Corps souffrants
Résumés
L’accès aux dossiers médicaux des patientes et des patients du Programme de santé mentale de l’Hôpital Montfort (1976-2006), accordé par le Bureau éthique de la recherche de cet hôpital et celui de l’Université d’Ottawa, a permis de découvrir des sources qui dévoilent les mots, les gestes et les silences de femmes souffrant d’un trouble psychique grave. Nous nous sommes spécifiquement intéressées aux dires et aux écrits des mères diagnostiquées schizophrènes ayant perdu la garde légale de leur enfant et constaté que le thème de l’enfant revient de façon récurrente dans les entretiens entre soignant-soigné. L’approche micro-historienne privilégiée est nourrie des travaux de Paul Ricœur et de Rita Charon, précisément, sur le rôle des professionnels de la santé quant à leur sensibilité à capter les histoires de leurs patients. Le résultat de nos analyses est présenté sous la forme d’un construit narratif qui rend compte du double traumatisme que peut vivre une femme schizophrène.
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Mots-clés :
schizophrénie, construit narratif, parentalité, parcours de vie, approche micro-historiennePalabras claves:
esquizofrenia, construcción narrativa, maternidad, historia de vida, enfoque microhistóricoPlan
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- 1 Extrait d’un poème retrouvé dans le dossier d’une patiente schizophrène du Département de psychiat (...)
Mon univers est un comble qui s’écroule dans la poussière.
Mon chemin se divise et se multiplie au loin.
Mon avenir est une énigme qui s’accroît dans la misère.
Mon courage est l’élément que je puise au besoin. […]
Je suis une âme incomplète dans le regret.
Je suis le conscient qui comprend la souffrance.
Je suis l’ordre positif qui se renverse dans l’imparfait.
Je suis l’étoile qui brille depuis ma croissance.
Mon être impatient pousse des cris de solitude.
Ma destinée est livrée à celui qui me guidera. […]1
- 2 Tout à la fois, « le lieu de la perception, des émotions et de l’expression du sensible » comme le (...)
- 3 Ivan Jablonka, L’histoire est une littérature contemporaine. Manifeste pour les sciences sociales, (...)
1Notre recherche dans les dossiers médicaux des patientes et des patients du Programme de santé mentale (PSM) de l’Hôpital Montfort à Ottawa, qui dessert la communauté francophone est-ontarienne de cette province canadienne, a permis de découvrir des formulaires, des lettres, des comptes rendus de discussions de groupe et de rencontres individuelles soignant-soigné. Ces sources de première main, rarement accessibles, révèlent les dires et parfois les écrits des femmes et des hommes souffrant dans leur corps et dans leur être d’un trouble de santé mentale grave (TSMG). Le corps souffrant que nous désirons mettre en scène est celui de celles qui ont partagé avec les membres de l’équipe multidisciplinaire du PSM leurs inquiétudes, leurs peurs, leurs malheurs, leur abandon, leur impuissance ou leur mal de vivre. Dans le cadre de cet article, c’est avec imagination, audace et rigueur que nous voulons aller au-delà des instantanés sur des corps souffrants2, afin de mettre en lumière les mots, les gestes et les silences de mères atteintes d’un TSMG. Précisément, nous proposons un court segment d’un récit de vie fictionnel ou, comme le dit Ivan Jablonka3, un récit fictif construit d’événements vrais tirés d’une dizaine de dossiers psychiatriques de mères ayant reçu un diagnostic de schizophrénie. Pour ce faire, nous avons retenu les extraits de dossiers de femmes qui ont fréquenté le PSM de Montfort depuis son ouverture en 1973 jusqu’en 2006.
Témoigner avec émotion
- 4 Jacques Revel, « Un vent d’Italie. L’émergence de la micro-histoire », dans Jean-Claude Ruano-Borb (...)
- 5 Ibid.
- 6 Hervé Guillemain, Schizophrènes au xxe siècle. Des effets secondaires de l’histoire, Paris, Alma (...)
- 7 Sonia Shenoy, Geetha Desai, Ganesan Venkatasubramanian et Prabha S. Chandra, « Parenting in Mother (...)
- 8 Marianne Coen, « Le vécu de la maternité chez les femmes schizophrènes. À propos de deux observati (...)
- 9 Joanne Nicholson, Margaret W. Nason, Anne O. Calabresi et Regina Yando, « Fathers with severe ment (...)
- 10 Dossier psychiatrique Montfort (DPM), Résumé de sortie, #632. Afin de respecter une entente de con (...)
2Le concept d’histoire culturelle appréhendé par l’approche micro-historienne4 permet, dans un contexte de soutien thérapeutique, de témoigner avec émotion des récits de patientes sur leurs expériences et leurs revendications sur leur existence. Le dépouillement des dossiers personnels des mères schizophrènes, appréhendé par le courant historiographique history from below5, lève le voile sur les trajectoires de vie et de soins de ces patientes. Sur ce point nous abondons dans le même sens que l’historien Hervé Guillemain qui affirme que « pour déterminer l’inscription sociale de la maladie sur le long terme, une seule source est disponible : les dossiers personnels des patients produits au sein des hôpitaux6 ». Au fil de la lecture des dossiers, la récurrence des thèmes portant sur les enfants ou sur la difficulté d’être mère nous a semblé révélatrice sur un sujet peu étudié, celui de la relation mère-enfant. Effectivement, plusieurs études, surtout cliniques, sont consacrées au devenir de ces enfants7 comparativement à celles placées du point de vue de la mère8. Considérant que les femmes sont diagnostiquées plus tardivement que les hommes, elles sont plus nombreuses à développer un trouble schizoïde après avoir fondé une famille, et même si certaines abandonnent leurs enfants, elles sont également plus nombreuses à en avoir la responsabilité9, comme en témoigne le Résumé de sortie d’une femme hospitalisée pour la quatrième fois en 1977 : « Son mari l’avait désertée et elle a dû placer ses enfants10 ». C’est à partir des notes rédigées à la suite des entretiens menés par les infirmières, les travailleurs sociaux et les psychiatres que nous avons constaté que l’enfant devient souvent au centre des stratégies thérapeutiques investies par les professionnels de la santé. Les écrits des mères au sujet de leurs enfants sont à la fois touchants et inquiétants considérant les extraits délirants qui se mêlent à leur tristesse, comme en témoigne cet aperçu :
- 11 DPM, Clinique externe, #1314.
J’ai encore beaucoup d’angoisse et je me sens agressive – tendue et mauvaise. Je suis découragée et j’ai peur aussi. Quand je serai près de la mort, j’ai peur que dans le délir, je dévoile des choses que je ne veux pas que d’autres personnes sachent. J’ai peur de mourir parce que je ne veux pas aller chez le diable. J’ai aussi peur de vivre. Je voudrais tant être bien pour être heureuse avec mon mari, mes enfants11.
- 12 Daphna Oyserman, Carol T. Mombray, Paula Allen Meares et Kirsten B. Firminger, « Parenting among m (...)
3Quelques auteurs soulignent les bienfaits de la maternité sur les mères atteintes d’un TSMG. Selon eux, ces femmes associent la parentalité à une force centrale qui les motive à poursuivre leur traitement12.
- 13 Nous référons aux travaux d’Alain Corbin : « [...] des approches toujours attentives aux représent (...)
- 14 Paul Ricœur, Temps et récit. L’intrigue et le récit historique, Paris, Seuil, 2014.
- 15 Rita Charon, Narrative Medicine. Honoring the Stories of Illness, New York, Oxford University Pres (...)
- 16 Ibid., p. 30.
- 17 Bien que des études ont été effectuées auprès des femmes atteintes de troubles mentaux graves auto (...)
4Une dizaine de dossiers ont donc été retenus pour leur contenu explicite permettant d’explorer une « histoire par le bas » ou « au ras du sol », sensible13 au vécu des patientes. Notre réflexion est également nourrie des travaux de Paul Ricœur14 et ceux de Rita Charon sur la Narrative Medicine définie comme une approche sur les soins de santé centrés sur le patient et le rôle des professionnels de la santé quant à leur sensibilité à capter les histoires de leurs patients15. Les infirmières et les travailleurs sociaux, selon Charon, sont ceux qui maîtrisent le mieux l’approche basée sur l’écoute et l’empathie pour comprendre toutes les difficultés qu’entraînent la maladie et sa signification : « reconnaître, absorber, interpréter et être ému par les histoires de maladie16 ». L’ambiguïté et l’incertitude qu’a fait naître notre quête dans ces sources n’ont pas freiné notre motivation à lever le voile sur un sujet rarement discuté17, afin de mieux comprendre le vécu des femmes atteintes de schizophrénie et de mettre en perspective leur récit en tant que mère.
- 18 Cathy A. Coulter et Mary Lee Smith, « Discourse on Narrative Research. The Construction Zone: Lite (...)
- 19 Karri A. Holley et Julia Colyar, « Rethinking Texts: Narrative and the Construction of Qualitative (...)
- 20 Tom Barone, « Narrative Researchers as Witnesses of Injustice and Agents of Social Change? », Educ (...)
- 21 Ibid.
- 22 Ibid.
- 23 Arthur W. Frank, Letting Stories Breathe. A Socio-Narratology, Chicago, University of Chicago Pres (...)
5Nous avons l’ambition de présenter les résultats de l’analyse des extraits répertoriés dans les dossiers sous la forme d’un construit narratif fictif. Pour ce faire, différentes méthodes complémentaires ont été utilisées afin de faire émerger une réalité partagée par plusieurs patientes du PSM de Montfort. Fortement inspirée par l’approche narrative de Coulter et Smith18 ainsi que d’Holley et Colyar19, cette méthode permet de préserver le caractère confidentiel des données sensibles sur le vécu des patientes et de construire une séquence narrative fictive qui s’appuie sur les résultats d’analyse des données de la recherche. Ainsi, des histoires émergent des données et produisent de nouvelles connaissances scientifiques présentées selon un processus artistique et rigoureux20. Selon Barone21, la refonte des données en une version fictive est un acte d’arrangement textuel pour rendre compte d’une réalité. En effet, la recherche narrative s’efforce de décrire le vécu des patientes, de remettre en question les compréhensions courantes d’un phénomène et d’offrir un certain degré d’interprétation22. La théorie de la narration ainsi utilisée s’appuie également sur l’importance de faire la part belle à une possibilité d’écriture qui tout en révélant notre pensée historienne et infirmière offre la force et le potentiel de sensibiliser et d’engager un large public aux souffrances liées aux TSMG23.
- 24 Rita Charon, Médecine narrative : rendre hommage aux histoires de maladies, traduction d’Anne Four (...)
- 25 Boris Foucaud, Le ton en communication, en ligne : https://www.consultant.borisfoucaud.com/le-ton- (...)
- 26 Cathy A. Coulter et Mary Lee Smith, « Discourse on Narrative Research », art. cité.
6Coulter et Smith soutiennent que pendant la création d’un récit, tous les choix doivent être considérés et reconsidérés, afin d’intégrer un début et une fin, des personnages bien définis et un lieu d’action. Le récit achevé présente des événements permettant à différents personnages d’évoluer selon une trame temporelle bien définie24. Les auteures doivent envisager différents éléments avant d’élaborer le récit narratif pour bien définir les personnages et structurer l’histoire en gardant en tête les résultats de recherche qu’elles veulent mettre au jour. Quatre thèmes ont guidé la sélection des extraits de dossiers de femmes schizophrènes, soit l’enfant en tant qu’objet thérapeutique, la privation du lien maternel et du lien de l’intime, le corps souffrant et le fardeau d’un diagnostic psychiatrique grave sur le parcours de vie de ces femmes. Au moment de la rédaction, nous avons privilégié un ton qui susciterait une émotion, afin d’intégrer le discours dans la sphère locutoire pour ainsi permettre au lectorat d’avoir le sentiment de participer à la scène proposée25. Le récit, rédigé à la première personne, confère donc une proximité entre le protagoniste et le lecteur. Cette façon d’écrire invite à capter une histoire à travers la perspective du personnage qui agit en tant que narrateur et peut ainsi créer un sentiment de compassion et de sympathie26. Bien que cette manière d’aborder le travail d’écriture a certaines limites, elle permet néanmoins de mieux rendre compte, ce que la source primaire à elle seule peut difficilement transmettre, soit l’intensité émotive qui existe au cœur de la complexe relation entre la schizophrénie et la parentalité.
L’archive psychiatrique
- 27 Projet de recherche subventionné en 2009 par le Consortium national de formation en santé sous le (...)
- 28 Le sexe de 1 % des personnes admises est inconnu.
- 29 Sandra Harrisson, « L’effet de la chronicisation de la maladie mentale sur le milieu familial et l (...)
- 30 Sandra Harrisson, Gladys Bruyninx, Nicholas M. H. MacCordick et François Tessier, « Note de recher (...)
7Notre recherche dans les archives centrales de l’Hôpital Montfort, commencée en 2009 en conformité avec une entente établie entre le Bureau éthique de la recherche de l’Hôpital Montfort et notre équipe de recherche subventionnée par les Instituts de recherche en santé du Canada, a reçu un certificat éthique de la recherche de l’Université d’Ottawa nous permettant d’aller de l’avant dans le traitement de ces sources de première main27. Les informations tirées des registres d’admissions du département de psychiatrie de cet hôpital général ont permis de formuler quelques données statistiques concernant la population hospitalisée de 1976 à 2006, soit un échantillon total de 10 452 entrées composé de 39 % d’hommes et 60 % de femmes28. De ce nombre, 43 % ont été hospitalisés au moins deux fois et parmi ces derniers 45 % l’ont été jusqu’à cinq fois, tandis que 9 % ont été réadmis plus d’une dizaine de fois. À cette collecte d’informations s’ajoutent celles tirées de 20 % des dossiers médicaux sur une base quinquennale documentant au moins trois hospitalisations. Le dépouillement de plus de trois cents dossiers médicaux couvrant près d’une quarantaine d’années, a permis de sélectionner une série de formulaires dont les Observations de l’infirmière, Résumés de sortie, Évolution psychiatrique, Évaluation initiale/collecte de données ainsi que des lettres de nature administrative ou personnelle qui ont été fusionnées à notre base de données29. Celle-ci collige des milliers de pages de documents de première main numérisés et dénominalisés30. En ce qui a trait spécifiquement aux hommes et aux femmes pour qui un diagnostic du trouble du spectre schizoïde a été posé, ils représentent 11,6 % de la population globale de notre échantillon. Parmi ce groupe, 52,5 % sont des hommes et 47,4 % sont des femmes et 35 % d’entre elles sont des mères. Nous avons consulté les dossiers d’une dizaine d’entre elles pour construire un récit fictif basé sur des événements vrais qui illustrent une trajectoire de vie et de soins psychiatriques.
- 31 Les informations utilisées concernant l’année témoin 1988 sont tirées de la base de données créée (...)
- 32 The Provincial Community Mental Health Committee—Robert Graham, Chairman, Building Community Suppo (...)
- 33 Le nombre exact de dossiers réels est de 133, mais puisque les archivistes n’ont pas trouvé 9 de c (...)
8Selon Coulter et Smith, avant d’écrire un texte narratif, il faut ancrer le récit dans un contexte bien déterminé. Considérant que l’archive psychiatrique est le matériau principal de notre quête d’information, nous avons dû rendre compte du contexte plus large d’hospitalisation psychiatrique et de prise en charge des soins communautaires. Nous avons choisi l’année 198831, comme année témoin, puisqu’elle correspond à l’instauration des modalités du rapport Graham, Building Community Support for People: A Plan for Mental Health in Ontario32. Ce rapport suggère de mettre en place des stratégies provinciales et locales afin d’améliorer les services de santé mentale, notamment leur accessibilité aux communautés et leur flexibilité. Au cours de l’année 1988, 359 personnes sont hospitalisées au Département de psychiatrie et selon notre échantillon de 20 % de la population hospitalisée trois fois et plus, 124 dossiers33 ont été dépouillés.
- 34 « La collecte des données est un acte professionnel infirmier qui se situe à la base de toute inte (...)
9Le formulaire Évaluation initiale, retrouvé dans la quasi-totalité des dossiers, est un questionnaire de type collecte de données utilisé par les infirmières34 et rempli dans les heures suivant une admission en psychiatrie par la patiente ou parfois, si elle est accompagnée, par un membre de sa famille. Il collige donc des renseignements à la fois fournis par la personne hospitalisée et observés par l’infirmière. Dûment rempli, il révèle des indications sur l’apparence de la patiente, ses capacités mentales et verbales, sa situation familiale, ses habitudes personnelles ainsi que sur la compréhension de son trouble psychique. L’analyse des réponses inscrites sur ce document permet de brosser un profil général des femmes hospitalisées au Département de psychiatrie au cours de l’année 1988. Les réponses tirées du questionnaire Évaluation initiale rapportent que les habitudes de socialisation sont assez pauvres et cela est vrai chez 42 % des femmes. Une forte majorité des répondantes disent ne pas travailler (82 %). Au niveau de l’humeur, les femmes se décrivent surtout comme étant tristes (58 %), anxieuses (50 %) ou nerveuses (36 %) et 50 % d’entre elles affirment avoir eu des pensées suicidaires dont 7 % ont signalé avoir fait une tentative de suicide. Les moyens entrepris sont la surdose de médicaments, le saut d’un balcon ou d’un pont et les lacérations aux poignets. L’Évaluation initiale est également intéressante pour dévoiler les perceptions des infirmières (observations objectives et observations subjectives) sur l’apparence de leurs patientes. De façon générale, elles qualifient les femmes d’apparence soignée (45 %) plutôt que négligée (29 %). Les réponses recueillies indiquent également que la famille s’implique significativement auprès des femmes admises ou réadmises au cours de l’année 1988. Effectivement, la majorité des entrées sur ce questionnaire indique qu’un membre de leur famille ou une personne significative est au courant de leur admission en psychiatrie (76 %). Parmi ces femmes, 42 % sont mariées ou vivent une relation stable et 90 % ont des enfants. Spécifiquement, 29,7 % des femmes hospitalisées au cours de l’année 1988 sont traitées pour des troubles schizoïdes. À la question « Qu’attendez-vous de nous [au cours de votre hospitalisation] », 75 % des personnes admises ont répondu venir chercher de l’aide. Par exemple, une femme âgée de 35 ans rapporte : « J’ai besoin de parler sans qu’on me juge et j’ai besoin de support », tandis qu’une autre présentant des idées suicidaires dit vouloir « sortir au plus vite car mes enfants ont besoin de moi, c’est urgent » ou plus simplement, une autre femme a répondu « prendre soin de moi pour quelques semaines ».
Paulette (mise en contexte)
10Avant de raconter l’histoire de celle que nous avons nommée Paulette, nous présentons le schéma narratif que nous avons construit, afin de mettre en perspective ce qui nous a semblé un événement vrai rapporté dans plusieurs dossiers de mères diagnostiquées schizophrènes, soit la perte de la garde légale de leur enfant par ordre de la cour. La situation initiale est un entretien avec le travailleur social au cours duquel l’élément perturbateur soulevé est la préparation d’un dossier qui permettra à la mère d’augmenter ses droits de visite auprès de sa fille. Parmi les péripéties soulevées, il y a le constat que Paulette a des hallucinations qui lui font poser des gestes dont elle n’a aucun souvenir. La relation d’aide développée avec le travailleur social permet de garder la patiente concentrer sur l’objet de sa demande. Ce cours segment de récit propose une situation de nature hautement stressante pour la mère la révélant tout à la fois vulnérable et mère aimante.
11La narration met en scène Paulette, une Franco-Ontarienne qui vit dans la région de la capitale nationale. Son parcours psychiatrique débute le 27 mai 1988 lors d’une première hospitalisation en psychiatrie à Montfort (figure 1). Elle a 22 ans. Elle présente un état paranoïaque décompensé. Le psychiatre pose un diagnostic de schizophrénie. Elle est dès lors étroitement suivie par l’équipe de professionnels de santé mentale du service de consultation externe et du centre de jour du PSM et le sera de 1988 à 2006. Pendant ces dix-huit années, elle sera hospitalisée à onze reprises pour de courts séjours en psychiatrie.
Fig. 1 : Parcours psychiatrique de Paulette dans le réseau hospitalier Montfort, 1988-2006
Total de 11 hospitalisations au Département psychiatrique de courte durée de l’Hôpital Montfort entre 1987 et 2006.
Graphique réalisé par Sandra Harrisson et Marie-Claude Thifault
12L’année 1990 marque un tournant dans la vie de Paulette. Elle annonce à son psychiatre, en début d’année, qu’elle est enceinte. Au cours de l’entrevue, elle est euphorique et raconte qu’avoir un enfant lui donnera un nouveau but dans la vie. Le 6 octobre 1990, quelques jours avant son accouchement, Paulette est hospitalisée au Département d’obstétrique. Son état mental se détériore et une induction est pratiquée avant le déclenchement du travail spontané. À la suite de la naissance de sa fille, son état psychique se détériore. Paulette pleure, elle est agitée, parle vite et fort. Son psychiatre note un tableau clinique caractérisé par de l’agitation psychométrique, l’augmentation du flot verbal, le relâchement des associations et la désorganisation de la pensée. Elle est alors transférée en psychiatrie pour recevoir les soins et les services adaptés pour un séjour long de 132 jours. Sa fille est placée sous la garde de la protection de l’enfance. Pendant plus de quinze ans, Paulette tentera en vain d’avoir la garde complète de sa fille. Un combat de tous les instants parsemés de plusieurs embûches tant sur les plans personnel, familial, social que juridique. Malgré quelques épisodes aigus au niveau de son état mental, elle espère obtenir la garde de sa petite Lili. Lors de chaque rencontre avec son travailleur social ou avec son psychiatre, Paulette parle de sa peur d’être privée de la présence de sa fille et de son souhait le plus cher, celui de l’accueillir chez elle avec Marc (son conjoint).
13Nous donnons ici la parole à Paulette que nous retrouvons en 2001, alors qu’elle est âgée de 35 ans et que sa fille a maintenant 11 ans. Précisément, le jeudi 21 juin 2001 à 10 h 30, le travailleur social accueille Paulette à son bureau dans les locaux du PSM. Il la sent très anxieuse. Il sait qu’un représentant du Département de la protection de la jeunesse (DPJ) doit se présenter en cour dans quelques semaines pour réviser ses droits de visite auprès de sa fille placée en foyer nourricier. À la suite de son hospitalisation en janvier dernier, les visites à sa fille ont été limitées aux deux mois pour des périodes de quatre heures et cela toujours sous supervision étroite. Le travailleur social prend la parole, engage la discussion avec Paulette et l’invite à partager comment elle se sent aujourd’hui et comment elle se prépare en vue du prochain jugement de la cour à l’égard de son droit de visite. Habituée à se retrouver seule assise devant son travailleur social, après quelques échanges de politesse d’usage, Paulette, en confiance, prend rapidement la parole, parle vite, dit beaucoup de choses et enchaîne les sujets les uns après les autres avec avidité.
Mise en place du texte narratif fictif
Aujourd’hui, je suis très anxieuse. Ça tremble en dedans de moi. Mes voix me veulent du mal. Je voudrais crier et laisser tout sortir. Je me sens misérable parce que mes voix sont là. Elles me disent de crier ou de me tuer NON ! TU VAS MOURIR… Ça résonne dans ma tête, comme si j’étais possédée de démons. Elles ne me laissent pas tranquille. Juste d’en parler, j’ai chaud, j’ai les mains toutes moites. Touchez mes mains. J’aurais dû prendre mon Rivotril. J’ai tellement de pression avec toutes les procédures légales pour ma fille. J’en ai trop à gérer. C’est beaucoup de responsabilités. Ça me stresse au bout. Je deviens toute mêlée, je me sens perdue, confuse. En plus, je ne dors presque pas. J’ai trop mal aux jambes et aux bras. Je ressens des picotements dans mes bras puis ça me tient réveillé. Ça m’enrage. J’ai peur que tout ça me fasse replonger aussi bas que j’étais après l’accouchement. Ça va me tomber dessus ! L’épuisement me guette. Mes voix vont devenir insupportables. Elles vont me tuer, je le sens. Ça me fait peur. J’ai déjà la tête sensible, comme si on m’avait frappée. Je ne me sens pas la force d’écrire la lettre que je dois remettre au juge. Je veux y mettre tout mon cœur… mais je n’ai pas d’énergie. J’ai peur que mon corps me lâche, de tout gâcher par ma faute et qu’on me retire complètement mon droit de visite. Tout est si injuste. Si la maudite télévision n’avait pas fait jouer en boucle, juste avant mon audience, le reportage sur cette folle qui a tué ses cinq enfants aussi*. Je ne pouvais pas être plus mal chanceuse. Ce n’est pas parce que cette mère dépressive a noyé ses cinq enfants que moi je vais tuer ma Lili. Voyons donc ! Je suis schizophrène pas folle ! ! ! Je ne suis pas une meurtrière moi ! ! ! Pourquoi les gens ne me voient-ils pas simplement comme une mère ? C’est moi qui l’ai mis au monde ma puce. On dirait qu’il faut que je prouve à la terre entière que je ne lui ferai aucun mal. Je l’aime ma fille. Elle me manque tellement que ça me serre en dedans. Elle a déjà 11 ans. J’ai peur de ne pas la voir grandir. J’ai déjà manqué trop de temps avec elle. Je veux être là pour elle. La DPJ ne comprend rien, elle ne voit en moi que l’étiquette “schizophrène”. Je ne suis rien d’autre pour eux autres. Ça me brise le cœur. Juste d’y penser, le cœur me débat, je deviens tout en sueur. J’y pense tout le temps. Ça me paralyse tout le corps… je suis incapable de penser ou de faire quoi que ce soit d’autre. En plus, j’ai peur que Marc me laisse. J’ai besoin de lui. C’est mon roc. Je vais mourir s’il me quitte. L’autre soir, je l’ai vu pleuré. Pauvre chéri, je sais que je suis un poids pour lui. Vendredi passé, il m’a trouvé au milieu de la nuit debout dans la chambre à coucher un couteau à la main. Je lui ai foutu la trouille. Je n’ai aucun souvenir d’être allée chercher un couteau à la cuisine. Avec tout ça, c’est sûr qu’il ne dort pas trop bien. En plus des soucis qu’il a à son travail. Ils ont annoncé des coupures de postes. Je ne lui parle pas de mes voix ou le moins possible. Je ne veux pas qu’il s’inquiète. C’est tellement bizarre des fois… dans ce temps-là, je colle mon chien. Je me couche avec lui et j’attends que ça passe. Ça m’aide à contrôler mes voix. Comment voulez-vous que j’aille l’esprit tranquille pour écrire ma lettre ! J’ai peur de perdre ma fille à tout jamais. Dr Bossé m’a dit qu’il m’aiderait, mais il faut que je demande à trois autres personnes de confiance de témoigner que Marc et moi sommes bons avec Lili et ne représentons aucun danger pour elle. On a pensé à mon amie Angèle, au frère de Marc, peut-être ma mère. Elle n’est pas toujours fine avec Marc puis elle me critique tout le temps. Elle me stresse tellement. Rien n’est simple avec elle. Non, je vais plutôt demander à Hubert. C’est trop important. Je ne reverrai plus jamais ma Lili si je n’y arrive pas. Ils vont me l’enlever… vous comprenez ! Ils vont me faire mourir ! Je suis fatiguée de tout ça. Ma vie est tellement vide sans Lili. J’ai besoin de savoir où je m’en vais. Je me sens inutile, vide, sans espoir. Je voudrais peser sur un bouton et que tout soit normal. J’aimerais me sentir mieux et commencer une nouvelle vie avec Lili et Marc. Être une vraie famille, c’est tout ce que je demande. Avec vous à mes côtés, je suis certaine que les choses vont se faire et que je vais avancer. J’ai confiance en vous. C’est la première fois que je vous le dis, mais je crois que c’est très important d’avoir confiance en son médecin et son travailleur social. J’ai besoin d’aide… je n’y arriverai pas toute seule. Je n’aurai plus le droit de voir Lili, ma Lili, ma belle puce. |
* Les réseaux télévisés rapportent périodiquement des incidents similaires impliquant des mères qui commettent des homicides infantiles. Voir le reportage télévisé sur le réseau québécois du TVA nouvelles du 20 juin 2001 : https://www.tvanouvelles.ca/2001/06/20/une-mere-depressive-assassine-ses-5-enfants-a-houston consulté le 19 novembre 2018.
Expérience corporelle du Sensible
- 35 DPM, Lettre du psychiatre, #4936.
14Ce récit fictif sur Paulette, basé sur des « extraits vrais », met en lumière la souffrance psychique, mais également physique d’une mère qui a perdu la garde de son enfant dans un contexte de santé mentale difficile. Situation documentée dans plusieurs dossiers comme en fait mention cette lettre adressée à l’avocat de l’aide juridique : « vous m’informiez que la DPJ se présentera en cours demain, [date], dans le but de limiter davantage les contacts de [Madame] avec son fils de 4 ans. Actuellement, les rencontres ont lieu 2 fois par mois, à raison de 4 heures chacune, et ce, sous supervision35 ». D’autres mères se voient dans l’obligation de placer leurs enfants lorsqu’elles sont hospitalisées ou même au retour de leur congé :
- 36 DPM, Résumé de sortie, #186.
[...] ayant eu une admission récente pour le traitement d’une dépression psychotique aussi bien qu’une admission antérieure pour traitement d’une psychose du genre schizophrénique. Cette admission fut précipitée encore par le fait que [nom de la patiente] se sentait beaucoup trop déprimée pour fonctionner chez elle au point qu’elle était tout à fait découragée, incapable de prendre charge de ses 4 enfants, ne pouvant faire travail du quotidien chez elle et tout simplement passait la journée au lit à pleurer et à regarder dans le vide. [...] À son départ de l’hôpital, [Madame] était prête à reprendre, en partie, le soin de sa maison mais il était jugé préférable que quelques-uns des enfants soient gardés en pension chez de la parenté36.
- 37 DMP, Clinique externe, #3312.
15La hantise de Paulette à l’idée de perdre sa fille Lili rythme le quotidien de cette femme atteinte d’un TSMG. Entendre des voix fait partie de sa réalité et cela l’inquiète sérieusement tout autant que les professionnels de la santé qui doivent être en mesure d’évaluer si elle présente un danger pour elle-même ou pour les siens. Nous avons constaté que le travailleur social lors de ses entretiens questionne ses patientes au sujet des voix qu’elles entendent et y fait mention dans ses notes : « dit entendre ses voix qui lui disent de se tuer, surtout le soir. Explique se promener en pensant à comment elle pourrait s’enlever la vie37 ». Une note d’évolution psychiatrique signée par le psychiatre rapporte également le message des voix d’une de ses patientes et leurs effets sur celle-ci :
- 38 Ibid.
She started to have some auditive hallucinations but she was able to control them at first. She became suddenly in a panic with some disorientation and knowing where she is and who we are. She was convinced that some people are coming to get her and to kill her. She has some voices telling her to go out and she has to hurt herself, she has to die38.
[Elle a commencé à avoir des hallucinations auditives, mais au début elles étaient contrôlables. Elle est devenue soudainement paniquée, désorientée et ne sachant plus où elle est et qui nous sommes. Elle était convaincue que des gens la cherchaient et voulaient la tuer. Elle a des voix qui lui disent de sortir et de se faire du mal, de mourir.]
- 39 DPM, Lettre, #3312.
16Quant à la patiente, dans le cadre d’une séance avec l’ergothérapeute, elle écrit : « les voix on commencer a me dire de me tuer j’ai été voir si le rasoir était encore dans salle de bain. Il faut que je me [fasse] mal. Je sais pas avec quoi mais je veux juste me couper39 ».
- 40 DPM, Clinique externe, #3312.
- 41 DPM, Observations de l’infirmière, #632.
- 42 DPM, Observations de l’infirmière, #4936.
- 43 Phyllis Chester, Mothers on Trial. The Battle for Children and Custody, Chicago, Laurence Hill Boo (...)
- 44 DPM, Résumé de sortie, #186.
- 45 DPM, Résumé de sortie, #2050.
17La vie de Paulette tourne autour de ses thérapies, de ses hospitalisations et de l’idée de réunir sa famille. Son impuissance face à cette situation l’envahit d’une profonde tristesse. La séparation avec sa fille est difficilement vécue et lui donne le vague à l’âme, comme en ont témoigné des mères atteintes d’un trouble du spectre de la schizophrénie et dont les propos ont été rapportés par le travailleur social, « [Nom de la patiente] demande à me voir alors qu’elle pense beaucoup à [sa fille], ce qu’elle fait, si elle pense à elle… Affect plutôt triste40 » ou ceux rédigés par l’infirmière, « Fume au vivoir en soirée, semble très anxieuse, dit être très inquiète à ce qui peut arriver à son fils, “si seulement je savais”. Faciès triste41 » ; « Pleure ++. Parle de son garçon en foyer nourricier. Dit qu’elle voudrait l’élever à sa façon. Dit qu’elle veut lui donner ce qu’elle n’a pas eu42 ». Des efforts sont soutenus par des mères dans le cadre de certaines thérapies, tel un objectif sur lequel travaillé, pour changer leur situation familiale. Toutefois, l’absence de contrôle sur leur état dépressif, paranoïaque ou maniaque leur permet difficilement de rassurer leur entourage sur leur capacité parentale43. Nous savons que la perte de la relation maternelle rend les rapprochements difficiles avec les enfants, mais également le conjoint et la famille élargie. Au fil des ans, les personnes les plus fidèles auprès de ces mères atteintes d’un TSMG prennent aussi leurs distances et il devient difficile de compter sur ces derniers pour les aider elles-mêmes ou auprès de leur progéniture. Cela dit, certaines pourront compter sur leurs proches, comme l’indique cet extrait de résumé « [Nom de la patiente] continue toujours d’avoir un support très important de son mari44 », tandis que d’autres sont propulsées dans un état psychique instable lorsqu’elles se sentent abandonnées. Effectivement, le résumé de sortie lors du congé d’une dame de 54 ans, ayant eu plusieurs hospitalisations, indique que « [c]ette fois ci cependant, il s’agissait d’un problème sur le plan psychosocial, dans le sens qu’un de ses amis semblait l’avoir rejetée et la patiente, étant extrêmement sensible au rejet, faisait une dépression importante45 ».
- 46 Monique Carrière, Michèle Clément, Sylvie Tétrault, Geneviève Pépin, Mireille Fortier et Steve Paq (...)
- 47 DPM, Évaluation initiale, #4936.
- 48 Benoît Bayle, « Enfants de mère schizophrène : quel devenir ? », art. cité.
18Ces femmes doublement stigmatisées vivent de fortes pressions liées au diagnostic de maladie mentale et aux préjugés persistants quant à leur capacité d’être mère46. Le message sociétal d’un « idéal maternel » déjà difficile à atteindre lors de bonnes dispositions devient très lourd à porter dans un contexte de trouble psychique. En effet, l’identité maternelle ignorée affecte l’estime de soi de cette patiente qui a partagé « Je ne m’aime pas beaucoup dû au fait que je n’ai pas mon enfant47 ». Sans vouloir ignorer les débats depuis une cinquantaine d’années plutôt tournés vers les enfants de mères schizophrènes et l’univers traumatisant dans lequel ils sont plongés bien malgré eux48, nous avons fait le choix de donner la parole à une mère, de la mettre en scène et d’écouter son récit. Cela, même si nous avons trouvé des bribes d’information sur l’état des enfants, dont un en particulier :
- 49 DPM, Clinique externe, #4936.
On a contacté la mère [de la patiente] pour avoir des renseignements à propos du bébé. Selon [mère de la patiente] le bébé est en sevrage de la drogue et médicaments – a beaucoup de tremblements et pleure constamment. Mme m’encourage d’appeler la [travailleuse sociale] de la protection de la jeunesse pour avoir des informations. [La travailleuse sociale] est obligée de déménager le bébé du foyer pour le placer dans un foyer permanent49.
- 50 Ève Berger et Pierre Paillé, « Écriture impliquée, écriture du sensible, écriture analytique. De l (...)
19Le récit fictif que nous avons présenté permet de franchir un nouveau niveau de compréhension de la schizophrénie, celui lié à l’expérience de l’intime50. Le corps souffrant y est révélé dans un contexte d’entrevue soignant-soigné. Un rituel auquel est habituée Paulette. Un moment privilégié dans la gestion de son trouble de santé mentale qui lui permet, avec confiance, de prendre le temps de trouver les mots pour décrire comment elle se sent en disant ce qu’elle ressent dans son corps. Minutieusement sélectionnés dans les dossiers de notre base de données, les mots sont puissants pour raconter le corps. Nous l’avons compris, un corps qui souffre tant au niveau de la tête que du cœur. La situation particulièrement stressante que décrit Paulette en partageant ces maux rejoint les propos de Berger et Paillé concernant l’intériorité corporelle :
- 51 Ibid., p. 74.
[...] le mouvement interne, en animant la matière corporelle, la rend capable d’être affectée par les événements extérieurs ou intérieurs de la vie du sujet. Ainsi le Sensible installe-t-il dans le corps du sujet non seulement une sensibilité à sa propre présence, mais aussi une vigilance à un lieu intime d’interaction avec les événements qui l’affectent, ainsi qu’avec ses activités et leurs effets dans lui, sur lui et pour lui51.
20Lorsque Paulette se réfère à sa fille Lili, tout passe par son cœur… son cœur qui serre, son cœur qui s’emballe ou qui bat la chamade. Cette souffrance, inscrite au plus profond d’elle-même, habite son corps de mère et celui atteint d’un TSMG.
⁂
- 52 Sandra Harrisson, « Les notes “Observations de l’infirmière” du Département de psychiatrie de l’Hô (...)
21La découverte de quelques lettres ou de courtes notes manuscrites dans les dossiers médicaux, écrites par les patientes elles-mêmes, a suscité une réflexion sur leur utilisation dans le cadre de nos recherches sur la déshospitalisation psychiatrique. Ces rares et précieux témoignages apportent une nouvelle perspective à la problématique de la santé mentale. Les sources primaires consultées composées surtout des observations rapportées par les infirmières, les rapports d’évolution des travailleurs sociaux et des psychiatres sont des documents régis par des normes d’écritures propres aux professions médicales. D’abord et avant tout outil de communication ayant pour but de décrire la condition du patient, le style y est aseptisé, l’objectivité y est maîtresse et les traces de jugement ou d’émotion y sont proscrites52. Nous avons proposé un texte narratif fictif et plusieurs extraits de notes consignées dans les dossiers et les deux intègrent mot pour mot les propos des patientes. Les lettres des patientes, rares et précieuses, ont permis, dans notre exemple de mères schizophrènes, de saisir la charge émotionnelle des femmes atteintes d’un TSMG et leur difficile combat pour garder un lien irremplaçable avec leur progéniture. La construction d’un texte narratif fictif a permis d’aller au-delà de l’écriture stérile et neutre des notes rédigées par les professionnels de la santé et de révéler l’humanité derrière les données qualitatives et quantitatives d’un sujet encore tabou.
22Le récit fictif mettant en scène Paulette donne un second souffle à tous les petits bouts d’histoires collectées dans les dossiers médicaux du PSM de l’Hôpital Montfort. Nous avons trouvé des mots, des gestes et compris des silences lourds de sens. Nous les avons confiés à Paulette qui de manière inusitée a traité de sujets complexes : la marginalisation, la stigmatisation, la déchirure maternelle et la santé mentale. Par-delà ses épisodes psychotiques, ses voix, son anxiété, Paulette en son sein est une mère qui veut crier à la terre entière qu’elle n’est pas une maladie, qu’elle n’est pas qu’une schizophrène. Nous l’avons entendue et nous avons compris qu’elle est une mère qui, comme bien des femmes de ce monde, rêve de réunir sa famille. Notre intention première en explorant le potentiel de l’approche narrative était de susciter une discussion sur l’utilisation des données qualitatives trop souvent neutralisées dans leur traitement, afin de rendre les résultats de notre enquête dans les dossiers personnels de mères schizophrènes plus proches de la réalité émotive vécue par les personnes atteintes de TSMG.
Notes
1 Extrait d’un poème retrouvé dans le dossier d’une patiente schizophrène du Département de psychiatrie de l’Hôpital Montfort.
2 Tout à la fois, « le lieu de la perception, des émotions et de l’expression du sensible » comme le disent Lydie Bodiou et Véronique Mehl, « Le corps antique et l’histoire du sensible : esquisse historiographique », Dialogues d’histoire ancienne, 14/suppl., 2015, p. 151-168, https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.3917/dha.hs014.0151.
3 Ivan Jablonka, L’histoire est une littérature contemporaine. Manifeste pour les sciences sociales, Paris, Seuil (Points Histoire), 2014.
4 Jacques Revel, « Un vent d’Italie. L’émergence de la micro-histoire », dans Jean-Claude Ruano-Borbalan (éd.), L’histoire aujourd’hui, Paris, Éditions Sciences Humaines, 1999, p. 239-245.
5 Ibid.
6 Hervé Guillemain, Schizophrènes au xxe siècle. Des effets secondaires de l’histoire, Paris, Alma éditeur, 2018, p. 36.
7 Sonia Shenoy, Geetha Desai, Ganesan Venkatasubramanian et Prabha S. Chandra, « Parenting in Mothers with Schizophrenia and Its Relation to Facial Emotion Recognition Deficits - A Case Control Study », Asian Journal of Psychiatry, 40, 2019, p. 55-59, https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.1016/j.ajp.2019.01.022 ; Benoît Bayle, « Enfants de mères schizophrènes : quel devenir ? », Dialogue, 195, 2012, p. 45-53, https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.3917/dia.195.0045 ; Kristianna Dam et Elisabeth O. C. Hall, « Navigating in an Unpredictable Daily Life: A Metasynthesis on Children’s Experiences Living with a Parent with Severe Mental Illness », Scandinavian Journal of Caring Sciences, 30, 2016, p. 442-457, https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.1111/scs.12285 ; Penny Bee, Kathryn Berzins, Rachel Calam, Steven Pryjmachuk et Kathryn M. Abel, « Defining Quality of Life in the Children of Parents with Severe Mental Illness: A Preliminary Stakeholder-Led Model », PLoS One, 8/9, 2013, https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.1371/journal.pone.0073739.
8 Marianne Coen, « Le vécu de la maternité chez les femmes schizophrènes. À propos de deux observations cliniques », dans Benoît Bayle (dir.), Ma mère est schizophrène, Toulouse, Eres, 2008, p. 37-52.
9 Joanne Nicholson, Margaret W. Nason, Anne O. Calabresi et Regina Yando, « Fathers with severe mental illness: Characteristics and comparaison », American Journal of Orthopsychiatry, 69, 1999, p. 134-141, https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.1037/h0080390.
10 Dossier psychiatrique Montfort (DPM), Résumé de sortie, #632. Afin de respecter une entente de confidentialité établie avec le Bureau éthique de la recherche de l’Hôpital Montfort, nous avons fait le choix d’utiliser un numéro de référence plutôt que le numéro de dossier des patientes de notre échantillon. Aussi, nous référerons seulement au nom du document consulté pour toutes les citations rapportées dans cet article. De plus, les citations ont été reproduites sans être modifiées et, par conséquent, avec les erreurs de langue ou de sens, et celles-ci n’ont pas été signalées par l’emploi du mot sic, afin de ne pas ralentir le rythme de la lecture et permettre aussi au lecteur de découvrir l’archive consultée.
11 DPM, Clinique externe, #1314.
12 Daphna Oyserman, Carol T. Mombray, Paula Allen Meares et Kirsten B. Firminger, « Parenting among mothers with serious mental illness », American Journal of Orthopsychiatry, 70/3, 2000, p. 296-315, https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.1037/hoo87733 ; Carol Mowbray, Daphna Oyserman et Scott Ross, « Parenting and the significance of children for women with a serious mental illness », Journal of Mental Health Administration, 22, 1995, p. 189-200, https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.1007/BF02518758 ; Joanne Nicholson, Elaine M. Sweeney et Jeffrey L. Geller, « Mothers with mental illness: I. The competing demands of parenting and living with mental illness », Psychiatric Services, 49, 1998, p. 635-642, https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.1176/ps.49.5.635 .
13 Nous référons aux travaux d’Alain Corbin : « [...] des approches toujours attentives aux représentations, soucieuses de détecter les traces des sentiments, de reconstituer la palette des émotions, l’épaisseur du ressenti. En découle également une attention constante à l’individu – son corps, ses sentiments et l’expérience de sa subjectivité –, aux diverses modalités de construction personnelle et sensible du monde, perceptibles au travers du langage qui les porte. », dans Anne-Emmanuelle Demartinin, Dominique Kalifa et Alain Corbin, Imaginaire et sensibilités au xixe siècle. Étude pour Alain Corbin, Paris, Creaphis, 2005, p. 6.
14 Paul Ricœur, Temps et récit. L’intrigue et le récit historique, Paris, Seuil, 2014.
15 Rita Charon, Narrative Medicine. Honoring the Stories of Illness, New York, Oxford University Press, 2008.
16 Ibid., p. 30.
17 Bien que des études ont été effectuées auprès des femmes atteintes de troubles mentaux graves autour de la maternité, peu rapportent la perspective des mères face à la perte de la garde de leurs enfants et des émotions que suscitent cet éloignement obligé.
18 Cathy A. Coulter et Mary Lee Smith, « Discourse on Narrative Research. The Construction Zone: Literary Elements in Narrative Research », Educational Researcher, 38/8, 2009, p. 577-590, https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.3102/0013189X09352787.
19 Karri A. Holley et Julia Colyar, « Rethinking Texts: Narrative and the Construction of Qualitative Research », Educational Researcher, 38/9, 2009, p. 680-686, https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.3102/0013189X09351979.
20 Tom Barone, « Narrative Researchers as Witnesses of Injustice and Agents of Social Change? », Educational Researcher, 38/8, 2009, p. 591-597, https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.3102/0013189X09353203.
21 Ibid.
22 Ibid.
23 Arthur W. Frank, Letting Stories Breathe. A Socio-Narratology, Chicago, University of Chicago Press, 2010.
24 Rita Charon, Médecine narrative : rendre hommage aux histoires de maladies, traduction d’Anne Fourreau, Aniche, Sipayat, 2015 ; Cathy A. Coulter et Mary Lee Smith, « Discourse on Narrative Research » et Karri A. Holley et Julia Colyar, « Rethinking Texts: Narrative and the Construction of Qualitative Research », art. cités.
25 Boris Foucaud, Le ton en communication, en ligne : https://www.consultant.borisfoucaud.com/le-ton-en-communication/ (consulté le 28 mars 2019).
26 Cathy A. Coulter et Mary Lee Smith, « Discourse on Narrative Research », art. cité.
27 Projet de recherche subventionné en 2009 par le Consortium national de formation en santé sous le titre Intégration sociale des ex-psychiatrisés dans les communautés canadiennes-françaises ; ainsi que par les Instituts de recherche en santé au Canada de 2010 à 2013, Le champ francophone de la désinstitutionnalisation en santé mentale, et de 2013 à 2016, Déshospitalisation psychiatrique et accès aux services de santé mentale. Regards croisés Ontario-Québec, 1950-2012. L’accès aux données de santé confidentielles est régi par le gouvernement fédéral sous conditions particulières des différents gouvernements provinciaux. La Loi sur l’accès à l’information et à la protection de la vie privée en Ontario (L.R.O.1990, chap. F31, article 21) mentionne qu’un organisme de santé peut accorder l’autorisation de recevoir des données de renseignements personnels dans le cadre d’étude ou de recherche sans le consentement des personnes concernées.
28 Le sexe de 1 % des personnes admises est inconnu.
29 Sandra Harrisson, « L’effet de la chronicisation de la maladie mentale sur le milieu familial et le réseau hospitalier est-ontarien : une étude socio-historique, 1976-2006 », Revue francophone internationale de recherche infirmière, 2/1, 2016, https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.1016/j.refiri.2015.12.002 ; Sandra Harrisson et Marie-Claude Thifault, « L’infirmière psychiatrique : témoin silencieux du processus de déshospitalisation », dans Alexandre Klein, Hervé Guillemain et Marie-Claude Thifault (dir.), La fin de l’asile ? Histoire de la déshospitalisation psychiatrique dans l’espace francophone au xxe siècle, Renne, Presses universitaires de Rennes, 2018, p. 83-95 ; Sandra Harrisson et Marie-Claude Thifault, « Le langage du care et les politiques de santé mentale de l’Ontario, 1976-2006 », dans Marie-Claude Thifault et Henri Dorvil (dir.), Désinsitutionnalisation psychiatrique en Acadie, en Ontario francophone et au Québec, 1930-2013, Montréal, Presses de l’Université du Québec, 2014, p. 87-109.
30 Sandra Harrisson, Gladys Bruyninx, Nicholas M. H. MacCordick et François Tessier, « Note de recherche. Incursion dans les archives de l’Hôpital Montfort : partir à la quête du processus de « déhospitalisation » des patients hospitalisés sur les unités psychiatriques de courte durée », Bulletin canadien d’histoire de la médecine, 32/2, 2015, p. 411-421, https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.3138/cbmh.32.2.411.
31 Les informations utilisées concernant l’année témoin 1988 sont tirées de la base de données créée par Émilie Lebel dans le cadre d’une bourse d’été Hannah (2013) dirigée par Marie-Claude Thifault et Isabelle Marcoux.
32 The Provincial Community Mental Health Committee—Robert Graham, Chairman, Building Community Support for People: A Plan for Mental Health in Ontario, Ontario, 1988, p. 1-68.
33 Le nombre exact de dossiers réels est de 133, mais puisque les archivistes n’ont pas trouvé 9 de ces 133 dossiers, notre échantillon est composé des 124 dossiers que nous avons consultés pour documenter un total de 170 hospitalisations.
34 « La collecte des données est un acte professionnel infirmier qui se situe à la base de toute intervention de soins ». Margot Phaneuf, La collecte des données base de toute intervention infirmière, 2012, en ligne http://www.prendresoin.org/wp-content/uploads/2013/01/Fait-La-collecte-des-donne%CC%81es-base-de-toute-intervention.pdf (consulté 15 février 2020).
35 DPM, Lettre du psychiatre, #4936.
36 DPM, Résumé de sortie, #186.
37 DMP, Clinique externe, #3312.
38 Ibid.
39 DPM, Lettre, #3312.
40 DPM, Clinique externe, #3312.
41 DPM, Observations de l’infirmière, #632.
42 DPM, Observations de l’infirmière, #4936.
43 Phyllis Chester, Mothers on Trial. The Battle for Children and Custody, Chicago, Laurence Hill Book, 2011.
44 DPM, Résumé de sortie, #186.
45 DPM, Résumé de sortie, #2050.
46 Monique Carrière, Michèle Clément, Sylvie Tétrault, Geneviève Pépin, Mireille Fortier et Steve Paquet, « Réflexion sur les services aux familles dont la mère souffre d’un trouble de santé mentale (TSM) », Santé mentale au Québec, 35/2, 2010, p. 185-208, https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.7202/1000559ar.
47 DPM, Évaluation initiale, #4936.
48 Benoît Bayle, « Enfants de mère schizophrène : quel devenir ? », art. cité.
49 DPM, Clinique externe, #4936.
50 Ève Berger et Pierre Paillé, « Écriture impliquée, écriture du sensible, écriture analytique. De l’im-plication à l’ex-plication », Recherches qualitatives, 11, hors série, 2011, p. 68-90, en ligne : http://recherche-qualitative.qc.ca/documents/files/revue/hors_serie/hors_serie_v11/RQ-HS11-berger_Paille.pdf (consulté le 28 mars 2019).
51 Ibid., p. 74.
52 Sandra Harrisson, « Les notes “Observations de l’infirmière” du Département de psychiatrie de l’Hôpital Montfort. Une source archivistique incontournable en santé mentale », Santé mentale au Québec, 42/2, 2016, p. 69-82, https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.7202/1037956ar.
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Titre | Fig. 1 : Parcours psychiatrique de Paulette dans le réseau hospitalier Montfort, 1988-2006 |
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Légende | Total de 11 hospitalisations au Département psychiatrique de courte durée de l’Hôpital Montfort entre 1987 et 2006. |
Crédits | Graphique réalisé par Sandra Harrisson et Marie-Claude Thifault |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/hms/docannexe/image/4015/img-1.jpg |
Fichier | image/jpeg, 1,5M |
Pour citer cet article
Référence papier
Sandra Harrisson et Marie-Claude Thifault, « Corps souffrants », Histoire, médecine et santé, 17 | 2021, 117-132.
Référence électronique
Sandra Harrisson et Marie-Claude Thifault, « Corps souffrants », Histoire, médecine et santé [En ligne], 17 | été 2020, mis en ligne le 28 juillet 2021, consulté le 21 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/hms/4015 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/hms.4015
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