Emily Ogden, Credulity a Cultural History of US Mesmerism
Emily Ogden, Credulity a Cultural History of US Mesmerism, Chicago, University of Chicago Press, 2018, 272 pages.
Texte intégral
- 1 Pour ne citer que quelques travaux, voir pour la France : Nicole Edelman, Voyantes, guérisseuses, v (...)
1L’histoire du mesmérisme est multiple et complexe. Elle traverse plus d’un siècle, depuis Mesmer jusqu’à Freud et même au-delà, avec d’amples variations selon les temps et les lieux. Elle connaît aussi des hybridations surprenantes, avec l’électrothérapie, la phrénologie, la psychologie, le spiritisme, etc., ainsi que des prolongements dans tous les domaines de la culture, de la science et de l’art. Si le sujet a été profondément renouvelé depuis environ trente ans, de nombreux aspects du phénomène restent encore méconnus1. L’ouvrage d’Emily Ogden apporte une contribution importante à sa connaissance, en renouvelant l’histoire, jusqu’alors peu connue, du mesmérisme aux États-Unis, mais aussi en proposant une interprétation originale de ce mouvement comme partie intégrante de la modernité.
2Le mesmérisme n’est arrivé aux États-Unis que tardivement. C’est seulement en 1834 qu’il débarque en Nouvelle-Angleterre en la personne du magnétiseur français Charles Poyen. Le succès est néanmoins rapide et même impressionnant. Pendant un peu plus de vingt ans, il représente en Amérique un sujet majeur de curiosité, de spectacles et de débats, avant de s’évanouir, ou plutôt de se fondre, dans ce qu’on appellera en France le spiritisme (spiritualism aux États-Unis).
3Emily Ogden commence son ouvrage en étudiant la période antérieure à l’arrivée de Poyen. Si le magnétisme animal n’est pas alors entièrement ignoré aux États-Unis, il n’y est considéré qu’à travers la réfutation qu’en a donnée à Paris la commission d’enquête nommée par le gouvernement en 1784. Cette commission, qui avait été chargée d’évaluer la doctrine et la pratique du docteur Mesmer, avait conclu dans son rapport que le magnétisme animal n’avait pas d’existence réelle et que tous ses prétendus effets n’étaient que le fruit de l’imagination. Pour les Américains, cette condamnation est restée attachée à la figure de Benjamin Franklin, qu’ils ont considéré (à tort) comme l’auteur du rapport de la commission. Reprenant une idée que l’on trouve déjà chez d’autres historiens du mesmérisme, Ogden voit dans la réfutation par cette commission le véritable point de départ de la théorie du magnétisme animal. L’idée, qui ne cessera de courir dans tout le livre, est qu’en procédant à une opération de « désenchantement » réduisant le magnétisme animal à une idole produite par la crédulité, Franklin, le prétendu auteur du rapport, a donné aux magnétiseurs eux-mêmes ce qui constitue le fondement de leur pratique, à savoir qu’il est possible, en manipulant leur crédulité, d’exercer une action sur les patients et de produire par là des effets utiles ou heureux.
4Ogden s’intéresse ensuite à Poyen qui fait l’objet du deuxième chapitre de l’ouvrage. Ce Français peu connu, originaire de la Guadeloupe où sa famille possède une plantation, a étudié la médecine à Paris et y a été initié au magnétisme animal. De retour en Guadeloupe (sans avoir terminé sa médecine), il découvre qu’un planteur, le marquis de Jabrun, magnétise ses esclaves, puis il part rejoindre un oncle en Nouvelle-Angleterre. C’est là qu’il commence à enseigner et à pratiquer avec succès le magnétisme animal ; il s’associe pour cela avec une ouvrière, Cynthia Gleason, qui devient sa somnambule et se produit avec elle à Providence et dans d’autres villes devant un public de manufacturiers. Selon Ogden, ceux-ci auraient été séduits par l’idée que le magnétisme pourrait servir à contrôler et orienter la force de travail dans les usines, comme Jabrun aurait pu le faire avec ses esclaves. Poyen rentre en France dès 1839, mais avant son départ, il fait traduire l’Instruction pratique de Deleuze, augmentée d’annexes, qui devient l’ouvrage de référence sur le mesmérisme aux États-Unis.
5En Amérique, comme d’ailleurs en Europe, le mesmérisme donne lieu à de spectaculaires manifestations de « clairvoyance ». Après le départ de Poyen, apparaissent ainsi des « somnambules voyageurs » qui voyagent en suivant le récit qu’on leur raconte. Ogden présente dans le troisième chapitre les « voyages » de l’ouvrière (aveugle) Loraina Brackett, au cours de ses expériences avec un journaliste de New York, William Leete Stone, venu la voir à Boston en sceptique et converti en partisan enthousiaste du mesmérisme. Cette conversion spectaculaire l’amène à analyser ce qu’elle appelle « la suspension volontaire du doute » et l’acceptation de la fiction, qui caractérise aussi bien les nouvelles mesmériennes d’Edgar Allan Poe, L’Ange du bizarre (The Angel of the Odd) et Souvenirs de M. Auguste Bedloe (A Tale of the Ragged Mountains), que la relation entre Brackett et Stone.
6Le quatrième chapitre du livre est consacré à une forme particulière de mesmérisme, le phrénomagnétisme, inventé au début des années 1840 par Joseph Rodes Buchanan du Kentucky. Mixte de mesmérisme et de phrénologie, le phrénomagnétisme consiste, pour le magnétiseur, à exprimer chez un sujet en état de somnambulisme les traits de caractère propres à chacun de ses organes phrénologiques en appuyant avec le doigt sur la partie correspondante du crâne. La méthode, reprise par d’autres magnétiseurs connaît un grand succès à travers le pays. Buchanan y ajoute ce qu’il appelle la psychométrie, qui consiste à laisser le sujet magnétisé toucher les organes phrénologiques de tierces personnes, de façon qu’il ressente en lui les sentiments associés à ces organes avec l’intensité propre aux personnes touchées. Ainsi, un sujet magnétisé ayant ressenti un sentiment de bonté en touchant le front de Buchanan, celui-ci en conclut que son propre organe moral est bien développé !
7La psychométrie peut aussi s’appliquer à une lettre autographe quelconque : au lieu de toucher le crâne, il suffit au sujet clairvoyant d’effleurer la signature invisible laissée sur l’enveloppe par les lobes phrénologiques de celui qui l’a écrite pour ressentir les sentiments correspondants. Les théories de Buchanan ont inspiré le romancier Nathaniel Hawthorne pour son roman Valjoie (The Blithedale Romance) publié en 1852, où l’on voit la psychomètre Priscilla, le double de la voyante Veiled Lady, prendre l’allure de la journaliste Margaret Fuller, alors décédée, en touchant une lettre de celle-ci encore scellée. Emily Ogden analyse longuement ce roman sous l’angle du magnétisme et du phrénomesmérisme et revient sur le cas d’Anna Quincy Thaxter Parsons, la psychomètre de Brook Farm, la communauté transcendantaliste qui a inspiré Blithedale.
8Le phrénomesmérisme décline rapidement, Buchanan lui-même subissant les assauts de ses concurrents mesméristes qui l’accusent de manipulations. Le spiritisme (spiritualism), en plein essor, tend d’ailleurs à remplacer le mesmérisme, qui, pour survivre, va, en retour, s’en inspirer de plus en plus. Emily Ogden commence par évoquer, dans le chapitre V, le spectre de Benjamin Franklin apparaissant en 1850 à Rochester à la voyante Rachael Draper pour « l’électriser », comme s’il prenait plaisir à contrôler ce sujet crédule, ce qui offre à l’autrice un moyen, certes un peu facile, de comparer le Franklin de 1784 avec celui de 1850, tous deux des manipulateurs. Elle étudie ensuite le cas d’un autre mesmériste, J. Stanley Grimes, l’inventeur de l’éthérologie, qui dénonce Buchanan, comme l’avait fait Franklin avec Mesmer : de même que celui-ci croyait utiliser le magnétisme animal alors qu’il s’appuyait sur l’imagination des malades, Buchanan, dans ses expériences, induirait sans le savoir la credenciveness, un organe phrénologique gouvernant la tendance à croire et à obéir à l’autorité. Grimes lui-même, dans ses démonstrations publiques, a pour habitude de commencer en affirmant à ses sujets : « vous ne pouvez ouvrir les yeux », jusqu’à ce que ce qu’ils se soumettent à cette injonction. Plus tard, il adopte les mêmes méthodes pour expliquer le spiritisme et les médiums et démystifier les spectres et les tables qui tournent. Il faut souligner ici que Grimes, loin de rejeter le magnétisme animal, estime être ainsi le digne héritier de Mesmer, puisque celui-ci n’aurait fait que manipuler volontairement la crédulité de ses patients pour les soigner.
9Des mesméristes disciples dissidents de Grimes, les « électrobiologistes », comme Dods, Fiske et Stone, parcourent l’Amérique en démontrant comment n’importe qui, ou presque, par les moyens du fluide électrique, peut être illusionné entre leurs mains. Les spiritistes, cibles favorites de ces électrobiologistes, n’en renient pas pour autant eux-mêmes l’héritage mesmérien : ils le transforment et le dépassent d’une autre manière. Pour le spirite Britten, par exemple, le mesmérisme est bien le germe d’où est sortie la grande découverte du spiritualisme. Emily Ogden conclut son livre par une analyse du roman Moby Dick d’Herman Melville qu’on pourrait qualifier de mesmérien : Achab, le capitaine du Pequod, est le magnétiseur et les membres de l’équipage ses sujets, tous envoûtés par l’idole de la baleine blanche.
10L’ouvrage d’Ogden est un tour de force. Si sa lecture est quelquefois difficile, surtout pour un non-anglophone, elle est toujours stimulante et parfois saisissante. Par un jeu habile de contrastes et d’affinités faisant entrer en résonance personnages, périodes et situations, l’autrice parvient à donner une forte unité à un récit bigarré, dense et complexe. Chaque chapitre, chaque développement apparaît ainsi comme une reprise, une variation ou un développement d’un thème courant tout au long du livre. La thèse générale est exposée dès l’introduction et donne son titre à l’ouvrage : « crédulité ». Emily Ogden indique avoir emprunté ce terme aux textes même qu’elle a étudiés. C’est donc une expression d’époque, toujours utilisée péjorativement, mais, en réalité, il ne s’agit en aucun cas d’une catégorie d’acteurs. Le sens qu’Ogden donne à ce mot « crédulité » s’enracine en effet dans l’historiographie américaine la plus récente, dont ce livre se veut une illustration.
- 2 John L. Modern, Secularism in Antebellum America, The University of Chicago Press, Chicago, 2011.
11Voyons de quoi il s’agit. La crédulité, nous dit Ogden, n’est rien d’autre que l’« enchantement moderne », du moins pour ce qui concerne les États-Unis d’avant la Guerre de Sécession. « Enchantement moderne » pourrait paraître un oxymore, puisque la modernité, séculière, rationnelle et calculatrice, s’est construite par une opération radicale et libératrice de « désenchantement », renvoyant l’enchantement du monde à la sauvagerie primitive et à l’arriération. C’est précisément ce schéma connu, thématisé après Weber, que rejette Ogden, en s’appuyant sur des auteurs comme Charles Taylor et Bruno Latour. En effet, nous dit-elle, la modernité n’est en rien un désenchantement : elle est plutôt un enchantement par d’autres moyens et pour d’autres fins, une entreprise de domination passant par le contrôle des affects et des esprits, en d’autres termes par la manipulation de la crédulité, dont le mesmérisme fournit, en quelque sorte, l’exemple emblématique. Tout l’ouvrage d’Ogden dans la lignée du livre important de John A. Modern, Secularism in Antebellum America, consacré à l’évangélisme américain avant la Guerre de Sécession2, est une mise en application de cette thèse stimulante mais discutable, surtout quand elle est systématique.
- 3 François Azouvi, « Sens et fonction épistémologiques de la critique du magnétisme animal par les Ac (...)
12Je ne retiendrai ici que trois points problématiques : le premier est la manière, volontairement paradoxale, de faire de Franklin et non de Mesmer, le véritable père fondateur du mesmérisme, au moins en Amérique, sous prétexte qu’il aurait fait de l’imagination, c’est-à-dire de la crédulité, le véritable fondement des phénomènes mesméristes. Si, d’une certaine façon, la thèse n’est pas entièrement nouvelle, puisqu’on la trouve, formulée de manière plus subtile et pour d’autres fins, dès 1976 par François Azouvi3, elle n’en est pas moins peu convaincante, sur le plan factuel d’abord (si on peut se permettre ce positivisme vulgaire), sur le plan théorique ensuite, car, pour Franklin et ses collègues de la commission, l’explication des succès apparents du magnétisme animal, à savoir le rôle de l’imagination, n’implique en aucun cas de justifier son utilisation : le magnétisme animal est dangereux et ne saurait se substituer à des moyens réels de traitement.
13Le deuxième point problématique est plus sérieux. Il porte sur la thèse centrale du livre, c’est-à-dire la réduction du mesmérisme à une opération visant à contrôler la crédulité. Il n’est pas question de nier cette dimension, ni même son importance que le livre a le mérite de souligner. Mais peut-on, même dans le cas américain étudié ici, ramener tout le mesmérisme à ce seul objectif ? L’autrice elle-même paraît consciente du problème, puisqu’elle souligne à plusieurs reprises que le contrôle n’est jamais total et que le contrôleur, le magnétiseur, peut lui-même tomber sous l’emprise de son sujet, qui est d’ailleurs souvent féminin. D’ailleurs, si le thème du contrôle psychique a pu intéresser les grands auteurs cités dans ce livre, Poe, Hawthorne, Melville, ils n’ont pas mobilisé les phénomènes de magnétisme et d’hypnose pour cette seule raison, loin de là : le mesmérisme est aussi pour eux, et peut-être surtout, la voie d’accès à une autre réalité.
14Enfin, l’autrice oublie de s’interroger sur un manque qui est frappant vu d’Europe et peut-être surtout de France : celui des médecins, qui sont quasi absents du livre. Le mesmérisme aux États-Unis n’aurait-il donc rien à voir avec la médecine ? Si tel est le cas, il s’agirait, si l’on suit la thèse du livre, d’une entreprise aux antipodes du biopouvoir promu par les professions médicales. Il serait surprenant, néanmoins, que les médecins n’aient pas donné eux aussi leur avis sur la question. On peut soupçonner ici un angle mort, que ne saurait justifier le choix, indiqué dans le titre, de faire une histoire culturelle du mesmérisme.
15Tout livre de valeur suscite des interrogations. Quelles que soient ses limites, l’ouvrage d’Emily Ogden a le grand mérite de faire entrer l’histoire du mesmérisme aux États-Unis dans la grande histoire, non comme un phénomène marginal et réactif, mais comme un mouvement participant pleinement au régime de la modernité.
Notes
1 Pour ne citer que quelques travaux, voir pour la France : Nicole Edelman, Voyantes, guérisseuses, visionnaires en France, 1785-1913, Paris, Albin Michel, 1995 ; Bruno Belhoste et Nicole Edelman (dir.), Mesmer et mesmérismes. Le magnétisme animal en contexte, Paris, Omniscience, 2015 ; pour l’Allemagne : Jürgen Barkhoff, Magnetische Fiktionen. Literarisierung des Mesmerismus in der Romantik, Verlag J. B. Metzler, Stuttgart-Weimar, 1995 ; pour le Royaume-Uni : Alison Winter, Mesmerized. Powers of Mind in Victoria Britain, The University of Chicago Press, Chicago, 1998.
2 John L. Modern, Secularism in Antebellum America, The University of Chicago Press, Chicago, 2011.
3 François Azouvi, « Sens et fonction épistémologiques de la critique du magnétisme animal par les Académies », Revue d’histoire des sciences, 29/2, 1976, p. 123-142.
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Référence papier
Bruno Belhoste, « Emily Ogden, Credulity a Cultural History of US Mesmerism », Histoire, médecine et santé, 17 | 2021, 170-174.
Référence électronique
Bruno Belhoste, « Emily Ogden, Credulity a Cultural History of US Mesmerism », Histoire, médecine et santé [En ligne], 17 | été 2020, mis en ligne le 08 juillet 2021, consulté le 15 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/hms/4224 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/hms.4224
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