Mathilde Rossigneux-Méheust, Vies d’hospice. Vieillir et mourir en institution au xixe siècle
Texte intégral
1Depuis la parution de l’ouvrage de Mathilde Rossigneux-Méheust, l’actualité renforce, s’il en était besoin, l’intérêt que l’on trouvera à une lecture orientée vers l’éclairage du contemporain. Je pense évidemment à l’attention sociale et médiatique qu’ont retenue les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) durant la pandémie de covid-19, mais aussi à l’installation de la Cité internationale de la langue française dans le château de Villers-Cotterêts, l’autrice éclairant justement la période où celui-ci abritait une maison de retraite gérée par la préfecture de police de Paris.
2Vies d’hospice inscrit l’histoire de la vieillesse populaire au xixe siècle à l’intersection d’importants chantiers historiographiques. Il s’agit d’abord d’une entreprise d’histoire sociale, avec un fort ancrage théorique en sociologie, qui s’intéresse à la démographie, à l’histoire des institutions, de l’enfermement, des hôpitaux et de la mort. L’autrice articule l’âge, la classe et le genre pour analyser l’hospice comme une trajectoire possible de la vieillesse populaire et ouvrière parisienne, faite d’interconnaissance, de solidarités et d’intégration, remettant en cause de manière nuancée les représentations misérabilistes.
3Une grande force du travail réside dans l’examen exhaustif des sources institutionnelles parisiennes, dont l’autrice produit une synthèse unifiée et nuancée (même s’il est difficile de percevoir le rythme des évolutions et la physionomie de chaque institution). Ce succès repose sur une approche quantitative revendiquée qui soutient une étude robuste et dense. Si les registres d’admission sont la principale source et la seule dont on dispose pour l’ensemble des institutions, ils sont complétés par une abondante production réglementaire, les archives de la gestion quotidienne des établissements (comptes et correspondances). Les archives de l’Assistance publique recèlent aussi des lettres d’assistés dont la conservation s’avère aléatoire. Lorsqu’il s’agit de sources plus fragmentaires, l’autrice exprime une forme de gêne à renoncer à la quantification et à « délaisser les massifs archivistiques pour traquer les signes et les traces où s’exprime la douleur d’être vieux, et en institution » (p. 277). En revendiquant une proximité et une sensibilité « aux mots et aux gestes » (p. 17, p. 196), elle place les vieilles personnes au centre de son/leur histoire et défend leur agentivité dans un contexte où les contraintes biologiques, sociales ou institutionnelles sont particulièrement marquées.
Institution(s)
4« Paris est un immense chantier institutionnel de la vieillesse qui produit une offre inédite par sa diversité et son ampleur » (p. 75). Si ce paysage est largement dominé par les divers hospices publics, l’autrice met au jour les archives (jusqu’alors inaccessibles) et l’importance de la congrégation des Petites Sœurs des pauvres (fondée en 1849). Elle intègre également à son étude l’établissement de Villers-Cotterêts, dépôt de mendicité transformé en maison de retraite en 1889, et évoque une myriade de petites maisons confessionnelles. Pour orienter le lecteur dans ce « monde assistanciel pluriel et différencié » (p. 18), Mathilde Rossigneux-Méheust fournit des outils cartographiques (p. 55 et 129) et des tableaux synthétiques utiles : nombre de lits (annexe 2, p. 360-362), temps médian passé en établissement (p. 170).
5En considérant l’hospice comme « espace institutionnel et cadre matériel » (p. 6), elle souligne le poids des héritages attachés aux bâtiments et aux institutions qu’ils ont abritées. Le xixe siècle est marqué par la volonté des administrateurs de se dégager du modèle de l’hôpital général et de produire des lieux spécialisés dans le traitement de la vieillesse qui se distinguent des hôpitaux et des prisons. L’expression « maison de retraite » s’affirme à la fin du siècle et marque à la fois cette spécialisation et le retrait du travail comme élément important de l’expérience quotidienne des hospices.
6À l’intérieur des établissements, l’autrice est attentive aux « lieux pratiqués », notamment aux dortoirs, espace par excellence de la vie collective. À travers la reconfiguration des lieux, on peut également appréhender les évolutions et les tensions à l’œuvre dans les institutions : espaces communs de loisirs, salles d’infirmes, de gâteux, salles disciplinaires… Les enjeux territoriaux de la cohabitation dans ce « monde de vieux » (chapitre 4) sont bien documentés par la correspondance : défense des espaces privatisés (entre les lits, lits à rideaux), conflits sur la température ou l’aération… L’émergence de l’hygiène comme une revendication des classes populaires fait des lieux d’aisance un point central des plaintes des usagers.
La perspective des vieillards
7L’autrice s’attache à analyser « la construction institutionnelle comme un processus dynamique façonné à la fois par l’instituant et l’institué » (p. 14), à déplacer le regard des administrateurs vers les assistés et à replacer l’hospice dans le parcours de vie des classes populaires et ouvrières parisiennes. C’est d’abord sous l’angle quantitatif qu’elle répond à la « nécessité de donner sinon un corps, du moins des propriétés sociales aux vieillards en institution » (p. 78), pour tracer les contours de cette « société [qui] existe […] derrière le mouroir » (p. 6). Ainsi, elle analyse le processus de sélection du côté des vieillards à travers la multiplicité et la complexité des démarches administratives et le parcours pour rassembler les divers certificats nécessaires : état civil, domicile, médical, de moralité… (p. 119)
8Au cours des deux dernières parties, une approche plus existentielle, quotidienne et sensible se fait jour, fondée sur la mobilisation de sources plus discrètes : « Au-delà de certains gestes, rares, comme ces legs infimes entre vieux ou des demandes pour prendre les repas à la même table, les liens affectifs sont peu visibles. » (p. 172) Les petits conflits ordinaires laissent plus de traces dans les archives. On pense à celui qui oppose Marie Gonch et madame Sifris (1907, p. 285) ou à la correspondance de madame Suche (1904, p. 286).
Corps, santé et maladie
9Trois éléments concernent particulièrement l’histoire de la médecine et de la santé. Premièrement, l’état de santé de la population des maisons de retraite, même s’il est difficile à documenter, à qualifier ou à quantifier. L’autrice s’interroge : « Comment rendre compte le plus justement d’une expérience à la fois sensible, physique et émotionnelle, biologique et sociale ? Et ce d’autant que ces vies fragiles ne se dévoilent que par touches impressionnistes et parfois minuscules. » (p. 277) La correspondance administrative, à travers les plaintes des infirmes, peut éclairer les souffrances liées à l’âge et aux fragilités corporelles (voir notamment p. 237). L’autrice fait aussi état des témoignages sur l’« agression sensorielle » que peut représenter pour les visiteurs extérieurs l’expérience de l’hospice, notamment lorsqu’il est question des gâteux (p. 171).
10Malgré le pouvoir limité de la médecine face à la vieillesse, les hospices connaissent un développement de l’encadrement médical et de l’offre de soins en leur sein. Les plaintes quant à leur insuffisance révèlent un versant complémentaire de la médicalisation de la société au xixe siècle. Les hospices sont attractifs pour l’exercice de la médecine (p. 297) et des lieux importants pour le développement d’un savoir gériatrique « fondé sur l’idée qu’à cet âge de la vie correspondent un certain nombre de maux spécifiques, liés au vieillissement ou à la sénescence », dont témoigne notamment le Traité de la vieillesse hygiénique, médical et philosophique (1853) de Joseph-Henri Reveillé-Parise.
11Pour finir, l’autrice s’intéresse aux cadavres, aux pratiques d’autopsie et de dissection. La mortalité des vieillards fait des hospices une source privilégiée pour l’approvisionnement de la Faculté en corps. L’autrice insiste sur « l’entente entre l’administration de l’Assistance publique et la Faculté de médecine sur une même conception des progrès médicaux » qui sous-tend ce « commerce » (p. 323). Sa diminution à la fin du xixe siècle est expliquée à la fois par l’évolution du regard des autorités sur les pauvres de l’Assistance et par la conscience accrue que les assistés ont désormais de leurs droits, perceptible par les stratégies de résistance mises en œuvre dans l’organisation de leurs funérailles.
12Dans cette histoire de la prise en charge institutionnelle de la vieillesse du point de vue des vieillards, Mathilde Rossigneux-Méheust croise ainsi des chemins déjà empruntés par les historiennes et les historiens de la médecine (hôpitaux, soin et vulnérabilité, médicalisation, vieillesse et maladie, mort et cadavres) et montre de manière stimulante tout le profit qu’il y aura à mettre la vieillesse et sa prise en charge au centre des préoccupations de l’histoire de la santé.
Pour citer cet article
Référence papier
François Zanetti, « Mathilde Rossigneux-Méheust, Vies d’hospice. Vieillir et mourir en institution au xixe siècle », Histoire, médecine et santé, 20 | 2022, 201-204.
Référence électronique
François Zanetti, « Mathilde Rossigneux-Méheust, Vies d’hospice. Vieillir et mourir en institution au xixe siècle », Histoire, médecine et santé [En ligne], 20 | hiver 2021, mis en ligne le 12 avril 2022, consulté le 19 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/hms/5458 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/hms.5458
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