Janina Kehr, Spectres de la tuberculose. Une maladie du passé au temps présent
Texte intégral
- 1 Une maladie sans avenir. Anthropologie de la tuberculose en France et en Allemagne, thèse de docto (...)
1Janina Kehr est professeure d’anthropologie médicale et de santé globale à l’Institut d’anthropologie culturelle et sociale de l’université de Vienne. Spectres de la tuberculose. Une maladie du passé au temps présent s’appuie sur les recherches effectuées lors de la préparation de sa thèse, soutenue en 20121. Publié près d’une décennie plus tard, cet ouvrage est le fruit d’une réflexion qui s’est poursuivie depuis, intégrant les travaux les plus récents autour des enjeux traités. Il s’agit d’un texte relativement court (environ 130 pages), mais dense et percutant dans sa manière d’aborder la question de la prise en charge de la tuberculose en faisant dialoguer passé et présent. S’il s’adresse en premier lieu aux anthropologues, sa lecture mérite largement l’intérêt des historiens de la santé. Ce livre postule, écrit Janina Kehr, « que le passé, le futur passé et l’avenir des maladies infectieuses hantent la santé publique au temps présent ». C’est-à-dire que « les traces de formes antérieures de contrôle de la [tuberculose], les conceptions de l’altérité raciale et sociale, ainsi que les multiples inégalités et incertitudes économiques et médicales façonnent les pratiques cliniques et de santé publique contemporaines » (p. 15). Ces « spectres de la tuberculose » hantent le quotidien de la prise en charge de la tuberculose au xxie siècle.
2Entre 2005 et 2010, l’autrice a mené une recherche ethnographique de terrain en Île-de-France et à Berlin, dans des hôpitaux et des centres de lutte antituberculeuse. Dans ce cadre, elle a échangé avec des membres du personnel (médecins, infirmières, assistantes sociales) et des patients hospitalisés, et réalisé soixante entretiens semi-structurés (p. 27). Cette approche multi-située n’est pas construite dans une perspective comparative. Si elle laisse apparaître les différences de fonctionnement entre les systèmes de contrôle français et allemand, elle permet surtout de montrer comment se déclinent les spectres de la maladie, sous des formes identiques ou propres à chacun des deux pays. Ces derniers ont en commun un historique fort vis-à-vis de la tuberculose, « maladie sociale » et enjeu de santé publique majeur entre la fin du xixe siècle et les années 1960, qui « fait partie du répertoire culturel de la médecine moderne des deux pays » (p. 17). Pour Janina Kehr, la tuberculose est une maladie « sans avenir », une maladie « du passé », une maladie « de l’Autre ». Le premier chapitre de l’ouvrage est largement tourné vers l’histoire de la maladie depuis la Seconde Guerre mondiale, période où s’opère un tournant majeur dans sa perception. Elle devient une « maladie sans avenir » avec la découverte de la streptomycine, premier antibiotique « efficace », par Selman A. Waksman. Ce dernier reçoit le prix Nobel en 1952 et annonce à l’occasion de son discours que la fin de la maladie – autrement dit son éradication – est à présent à portée d’une science « révolutionnée » par sa découverte (p. 35). Dans les pays ayant un accès facile aux nouveaux agents thérapeutiques, écrit l’autrice, « la tuberculose s’est transformée, entre 1950 et 1980, aux yeux des professionnels de santé publique, en une maladie sans avenir » (p. 39), qui a perdu sa valeur médiatique et son intérêt médical. Un phénomène qui entraîne la disparition – ou la dissolution – de nombreuses structures œuvrant pour le contrôle et la prise en charge de la maladie (p. 41). Dans les années 1980, tombée à un niveau de prévalence très bas (en France : 16 cas pour 100 000 habitants en 1988, contre 60 pour 100 000 en 1972), la manière de concevoir la tuberculose évolue. De fléau endémique, elle devient une maladie « touchant désormais des ailleurs lointains, des pays pauvres, des anciennes colonies » (p. 41). Dans les médias, elle s’est « tropicalisée » et « racialisée », devenant une maladie de « l’Autre », présentant les populations immigrées comme un risque pour la santé publique, à travers notamment la résurgence d’un autre « spectre » : celui de l’incurabilité.
3En France comme en Allemagne, la prise en charge de la tuberculose est « facile », sinon « ennuyeuse » pour les médecins, une vision très éloignée des réalités en cours dans les pays du Sud ou en Europe de l’Est, où les formes graves de la maladie et les souches résistantes aux traitements classiques font des ravages (p. 49-50). Le deuxième chapitre du livre est construit autour de la menace que représente « l’Autre », venant de « l’ailleurs » et atteint de tuberculose multirésistante, à travers le cas d’un patient d’origine russe hospitalisé à Berlin. Janina Kehr a suivi pendant plusieurs mois l’histoire de cet homme et de sa prise en charge médicale. Souffrant d’une forme multirésistante mettant en échec les traitements qui lui sont prescrits, l’homme se retrouve totalement isolé du fait de ne pas pouvoir communiquer avec le personnel qui lui rend visite. Une barrière linguistique qui l’empêche, par ailleurs, de recevoir le soutien psychologique prévu pour des cas tels que le sien. L’anthropologue interprète la fuite de l’homme – entraînant une recherche policière – comme un « acte de résistance » lié à l’absence de prise en compte de sa souffrance, tandis que les médecins, qui le désignent fréquemment comme une « arme biologique », expliquent ses actes par un argument culturel – « la mentalité est-européenne » (p. 61). La prise en charge de patients souffrant de formes résistantes est ainsi hantée par « cette peur ancienne de ne pouvoir guérir les malades de la tuberculose malgré la présence des antibiotiques » (p. 58). Plus loin dans l’ouvrage (chapitre 5), Janina Kehr resitue les modalités de la prise en charge en Allemagne, intimement liée à l’écrit, « où la lutte contre la tuberculose s’apparente […] à une biopolitique bureaucratique qui met en œuvre la surveillance des personnes malades à travers des actes de contrôle essentiellement liés à des procédures écrites » (p. 99).
4Les chapitres 3 et 4 nous ramènent en Île-de-France. Dans ceux-ci, l’autrice démontre que des « spectres coloniaux » interviennent encore dans la façon dont s’organise le contrôle de la tuberculose en France, en particulier celle des immigrés issus des anciennes colonies africaines. Dans son enquête, elle met en exergue « l’essentialisme culturel » présent dans certaines institutions médicales, « c’est-à-dire lorsque des médecins et des infirmières attribuent les difficultés de traitement et de soin des patients à leur altérité culturelle ou religieuse supposée » (p. 73). La question du diagnostic apparaît aussi comme affectée par des préjugés raciaux persistants, notamment lorsqu’il est effectué en l’absence de preuves bactériologiques. C’est alors l’origine géographique et la situation sociale qui sont prises en compte, « comme si les patients en provenance de pays subsahariens et maghrébins apportaient un environnement malade à traiter » (p. 72). Ces phénomènes sont pour Janina Kerh liés aux spectres coloniaux qui agissent à différents niveaux, tant dans la critique des politiques d’immigration par les professionnels de santé que dans leur présence silencieuse au sein d’une routine médicale institutionnelle (p. 80). Elle pointe aussi des relations de confiance rendues impossibles par le poids d’un passé colonial au sein duquel les médecins étaient des agents du pouvoir. Aujourd’hui, ces spectres coloniaux sont toujours à l’origine de relations inégalitaires, comme Janina Kehr l’a observé en suivant des infirmières dans le cadre des enquêtes permettant d’identifier les contacts potentiellement infectés par le patient (p. 93). Des logiques similaires s’appliquent à l’une des formes particulières que prend la lutte contre la tuberculose en France (chapitre 6), le dépistage systématique à l’aide d’un camion radiologique se rendant à proximité des foyers de travailleurs migrants et des lieux de vie des populations dites « précaires » (p. 122). De telles pratiques « résonnent » avec l’histoire de la médecine coloniale. Citant notamment les travaux de Guillaume Lachenal, l’autrice considère que « cette manière de procéder rappelle en effet l’histoire de l’approche collective en santé publique, telle qu’elle a été conçue et déclinée en médecine coloniale à travers des interventions mobiles et limitées dans le temps, destinées à cibler les sujets coloniaux » (p. 128). Enfin, parmi les populations « précaires » auxquelles s’intéresse l’ouvrage, c’est plus particulièrement le traitement des personnes roms qui est mis en question. En effet, celles-ci se retrouvent parfois « sacrifiées » quand, en plein traitement, leur est signifiée une obligation de quitter le territoire, ce qui crée un sentiment d’échec et d’impuissance chez les professionnels impliqués dans la prise en charge de la tuberculose auprès de ces populations (p. 133).
5Spectres de la tuberculose est un ouvrage passionnant, soutenu par une écriture à la fois efficace et vivante. L’autrice exprime par moment son propre ressenti face à des situations vécues sur le terrain et n’hésite pas à décrire avec précision les lieux ou les scènes. Ce compte rendu comporte certainement des biais importants du fait d’avoir été écrit par un historien, et non par un ou une anthropologue de formation. Le livre de Janina Kehr s’adresse cependant à un public plus large de chercheurs et chercheuses en sciences humaines s’intéressant aux questions de santé. Il invite à penser la prise en compte des « schémas temporels qui caractérisent la médecine » (p. 142), tout en formulant une proposition à même d’interpréter sur un temps long le rapport aux maladies infectieuses dans nos sociétés.
Notes
1 Une maladie sans avenir. Anthropologie de la tuberculose en France et en Allemagne, thèse de doctorat en anthropologie sous la direction de Didier Fassin et de Stefan Beck, soutenue le 20 novembre 2012, École des hautes études en sciences sociales et Humboldt-Universität zu Berlin.
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Référence papier
Guillaume Linte, « Janina Kehr, Spectres de la tuberculose. Une maladie du passé au temps présent », Histoire, médecine et santé, 19 | 2022, 195-198.
Référence électronique
Guillaume Linte, « Janina Kehr, Spectres de la tuberculose. Une maladie du passé au temps présent », Histoire, médecine et santé [En ligne], 19 | été 2021, mis en ligne le 12 janvier 2022, consulté le 17 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/hms/5084 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/hms.5084
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