NICOLI Miriam, Des savants et des livres. Autour d’Albrecht von Haller et Samuel-Auguste Tissot
NICOLI Miriam, Des savants et des livres. Autour d’Albrecht von Haller et Samuel-Auguste Tissot, Genève, Slatkine, 2013, 362 p.
Texte intégral
1L’ouvrage est tiré d’un travail de thèse soutenu à Lausanne en 2011 par Miriam Nicoli, historienne des sciences et du livre. L’auteure, spécialiste de la vie intellectuelle vaudoise au XVIIIe siècle, se propose ici d’étudier la place occupée par le livre dans la pratique quotidienne de deux médecins helvètes de renom : Albrecht von Haller et Samuel-Auguste Tissot. L’ambition de faire reposer l’analyse sur une étude de cas est bien réussie. M. Nicoli mentionne avec justesse comment Haller est un représentant exemplaire des hommes de science du XVIIIe siècle dont la relation aux livres est en pleine évolution. Elle n’omet toutefois pas de rappeler combien cette figure intellectuelle exceptionnelle représente un cas d’école limite. En ce sens, la relation avec Tissot est judicieuse puisque cet auteur à succès ne possède cependant pas l’envergure intellectuelle de Haller. Leur communication rappelle les très nombreuses ramifications des réseaux nécessaires aux savants pour se procurer des livres dans toute l’Europe. La richesse de leur correspondance met en évidence l’importance de la Suisse dont le rôle d’espace de médiation intellectuelle en Europe ne saurait être assez souligné.
2L’étude s’organise en deux parties. La première est consacrée aux pratiques de consommation lettrées et aux réflexions des hommes de science sur la mise en forme des savoirs. La seconde examine la posture des auteurs confrontés aux aléas d’un long processus de publication dont ils ne sont pas toujours maîtres. Articulation entre les deux parties, un intermède évoque le topos des liens entre l’activité intellectuelle et la santé des auteurs, tout en dégageant une réflexion plus originale évoquant l’impact de la santé des savants sur les stratégies éditoriales.
3La pensée de Miriam Nicoli s’appuie sur une solide connaissance des travaux de l’histoire du livre et rappelle les exigences des Science and Litterature Studies. L’ouvrage s’inscrit également dans le renouvellement de l’histoire des sciences qui insiste sur les conditions matérielles de la production des savoirs. Il est ainsi habile d’analyser la pratique de médecins des Lumières à travers leur rapport aux livres.
4Le questionnement exhaustif de Miriam Nicoli prend en compte tous les aspects de cette relation. Le livre est d’abord perçu comme support matériel de la production intellectuelle : l’auteure développe l’importance de la production livresque dans le déroulement des querelles et l’établissement d’une théorie (p. 62). À ce titre, il semble très fécond d’inscrire l’enquête dans le champ du Pratical Turn. En effet, l’analyse des pratiques de consommation souligne la position complexe du savant confronté à la multiplication des livres ainsi qu’à une fragmentation accrue des savoirs. Implicitement, M. Nicoli montre comment les usages de plus en plus complexes du livre contribuent à définir les caractères de la figure du savant. La relation entretenue avec les livres est révélatrice d’une identité de l’homme de science en reconfiguration tout au long du XVIIIe siècle.
5Comme nombre de leurs contemporains désorientés face à une production de livres de qualité hétérogène (p. 52), Haller et Tissot sont spectateurs des changements de la scène savante. Ils dénoncent la stérilité de la vulgarisation et des ouvrages de compilation tout en s’interrogeant sur les procédés à suivre pour établir une encyclopédie de qualité.
6Prolongeant cette réflexion, un chapitre est consacré aux bibliothèques en tant que lieux de savoir. L’accès aux livres, la possession d’ouvrages et la politique d’acquisition menée par les bibliothèques publiques dessinent une hiérarchie des lieux de savoir en Europe. Un court développement éclaire l’importance de la configuration architecturale des bibliothèques. Il aurait été utile de développer ce point original en comparant les bibliothèques de Haller et de Tissot, ainsi qu’en proposant un aperçu de celles qu’ils ont eu l’occasion de fréquenter au cours de leur carrière.
7Les circuits du livre donnent le rythme de l’enquête. La chronologie de l’activité savante – qui s’étend de la recherche à l’impression d’un livre, en passant par la lecture d’ouvrages parallèles – est établie suivant les temps de production et de circulation du livre.
8S’appuyant sur l’analyse matérielle des brouillons et des manuscrits, l’auteure décrit avec précision le travail et le rôle du copiste. De même, les aléas de la circulation des feuilles d’un livre entre les auteurs de sa fabrication sont bien mis en valeur. L’aventure de l’édition des Elementa physiologiae corporis humani (1757-1778) de Haller retrace les étapes qui précèdent la parution d’un ouvrage à succès, ainsi que les relations complexes qu’entretiennent les hommes de science avec les professionnels du livre. Miriam Nicoli s’appuie ici sur les correspondances des auteurs riches en réflexions sur les problèmes d’édition.
9En plaçant le livre au cœur de la communication entre les hommes de science, l’étude de M. Nicoli donne une clé de compréhension essentielle du fonctionnement de la République des Lettres. La relation entre Haller et Tissot s’ouvre par la collaboration de celui-ci à l’édition des livres du premier, avant de s’étoffer par des échanges récurrents d’ouvrages (p. 189). Structures de la communauté lettrée, les relations de patronage se vérifient aussi dans le rapport aux livres. Sans surprise, les jeunes savants cherchent à tirer profit de la grande expérience de Haller en tant qu’auteur édité. C’est ainsi que le botaniste Antoine-Nicolas Duchesne lui demande quel format adopter pour imprimer son Histoire naturelle des fraisiers (1770).
10La parution d’un texte étant à la croisée d’enjeux intellectuels et de considérations matérielles, la mise en forme de l’ouvrage est un élément fondamental de l’étude (p. 192). Miriam Nicoli traite du rôle de l’image dans la présentation spécifique du livre de science. Croisant habilement les problématiques, elle aborde tant les enjeux intellectuels propres à l’iconographie des traités de science, que le coût de l’image dans l’économie du livre. L’on peut toutefois regretter le développement trop court du premier point, tout comme l’absence de reproduction d’illustrations de livres médicaux.
11Le ton choisi par Miriam Nicoli correspond au propos du livre qui se veut une peinture vivante de la pratique quotidienne des hommes de science et des professionnels du livre. Le texte se lit donc avec plaisir et l’on apprécie la cohérence de l’ensemble. Le lecteur circule aisément dans le temps et l’espace, et les points de vue particuliers de Haller et de Tissot s’ouvrent sur des perspectives générales exposant les questions de pratique de gestion de l’information, de la mise en forme du savoir, du traitement matériel et intellectuel du livre.
12L’un des grands mérites de ce travail repose sur la multiplication des exemples exposant les caractères propres à la vie sociale et intellectuelle helvétique, encore trop mal connue en France. Les mondes de l’édition lausannois et bernois sont décrits en parallèle avec leurs spécificités et leurs ramifications.
13Au final, l’ouvrage expose avec force et clarté les enjeux propres au second XVIIIe siècle, en particulier la multiplication des supports d’édition et le changement du statut de l’auteur, ainsi que l’évolution du fonctionnement du marché du livre et de la politique du droit d’auteur, rappelant les nouvelles règles gouvernant le monde des libraires. Le lecteur peut être sensible aux jeux d’échelle temporels : il découvre le tableau du quotidien du médecin à partir de la place et du temps consacrés au livre, tout en inscrivant sa réflexion dans la perspective d’une construction plus longue de l’identité du savant. Saluons l’interrogation finale de M. Nicoli qui ouvre son propos en questionnant la nature exacte de ce qu’est un imprimé scientifique.
Pour citer cet article
Référence papier
Florence Catherine, « NICOLI Miriam, Des savants et des livres. Autour d’Albrecht von Haller et Samuel-Auguste Tissot », Histoire, médecine et santé, 4 | 2013, 137-139.
Référence électronique
Florence Catherine, « NICOLI Miriam, Des savants et des livres. Autour d’Albrecht von Haller et Samuel-Auguste Tissot », Histoire, médecine et santé [En ligne], 4 | automne 2013, mis en ligne le 01 décembre 2014, consulté le 23 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/hms/415 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/hms.415
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