchissement » et confine au sarcasme dans la comparaison entre le sort prétendument clément des galériens consignés à Marseille (et donc bien connus de la destinataire) et le traitement des Bretons, si rude que les mieux lotis parmi eux sont les condamnés aux galères36. La conjonction de ces deux traits jette le trouble sur l’interprétation du passage : le caractère ostensiblement disconvenant du point de vue comique sur une situation décrite comme pathétique signale la possibilité d’une énonciation à double entente, qui réorienterait la fonction du comique : de mise à distance de la douleur de l’autre, il pourrait passer à une mise en scène paradoxale de la possibilité d’en être affecté, prenant appui sur la relation de connivence instaurée avec l’interlocutrice. Ce qui est manifeste ici, c’est la capacité expérimentale de l’écriture à transformer l’expérience de l’événement : l’évocation des « désordres » et de leurs « punitions » en a fait des objets sensibles, susceptibles de susciter l’émotion. D’où la possibilité d’exprimer de l’empathie face aux souffrances d’une population que l’épistolière se représente par son imagination à défaut d’en être le témoin direct. Sans renoncer à une position énonciative de surplomb qui consacre sa position sociale d’aristocrate alliée des officiers royaux en charge du gouvernement de la province, elle rompt avec l’insensibilité qui lui était d’abord attachée, en assumant une solidarité qui la distingue par une autre forme d’identité, celle de la « Bretonne ». La raillerie, qui dès lors s’apparente à l’humour, continue à assurer le lien de connivence avec la destinataire, tout en faisant appel chez celle-ci à une sensibilité susceptible de saisir à demi-mot le contenu émotionnel du message.

  • 37 Voir ci-dessus note 23.

16La perspective chrétienne est logiquement absente de la chronique de la répression, dans la mesure où la charité ne peut guère être sollicitée en faveur des émeutiers et des récalcitrants que Sévigné perçoit nécessairement, par sa position sociale, comme des sujets rebelles et des paroissiens dissidents. Quand elle affleure, c’est plutôt une source de condamnation morale qu’une voie de compréhension. Reprenons, dans cette perspective, l’évocation des exécutions sommaires de paysans citée plus haut37 : « On ne laisse pas de pendre ces pauvres bas Bretons. Ils demandent à boire et du tabac, et qu’on les dépêche. Et de Caron pas un mot. » La pointe finale du passage est une citation de la remarque désabusée de Charon, à la fin du dialogue de Lucien, sur l’indifférence des mortels à son égard : elle sous-entend qu’au seuil de la mort les bas Bretons n’ont pas une pensée pour leur salut. Au moment même où le mépris social de l’incompétence linguistique du peuple breton a cédé devant une forme d’empathie envers une population souffrante (« nos pauvres bas Bretons »), on décèle dans cette brève relation des exécutions sommaires une bonne conscience de dévote, qui inhibe in fine le mouvement d’indignation devant le traitement inhumain infligé à ces paysans qui se rendent en implorant la pitié. C’est comme si, en se comportant en matérialistes indifférents à leur salut, ils s’étaient d’eux-mêmes soustraits à la communauté humaine soudée par la foi chrétienne. Sévigné peut s’épargner d’imaginer la douleur de ces agonies collectives, en postulant l’indifférence des mourants à leur propre sort. L’effet comique de la pointe participe ici d’un système de défense contre l’émotion. Mais c’est un système instable, comme nous pouvons l’apercevoir en élargissant l’analyse.

17Quand, deux mois et demi plus tard, l’épistolière conclut l’épisode de la rébellion de la Bretagne par un état des lieux de ce qu’elle considère comme une reddition plutôt que comme un traité de paix, l’ironie prend un tour plus clairement critique, dans les limites de la bienséance, certes, car le bilan concerne la politique royale :

  • 38 « À Madame de Grignan. Aux Rochers, ce [dimanche] 8 décembre, Correspondance, t. II, p. 180-181 (i (...)

Les députés sont revenus de Paris, Monsieur de Saint-Malo [évêque], qui est Guémadeuc, votre parent, et sur le tout une linotte mitrée comme disait M. de Choisy, a paru aux États transporté et plein des bontés du Roi, et surtout des honnêtetés particulières qu’il a eues pour lui, sans faire nulle attention à la ruine de la province, qu’il a apportée agréablement avec lui. Ce style est d’un bon goût à des gens pleins, de leur côté, du mauvais état de leurs affaires. Il dit que Sa Majesté est contente de la Bretagne et de son présent, qu’il a oublié le passé et que c’est par confiance qu’il envoie ici huit mille hommes, comme on envoie un équipage chez soi quand on n’en a que faire. […] Voilà nos chiennes de nouvelles38.

18Le dispositif ironique est ici élémentaire : il joue de l’antiphrase, perceptible dans l’adverbe « agréablement » accolé à la « ruine de la province », et il dénonce l’illusion sur soi dont est empli l’évêque de Saint-Malo – « linotte » pour le vide de sa cervelle, mais « mitrée » par le signe distinctif de la coiffe épiscopale. C’est encore par antiphrase qu’il faut entendre le commentaire « ce style est d’un bon goût », quand ceux qui sont censés l’apprécier sont les perdants de l’affaire. La pique finale vise le roi, gouvernant à distance la Bretagne avec la désinvolture d’un particulier gérant ses affaires domestiques. Enfin la conclusion (« Voilà nos chiennes de nouvelles ») qualifie négativement l’ensemble du compte rendu par une expression familière et péjorative. Une telle protestation, sous couvert de raillerie, de la part d’une aristocrate locale est tout à fait plausible, si l’on se réfère à la représentation allégorique et satirique de l’événement peinte dès l’année suivante par Jean-Bernard Chalette, sur commande du protonotaire apostolique et archidiacre du diocèse, monseigneur Jean de La Monneraye, dont les armes figurent dans le coin en bas à droite du tableau (voir fig. 1).

Fig. 1 : Jean-Bernard Chalette, Allégorie de la révolte du papier timbré, 1676, Rennes, musée des Beaux-Arts

Fig. 1 : Jean-Bernard Chalette, Allégorie de la révolte du papier timbré, 1676, Rennes, musée des Beaux-Arts

Source : Réunion des musées nationaux – Grand Palais, Images d’art, https://art.rmngp.fr/​fr/​library/​artworks/​jean-bernard-chalette_allegorie-de-la-revolte-du-papier-timbre_peinture-technique_huile-sur-toile_1676 (consulté le 4 avril 2022).

19Ce tableau, destiné à orner la grande salle du parlement de Rennes, rappelle sous une forme allégorique les épisodes les plus dramatiques de la répression de la révolte, dont les incendies allumés dans la ville de Rennes, visibles en arrière-plan. Le parti-pris polémique contre la politique fiscale royale s’affiche spectaculairement : un char tiré par deux tigres féroces que guide un cocher à l’aspect diabolique – figure possible du duc de Chaulnes – supporte un trône dont les tentures laissent entrevoir des sacs d’or et des coffres regorgeant de bijoux ; tel est le butin arraché au peuple breton, dont les représentants les plus vulnérables, femmes et nourrissons, gisent assassinés, pêle-mêle avec les corps d’hommes en armure, probablement les soldats des armées royales abattus par les rebelles. Cette effroyable scène de guerre civile n’émeut guère les deux figures féminines placées à droite du tableau, que leurs attributs respectifs (balance et couronne de laurier) identifient comme la Justice et la Paix : confortablement installées sur ce qui peut être un gradin de théâtre, elles devisent aimablement sans un regard sur l’atroce mêlée qui se déroule à leurs pieds. Le cartouche rappelle que l’oppression a touché l’ensemble de la population : « Les riches et les pauvres sont injustement accablés. » Et le verset 2 du Psaume LVII, inscrit dans le bandeau en bas à gauche, peut être entendu à la fois comme une injonction adressée aux juges appelés à siéger dans la salle et comme une dénonciation des exactions commises en Bretagne par les exécutants des ordres venus de Paris : Si vere utique justitiam loquimini, RECTA judicate, filii hominum (« Si vous parlez vraiment de justice, jugez droitement, fils des hommes »).

20Une forme d’ironie émane de ce tableau allégorique à travers la représentation de l’indifférence de la justice et de la paix aux souffrances du peuple breton. Elle en appelle à l’indignation du spectateur. L’ironie que pratique Sévigné dans sa dernière lettre a la même visée. Le commanditaire du tableau comme l’épistolière occupent une place éminente dans la société bretonne. Or, dans la lettre comme dans le tableau, la critique de la politique royale portée par l’ironie n’efface pas mais au contraire accentue la dimension sociale – la solidarité de corps – que manifeste le point de vue compassionnel sur la répression de la population bretonne. Cette dimension se prolonge dans la lettre de Sévigné par le lien de connivence ainsi tissé avec sa correspondante et sans doute étendu par celle-ci aux amis auxquels, comme il est d’usage, elle fera lire ce passage, le plus brillant de la lettre, comme un morceau choisi de l’esprit et du style de la marquise. La coloration allègre de l’énonciation épistolaire rappelle que l’enjouement est une qualité prédominante de la conversation entre « honnêtes gens ». Mais l’ironie étant un facteur de déstabilisation sémantique, l’épistolière, en l’employant, offre à ses lecteurs une liberté d’interprétation qui peut les conduire à prendre en considération la douleur de l’autre, sur le mode de la compassion ou de l’indignation.

*

21L’ambivalence du traitement comique de la douleur de l’autre constitue donc à la fois le signal paradoxal et la condition de possibilité d’un mouvement d’empathie. La variété des registres et des dispositifs du comique affecte son expression d’une certaine instabilité. Nous avons vu que Sévigné pouvait exploiter cette instabilité – particulièrement sous la forme de l’ironie – dans le sens du soulignement de l’intensité et du scandale de la douleur infligée aux populations bretonnes par une politique répressive décidée à Paris. Sa stratégie épistolaire fondée sur l’énonciation à double entente vise obliquement à éveiller la compassion ou l’indignation chez ses destinataires. Réfractaire à l’éloquence et au lyrisme, son mode d’écriture tient l’émotion à distance, même quand il s’agit de la douleur d’un proche, ce qui revient à la déléguer au destinataire de la lettre.

  • 39 Correspondance, t. I, p. 523 (italiques ajoutés par mes soins).
  • 40 « À Madame de Grignan. À Paris, vendredi 10 avril [1671] », Correspondance, t. I, p. 217 (italique (...)

22La chronique de la goutte du duc de La Rochefoucauld, son ami intime, est exemplaire de ce qu’elle nomme elle-même son « style » : « Mme de La Fayette est toujours languissante ; M. de La Rochefoucauld toujours éclopé. Nous faisons quelquefois des conversations d’une tristesse qu’il semble qu’il n’y ait plus qu’à nous enterrer », écrit-elle à sa fille le 30 mai 167239. Ses deux amis les plus proches sont affligés de vives douleurs : François de La Rochefoucauld souffre de crises de goutte qui iront en s’intensifiant jusqu’à sa mort, le 17 mars 1680 ; Marie-Madeleine de La Fayette est, depuis son plus jeune âge, victime de migraines invalidantes. La présentation désinvolte de cette chronicité des douleurs des proches par la répétition de l’adverbe « toujours », ainsi que la surévaluation ironique de la tristesse partagée produisent un effet de dérision – voire d’autodérision, puisque l’épistolière s’inclut dans la scène de déploration – destiné à amuser la destinataire, sans pour autant la priver de ses capacités d’empathie envers des personnes qui lui sont chères. Cette distance humoristique sera le régime le plus constant de la chronique de la goutte. Il n’est pas impossible que l’épistolière imite là – dans une forme de retenue respectueuse – l’attitude morale du malade, dont le détachement prend volontiers une coloration comique. Ses propos rapportés par la marquise à l’intérieur de ses propres lettres donnent un aperçu de la distance humoristique qu’adopte le duc à l’égard de ses propres douleurs : « M. de La Rochefoucauld, que voilà, vous embrasse sans autre forme de procès, et vous prie de croire qu’il est plus loin de vous oublier qu’il n’est prêt à danser la bourrée. Il a un petit agrément de goutte à la main, qui l’empêche de vous écrire dans cette lettre40. »

23La plaisanterie sur la progression de la maladie qui prive le malade de sa mobilité et de sa dextérité manuelle relève d’un choix éthique autant qu’esthétique. Sans tomber dans la dérive biographique qui assimile l’œuvre à l’homme, on peut déceler le même type d’humour à l’origine de l’effet de sidération produit par les amères évidences des Maximes.

  • 41 Dans son autoportrait, La Rochefoucauld fournit un exemple à la fois radical et paradoxal de cette (...)
  • 42 Dans sa thèse sur la correspondance de Sévigné, Mathilde Vanackere discute, à partir de la notion (...)

24Certes, la marquise de Sévigné est une lectrice passionnée des Maximes, et ne dédaigne pas, à l’occasion, de les corriger ou de les imiter dans ses lettres. Mais le ton détaché qu’elle y adopte pour parler des souffrances d’autrui – comme d’ailleurs des siennes – relève-t-il seulement d’une convergence esthétique avec le mode d’écriture des Maximes ? Sa proximité avec leur auteur, outre l’amitié, a une cause très puissante, qui est le partage d’une identité sociale : l’être-noble. Ainsi, l’énonciation comique du rapport à la douleur paraît tenir davantage d’une construction socio-éthique que de l’application d’une convention littéraire. Le refus de la plainte, sur autrui comme sur soi, relève d’une posture de l’aristocrate qui se distingue du vulgaire par sa contenance41. En adoptant une forme de distance comique vis-à-vis de l’événement douloureux, l’épistolière laisse entrevoir une intériorité aristocratique dont la dignité repose sur la maîtrise des émotions, qu’elle affirme d’autant mieux qu’elle la partage tacitement avec sa destinataire. Mais l’intimité et la plasticité de la communication épistolaire incitent à suggérer autant qu’à dire. D’où l’usage paradoxal des procédés comiques qui peuvent fonctionner, dans le cadre de cette communication particulière, comme des opérateurs d’empathie. Sévigné trouve donc dans l’énonciation comique une voie pour élaborer et communiquer une sensibilité personnelle à la douleur d’autrui tout en maintenant son adhésion à une position éthique collective, qui s’incarne dans l’affectation d’impassibilité distinctive de la noblesse42. Son cas peut mettre du trouble dans une vision historique qui tiendrait pour un fait acquis l’insensibilisation de la société d’Ancien Régime, sur la base de documents considérés comme objectifs. Sa pratique de l’écriture épistolaire, à la fois comme expérience de soi et comme expérimentation de formes littéraires, contribue à l’émergence d’une sensibilité à la douleur d’autrui, exprimable et partageable dans les limites des convenances sociales.

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Notes

1 Voir en particulier Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine, Georges Vigarello (dir.), Histoire des émotions, t 1, De l’Antiquité aux Lumières, Paris, Éditions Points, 2021 [2016].

2 Ibid., chap. 20 : « Ce que dit la loi : ravir, abuser, violer », p. 494-495.

3 Roselyne Rey, Histoire de la douleur, Paris, La Découverte, 1993, p. 6.

4 Les Essais, II, xi : « De la cruauté », éd. par Pierre Villey, Paris, Presses universitaires de France, 1965, p. 435. Voir l’analyse de Dominique Brancher dans le présent dossier.

5 « Je vy en une saison en laquelle nous foisonnons en exemples incroyables de ce vice [la cruauté], par la licence de nos guerres civiles ; et ne voit-on rien aux histoires anciennes de plus extreme que ce que nous en essayons tous les jours. Mais cela ne m’y a nullement apprivoisé. » (Ibid., p. 432)

6 Hélène Merlin-Kajman analyse comme un phénomène de transmission « dyspathique » le récit que fait le protagoniste de l’Histoire comique de Francion de Charles Sorel des maltraitances qu’il a subies au collège sur le mode de l’autodérision (Lire dans la gueule du loup. Essai sur une zone à défendre, la littérature, Paris, Gallimard, 2016, p. 91-100).

7 Ce processus de dépathétisation de la douleur est encore accentué par la rémanence du stoïcisme dans l’éthique chrétienne. À l’article « douleur », Furetière juge bon d’indiquer : « Un Stoïque dit qu’il n’y a point de douleur ». Néanmoins, il appartient à la charité chrétienne de partager et de soulager les douleurs de son prochain. Le même Furetière note, à l’article « compassion » : « la marque d’une belle ame, c’est d’avoir de la compassion pour les affligez, d’estre émeu de compassion » (Antoine Furetière, Dictionnaire universel, contenant generalement tous les mots françois, tant vieux que modernes, et les termes de toutes les sciences et des arts, La Haye/Rotterdam, Arnout et Reinier Leers, 1690, s. v. douleur et compassion ; italiques ajoutés par mes soins).

8 Marie-Madeleine Anne Dreux d’Aubray, marquise de Brinvilliers, accusée d’avoir empoisonné son père et ses deux frères et tenté d’empoisonner son mari, fut décapitée en place de Grève le 17 juillet 1676, puis brûlée de la main du bourreau ; ses cendres furent ensuite dispersées dans la Seine.

9 Madame de Sévigné, Correspondance, éd. par Roger Duchêne, Paris, Gallimard, 1974, t. II, p. 342. Dorénavant, les citations de Sévigné renverront à cette édition sous la mention Correspondance, suivie du numéro du tome.

10 Ibid., p. 243.

11 Le découpage en chroniques – séries de lettres relatant dans la durée les développements d’un événement ou d’un état – structure la composition de l’anthologie éditée par Nathalie Freidel (Madame de Sévigné, Lettres choisies, Paris, Gallimard, 2016). On y trouve, sous un format plus réduit, la chronique dont il est ici question sous le titre « Répression de la révolte bretonne » (p. 229-249).

12 Le feuilletage informatif qui résulte de ces conditions d’énonciation propres à la lettre sévignéenne est remarquablement mis en lumière par Mathilde Vanackere : « Physique de la douleur dans la Correspondance de Sévigné. Exploration et pratique de soi », dans Marilina Gianico (dir.), Raconter la douleur. La souffrance en Europe (xviie-xviiie siècles), Paris, Classiques Garnier, 2018, p. 103-117.

13 Sur la chronologie de l’événement et l’évolution de sa perception à travers la correspondance de Sévigné, voir Gauthier Aubert, « Dentelles et bonnets rouges : les révoltes du papier timbré vues par la marquise de Sévigné », xviie siècle, 275, 2017, p. 285-298. L’intérêt de l’article pour ma propre étude de cette chronique épistolaire réside dans la mise à distance des informations et des jugements que celle-ci véhicule par leur confrontation avec les relations de l’événement parues dans les périodiques de l’époque, notamment La Gazette de France et La Gazette d’Amsterdam.

14 « À Madame de Grignan. À Paris, mercredi 24 juillet [1675] », Madame de Sévigné, Correspondance, t II, p. 16.

15 « À Madame de Grignan. À Paris, mercredi 19 juin [1675] », Correspondance, t. I, p. 736 (italiques ajoutés par mes soins).

16 « À Madame de Grignan. À Paris, mercredi 24 juillet [1675] », Correspondance, t. II, p. 16. « On aime mieux les maux que les remèdes », écrira-t-elle une fois revenue de son adhésion aux mesures royales de soumission de la province (« À Madame de Grignan. Aux Rochers, 13 novembre 1675 », Correspondance, t. II, p. 161). Les « anodins » sont des médicaments qui visent à apaiser localement la douleur sans agir sur la cause du mal. Mais ce propos sur les anodins peut également signifier qu’il ne faut pas chercher à apaiser la douleur ressentie par ce corps collectif.

17 Correspondance, t. I, p. 749.

18 « À Madame de Grignan. [À Paris,] du [vendredi] 16e août [1675] », Correspondance, t. II, p. 54-55 (italiques ajoutés par mes soins).

19 « À Madame de Grignan. À Livry, mercredi 21e août [1675] », Correspondance, t. II, p. 67.

20 « À Bussy-Rabutin. À Paris, ce [mardi] 6e août 1675 », Correspondance, t. II, p. 36.

21 « À Coulanges. À Orléans, mercredi 11 septembre [1675] », Correspondance, t. II, p. 100. « Le bel air des grands chemins » renvoie – sur un mode enjoué et comme s’il s’agissait d’une nouvelle mode lancée par la cour (« le bel air ») – au châtiment ordinaire des voleurs de grand chemin, qui est le supplice de la roue, plutôt que la pendaison.

22 « Lettre du 18 août 1675 du duc de Chaules au gouverneur de Morlaix », cit. dans Correspondance, t. II, p. 1133 (note 4 de la p. 100).

23 « À Madame de Grignan. À La Seilleraye, mardi 24 septembre [1675] », Correspondance, t. II, p. 109. La citation de la fin ironique du dialogue de Lucien de Samosate « Caron, ou le contemplateur » sous-entend que les Bas-Bretons n’ont pas une pensée pour leur salut. Les dialogues et opuscules de Lucien sont devenus une lecture plaisante pour public mondain grâce à la traduction modernisée de Nicolas Perrot d’Ablancourt (1654-1655).

24 « On croit que la récolte pourra séparer toute cette belle assemblée, car enfin, il faut bien qu’ils ramassent leurs blés. Ils sont six ou sept mille, dont le plus habile n’entend pas un seul mot de français. » (« À Madame de Grignan. À Paris, mercredi 24 juillet [1675] », Correspondance, t. II, p. 16)

25 (art. cit., p. 289-290).

26 « À Madame de Grignan. Aux Rochers, dimanche 20 octobre [1675], Correspondance, t. II, p. 136.

27 Ibid., p. 137.

28 Ibid.

29 « À Madame de Grignan. Aux Rochers, mercredi 30 octobre [1675] », Correspondance, t. II, p. 146.

30 G. Aubert, « Dentelles et bonnets rouges… », art. cit., p. 292.

31 « À Madame de Grignan. Aux Rochers, mercredi 30 octobre [1675] », Correspondance, t. II, p. 147.

32 « Nos députés, qui étaient courus si extravagamment porter la nouvelle du don, ont eu la satisfaction que notre présent a été reçu sans chagrin [ironie sur la piètre qualité de l’ambassade auprès du pouvoir royal ?]. Et contre l’espérance de toute la province, ils reviennent sans rapporter aucune grâce. Je suis accablée des lettres des États ; chacun se presse de m’instruire. Ce commerce me traverse et me fatigue un peu. » (« À Madame de Grignan. Aux Rochers, mercredi 27 novembre [1675] », Correspondance, t. II, p. 171)

33 Ce qui peut légitimer ce revirement à ses propres yeux et aux yeux de sa destinataire, c’est la fuite des chefs de la rébellion, qui, avérée ou non, a été posée par elle comme un événement crucial, modifiant les conditions de la répression, qui désormais risque de s’exercer à l’aveugle : « Les mutins de Rennes se sont sauvés, il y a longtemps. Ainsi les bons pâtiront pour les méchants […]. » (« À Bussy-Rabutin. Aux Rochers, ce [dimanche] 6e d’octobre 1675, Correspondance, t. II, p. 139)

34 Il s’agit des États de Bretagne, une assemblée constituée des principaux notables de la province, qui se réunit en principe les années impaires pour voter le montant de la contribution volontaire au roi. Les troubles avaient fait craindre qu’elle ne se tînt pas. Mais le roi en a accordé la tenue en signe de pardon, moyennant le vote d’une somme extraordinaire au titre de « don gracieux ».

35 « À Madame de Grignan. Aux Rochers, dimanche 24 novembre [1675] », Correspondance, t. II, p. 71.

36 G. Aubert signale l’absence de traces de telles condamnations.

37 Voir ci-dessus note 23.

38 « À Madame de Grignan. Aux Rochers, ce [dimanche] 8 décembre, Correspondance, t. II, p. 180-181 (italiques ajoutés par mes soins).

39 Correspondance, t. I, p. 523 (italiques ajoutés par mes soins).

40 « À Madame de Grignan. À Paris, vendredi 10 avril [1671] », Correspondance, t. I, p. 217 (italiques ajoutés par mes soins).

41 Dans son autoportrait, La Rochefoucauld fournit un exemple à la fois radical et paradoxal de cette posture aristocratique d’insensibilité : il l’incarne intérieurement en se gardant de ressentir la pitié, mais il consent à l’aménager sur le théâtre du monde en affectant les gestes et les paroles de la compassion : « Je suis peu sensible à la pitié, et je voudrais ne l’y être point du tout. Cependant il n’est rien que je ne fisse pour le soulagement d’une personne affligée, et je crois effectivement que l’on doit tout faire, jusques à lui témoigner même beaucoup de compassion de son mal, car les misérables sont si sots que cela leur fait le plus grand bien du monde ; mais je tiens aussi qu’il faut se contenter d’en témoigner, et se garder soigneusement d’en avoir. C’est une passion qui n’est bonne à rien au-dedans d’une âme bien faite, qui ne sert qu’à affaiblir le cœur et qu’on doit laisser au peuple qui, n’exécutant jamais rien par raison, a besoin de passions pour le porter à faire les choses. » (Maximes suivies des Réflexions diverses, éd. par Jacques Truchet, Paris, Classiques Garnier, 2018 [1967], p. 256-257)

42 Dans sa thèse sur la correspondance de Sévigné, Mathilde Vanackere discute, à partir de la notion de contenance – qui, selon elle, s’applique aux relations sociales comme à la relation épistolaire –, le point de vue d’Hélène Merlin-Kajman suggérant que l’émotion « rapportée » dans un récit adressé s’impose au lecteur comme une « évidence » dans la mesure où elle appartient à la fois au représenté et à sa représentation (H. Merlin-Kajman « Corps, émotion, lecture », dans Clotilde Thouret et Lise Wajeman [dir.], Corps et Interprétation (xvie-xviiie siècles), Amsterdam/New York, Rodopi, 2012, p. 47-64) : « Ainsi, écrit M. Vanackere, lorsque Sévigné se réfère à la contenance, notion capitale de la sociabilité classique, sorte d’équivalent dans l’action de la convenance ou de l’aptum rhétorique, elle semble bien évoquer la représentation de la vie affective et mobiliser pour cela les catégories de la régulation des émotions en présence d’autrui. » (Le vivant dans la correspondance de Sévigné, thèse de doctorat en langue et littérature françaises, université Paris-Saclay, 2017 [à paraître aux Éditions Hermann], chap. 2, « Sévigné critique des émotions : leçons, modèles, images », p. 86).

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Table des illustrations

Titre Fig. 1 : Jean-Bernard Chalette, Allégorie de la révolte du papier timbré, 1676, Rennes, musée des Beaux-Arts
Crédits Source : Réunion des musées nationaux – Grand Palais, Images d’art, https://art.rmngp.fr/​fr/​library/​artworks/​jean-bernard-chalette_allegorie-de-la-revolte-du-papier-timbre_peinture-technique_huile-sur-toile_1676 (consulté le 4 avril 2022).
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/hms/docannexe/image/5595/img-1.jpg
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Pour citer cet article

Référence papier

Michèle Rosellini, « La répression des révoltes bretonnes au prisme de la correspondance de Sévigné »Histoire, médecine et santé, 21 | 2022, 55-71.

Référence électronique

Michèle Rosellini, « La répression des révoltes bretonnes au prisme de la correspondance de Sévigné »Histoire, médecine et santé [En ligne], 21 | printemps 2022, mis en ligne le 17 août 2022, consulté le 21 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/hms/5595 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/hms.5595

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Auteur

Michèle Rosellini

Institut d’histoire des représentations et des idées dans les modernités (IHRIM, UMR 5317), ENS de Lyon

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