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Comptes rendus

Laura Di Spurio, Du côté des jeunes filles. Discours, (contre-)modèles et histoires de l’adolescence féminine

Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 2020, 298 pages
Justine Zeller
p. 193-195

Texte intégral

1Alors qu’aujourd’hui, de trop nombreux discours font encore des jeunes filles des êtres vulnérables épris de romantisme, l’ouvrage de Laura Di Spurio, tiré de son travail de thèse, interroge les fondements et les évolutions de la notion d’adolescence féminine dans la société belge de 1919 à 1965. L’adolescence renvoie d’abord aux « transformations physiologiques et psychiques qui se produisent entre l’enfance et l’âge adulte » (p. 11), avant de devenir un statut social durant le xxe siècle. L’auteure place les discours formulés par les experts – contribuant à définir l’adolescence en imposant des normes et un modèle – et les usages politiques, sociaux et médiatiques de ce savoir au centre de son étude. L’objectif principal est de comprendre comment cette notion se (trans)forme, non sans mal, en traversant les espaces sociaux et le temps. La prise en compte progressive des rapports sociaux de sexe, de classe et de race enrichit la notion d’adolescence, produisant parfois des contre-modèles en inadéquation avec les discours dominants.

2L’ouvrage se découpe en quatre grandes parties. La première, intitulée « Les constructions théoriques d’un problème » (p. 17-64), est chronologique. Elle réfléchit à la fabrique de l’idée d’adolescence, fondée sur un phénomène d’ordre naturel – la puberté – et pensée en lien avec les transformations législatives touchant la Belgique à la fin du xixsiècle et au début du xxe siècle, distinguant désormais l’enfance de la jeunesse. L’auteure s’intéresse d’abord aux premiers discours scientifiques produits sur l’adolescence féminine, formulés par les psychologues et pédagogues depuis la dernière décennie du xixe siècle, et à leur réappropriation par les moralisateurs, principalement catholiques. Les scientifiques européens – essentiellement masculins – se demandent « comment étudier les adolescentes », si ce n’est par le biais d’œuvres littéraires et artistiques. Ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale que l’adolescence devient une catégorie d’analyse à part entière et un objet politique important. Mais les experts, attachés à définir ce qu’elle est, ne distinguent plus les adolescentes des adolescents. Comme aux États-Unis, ce sont surtout les femmes qui tracent les grandes lignes de la psychologie des adolescentes, telle Simone de Beauvoir avec Le deuxième sexe (1949).

3La deuxième partie, « Éduquer, encadrer et protéger l’adolescence féminine » (p. 65-114), étudie les débats sur l’éducation, l’encadrement et la protection des adolescentes, qu’elles soient scolarisées ou salariées. Au centre de cet encadrement se trouve l’école. Tout est fait pour maintenir les adolescentes à l’école, et donc sous contrôle. Au moment où la « nature » adolescente, profondément genrée, est légitimée et sert de point d’appui à l’éducation des jeunes filles, l’émancipation des adolescentes des classes populaires effraie, puisqu’un grand nombre d’entre elles travaillent dès la fin de la période d’obligation scolaire (allant jusqu’à 14 ans à partir de 1914) et échappent au système. L’adolescente, perçue comme « contre-nature » lorsqu’elle est salariée, doit donc être (re)dirigée vers l’espace domestique lorsqu’elle entre dans le 4e degré en recevant un enseignement ménager. Depuis l’entre-deux-guerres, l’école ménagère est la solution principale à tous les « nouveaux problèmes » liés aux adolescentes : lors de la crise de 1929, pour éviter que les femmes fassent concurrence aux hommes dans un contexte de taux de chômage élevé, par exemple, ou encore pour intégrer au plus vite les jeunes filles issues de l’immigration. Mais ces tentatives sont vaines : « les filles ont été des actrices économiques à part entière » (p. 90). Les débats ne s’apaisent qu’après la Seconde Guerre mondiale, période où l’on assiste à la transformation des emplois dits féminins et à l’ascension sociale de quelques-unes d’entre elles. Une place de plus en plus grande est accordée à l’orientation des jeunes filles, même si l’auteure note « le désamour des adolescentes pour les institutions scolaires » (p. 111).

4Dans la troisième partie, Laura Di Spurio s’intéresse à la montée des loisirs ainsi qu’aux discours moraux et aux mesures de surveillance qui les accompagnent (p. 115-161). Dès la fin du xixe siècle, les « entrepreneurs de morale » et les pouvoirs publics s’accordent afin de légitimer et d’imposer une « protection morale de l’enfance », tendant à devenir celle de « la jeunesse » après 1945. La culture de masse fait peur, et surtout le cinéma. Celui-ci est accusé par les réformateurs sociaux d’être un agent corrupteur du corps pubère. Après la Seconde Guerre mondiale, l’auteure constate que les préoccupations se déplacent du cinéma aux dancings, des classes populaires aux classes moyennes et aisées – avec une attention particulière accordée aux adolescentes. À partir du milieu du xxe siècle, de nouveaux spécialistes de l’enfance et de l’adolescence – des pédagogues, psychologues, éducateurs, assistants sociaux – font entendre leur voix, mais cette fois pour tenter d’apaiser les craintes liées aux loisirs. Mais qu’importe les mises en garde et les interdictions, la « culture jeune » est en route et bouleverse jusque dans les milieux bourgeois le statut de l’adolescence qui devient, pour les filles comme pour les garçons, celui « d’une autonomie sous surveillance » (p. 161).

5La quatrième partie de l’ouvrage, intitulée « Portraits de l’adolescence féminine : prototypes et (contre-)modèles » (p. 163-254), explore quelques-uns des modèles et contre-modèles d’adolescentes rencontrés au fil des recherches de l’auteure. Pour les retracer, Laura Di Spurio s’appuie sur les représentations culturelles de l’époque et surtout sur les rapports d’observation des étudiantes des écoles de service social. Les modèles sont tout d’abord abordés : les « petites folles » de l’entre-deux-guerres, surnommées les « garçonnes » ; les « jeunes filles modernes », qui ne s’affranchissent pas des caractéristiques de leur genre ; et les « adolescentes classiques, moyennes et typiques », dont le modèle a été établi par les spécialistes au xxe siècle. Les contre-modèles, entendus comme les représentations qui ne correspondent pas au prototype adolescent, sont par la suite dépeints : à savoir, les adolescentes des usines ; la « petite voleuse », inspirée du film du même nom sorti en 1988, offrant une lecture de la sexualité des jeunes filles des classes populaires ; et enfin les filles des champs, absentes pendant longtemps des discours sur l’adolescence. Malgré ces différents portraits, cette partie démontre à quel point les différences tendent à s’estomper entre les modèles au nom de la culture dite « jeune », et rappelle que « cet âge de la vie représente désormais un équilibre entre autonomie et dépendance, entre libre choix et conseils d’adultes, entre divertissements et contrôle social » (p. 253).

6L’ouvrage de Laura Di Spurio, très riche, constitue un apport considérable à l’histoire de l’adolescence féminine, une notion pensée par les experts dès le xixe siècle et que des femmes – qu’elles soient écrivaines, auxiliaires sociales ou éducatrices – ont largement contribué à façonner par la suite. Ce travail met l’accent sur les comparaisons et surtout sur la diffusion internationale des savoirs dans les pays francophones et aux États-Unis, où l’étude de l’adolescence féminine s’est développée plus précocement. Cette analyse mériterait également d’être prolongée jusqu’à nos jours. Di Spurio nous donne quelques pistes dans sa conclusion générale, jusqu’aux événements de mai 1968, voire jusqu’à nos jours. On regrette cependant que la parole des adolescentes – principales concernées – ne soit pas plus représentée dans l’ouvrage, malgré un aperçu de leurs visions et ressentis grâce à la retranscription de quelques enquêtes, comme celles des Français Jacques Burstin (en 1958) et Bianka Zazzo (en 1965), par exemple (p. 59-62). L’auteure est consciente des « manques » de sa recherche et achève son travail par une série de questions : « Pourquoi avoir choisi de donner la parole aux adultes plutôt qu’aux adolescentes ? Pourquoi avoir accordé tant de place à certaines filles plutôt qu’à d’autres ? Où sont les filles des classes moyennes ? Où sont les filles racisées ? » Ce qui laisse de belles perspectives aux recherches – nombreuses, nous l’espérons – à venir.

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Pour citer cet article

Référence papier

Justine Zeller, « Laura Di Spurio, Du côté des jeunes filles. Discours, (contre-)modèles et histoires de l’adolescence féminine »Histoire, médecine et santé, 20 | 2022, 193-195.

Référence électronique

Justine Zeller, « Laura Di Spurio, Du côté des jeunes filles. Discours, (contre-)modèles et histoires de l’adolescence féminine »Histoire, médecine et santé [En ligne], 20 | hiver 2021, mis en ligne le 12 avril 2022, consulté le 16 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/hms/5443 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/hms.5443

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Auteur

Justine Zeller

Laboratoire FRAMESPA – France Amériques Espagne (UMR 5136) / Université Toulouse Jean Jaurès

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

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