Hugh Cagle, Assembling the Tropics. Science and Medicine in Portugal’s Empire, 1450-1700
Hugh Cagle, Assembling the Tropics. Science and Medicine in Portugal’s Empire, 1450-1700, Cambridge, Cambridge University Press, 2018, 364 pages.
Texte intégral
- 1 Hugh Cagle, « Beyond the Senegal: Inventing the tropics in the late Middle Ages », Journal of Medie (...)
- 2 Hugh Cagle et Palmira Fontes da Costa, « Cultures of Inquiry, Myths of Empire: Natural History in C (...)
- 3 Hugh Cagle, « The Botany of Colonial Medicine. Gender, Authority, and Natural History in the Empire (...)
1Dans Assembling the Tropics, Hugh Cagle interroge la construction du concept de « tropiques » dans l’empire portugais à l’époque moderne. Il offre une synthèse de ses travaux consacrés à ce même sujet pour le Sénégal de la fin du Moyen Âge1, au travail naturaliste dans le territoire portugais2, à la place du monde atlantique dans la médecine et à la construction sociale de l’empire portugais3. Il propose ainsi de traiter dans ce livre comment la région appelée « tropiques » est née comme un ensemble uni, homogène et global (p. 6).
2Dans la théorie aristotélicienne, la « zone torride » est un espace totalement infertile où rien ne peut survivre en raison de l’arrivée directe des rayons du soleil. Mais les voyages des Portugais, en Afrique, en Inde et ensuite en Amérique, révèlent que cette région est pleine de vie. L’objectif de Cagle est d’étudier comment les termes de « zone torride » et de « tropiques » se réconcilient en mettant en valeur les enjeux politiques et économiques et comment « les tropiques » deviennent un espace global et un projet politique.
3Pour mener à terme cet objectif, Cagle propose de suivre la trace des fièvres, maladies qui sévissaient dans les tropiques et qui semblaient contredire les idées médicales hippocratiques : un lieu regorgeant de vie ne pouvait être aussi néfaste. L’auteur suit les voyages portugais et l’établissement des colonies et des réseaux savants, notamment de médecins et de pharmaciens, de l’Afrique subsaharienne à l’Asie du Sud-Est et à l’Amérique du Sud. Ce parcours fait ressortir les similarités et les connexions entre les diverses régions du monde intertropical, car pour la première fois se crée un vaste réseau de personnes partageant un héritage intellectuel commun et un même référentiel épistémique. Ainsi les observations et les analyses sur des lieux pourtant géographiquement éloignés les uns des autres peuvent constituer les éléments d’un débat, et participer à une construction cohérente du savoir.
4Cagle inscrit son travail dans une longue durée qui permet d’observer la construction du concept de « tropiques » à travers le processus de transformation de l’idée d’une « zone torride » vers celle d’une région luxuriante. L’auteur s’intéresse aux relations matérielles et idéologiques entre le monde de l’océan Atlantique et celui de l’océan Indien en refusant d’organiser sa recherche à partir de la métropole et d’étudier la création du concept des tropiques selon un modèle de centre-périphérie. Cagle situe sa réflexion dans un espace aux centres multiples, où les dynamiques locales – comme les pratiques médicales des Vaidyas à Goa (p. 136) – modifient les mouvements et les organisations globales. La prise en compte du vaste éventail des territoires extra-européens de l’empire portugais, de l’Afrique à l’Asie du Sud-Est et à l’Amérique, permet d’apprécier l’effort pour contrebalancer les mouvements de l’histoire des sciences centrée sur l’Europe. Cette approche met en valeur le travail sur les maladies tropicales, sur la materia medica locale et sur les connaissances indigènes.
5L’auteur se focalise sur l’histoire naturelle qu’il inscrit dans le cadre d’une révolution scientifique en précisant que « la période en question n’a pas été témoin d’une seule révolution, pas plus que l’Europe n’a été le seul théâtre d’importantes transformations dans la recherche et la construction de savoir » (The era in question did not witness a single scientific revolution nor was Europe the only site of dramatic investigative and curative transformation, p. 20). Pour l’auteur, la « création des tropiques » fait partie d’un mouvement de raisonnement qui laisse de côté les axiomes universels pour se concentrer sur le savoir construit par l’expérience, l’observation et la discussion collective. Non seulement le cadre médical classique ne permet pas d’expliquer le fonctionnement de la vie dans les tropiques ni les traitements médicamenteux utiles, mais les praticiens comprennent aussi que la présentation de leur expérience personnelle prend une valeur notable aux yeux de leurs collègues et des lecteurs.
6La première partie du livre expose la découverte de la zone intertropicale de l’Afrique subsaharienne par les Portugais (1450-1550). Elle s’accompagne de deux surprises successives : d’une part, elle n’est pas désertique et d’autre part, elle est le vivier de maladies qui en rendent difficile l’exploration et la colonisation : les fièvres. La nature luxuriante et les maladies omniprésentes remettent en cause les théories classiques. En termes environnementaux et épidémiologiques les voyages dans l’Atlantique sont très perturbants : Cagle explique qu’à la fin du xve siècle l’extension des caractéristiques intertropicales, trouvées en Afrique de l’Ouest, reste inconnue. L’auteur présente en outre comment l’arrivée dans ces terres fertiles s’accompagne d’une résurgence des histoires de terres paradisiaques, comme l’Éthiopie ou la terre du Prêtre Jean.
7La deuxième partie, consacrée au monde portugais de l’océan Indien, traite du travail de Garcia da Orta et de la grande diversité de connaissances locales sur la nature qu’il a compilées, notamment pour lutter contre les fièvres, et ce malgré les difficultés posées par l’Inquisition méfiante des liens d’un nouveau chrétien avec des païens. Dans le monde de Goa, c’est le commerce qui crée l’innovation épistémique, et les fièvres sont la raison de maintenir les échanges matériels et culturels avec les populations locales et les voyageurs. Cagle expose le cadre intellectuel dans lequel le médecin écrit ses Coloquios dos simples. Orta utilise certes le savoir classique européen mais son travail philologique, son expérience et les contacts avec les savants locaux ont amené à le considérer comme un ancêtre portugais d’une révolution scientifique (p. 64).
8Dans la troisième partie, Cagle traite du monde atlantique, et notamment du Brésil. Le Brésil apparaît tout d’abord dans la description d’Amerigo Vespucci comme peu digne d’intérêt : même si ses terres sont fertiles, les épices y sont « rares, ignobles et mauvaises » ([The spices of Brezil, he wrote, were] scarse, ignoble and bad, p. 171). Dans cette partie, l’auteur étudie la superposition des pratiques médicales et de l’histoire naturelle par rapport à la découverte de maladies, d’épidémies mais aussi de l’agriculture. La présence jésuite a cependant permis d’intégrer la materia medica brésilienne à la pharmacopée impériale, les missionnaires ayant à faire face à une mortalité importante à cause des fièvres. Selon Cagle ce travail jésuite, en proximité avec les shamans Tipi, s’est élaboré à travers une dialectique entre, d’une part, la reconnaissance de leurs limites et l’apprentissage en conséquence des savoirs indigènes, et d’autre part la mobilisation de leurs propres structures épistémiques pour organiser ces savoirs et en faire sens, dialectique qui constituera le modèle colonial de la médecine et de l’étude de la nature.
9Si l’auteur fait des fièvres le fil conducteur de la création des tropiques, il apparaît, à la lecture de son travail, que ces maladies n’arrivent pas à s’imposer comme le moyen de définir un caractère commun à l’ensemble de la zone tropicale. Pour le lecteur, il ressort que c’est un objet inattendu qui assemble finalement les tropiques : la noix de coco. Ce fruit est très répandu dans les terres de l’empire portugais : il avait été reconnu à Malacca, à Goa et au Brésil. C’est par cette reconnaissance et par la possibilité d’acclimater les épices que les acteurs semblent reconnaître l’homogénéité des tropiques.
10Assembling the Tropics ne traite pas des « tropiques » comme un objet scientifique mais comme un objet principalement politique. Dans ce projet les médecins, les naturalistes, les ambassadeurs ne cherchent pas à faire une étude des fièvres, des remèdes ou du territoire, pour la valeur thérapeutique exceptionnelle de la zone mais comme une « stratégie d’avancement personnel et professionnel » ([For them, naming and defining the tropics was part of a] strategy of personal and professional advancement, p. 13) et c’est pour cette raison que c’est un produit agricole, et non les fièvres, qui finalement assemble les tropiques.
11En définitive, poser les fièvres comme fil conducteur de cette histoire de l’assemblage des tropiques permet de décentrer la construction du savoir de l’époque moderne et de suivre l’émergence d’une nouvelle épistémologie propre au monde tropical. Les répercussions de ce processus touchent directement à la vie de la métropole européenne dans un monde déjà mondialisé.
Notes
1 Hugh Cagle, « Beyond the Senegal: Inventing the tropics in the late Middle Ages », Journal of Medieval Iberian Studies, 7/2, 2015, p. 197-217.
2 Hugh Cagle et Palmira Fontes da Costa, « Cultures of Inquiry, Myths of Empire: Natural History in Colonial Goa », Medicine, Trade and Empire: Garcia de Orta’s Colloquies on the Simples and Drugs of India (1563) in Context, Londres, Routledge, 2015, p. 107-129.
3 Hugh Cagle, « The Botany of Colonial Medicine. Gender, Authority, and Natural History in the Empires of Spain and Portugal », Women of the Iberian Atlantic, Baton Rouge, Louisiana State University Press, 2012, p. 174-195.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Mariana Sánchez, « Hugh Cagle, Assembling the Tropics. Science and Medicine in Portugal’s Empire, 1450-1700 », Histoire, médecine et santé, 17 | 2021, 160-162.
Référence électronique
Mariana Sánchez, « Hugh Cagle, Assembling the Tropics. Science and Medicine in Portugal’s Empire, 1450-1700 », Histoire, médecine et santé [En ligne], 17 | été 2020, mis en ligne le 08 juillet 2021, consulté le 16 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/hms/4193 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/hms.4193
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