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Compte rendus

CHIFFOLEAU Sylvia, Genèse de la santé publique internationale. De la peste d’Orient à l’OMS

Rennes, Presses universitaires de Rennes/Institut Français du Proche-Orient, coll. « Histoire », 2012
Philippe Bourmaud
p. 121-125
Référence(s) :

CHIFFOLEAU Sylvia, Genèse de la santé publique internationale. De la peste d’Orient à l’OMS, Rennes, Presses universitaires de Rennes/Institut Français du Proche-Orient, coll. « Histoire », 2012, 288 p.

Texte intégral

1Dans Itinéraires de contagion. Épidémies et idéologies, publié à titre posthume en 1960, André Siegfried dresse un bilan positif des dispositifs internationaux qui se mettent en place dans la deuxième moitié du XIXe siècle pour prévenir la diffusion internationale des épidémies à travers le pèlerinage annuel de La Mecque, le Hajj : « [depuis] la Convention sanitaire internationale de 1938, ce sont les Services égyptiens qui assurent cette protection. L’œuvre a été efficace : le choléra persiste, mais la transmission des pandémies par l’Égypte appartient au passé. » La transition du dispositif international au contrôle égyptien n’est nulle part problématisée, comme si la prise de relais par l’Égypte avait été un phénomène naturel. Elle constitue pourtant une manifestation claire du nationalisme anticolonial en Égypte, et du rejet local de l’imposition de mesures sanitaires invasives aux pèlerins musulmans par un personnel en bonne part occidental. Pour être négociée, la nationalisation des services quarantenaires n’en constitue pas moins, comme celle du canal de Suez près de vingt ans plus tard, l’expression d’un ressentiment contre l’exercice de fonctions souveraines par et essentiellement pour des puissances européennes.

2De fait, l’ordre sanitaire qu’évoque André Siegfried dans ces lignes ne sert pas d’abord l’Égypte, mais est fondamentalement sécuritaire et à but externe : c’est cette idée qui guide l’enquête que Sylvia Chiffoleau mène sur les politiques anti-épidémiques au Proche-Orient.

3Il importe de se déprendre de l’idée que ces dernières seraient la mise en œuvre d’une rationalité médicale prépondérante, et pour cela, propose l’auteure, il faut saisir la finalité réelle du système : non pas prévenir les épidémies en général, dans l’intérêt des résidents des pays concernés par les mesures de contrôle, mais éviter leur diffusion dans une direction spécifique, d’Orient en Europe. L’arbre des théories étiologiques et des études épidémiologiques risque sinon de cacher la forêt des intérêts commerciaux et diplomatiques, dans l’explication des modalités du contrôle anti-épidémique.

4Démontrer ce point suppose de rapporter la question des épidémies, non seulement à l’arène diplomatique, mais plus généralement à un contexte d’histoire des relations et des mobilisations internationales. La santé est, en effet, une des composantes principales du « mouvement international » (p. 81) dont Sylvia Chiffoleau rappelle qu’il se développe principalement dans les milieux de la diplomatie, du commerce international et de l’expertise, mais aussi chez les philanthropes, dès la deuxième moitié du XIXe siècle. Avant la création de la Société des Nations, se développent des réseaux et des procédures de l’action publique internationale, dans une optique alors essentiellement multilatérale. C’est ce mouvement international qui permet de sortir d’une gestion souverainiste et étroitement territoriale des épidémies, lesquelles font justement fi des frontières nationales.

5Cependant, les années 1851-1938 qui constituent le cadre chronologique de l’étude ne sont pas réductibles, sur le terrain des relations internationales, aux débuts de l’internationalisme. Elles voient également la deuxième grande vague de colonisation européenne, dans une logique d’extension des régimes de souveraineté qui prévalent en Occident. C’est d’ailleurs précisément l’entrelacs des gouvernements coloniaux et internationaux qui intéresse plus spécifiquement Sylvia Chiffoleau, chacun obéissant à une « logique concurrente » (p. 104). Par là, son projet rejoint deux séries convergentes d’explorations actuelles de l’histoire médicale : d’une part, la compréhension de l’émergence et de l’institutionnalisation de la santé internationale (global health) ; d’autre part, l’étude de la médecine en contexte colonial comme mode opératoire des États occidentaux qui s’opposent à l’immixtion d’organes internationaux dans ce qu’ils considèrent comme des affaires internes.

6Logiques concurrentes, logiques superposées, le mouvement international et le colonialisme n’en reposent pas moins sur des présupposés culturels communs, à l’oeuvre dans la gestion du contrôle anti-épidémique au Proche-Orient. Celui-ci matérialise, en effet, des représentations orientalistes communes, dont Sylvia Chiffoleau montre qu’elles ne sont pas efficientes en début de période, mais le deviennent progressivement parallèlement aux conquêtes coloniales européennes dans le monde musulman, et plus particulièrement autour du Hajj.

7De conférences sanitaires en conventions internationales, de guerres de Crimée en interventions coloniales, elle décrit la mise en place en Méditerranée orientale d’un système épidémique focalisé sur des sites de contrôle quarantenaires, points de passage obligés du Hajj. Dès la conférence sanitaire internationale de Londres, en 1851, le contrôle des quarantaines en Égypte et dans l’Empire ottoman est externalisé, parce que co-géré et largement supervisé par des puissances étrangères. C’est cependant surtout à partir de l’épidémie de choléra de 1865 que les États occidentaux se mettent à insister sur l’établissement de procédures visant à sécuriser le Hajj et éviter que la dispersion des pèlerins n’engendre dans leurs sillages une kyrielle d’événements épidémiques tous azimuts, mais particulièrement en direction de l’Europe. Effectivement, lors de cette épidémie, la provenance immédiate du mal avant son arrivée en Europe est bientôt localisée dans la foule des pèlerins.

8Un fantasme, pour partie culturel, du Hajj comme démultiplicateur des épidémies cholériques, se construit alors en Europe, orientant les politiques publiques sanitaires. Il ne trouve d’équivalent, ni du côté des pèlerinages chrétiens, ni de celui des migrations transocéaniques qui, comme le pèlerinage de La Mecque, explosent grâce aux révolutions des transports internationaux (p. 131-134). Le Hajj, avec les subtilités organisationnelles duquel les diplomates européens sont amenés progressivement à se familiariser, est ainsi mis en exergue comme une menace particulière et un problème international, selon des modalités irréductibles à une rationalité exclusivement sanitaire.

9C’est l’exception que constitue le régime sanitaire du Hajj, accompagné de mesures quarantenaires souvent sévères et, au moins au début, extrêmement inconfortables, qui sans doute explique le mieux le ressentiment contre ce système, et sa nationalisation dans l’entre-deux-guerres, tant en Turquie qu’en Égypte. À cette date, les lazarets sont devenus symboliques à la fois d’une intervention de l’Europe « chrétienne » dans les affaires religieuses des musulmans, mais aussi des puissances coloniales qui ont achevé d’occuper l’essentiel du territoire jadis ottoman au sortir de la Première Guerre mondiale.

10Pour être tributaire de représentations culturelles, le contrôle anti-épidémique en Orient n’en est pas moins le reflet de transformations effectives des risques et de leur compréhension. Si l’orientalisme qui influence le système quarantenaire s’explique par une double historicité, celle de la naissance d’un échelon international et celle du colonialisme, le sentiment d’urgence qui presse les puissances européennes de s’entendre sur le fonctionnement précis du dispositif de contrôle relève d’une temporalité accélérée par la navigation à vapeur puis le train qui acheminent les pèlerins. Néanmoins, la prise en compte des risques dans les négociations doit à son tour être rapportée à des questions de compréhension interculturelle mutuelle, les États européens prêchant parfois, au nom de leur sécurité sanitaire, des solutions inacceptables d’un point de vue religieux pour les pèlerins, comme l’interdiction du Hajj en année de peste (p. 136).

11La trame du livre reflète ces logiques d’imposition et de réaction, tout en soulignant qu’elles ne s’assimilent pas à un rejet complet des mesures anti-épidémiques par les populations qu’elles encadrent, mais qu’au contraire elles en traduisent l’acceptation, jusqu’à demander et obtenir la nationalisation des conseils sanitaires de Constantinople puis d’Alexandrie. Le chapitre 1 s’attache à analyser les relations entre systèmes médicaux et les modalités d’échange de savoir-faire thérapeutique entre les médecines occidentales et la médecine ottomane : le bilan de la littérature existante permet de conclure que rien ne faisait en soi obstacle à de tels échanges, mais que ce sont des décisions politiques qui ont conduit à l’adoption de méthodes européennes dans la formation médicale en général. La question de l’isolement en temps d’épidémie, censée distinguer nettement les pays européens, qui l’acceptent, des pays musulmans réputés le rejeter pour des raisons religieuses, apparaît elle aussi mouvante : non seulement les pouvoirs égyptiens et ottomans adoptent cette mesure lorsqu’elle leur apparaît efficace, mais la lourdeur et les complexités difficilement justifiables des mesures prises dans les lazarets expliquent qu’il n’y ait pas là un système d’une rationalité supérieure évidente. Et de fait, ainsi que le rappelle le chapitre 2, les doutes des médecins ottomans s’expliquent largement dans la mesure où leurs confrères européens eux-mêmes se divisent sur la question, la théorie contagionniste des maladies infectieuses perdant son ascendant dans les années 1840-1850, au profit d’une insistance sur les conditions d’hygiène générale favorisant la diffusion. Ce débat a essentiellement le Proche-Orient ottoman pour cadre, puisque c’est là que règne la peste, et c’est avec la Russie une des provenances repérables des épidémies.

12L’internationalisation de la question est l’objet des chapitres 3 et 4, qui retracent les conférences internationales et l’évolution de la question en dehors du moment des conférences. Ils mettent en évidence la difficulté pour les États à parvenir à un texte contraignant, mais aussi l’efficacité des négociations, sans même l’adoption d’une convention internationale, à forger les pratiques sur le terrain : la signature d’une telle convention n’est pas absolument nécessaire pour que l’organisation pratique des dispositifs de contrôle discutée en conférence se traduise dans les faits. Le détail des négociations montre en outre l’évolution des puissances européennes vers des modes d’intervention de moins en moins soucieux de la souveraineté des pays où elles s’appliquent, à mesure que la logique coloniale se normalise. En contrepoint, l’Empire ottoman, l’Égypte pour autant qu’elle ait une marge de manœuvre sous occupation britannique, et la Perse font de plus en plus fortement valoir leur souveraineté pour s’opposer aux décisions sanitaires internationales qui leur sont imposées, tout en reconnaissant le bien-fondé des procédures de contrôle.

13Le chapitre 5 évoque les conseils sanitaires de Constantinople et d’Alexandrie, au travers desquels les puissances européennes s’ingèrent effectivement dans le gouvernement sanitaire de l’Empire ottoman et de l’Égypte, et au sein desquels ils doivent trouver des consensus de terrain. Il en résulte une logistique du contrôle sanitaire, autour des lazarets des Sources de Moïse, de Tor, de Camaran, de Clamozènes et de Tébouk, qui fait désormais partie de l’expérience du pèlerinage ; et c’est cette étape supplémentaire du pèlerinage que s’efforce de restituer le chapitre 6.

14Le chapitre 7, enfin, vient clore le moment du contrôle sanitaire au Proche-Orient comme matrice de la santé publique internationalisée. Progressivement, et dès avant la Première Guerre mondiale, les institutions sanitaires internationales étendent leurs préoccupations à une multiplicité de questions médicales, une dynamique stoppée nette par le conflit, mais accélérée par les épisodes épidémiques et les besoins sanitaires des populations réfugiées dans l’immédiat après-guerre. Ces situations d’urgence sanitaire, qui sont également très aiguës hors du Proche-Orient, accouchent d’un activisme médical international précurseur de l’OMS. Dans le même temps, la Turquie kémaliste puis l’Égypte nationaliste obtiennent la nationalisation des structures quarantenaires, sans d’ailleurs changer radicalement leurs procédures.

15S’appuyant sur les ressources d’une variété de fonds d’archives (principalement les archives diplomatiques françaises, les Archives Nationales Egyptiennes et, dans une moindre mesure, pour des raisons linguistiques, les archives du ministère des Affaires Etrangères ottomans), le travail de Sylvia Chiffoleau montre que le sujet du contrôle quarantenaire dans l’Empire ottoman et ses États successeurs, largement traité jusqu’ici, mais dans une veine essentiellement épidémiologique, est loin d’avoir été épuisé. Le fonds des Unions Internationales, conservé au Centre des Archives Diplomatiques de Nantes, permet en particulier d’éclairer les négociations autour du fonctionnement des régimes quarantenaires au-delà des séquences bien étudiées des conférences internationales, et notamment d’expliquer le fonctionnement des deux institutions qui manifestent l’externalisation et l’internationalisation du contrôle sanitaire, le Conseil Sanitaire de Constantinople et le Conseil Sanitaire Maritime et Quarantenaire d’Alexandrie.

16L’apport scientifique du livre est conséquent, et servi par une compréhension très fine des mécanismes internationaux autant que par une connaissance du terrain. On pourra cependant regretter que les phénomènes institutionnels, diplomatiques en particulier, y occupent tant de place, en particulier par rapport à l’analyse anthropologique passionnante, qui n’occupe guère que le chapitre 6 ; tel est il est vrai le risque de toute histoire globale que de trouver les connexions mondiales qui la structurent dans des institutions à vocation internationale, et tout particulièrement à l’époque contemporaine. La bibliographie aurait peut-être gagné à intégrer les recherches de Kais Ezzerelli sur le pèlerinage et le chemin de fer de La Mecque face à la politique centralisatrice des Jeunes-Turcs, qui anticipe sur celle d’Atatürk ; ou celles de Luc Chantre relatives notamment aux pèlerins originaires du monde indien.

17On notera en outre quelques menues erreurs factuelles : dire que la peste est « disparue en Europe depuis sa mémorable incursion à Marseille, en 1720 » (p. 37), c’est retrancher du continent la Russie, mais sans doute « l’Europe » est-elle une notion problématique à l’époque où l’Empire ottoman, qui englobe tout son flanc sud-est, en est comme naturellement exclu. Le Dr Villermé devient « Villeurmé » (p. 50), et le règne du sultan Abdül Hamid II est amputé de ses deux premières années pour commencer en 1878 (p. 160). Enfin, hormis à l’époque où le chérif Hussein revendique le califat en 1924-1925, le titre de « commandeur des croyants » n’est à ma connaissance pas échu au chérif de La Mecque (p. 196-197), mais bien à une autorité de type califale – en l’occurrence, celle du sultan ottoman.

18Ces remarques n’entament en rien l’intérêt de l’élargissement du sujet du contrôle quarantenaire, ni les qualités de mise en perspective historique qui font la grande force de ce livre.

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Pour citer cet article

Référence papier

Philippe Bourmaud, « CHIFFOLEAU Sylvia, Genèse de la santé publique internationale. De la peste d’Orient à l’OMS »Histoire, médecine et santé, 4 | 2013, 121-125.

Référence électronique

Philippe Bourmaud, « CHIFFOLEAU Sylvia, Genèse de la santé publique internationale. De la peste d’Orient à l’OMS »Histoire, médecine et santé [En ligne], 4 | automne 2013, mis en ligne le 01 décembre 2014, consulté le 26 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/hms/394 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/hms.394

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Auteur

Philippe Bourmaud

Université Jean Moulin – Lyon III

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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