SHERWOOD Joan, Infection of the Innocents: Wet Nurses, Infants and Syphilis in France, 1780-1900
SHERWOOD Joan, Infection of the Innocents: Wet Nurses, Infants and Syphilis in France, 1780-1900, Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2010, 214 p.
Texte intégral
1L’historienne Joan Sherwood apporte une nouvelle perspective sur les nourrices et le rôle qu’elles ont joué dans les soins aux nourrissons en France entre 1789 et 1900. Elle s’est penchée sur le cas particulier des enfants atteints de syphilis congénitale et les expériences thérapeutiques réalisées dans la sphère publique (l’Hôpital Vaugirard), ainsi que privée. Dans les deux cas, les nourrices ont été mises à profit comme essai et instrument thérapeutiques à la demande des médecins de l’époque.
2Au long de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, face à un important taux de mortalité, les médecins français décidèrent de réaliser des essais scientifiques pour faire progresser les soins médicaux. Les pouvoirs publics voulaient également lutter contre un taux de mortalité infantile élevé qui menaçait l’avenir de la nation. C’est dans ce contexte qu’en 1780 l’hôpital de Vaugirard fut fondé pour accueillir des enfants malades, en particulier ceux atteints de syphilis congénitale, ainsi que leurs mères.
3Pour Sherwood, celui-ci est le premier hôpital pédiatrique d’Europe et peut-être même dans le monde. Sa création a été principalement motivée par un objectif ambitieux : réaliser des expériences à travers des observations, dissections, analyses et catégorisations afin de connaître la nature, la cause et le traitement de la syphilis congénitale. La maladie était alors souvent fatale, en particulier pour les nouveau-nés, abandonnés en grand nombre dans les hôpitaux de la capitale et laissés à leur sort. À l’époque, le traitement prescrit pour la syphilis était les « grands remèdes », soit l’administration de mercure sous diverses formes (orale, frictions, inhalations ou bains). Comme Sherwood l’explique dans son premier chapitre, la thérapie était presque aussi nocive que la maladie elle-même, avec de nombreux effets secondaires, considérés alors comme le prix à payer pour les pêchés commis. Même si certains médecins doutaient de l’efficacité du mercure et essayaient de trouver d’autres possibilités, ce traitement continuait d’être le plus prescrit, sauf pour les nouveau-nés qui ne le supportaient pas. Pour eux, la thérapie consistait en un allaitement par une nourrice qui, elle, prenait du mercure, ce qui permettait l’absorption d’une infime quantité par l’enfant, sans causer sa mort.
4Pendant dix ans, l’Hôpital de Vaugirard sert de laboratoire pour expérimenter ce traitement, mais aussi pour étudier les symptômes et les formes de transmission de la syphilis congénitale. Ce projet a bénéficié de la collaboration des administrateurs de l’hôpital, des docteurs et des chirurgiens (mais n’a pas pu compter sur des internes en médecine). Après avoir étudié le fonctionnement de l’hôpital et l’avancée de ses expériences, Sherwood effectue une analyse quantitative sur les enfants de Vaugirard. Elle conclut qu’ils étaient surtout originaires des Enfants trouvés ; les trois quarts étaient âgés de moins d’une semaine et la grande majorité décédait. L’historienne ajoute encore qu’il n’y avait pas de différence de traitement selon le sexe des nouveau-nés et que ces derniers n’étaient qu’exceptionnellement des enfants légitimes. Les maigres résultats et les coûts extrêmement élevés n’ont pas permis la poursuite des expérimentations à l’hôpital de Vaugirard, qui fut assimilé aux Enfants trouvés.
5Les nourrices utilisées comme une « technologie » (p. 75) dans ces essais cliniques n’ont pas été oubliées et leur profil est dressé dans un chapitre soulignant leur importance à l’hôpital de Vaugirard. Différents groupes de femmes étaient admis dans cette institution, mais celles-ci étaient majoritairement originaires des strates sociales les plus basses, célibataires et âgées entre 20 et 29 ans. Venues d’autres hôpitaux ou hospices parisiens, des paroisses voisines ou encore des prisons, elles ont dû faire face à leur propre maladie (beaucoup ne pouvant même pas allaiter) ainsi qu’à celle de leurs enfants mourants. Nombre d’entre elles ont été soignées, mais d’autres partaient à la suite du décès de leur nouveau-né ou encore parce qu’elles ne supportaient pas la routine et la discipline rigoureuse.
6Après l’expérience réalisée à Vaugirard, l’utilisation des nourrices préparées avec du mercure et comme instrument de traitement a continué dans d’autres hôpitaux publics, mais également dans la médecine privée. Ainsi ce livre donne-t-il une double perspective du recours aux nourrices comme agent thérapeutique dans le domaine public à Vaugirard et dans le domaine privé avec plusieurs cas de médecins de famille qui continuaient à prescrire ce traitement.
7Les deux derniers chapitres apportent une autre analyse sur des nourrices en bonne santé, employées pour allaiter des enfants syphilitiques. Les familles et les médecins cachaient cette information et fournissaient à la nourrice du mercure sans lui donner plus d’explications. Quand elle découvrait qu’elle était infectée ainsi que sa famille, elle n’hésitait pas à poursuivre en justice la famille de l’enfant et son médecin. Par le biais de six cas détaillés, nous comprenons comment ces femmes sans éducation, ni connaissances médicales ou légales, et aux ressources financières limitées parviennent à attirer l’attention sur leur cas. Certaines ont été reconnues victimes et ont obtenu des compensations financières de la part des familles. Quant aux médecins, protégés par la confidentialité entre docteur et patient (ici les familles des enfants syphilitiques), ils sont restés inattaquables jusqu’en 1868, quand le Tribunal de Dijon les considère responsables de l’état de santé de la nourrice, aussi bien que de l’enfant.
8Selon Sherwood, l’expérience de Vaugirard a eu des répercussions médicales et légales bien après sa fermeture et les nourrices qui sont allées dans les tribunaux ont contribué à faire évoluer l’éthique médicale, tout comme la loi sur la confidentialité entre médecin et patient. La recherche effectuée est très dense, touchant à différentes thématiques, avec des données quantitatives importantes, mais également des études de cas qui donnent vie aux nourrices. Ceci permet aussi d’alléger le récit, riche en détails sur la description de la syphilis congénitale, ses symptômes et thérapies, rendant parfois la lecture difficile.
9Cette recherche approfondie s’appuie sur diverses sources notamment présentes dans les archives de l’Hôpital de Vaugirard (rassemblées aux Archives de l’Assistance Publique de Paris). L’examen minutieux de Sherwood lui a permis de trouver des informations sur les procès, mais elle a dû pour cela utiliser d’autres documents que les sources judiciaires. Elle a eu recours aux articles des périodiques médicaux comme les Annales de l’hygiène publique et de médecine légale, les traités des médecins sur la syphilis congénitale ou encore les rapports des débats à l’Académie de Médecine de Paris.
10En dépit d’un fil conducteur parfois difficile à suivre, cet ouvrage contient de nouvelles informations sur un sujet original et peu exploité. Ainsi ce livre comble-t-il un vide et apporte une perspective renouvelée sur le métier de nourrices en France. Il sera du plus grand intérêt pour un vaste public allant des chercheurs intéressés par l’éthique médicale et les expériences thérapeutiques sur l’être humain aux historiens qui se penchent sur les hôpitaux, la pédiatrie, la santé publique ou encore sur le genre.
Pour citer cet article
Référence papier
Helena Da Silva, « SHERWOOD Joan, Infection of the Innocents: Wet Nurses, Infants and Syphilis in France, 1780-1900 », Histoire, médecine et santé, 3 | 2013, 117-119.
Référence électronique
Helena Da Silva, « SHERWOOD Joan, Infection of the Innocents: Wet Nurses, Infants and Syphilis in France, 1780-1900 », Histoire, médecine et santé [En ligne], 3 | printemps 2013, mis en ligne le 01 juillet 2014, consulté le 13 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/hms/515 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/hms.515
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