Malika Basu, History of Indigenous Pharmaceutical Companies in Colonial Calcutta (1855-1947)
Texte intégral
1Le titre de l’ouvrage de Malika Basu, History of Indigenous Pharmaceutical Companies in Colonial Calcutta (1855-1947), laisse entendre qu’il porte sur les compagnies pharmaceutiques au Bengale pendant la période coloniale, entre l’apogée de l’Empire britannique et l’indépendance de l’Inde. Basu, qui en est d’abord venue à ce sujet par intérêt pour les pratiques ayurvédiques et leur histoire, se donne pour but d’examiner les liens entre la science dite occidentale et les traditions médicales indiennes. Elle propose également de s’intéresser au rapport entre l’émergence d’une classe dite indigène de professionnels de la santé et le nationalisme indien de la fin du xixe siècle.
- 1 Philip D. Curtin, Death by Migration. Europe’s Encounter With the Tropical World in the Nineteenth (...)
- 2 David Arnold, Science, Technology and Medicine in Colonial India, Cambridge, Cambridge University (...)
- 3 Mrinalini Sinha, Colonial Masculinity. The “Manly Englishman” and the “Effeminate Bengali” in the (...)
2Un tel projet est a priori tout à fait le bienvenu dans l’historiographie de la médecine coloniale. Étant donné le très fort taux de mortalité des Européens dans les zones tropicales, les entreprises coloniales sont nécessairement allées de pair avec un développement rapide de la médecine et de la pharmacologie1. Plusieurs travaux portant sur l’Empire britannique ont montré l’importance du discours médical dans l’affirmation d’une idéologie coloniale ainsi que le rôle donné à la médecine de contrôler et discipliner les corps et les esprits2. La pathologisation des corps et des attitudes des Indiens, en particulier au Bengale, a contribué à leur stigmatisation par les autorités impériales3. Jusqu’à présent, peu d’ouvrages se sont intéressés aux compagnies pharmaceutiques indiennes, et ce livre est le premier à proposer de les placer au centre de la problématique. L’étude a pour cadre géographique la région du Bengale et sa ville principale, Calcutta, qui reste la capitale de l’Empire britannique jusqu’en 1911. La période choisie commence au début de la période impériale proprement dite, après la révolte de 1857, la dissolution de l’East India Company et la prise de contrôle direct par la Couronne des territoires indiens sous domination britannique.
3Les trois premiers chapitres, bien qu’ils contiennent des éléments intéressants, n’abordent que très marginalement le sujet proposé par le titre du livre. L’introduction, qui fait office de premier chapitre, s’ouvre sur des vues très générales concernant l’histoire des sciences et les liens entre la science et la société. Elle se poursuit par un exposé sur l’alchimie et ses relations avec le culte tantrique, en remontant à l’Antiquité. Plusieurs traditions médicales indiennes sont évoquées avec peu d’explications (Ayurveda, Unani, Siddha) et de nombreux textes s’y rapportant sont brièvement mentionnés. Le deuxième chapitre, un peu plus consistant, concerne l’histoire de l’éducation médicale, des politiques de santé publique et de la formation pharmaceutique. Basu rappelle l’histoire de l’East India Company, fondée en 1600, ainsi que celle de l’Indian Medical Service, auquel, affirme l’auteure, l’éducation médicale en Inde doit entièrement son existence (p. 61). Au fil du xixe siècle, des medical colleges sont établis à Calcutta (1835), Bombay (1845), Madras (1850) et Lahore (1860), et de plus en plus d’hôpitaux civils voient le jour. En 1835, lors de l’ouverture du Calcutta Medical College, l’Indian Medical Service est accessible aux Indiens, mais peu d’entre eux parviennent à intégrer effectivement ce corps. Les autorités coloniales s’efforcent de standardiser l’éducation médicale et d’assurer la reconnaissance en métropole des diplômes obtenus en Inde (p. 63) et des efforts spécifiques sont menés en faveur de l’éducation médicale des femmes (p. 66-78). L’épidémie de peste bubonique qui éclate à Bombay en 1896 et gagne l’ensemble du pays les années suivantes, faisant au moins deux millions de victimes jusqu’en 1903, stimule le développement des services de santé publique et l’instauration de mesures préventives. La formation pharmacologique peine à être organisée et standardisée (p. 85-90). Le troisième chapitre concerne précisément l’émergence d’une classe de pharmaciens professionnels. Après une nouvelle description de l’alchimie dans l’Inde antique (p. 98-103), des pages intéressantes sont consacrées à la hiérarchie médicale, notamment aux apothicaires, qui ont un statut intermédiaire entre chimiste et docteur, et aux « préparateurs » (compounders) chargés de préparer les médicaments, qui sont des travailleurs qualifiés mais subalternes. Le contrôle étatique de la vente et de la qualité des substances médicamenteuses n’intervient que tardivement avec le Drugs Act de 1940 et le Drugs Rule de 1945.
4Dans les quatrième et cinquième chapitres, le sujet annoncé du livre est abordé plus directement, notamment grâce aux études de cas du dernier chapitre consacrées à trois compagnies pharmaceutiques indiennes : la Bengal Chemical and Pharmaceutical Works Limited, la Butto Krishna Paul & Co., et l’East India Pharmaceutical Works Limited. L’auteure décrit les problèmes de financement et de crédibilité rencontrés par ces trois firmes, confrontées à des préjugés visant les entreprises locales. Au tournant du siècle, le savant et chimiste Acharya Prafulla Chandra Ray crée la première industrie pharmaceutique indienne, la Bengal Chemical and Pharmaceutical Works, dans les faubourgs de Calcutta. À la même époque, d’autres firmes importantes se développent à Bombay et à Madras. La plupart de ces entreprises connaissent des pics d’activité importants lors des deux guerres mondiales. À la fin du xixe siècle, les élites nationalistes bengalies tentent de contester la suprématie du système médical allopathique en développant, parallèlement à la pharmacopée d’origine occidentale, des produits liés aux traditions médicales indiennes, principalement l’Ayurveda et l’Unani. Il est intéressant de noter que des remèdes traditionnels proposés par la Bengal Chemical and Pharmaceutical Works sont finalement reconnus par les autorités médicales britanniques (p. 189). La société Butto Krishna Paul & Co. vend des remèdes homéopathiques et ayurvédiques, en plus des médicaments allopathiques et des multiples accessoires paramédicaux qu’elle propose (soins dentaires, instruments chirurgicaux et même machines à écrire). Le produit phare de cette compagnie reste cependant un remède antipaludéen allopathique appelé Edward’s Tonic, dont la formule a été développée par Edward Gower Stanley (1865-1937).
5Plusieurs questions évoquées au cours du livre retiennent l’attention et mériteraient d’être approfondies et étayées. Malika Basu dénonce à plusieurs reprises la situation pharmaceutique générale de l’Inde coloniale, qu’elle décrit comme « pathétique », et souligne les limites du gouvernement colonial en matière de santé publique. Cette position aurait pu être rendue plus convaincante par un recours explicite aux sources utilisées. D’autres éléments très intéressants sont malheureusement mentionnés seulement en passant, comme le lien entre les politiques de santé publique et la statistique (p. 60). Les pistes proposées au début de l’ouvrage sont stimulantes, mais rarement suivies jusqu’au bout. La question des liens entre la tradition médicale indienne et la pharmacopée coloniale n’est explorée que superficiellement : des expressions telles que « le système médical occidental » ou « la science occidentale » sont utilisées sans être expliquées ni constituées en problèmes. La position de l’auteur par rapport au modèle diffusionniste n’est pas non plus clairement exprimée. De nombreux passages semblent, par ailleurs, souffrir d’un défaut de relecture et les liens argumentatifs entre les paragraphes, et parfois même à l’intérieur de ceux-ci, ne sont pas toujours clairs. On note qu’un même événement, la création de la première industrie pharmaceutique indienne par P. C. Ray, est décrit comme ayant eu lieu en 1891 (p. 127) puis, au chapitre suivant (p. 159), en 1901. Les ouvertures de chapitre présentent de nombreuses répétitions et généralités, comme le signale sans doute l’usage systématique, dans chaque introduction, de la formule « depuis des temps immémoriaux ». L’ouvrage aurait sans doute gagné à restreindre son champ d’investigation et à présenter moins d’exemples afin de pouvoir en explorer certains de manière plus poussée. Malgré ces problèmes, History of Indigenous Pharmaceutical Companies in Colonial Calcutta (1855-1947) a le mérite d’éclairer des figures peu connues (notamment féminines) de l’histoire de la médecine et de la pharmacologie en Inde ainsi que de proposer des études de cas détaillées dans le cinquième chapitre.
Notes
1 Philip D. Curtin, Death by Migration. Europe’s Encounter With the Tropical World in the Nineteenth Century, Cambridge, Cambridge University Press, 1989.
2 David Arnold, Science, Technology and Medicine in Colonial India, Cambridge, Cambridge University Press, 2004 ; Waltraud Ernst, Mad Tales from the Raj. Colonial Psychiatry in South Asia, 1800-1858, Londres, Anthem Press, 1991.
3 Mrinalini Sinha, Colonial Masculinity. The “Manly Englishman” and the “Effeminate Bengali” in the Late Nineteenth Century, Manchester, Manchester University Press, 1995.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Marine Bellégo, « Malika Basu, History of Indigenous Pharmaceutical Companies in Colonial Calcutta (1855-1947) », Histoire, médecine et santé, 20 | 2022, 185-188.
Référence électronique
Marine Bellégo, « Malika Basu, History of Indigenous Pharmaceutical Companies in Colonial Calcutta (1855-1947) », Histoire, médecine et santé [En ligne], 20 | hiver 2021, mis en ligne le 12 avril 2022, consulté le 17 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/hms/5428 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/hms.5428
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