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Comptes rendus

Constantin Bărbulescu, Physicians, Peasants, and Modern Medicine. Imagining Rurality in Romania, 1860-1910

Budapest/New York, Central European University Press, 2018
Ligia Livadă-Cadeschi
p. 175-178
Référence(s) :

Constantin Bărbulescu, Physicians, Peasants, and Modern Medicine. Imagining Rurality in Romania, 1860-1910, Budapest/New York, Central European University Press, 2018, 292 pages.

Texte intégral

  • 1 Constantin Bărbulescu, România medicilor. Medici, țărani și igienă rurală în România de la 1860 la (...)

1Sous le titre Physicians, Peasants, and Modern Medicine. Imagining Rurality in Romania, 1860-1910, est paru dans la collection « CEU Press Studies in the History of Medicine » la traduction en anglais de l’ouvrage de l’historien roumain Constantin Bărbulescu, România medicilor. Medici, țărani și igienă rurală în România de la 1860 la 1910 [La Roumanie des médecins. Médecins, paysans et hygiène rurale en Roumanie, 1860-1910]1. On doit la traduction à Angela Jianu.

2L’auteur lui-même définit son ouvrage comme étant « une recherche d’imagologie sociale » (p. 3), « la Roumanie vue avec les yeux des médecins » (p. 5), dans un moment où « presque tous les échelons du système sanitaire entrent en contact avec le monde rural, à mesure que s’accroît le rôle de ce dernier dans l’idéologie nationale de l’époque » (p. 3-4).

3Le volume est structuré en trois parties : « La Roumanie vue avec les yeux des médecins » (p. 11-50), « Le discours médical sur le paysan et sur le monde rural » (p. 51-226) et « Culture médicale versus culture paysanne » (p. 227-268), auxquelles viennent s’ajouter une conclusion (p. 269-275), une bibliographie et un index des noms propres. La première partie est une introduction au monde des sources – rapports médicaux et mémoires des médecins –, où s’articule et se transmet le discours médical. La deuxième partie analyse six thèmes du discours médical : l’hygiène corporelle ; l’hygiène de l’habitation ; l’hygiène de l’alimentation ; l’alcoolisme ; la pellagre ; la dégénérescence de la race et les peurs démographiques liées soit à la baisse effective de la population roumaine, soit à la domination de celle-ci par des éléments allogènes (en l’espèce, par les juifs). La troisième partie de l’ouvrage « va au-delà de l’imagologie et concerne les rapports entre les deux Roumanies – la Roumanie urbaine, celle des élites, et la Roumanie rurale » (p. 6). En confrontant deux catégories de corpus documentaires – la législation sanitaire, qui présente la situation idéale telle que l’imaginait le législateur, et les rapports sanitaires qui contiennent des remarques sur l’application de la législation sur le terrain –, l’auteur offre une image des situations réelles auxquelles devaient faire face les médecins.

4Le dénominateur commun des rapports sanitaires, qui constituent la principale source de Constantin Bărbulescu, est l’image extrêmement négative qu’ils donnent du monde rural, véritable piège pour l’historien qui opère avec cette catégorie de documents. On touche ainsi à la substance proprement dite de l’ouvrage de Constantin Bărbulescu. Il s’agit moins de la réalité que de la façon dont celle-ci est décrite, voire parfois manipulée, plus ou moins innocemment, par les médecins. Chacune des six catégories de thèmes identifiées par Constantin Bărbulescu, générateurs de discours descriptif, mais aussi de discours normatif, porte une empreinte idéologique évidente. Les normes hygiéniques proprement dites sont valorisées socialement et moralement, évoquant ce qu’Olivier Faure appelait il y a plus de vingt ans « la médecine morale ». En d’autres termes, la propreté physique est à la fois la preuve et la garantie de la propreté morale. L’état de l’habitation paysanne est « le symptôme de maladies sociales influençant directement la natalité et la mortalité de la population » (p. 83), alors que « la déchéance morale de la population rurale a des origines bien identifiées dans l’habitat paysan » (p. 84). Même chose quant à l’alimentation du paysan : « son image est profondément négative, répétitive et empreinte du stigmate du primitivisme et du manque de culture » (p. 94). Quant à l’alcoolisme – thème souvent mis en rapport avec l’état matériel, la validité physique et intellectuelle des descendants, ou le nombre d’actes antisociaux commis –, il témoigne de la même fracture sociale que Constantin Bărbulescu a suivi au fil de son ouvrage : pour les médecins, l’alcool est un agent pathogène mais, dans les campagnes, il accompagne toute forme de socialisation. Et les croyances populaires lui attribuent même des propriétés curatives ! La pellagre fait son apparition dans la littérature médicale au xixe siècle. Le nombre des cas augmente progressivement : à la fin des années 1880, « on peut dire qu’une véritable psychose de la pellagre s’empare du corps médical » (p. 153). La conséquence en est que, en moins d’une décennie, le discours médical sur la pellagre passe de la narration (ou de la description) à la science (observations cliniques, expériences sur les animaux, analyses de laboratoire) et une véritable fièvre de la statistique des pellagreux se déclenche. « L’impossibilité d’obtenir le chiffre exact des cas donne libre cours à l’imagination, et tout devient désormais possible. Le même chiffre peut être interprété de façon restrictive ou alarmiste […]. Cependant, la pression sociale insiste sur l’accroissement du nombre des malades. En règle générale, les données officielles sont considérées comme sous-évaluées » (p. 161). À partir des deux dernières décennies du xixe siècle, la pellagre est considérée comme « un facteur actif de la dégénérescence de la race » (p. 167) et, après 1892, avec les travaux du Dr Iacob Felix, elle devient une maladie éminemment sociale, son éradication devenant donc un problème social.

5Le dernier thème du discours médical, « la dégénérescence et l’extinction de la race », fait l’objet d’une approche bien plus consistante de la part de l’auteur, non seulement en raison de son importance dans l’espace des débats publics roumains, qui déborde largement les frontières du domaine médico-sanitaire, mais aussi en vertu de ses connexions avec les autres thèmes du discours médical : « En fonction du contexte social, le problème de la dégénérescence peut revêtir de véritables formes nationales. En Roumanie, le problème de la dégénérescence de la race […] ne peut être compris en dehors de la “question paysanne” et du problème juif » (p. 179), dans le contexte où les juifs, qui n’étaient pas encore naturalisés (avant 1878) et n’avaient pas le droit de détenir des propriétés foncières, s’étaient orientés vers les commerces ruraux (les tavernes / la consommation de l’alcool) et l’affermage des grands domaines des propriétaires roumains (les rapports directs de travail avec les paysans). Vers 1900, lorsque les débats autour de l’émancipation des juifs perdent de leur intensité et que le solde naturel commence à être constant et à augmenter en valeur absolue, un nouveau danger apparaît : la mortalité infantile, dénoncée comme constituant « le dernier et le plus important obstacle à la croissance démographique de la Roumanie », parce que, selon Constantin Bărbulescu, « les craintes sociales ne disparaissent pas, mais se transforment » (p. 207). Pour les médecins, la mortalité infantile n’est pas nécessairement un problème en soi, mais un symptôme de la dégénérescence de la race autochtone : « les enfants sont le corps social futur […]. Or, la haute mortalité infantile d’aujourd’hui, c’est la destruction de la patrie de demain » (p. 211).

6La dernière partie de l’ouvrage de Constantin Bărbulescu confronte le projet social des médecins avec les formules concrètes issues de sa mise en œuvre ; et ce, sous l’angle, inédit jusque-là dans l’historiographie roumaine, des rapports entre la culture médicale comme composante de la culture des élites, et la culture paysanne. C’est, à notre avis, la partie la plus originale de l’ouvrage, où est adoptée une démarche pionnière. Dans une première section, l’auteur compare la législation aux rapports sanitaires, pour aboutir à la conclusion que « la législation ne s’applique qu’en partie et d’une manière défectueuse. Ou bien elle est complètement ignorée, comme cela arrive, semble-t-il, le plus souvent » (p. 238). Ce décalage entre norme et pratique est dû non seulement à des manques matériels, mais aussi à la résistance que la culture rurale traditionnelle, attachée à ses propres pratiques curatives et à son propre imaginaire du corps humain, manifestait à l’encontre de la culture, urbaine et d’importation, des élites médicales. La médicalisation du monde rural roumain est un processus possédant une dynamique propre, et dont les résultats sont visibles par tranches chronologiques de plusieurs décennies au minimum. Dans une première étape, entre 1860 et 1862, les documents « attestent un processus continu de négociation entre l’administration sanitaire et les différentes catégories de guérisseurs » (p. 261). Certains de ces guérisseurs sont reconnus, ou tout au moins ne se voient pas interdire l’exercice de leurs pratiques curatives, évaluées uniquement sur leur efficacité et sur leur utilité publique ; autrement dit, « un empirique vaut mieux que rien » (p. 265). La loi sanitaire de 1874 interdit formellement les pratiques des guérisseurs traditionnels et prévoit à cet effet une série de sanctions, mais les résultats ne se font voir qu’au fil de plusieurs décennies, lorsque le nombre des médecins augmente et celui des empiriques diminue.

7Sans reprendre les éléments de la conclusion développés jusqu’ici, nous voudrions souligner sa portée plus générale. Elle attire l’attention non seulement par sa validité, vérifiée sur une multitude de thèmes historiographiques, mais aussi par une certaine permanence, qui semble caractériser le destin de la modernité et de l’européanisation roumaines au fil des deux derniers siècles :

En 1900, la Roumanie est un pays où une forte fracture sociale sépare deux mondes : la grande masse rurale, que l’État moderne, faute tant de moyens que de volonté politique, ne parvient pas à moderniser, et une mince couche urbaine qui, depuis 1848, a créé et modelé le visage européen de la Roumanie. Cette couche créa à son image et à sa ressemblance la Roumanie moderne, sans toutefois parvenir à l’imposer à la majeure partie du corps national ; d’où, la fragilité du corps social dans la Roumanie moderne, si tragiquement démontrée par les révoltes paysannes du printemps de 1907. (p. 275)

8L’ouvrage de Constantin Bărbulescu s’impose par son effort de synthétiser les thèmes majeurs liés à la médicalisation du monde rural roumain dans le contexte idéologique général de la modernisation de l’État roumain pendant la seconde moitié du xixe siècle. La langue, souvent savoureuse, les sources utilisées, l’originalité des thèmes abordés, ainsi que le style inspiré de l’auteur garantissent une lecture agréable tant à l’historien qu’à tous ceux qui s’intéresseraient à la dynamique idéologique des différents types de discours liés au destin de la nation et de l’État roumain modernes.

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Notes

1 Constantin Bărbulescu, România medicilor. Medici, țărani și igienă rurală în România de la 1860 la 1910, Bucarest, Humanitas, 2015.

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Pour citer cet article

Référence papier

Ligia Livadă-Cadeschi, « Constantin Bărbulescu, Physicians, Peasants, and Modern Medicine. Imagining Rurality in Romania, 1860-1910 »Histoire, médecine et santé, 17 | 2021, 175-178.

Référence électronique

Ligia Livadă-Cadeschi, « Constantin Bărbulescu, Physicians, Peasants, and Modern Medicine. Imagining Rurality in Romania, 1860-1910 »Histoire, médecine et santé [En ligne], 17 | été 2020, mis en ligne le 08 juillet 2021, consulté le 15 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/hms/4238 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/hms.4238

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Auteur

Ligia Livadă-Cadeschi

Faculté de Sciences politiques, Université de Bucarest

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