Enquêtes médicales, enquêtes en sciences sociales
Texte intégral
Question : La notion d’enquête est très présente dans votre travail, depuis vos premières recherches sur les violences interpersonnelles jusqu’à aujourd’hui. Comment vous situez-vous par rapport à cette notion ?
- 1 Serge Paugam, « Introduction – L’enquête sociologique en vingt leçons », L’enquête sociologique, 2(...)
Catherine Cavalin : Effectivement, c’est une notion importante pour moi. De mon point de vue, faire des sciences sociales, c’est enquêter, et sans doute tout le monde dirait plus ou moins la même chose. Mais ce mot d’enquête, qui fait un peu « lit commun » des sciences sociales, n’est pourtant pas consensuel du tout. Serge Paugam écrit que l’objet de la sociologie fait consensus chez les sociologues1 : les cadres de la socialisation, les relations sociales dans le sens le plus large possible. Cependant, les pratiques de travail divergent, dans l’épistémologie et dans la méthodologie que l’on met en œuvre. Cela a à voir avec les divergences possibles sur les pratiques d’enquête.
- 2 Daniel Benamouzig, « Des idées pour l’action publique. Instruments ou motifs cognitifs ? » dans Ch (...)
Par ailleurs, il faut évoquer la notion de terrain, qui va avec celle d’enquête. Il me semble que les terrains que je définis comme terrains d’enquête ne le seraient pas pour tous les sociologues. Par exemple, je considère que mon travail de thèse sur les violences interpersonnelles est une enquête en histoire et en sociologie de la connaissance, une enquête de sociologie des mouvements sociaux, d’analyse des politiques et des problèmes publics. Je considère que je fais une enquête dans cette recherche, mais elle est très particulière. Si je la décris schématiquement, le « terrain » consiste surtout en une comparaison de sources statistiques. Et c’est par cette voie que je passe pour poser des questions d’histoire et de sociologie générale sur les violences interpersonnelles. Croiser des sources statistiques, ce n’est pas seulement comparer des chiffres. Le but de ma thèse était d’y voir clair dans des chiffres incomparables, sur le sujet émergent que sont les violences. L’illisibilité des résultats me semblait être un objet en soi et l’enquête consistait également à comparer leur mode de production. Il s’agissait entre autres de comprendre ce que Charles Wright Mills appelle les « motifs cognitifs2 » qui animent celles et ceux qui produisent ou interprètent des mesures statistiques. Que cherchent à mesurer les personnes qui produisent des sources statistiques et comment s’y prennent-elles ? Les « violences interpersonnelles », « violences conjugales » ou « violences envers les femmes » varient dans leur contenu et leurs interprétations, selon les sources.
- 3 Fabrice Cahen, Catherine Cavalin et Émilien Ruiz. Des chiffres sans qualités ? Gouvernement et qua (...)
Avec des collègues comme Fanny Malègue, Fabrice Cahen, Émilien Ruiz ou François Briatte, je partage dans ce type de travail l’idée qu’on ne déconstruit pas seulement les chiffres : on en reconstruit l’interprétation par la comparaison, sans jamais se départir de la dimension historique de ce que l’on observe3.
Question : Au-delà de cette question de l’enquête comme méthodologie de la sociologie, voyez-vous une spécificité dans son application à ce qui serait soit une enquête historique soit une enquête médicale ?
- 4 Catherine Cavalin, « From the 1930 International Johannesburg Conference on Silicosis, to “Tables” (...)
C. Cavalin : Une chose importante pour moi dans l’enquête sociologique, c’est qu’elle ne peut être indépendante de l’approche historique. Mes questions sociologiques sont aussi des questions historiques, en particulier sur l’histoire des catégories. Je pose dès le départ la question de l’histoire des catégories que je manipule, que j’observe ou que j’essaie de construire. Cela peut m’amener à travailler sur des archives, comme je l’ai fait par exemple dans ma recherche sur les maladies professionnelles4. Je me suis demandé comment des maladies systémiques et des maladies de l’immunité étaient entrées dans les tableaux de maladies professionnelles, qui sont le plus souvent des maladies respiratoires. J’ai reconstitué les archives des discussions menées dans les années 1990 dans le cadre de la commission des maladies professionnelles, qui discute la réforme des tableaux. J’ai cherché à savoir comment ces maladies, dont il est admis en médecine que la plupart n’ont pas de causes connues – ou du moins que leur pathogénie est très obscure – se retrouvent dans un tableau de maladies professionnelles, où par définition les causes sont connues. J’ai essayé de reconstituer les archives de cette commission dans laquelle se discutent, entre représentants de l’État, représentants des salariés et du patronat, les motifs pour lesquels on va décider ou non d’indemniser des maladies. C’est un travail tout à fait identique à celui d’un historien.
Question : Et par rapport à la médecine ? Quelles sont les spécificités de l’enquête en sciences sociales relativement aux enquêtes menées par les médecins ?
C. Cavalin : Le mot « enquête » s’applique évidemment au-delà des sciences sociales. On pense souvent à la police et la justice, mais il se rapporte aussi à ce qui pour un médecin relève de l’anamnèse. Le travail diagnostic est un travail d’enquête : poser des questions, faire des hypothèses, apporter des preuves... Donc, effectivement, travailler avec une profession qui a aussi pour métier de faire des enquêtes, cela crée une intersection possible, des questionnements… mais pas les mêmes, ou en tout cas pas directement les mêmes. Du moins, le fait de partager une démarche d’enquête, entre médecine et sciences sociales, justifie pleinement le fait de développer depuis les sciences sociales une démarche à la fois externaliste et internaliste.
- 5 David Bloor, Knowledge and Social Imagery, 2e éd., Chicago, University of Chicago Press, 1991 [197 (...)
Dans l’histoire des sciences des années 1990, avec Bruno Latour, David Bloor et son « programme fort » (strong programme5), cette position-là est devenue complètement classique : on ne peut pas lire de la science en restant lecteur extérieur. Étudier de la science, c’est faire de la science, entrer dans l’objet que l’on étudie. Le fait que les médecins fassent des enquêtes comme moi, cela me pousse non seulement à les étudier comme en train d’enquêter – c’est la perspective externaliste –, mais aussi à entrer dans l’enquête avec eux. J’ai donné l’exemple de l’anamnèse : je me demande comment les médecins posent des questions à un patient, et parallèlement comment j’enquêterais moi aussi auprès de ce patient. C’est un travail que j’ai mené avec l’équipe du Centre hospitalier universitaire (CHU) de Rennes – avec laquelle ma collaboration est la plus longue et la plus poussée : comprendre comment des médecins interrogent des patients ayant des maladies de cause inconnue, chercher ensemble des questions qui auraient de l’intérêt en médecine et en sciences sociales à propos de ces patients. J’écoute leurs questions – qui essentiellement ne portent pas sur les causes – et de mon côté, je construis un questionnaire, dont l’objet peut varier, qui peut aussi porter sur les causes et les conditions environnementales, pour développer une épidémiologie sociale de la maladie. C’est très pratico-pratique dans la manière de procéder ; chacun, avec ses questions de recherche et la littérature associée, observe le questionnement de l’autre et l’interroge : « Pourquoi as-tu demandé cela ? Il est “fonctionnaire”, mais ça ne veut rien dire. Que voudrions-nous savoir sur l’activité de cette personne ? » On discute des catégories (« qu’est-ce que c’est qu’un métier ? »), ce qui revient à faire ensemble un travail de sciences sociales. Donc travailler avec des médecins, c’est comparer le mode d’enquête, objectiver les différences et voir si l’on peut inventer des enquêtes communes, qui répondent à des questions de recherche de toutes les disciplines impliquées.
Par rapport à la position internaliste et externaliste… je suis donc à la fois dedans et dehors : je suis observatrice critique en sciences sociales et en même temps je produis de la connaissance avec la médecine. C’est assez compliqué de tenir cette position, la posture des sociologues étant souvent très extérieure. Je cherche, personnellement, à comprendre le discours de scientifiques d’autres disciplines : je n’y adhère pas, mais ne souhaite pas non plus dire qu’elles ou ils se trompent. La posture critique en sociologie, quand elle pousse à développer un point de vue totalement externaliste, me paraît stérile. C’est pour cela que j’essaie aussi de produire avec, produire des connaissances en commun aussi. Sur les maladies dont je partage l’étude avec des médecins, l’enjeu est de proposer une description sociale des patients et de la maladie – avec par exemple des résultats inédits sur des inégalités sociales de santé – et, à partir de ces résultats, de chercher comment mieux prendre en charge les patients. Ces maladies ne sont pas curables, leurs traitements ont de nombreux effets secondaires, mais il est possible de ralentir leur cours en décrivant mieux les conditions sociales de leur complexe variabilité.
Question : Ce qui ressort de la manière dont vous caractérisez l’enquête sociologique, c’est qu’il y a toujours de façon classique une double enquête : une enquête sur un phénomène, soit que l’on pose d’emblée soit que l’on construit au fur et à mesure de l’enquête, et une enquête sur comment on mène une enquête. En revanche, là où les médecins sont d’accord sur la méthode permettant de déterminer si un vaccin est fiable ou pas, chez les sociologues, personne ne s’entend, ou en tout cas il y a des visions différentes de la manière dont on va établir l’existence des phénomènes.
C. Cavalin : Effectivement, la nature des preuves, la production de preuves, les modes de production des preuves sont plus normés en sciences du vivant qu’en sciences sociales… bien que la pandémie en cours nous ait aussi rappelé la vivacité des controverses au sein même des premières. Sur ces questions, l’enseignement de la médecine ne me paraît pas privilégier la réflexivité des jeunes médecins. On apprend de façon normée qu’il y a effectivement des preuves établies, des façons de les établir, des degrés selon les méthodes de production des preuves, en particulier avec l’evidence-based medicine. Cet apprentissage est durci par le fait que les publications en sciences du vivant requièrent une structure de démonstration, des types de preuves extrêmement normés.
Chez les médecins avec lesquels je collabore, j’observe qu’ils sont poussés à la réflexivité en raison de leur spécialité et des maladies sur lesquelles ils travaillent. Le fait de soigner des personnes avec des médicaments aux lourds effets secondaires, sans connaître les causes des maladies, suscite chez les internistes, les pneumologues ou encore les rhumatologues, une démarche potentiellement plus réflexive, plus en phase avec les sciences sociales.
La complexité des maladies ouvre un terrain commun de réflexivité possible entre les disciplines. Concernant certaines des maladies que j’étudie, la première phrase des articles qui en parlent en médecine contient très souvent l’expression toute faite « cette maladie d’étiologie inconnue », même quand ces articles présentent des résultats sur les causes possibles. Cela signifie que même en connaissant (au moins partiellement) les causes, on continue d’énoncer l’ignorance. Cela produit un effet important, qui est d’incorporer dans l’ontologie même de ces pathologies ce caractère inexorablement inexplicable. C’est le cas de la sarcoïdose, maladie systémique, polymorphe, de sévérité très diverse selon les patients. À propos de cette maladie, on suspecte un rôle possible de l’exposition à la silice cristalline, mais sans savoir si la silice agit comme cause, cofacteur, facteur déclencheur (trigger)… En commençant à travailler sur cette maladie, j’ai été étonnée de voir que les médecins qui en sont spécialistes ne semblent pas s’interroger davantage sur les causes, alors qu’ils traitent des cas cliniques très mystérieux. En réalité, l’un des gros enjeux cliniques est d’adapter au mieux (et à temps) des thérapeutiques lourdes en effets secondaires et qui ne guérissent pas les malades (elles ne font que ralentir les crises). Une grande partie de l’énergie intellectuelle du médecin pendant la consultation est ainsi mobilisée par la question de savoir s’il faut mettre le traitement en place, quand et comment. Cela peut changer le pronostic du tout au tout. Il y a donc urgence, plus que pour l’identification des causes. Dans de tels cas, les sciences sociales peuvent questionner ces médecins : pourquoi ne pas ouvrir la boîte noire des causes possibles ? Cela aiderait-il à comprendre la diversité des phénotypes de la maladie, et peut-être aussi à faire de la prévention en conséquence ? De telles interrogations aident à construire une interdisciplinarité productive pour toutes les disciplines engagées, en s’intéressant ensemble aux conditions de vie des patients, aux contextes sociaux et environnementaux des formes diverses de la maladie. Ce qui vient alimenter ces questions, ce sont aussi des connaissances en sociologie et histoire de la médecine et des sciences, pour aider à réactiver des pistes de recherche qui ont pour certaines disparues, sans que l’on puisse totalement expliquer pourquoi. Cette partie du travail était très présente dans le projet SILICOSIS, dirigé par Paul-André Rosental et auquel j’ai contribué.
On peut aussi revenir sur la normativité du savoir et de la rédaction scientifique. Même dans les collaborations interdisciplinaires faciles, les choses peuvent se compliquer pour publier ensemble. Comment rendre compte de la richesse partagée d’une recherche dans des supports de publication communs ? Les revues en sciences sociales n’accueilleront pas volontiers des analyses de cas-témoins, dont elles jugeront la méthode rigide et essentialiste ; en retour, les revues médicales auront peu de considération et de compréhension pour une exploration ethnographique des contextes sociaux de survenue des maladies.
Question : Comment se passent ces enquêtes matériellement ? Comment en êtes-vous venue à collaborer avec des médecins ? Et comment se sont déroulés les premiers contacts, comment travaillez-vous : ensemble ou côte à côte ?
- 6 Catherine Cavalin, Mickaël Catinon, Odile Macchi, Michel Vincent et Paul-André Rosental. « Exposit (...)
C. Cavalin : Mes modes d’enquête sont très divers : je peux aller à l’hôpital interroger des patients, questionner des médecins, observer des consultations, interroger des patients par téléphone, me rendre à leur domicile… Sachant que ces modes d’enquête trouvent leur sens surtout s’ils permettent de faire des comparaisons – entre les patients en particulier. C’est une dimension cruciale de l’enquête en sciences sociales. Sans comparaison, on n’arrive pas à dire grand-chose. Par exemple, dans les années récentes, cela a été très utile pour moi de produire aussi une statistique en population générale, d’avoir une source complètement différente, mais avec un même questionnaire, et de pouvoir comparer les réponses de personnes qui se déclarent malades ou pas malades : patients diagnostiqués d’un côté face aux « malades » et « non-malades » autodéclarés dans une enquête en population générale de l’autre6.
Pour illustrer, je peux donner deux exemples de ce que l’on nommerait banalement des « terrains d’enquête » : une enquête sur la sarcoïdose pédiatrique, et une autre sur le covid-19.
La sarcoïdose pédiatrique illustre ce que je disais précédemment : avec des questions pour partie partagées et un objet commun, comment publier ensemble en médecine avec des questions de sciences sociales ? La sarcoïdose est très rare, et chez les enfants plus encore. En France, une cinquantaine de personnes seulement qui, enfants ou adolescents, ont déclaré cette maladie, font partie d’une cohorte de patients souffrant de maladies respiratoires rares (RespiRare). Odile Macchi et moi, dans l’équipe SILICOSIS, en avons interrogé une trentaine. Sur ces cas, nous avons travaillé avec des médecins qui sont encore plus interpellés par l’étrangeté de la maladie dans les plus jeunes âges ; et pour ces âges-là, il existe encore moins de littérature sur les causes socio-environnementales possibles de la pathologie. Notre équipe de sciences sociales est arrivée avec une question : « Pourquoi ne pas explorer les expositions à la silice ? »
À l’hôpital, où pourtant ces médecins en pédiatrie connaissent très bien leurs patients, savent par exemple que la plupart sont originaires (eux ou leurs parents) d’Afrique subsaharienne, cette information n’est pas intégrée au raisonnement sur la maladie elle-même. Or, celle-ci est décrite comme plus grave et plus fréquente chez les adultes originaires des Caraïbes ou d’Afrique subsaharienne. Un constat analogue chez les enfants tend, en conséquence, à être naturalisé : c’est « normal », puisque l’on observe aussi ce recrutement socio-ethnique chez les adultes malades. Nous qui avons interrogé les patients chez eux, nous avons découvert des conditions de vie et de travail qui ressemblent énormément à ce qui a été décrit dans les années 1990 au sujet du saturnisme. Familles d’immigration récente, métiers très bas dans l’échelle des qualifications et très exposés à des toxiques, des particules inorganiques en particulier, corésidents qui décrivent souvent le logement dans lequel la maladie de l’enfant est survenue comme insalubre (moisissure, éventuellement amiante, peinture – probablement au plomb – qui s’écaille, etc.). Dès lors, les résultats sont inédits par le lien établi entre la sarcoïdose et une possible exposition domestique à des particules (via le contexte de travail des corésidents), mais aussi par la mise en évidence de conditions socio-environnementales qui permettent de lire autrement certaines inégalités sociales de santé. Pour aller plus loin (en comparant !), nous avons décidé d’interroger deux autres populations (« groupes contrôles »), l’une des deux étant composée de jeunes patients noirs (drépanocytaires), dont on pouvait supposer que les parents étaient d’immigration récente. Nous avons mobilisé une technique quantitative standardisée (cas contrôle) pour produire une interprétation sociale de la race : au lieu de dire « ils sont malades parce qu’ils sont Noirs », on se demande ce que cela veut dire d’être Noir, du point de vue socio-environnemental ou socio-écologique. Les patients drépanocytaires d’origine subsaharienne ont-ils les mêmes conditions de vie ? Et si oui, alors, peut-être les parents d’enfants atteints de sarcoïdose sont-ils plus exposés à des particules inorganiques par leur métier, ce qui expose aussi les autres personnes du ménage. La recherche est mixte : on mobilise des outils admissibles dans une revue médicale, mais cela conduit en même temps à mettre en question la « race », qui est très rarement discutée comme telle dans les revues médicales ou épidémiologiques anglophones.
C’est un exemple de terrain, avec, pour les médecins, une grande nouveauté à découvrir les conditions sociales d’existence de leurs patients. Il faut aussi noter, en conséquence, que c’est une enquête qui se passe ailleurs qu’à l’hôpital, mais qui y rapporte des informations.
Plus brièvement, sur le terrain du covid-19… C’est un terrain chahuté. Difficile d’enquêter à l’hôpital en ce moment ; les patients sont en outre fatigués, donc il faut aller vite à l’essentiel. Je travaille avec des patients qui sont suivis dans une consultation post-covid. En plus de l’écueil que constitue cette fatigue chez les enquêtés, il faut solliciter des patients pour lesquels les études menées sur le covid-19 sont de fait en concurrence entre les équipes hospitalières ! Dans l’hôpital concerné (au sein de l’AP-HP), en ce moment, il y a une vingtaine d’études sur la maladie. On ne va pas interroger vingt fois la même personne ! Donc il faut choisir d’inclure un patient dans telle ou telle étude, sans pour autant créer des biais d’inclusion. Avec des problèmes de concurrence entre les disciplines aussi (l’infectiologie et d’autres), c’est un terrain ardu.
Pour illustrer la collaboration entre médecine et sciences sociales, disons que j’étudie le covid-19 parce que c’est une maladie qui ressemble énormément aux autres maladies sur lesquelles je travaille au long cours. Ce qui est intrigant, ce n’est pas sa cause (l’infection par le virus SARS-CoV-2). La grande question réside plutôt dans la compréhension de sa variabilité, des malades asymptomatiques à celles et ceux qui meurent : pourquoi une symptomatologie si diverse ? Pourquoi beaucoup d’hommes et peu de femmes, par exemple, dans les cas les plus graves ? C’est un point commun très important avec les maladies (systémiques et de l’immunité) sur lesquelles je travaille : pourquoi tant de variabilité des phénotypes, et derrière cette variabilité, comment explorer ce qui relèverait d’inégalités sociales de santé ? Il existe d’autres points communs entre toutes ces maladies : la forme fibrosante des lésions pulmonaires, les phénomènes d’inflammation… Tout cela pose des questions sur les parentés possibles dans la pathogenèse, et donc aussi sur la similarité des conditions sociales de survenue. L’enquête en cours questionne donc des patients (soixante-dix environ à ce jour) sur des expositions professionnelles et non professionnelles à des particules inorganiques, pour lesquelles nous pourrons, avec l’équipe de pneumologie partenaire, faire des comparaisons avec des patients avec lesquels nous travaillons par ailleurs, qui souffrent de fibrose pulmonaire idiopathique. Pour le dire vite, nous faisons la même enquête. Elle est guidée par un questionnement socio-environnemental dans l’hypothèse où l’épidémiologie sociale des maladies concernées, encore à découvrir, pourrait, premièrement, révéler des inégalités sociales de santé inobservées ; deuxièmement, permettre de mieux comprendre la frontière entre infectieux et non-infectieux ; et troisièmement, aider à mieux soigner, dans la grande diversité des phénotypes de ces affections. Avec soixante-dix patients, on ne rebattra pas toutes les cartes entre l’infectieux et le non-infectieux, mais on nourrit la réflexion sur le rôle des conditions de vie et de travail dans la variabilité des états de santé. Comme on l’a fait historiquement pour la tuberculose, par exemple.
- 7 Catherine Cavalin, « Grand entretien avec Catherine Cavalin (3/3) : pratiquer l’interdisciplinarit (...)
Question : Ces remarques rappellent le rôle de l’enquête comme outil politique7. Quel est votre point de vue, votre expérience, concernant la fonction d’émancipation qui est parfois attribuée aux enquêtes et la dimension politique qu’elles peuvent prendre ?
C. Cavalin : Cela rejoint en partie ce que j’ai dit tout à l’heure sur la rupture épistémologique entre le sociologue et le médecin, et le sociologue et le patient. Dans la sociologie de Pierre Bourdieu, par exemple, la sociologie émancipe. Si l’on fait de la sociologie, c’est pour révéler les mécanismes de pouvoir ou de domination aux acteurs. C’est une démarche fondatrice dans la sociologie que l’on dirait critique, mais qui est aussi largement partagée. C’est une démarche politique au sens large. Je la partage, mais j’ajoute peut-être ici un commentaire plus général. La façon de définir cette distance à l’objet, de dire, par exemple, que les sciences sociales sont là pour rendre visibles des choses qui sont invisibles ou invisibilisées, c’est un topos, on est d’accord. De là à dire ensuite que la sociologie émancipe, il y a un pas… Du point de vue de la démarche scientifique, l’idée de la rupture épistémologique est évidemment nécessaire et intéressante, mais il me semble que cela peut aussi conduire la ou le sociologue à se considérer en position de surplomb. Les personnes et les choses qu’il ou elle regarde se libèrent aussi par elles-mêmes… et sans la sociologie !
- 8 Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail.
- 9 Anses, Dangers, expositions et risques relatifs à la silice cristalline, rapport d’expertise colle (...)
Alors oui, c’est un travail politique, et aussi par les intersections et les collaborations possibles avec les politiques publiques. Je l’espère et j’y travaille autant que je peux, même sans illusions ni espoir de changer directement ou toute seule ces politiques. Par exemple, en faisant partie d’un groupe de travail comme celui de l’Anses8 auquel j’ai participé sur les maladies liées à la silice. Même si les avis rendus dans le rapport final9 ne sont pas ensuite traduits dans une loi et ne changent pas les tableaux de maladies professionnelles, je trouve cela important de contribuer à des expertises collectives sous cette forme-là.
Notes
1 Serge Paugam, « Introduction – L’enquête sociologique en vingt leçons », L’enquête sociologique, 2e éd., Paris, Presses universitaires de France, 2012, p. 1-4.
2 Daniel Benamouzig, « Des idées pour l’action publique. Instruments ou motifs cognitifs ? » dans Charlotte Halpern, Pierre Lascoumes et Patrick Le Galès (dir.), L’instrumentation de l’action publique. Controverses, résistance, effets, Paris, Presses de Sciences Po, 2014, p. 95‑118, en ligne : https://0-www-cairn-info.catalogue.libraries.london.ac.uk/l-iInstrumentation-de-l-action-publique--9782724614565-page-95.htm (consulté le 1er octobre 2021).
3 Fabrice Cahen, Catherine Cavalin et Émilien Ruiz. Des chiffres sans qualités ? Gouvernement et quantification en temps de crise sanitaire, document de travail, 2020, en ligne : https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-02659791 (consulté le 1er octobre 2021).
4 Catherine Cavalin, « From the 1930 International Johannesburg Conference on Silicosis, to “Tables” of Occupational Diseases, France, 2000 Onward. A Comparative Reading », American Journal of Industrial Medicine, 58 (S1), 2015, p. 59-66, en ligne : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.1002/ajim.22508 (consulté le 1er octobre 2021).
5 David Bloor, Knowledge and Social Imagery, 2e éd., Chicago, University of Chicago Press, 1991 [1976].
6 Catherine Cavalin, Mickaël Catinon, Odile Macchi, Michel Vincent et Paul-André Rosental. « Expositions aux particules inorganiques : comment poser la question ? », dans Emmanuelle Duwez et Pierre Mercklé (dir.), Un panel français. L’Étude longitudinale par Internet pour les sciences sociales (Elipss), Paris, Ined éditions, 2021, p. 185-212.
7 Catherine Cavalin, « Grand entretien avec Catherine Cavalin (3/3) : pratiquer l’interdisciplinarité en sociologue », Transhumances, 22 mai 2020, en ligne : https://ritme.hypotheses.org/12848 (consulté le 1er octobre 2021).
8 Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail.
9 Anses, Dangers, expositions et risques relatifs à la silice cristalline, rapport d’expertise collective du groupe de travail présidé par Christophe Paris, mars 2019, en ligne : https://www.anses.fr/fr/system/files/AIR2015SA0236Ra.pdf (consulté le 1er octobre 2021).
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Référence papier
Léa Delmaire, Pierre Nobi, Paul-Arthur Tortosa et Catherine Cavalin, « Enquêtes médicales, enquêtes en sciences sociales », Histoire, médecine et santé, 19 | 2022, 113-121.
Référence électronique
Léa Delmaire, Pierre Nobi, Paul-Arthur Tortosa et Catherine Cavalin, « Enquêtes médicales, enquêtes en sciences sociales », Histoire, médecine et santé [En ligne], 19 | été 2021, mis en ligne le 12 janvier 2022, consulté le 18 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/hms/4870 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/hms.4870
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