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Ressentiment, médecine et société dans la biographie biologique de Gregorio Marañón

Resentment, Medicine and Society in Gregorio Marañón’s biological biography
Dolores Martín-Moruño
p. 105-118

Résumés

Cet article entend éclairer les liens historiques entre le ressentiment et la médecine en analysant un des rares ouvrages dédiés à l’étude de cette émotion, Tibère écrit par Gregorio Marañón pendant son exil à Paris, en 1939. À mi-chemin entre l’histoire et la psychologie, Tibère fait partie de ce que Marañón appelait une « biographie biologique », un genre qu’il avait créé pour expliquer le caractère de grands hommes du passé en appliquant ses recherches sur l’influence de l’endocrinologie et la sexualité dans la configuration de la personnalité. Néanmoins, Tibère n’était pas uniquement conçu comme un examen clinique de la passion définissant la personnalité de ce César, mais aussi comme un document clairement politique dont l’objectif était de faire une analyse culturelle de la Seconde République espagnole et de l’homme qui l’incarnait : Manuel Azaña. Cela se démontre grâce à la comparaison avec d’autres textes appartenant à la même génération d’intellectuels, qui incluent le ressentiment comme un élément clé pour interpréter l’histoire culturelle de l’Espagne et notamment, la Guerre civile espagnole. Du point de vue de l’histoire des émotions, Tibère constitue un document pertinent où l’on peut constater un changement dans la signification du ressentiment au moment de l’arrivée du totalitarisme en Europe, quand cette émotion sera adoptée par les psychiatres fascistes afin de justifier l’extermination de certains individus, comme les républicains espagnols.

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Texte intégral

La réalisation de cet article a été possible grâce aux suggestions de Josep Lluís Barona Vilar et Juan Pimentel, ainsi qu’aux discussions et commentaires de Jon Arrizabalaga, Pilar León Sanz, Luis Montiel, Javier Ordóñez, Eva Botella et Elisa Andretta.

  • 1 Parmi les publications les plus importantes dédiées à l’étude du ressentiment, nous retrouvons ANSA (...)
  • 2 À l’exception des travaux de POSEN Solomon, The Doctor in Literature: Satisfaction or resentment?, (...)

1Le ressentiment, cette émotion furtive à mi-chemin entre la colère et le mépris, est devenu ces dernières décennies un sujet d’intérêt pour les historiens. Ainsi divers travaux ont-ils proposé d’éclairer les particularités linguistiques du terme « ressentiment », son évolution historique, son expression littéraire, philosophique et politique, ainsi que sa dimension sociologique dans la création d’identités collectives1. Bien que le ressentiment semble avoir été adopté comme une perspective concluante pour étudier une pléthore d’évènements historiques comme la Révolution française, l’apparition des mouvements prolétaires et les guerres mondiales, sa présence dans l’histoire de la médecine a été jusqu’à nos jours peu théorisée2. Cela peut paraître surprenant alors que Friedrich Nietzsche signale en 1888 les proportions pathologiques de cette émotion dans la psychologie de l’individu et au-delà, dans la construction de la morale de l’Occident :

  • 3 NIETZSCHE Friedrich, Ecce homo. Comment on devient ce que l’on est, Paris, Fayard, 1996, p. 20.

Et rien ne vous consume plus vite que le ressentiment. Le dépit, la susceptibilité maladive, l’impuissance à se venger, l’envie, la soif de la haine, ce sont là de terribles poisons et pour l’être épuisé ce sont certainement les réactions les plus dangereuses. Il en résulte une usure rapide des forces nerveuses, une recrudescence morbide des évacuations nuisibles, par exemple des épanchements de bile dans l’estomac. Le malade doit éviter à tout prix le ressentiment, c’est ce qui, par excellence, lui est préjudiciable, mais c’est malheureusement aussi son penchant le plus naturel3.

  • 4 SMITH Adam, The Theory of Moral Sentiments, Edinburgh, A. Millar, A. Kincaid and J. Bell, 1767, p.  (...)
  • 5 FERAUD Jean-François, Dictionnaire critique de la langue française, Marseille, Mossy, 1787-1788, p. (...)
  • 6 Parmi les recherches cliniques les plus récentes publiées sur le ressentiment dans la pratique médi (...)

2En rapprochant le ressentiment de la maladie, Nietzsche se démarque de la tradition morale du XVIIIe siècle représentée par des philosophes comme Adam Smith qui considèrent cette passion comme un mécanisme essentiel assurant le bon fonctionnement de la société, désapprouvant une injustice perpétrée contre une victime innocente4. En effet, l’histoire du ressentiment montre que la signification culturelle de cette émotion subit un changement radical entre le XVIIIe et le XIXe siècle ; un virage du normal au pathologique qui l’associe à la manifestation de troubles psychologiques et psychiatriques5. D’ailleurs, plusieurs recherches cliniques menées dans le cadre de troubles de la personnalité borderline, du syndrome du stress posttraumatique ou du traitement de maladies chroniques donnent aujourd’hui raison à Nietzsche en démontrant que cette émotion se manifeste conjointement avec d’autres symptômes comme l’irritabilité, la colère, l’anxiété ou l’apparition de problèmes gastriques6.

  • 7 SCHELER Max, Ressentiment, Milwaukee, Marquette University Press, 1994, p. 42. Voir aussi, SOLOMON, (...)
  • 8 Le caractère cyclique du ressentiment a été étudié par LINDEN Michael, Embitterment: Societal, Psyc (...)

3Si les études sur le ressentiment en histoire de la médecine ne sont pas encore très nombreuses, c’est probablement dû au fait qu’il s’agit d’une réaction affective de nature très complexe, « une dynamite psychologique » qui combine plusieurs éléments comme « la vengeance, la colère, la malveillance et la jalousie »7. De plus, le ressentiment agit en silence, car son expression directe est frustrée par des forces comme la peur, l’anxiété et l’intimidation qui sont le résultat d’une tentative pour éviter une confrontation directe avec des figures ou des instances qui représentent l’autorité. Ainsi la profonde amertume provoquée par les souvenirs traumatiques du passé révèle-t-elle un caractère cyclique, vicieux et obsessif de la mémoire tandis que ce sentiment s’allie avec l’impossibilité de l’oubli et se traduit par l’expérience d’un présent éternellement gouverné par un désir inépuisable de vengeance8.

  • 9 ROSENWEIN Barbara, Emotional Communities in the Early Middle Ages, Ithaca, Cornell University Press (...)
  • 10 L’expression anglaise « history of emotions » a été introduite par STEARNS Peter et STEARNS Carol « (...)

4Cet article a pour objectif de contribuer à la compréhension de l’histoire du ressentiment non seulement en examinant sa dimension psychologique mais au-delà, comme l’expression culturelle d’un moment historique qui peut révéler des caractéristiques fondamentales sur la façon contemporaine de vivre le présent dans certaines « communautés émotionnelles »9. À cette fin, un des rares ouvrages dédiés à l’examen de cette émotion du point de vue médical, Tibère : l’histoire d’un ressentiment (1939), écrit par Gregorio Marañón (1887-1960), sera examiné dans le cadre de ses recherches en endocrinologie et de sa théorie sur la sexualité, ainsi que pour sa signification au sein de l’histoire culturelle de l’Espagne du premier tiers du XXe siècle. Comme je vais essayer de le montrer dans cet article, une analyse de Tibère se révèle particulièrement intéressante pour l’histoire des émotions car elle permet de comprendre de quelle manière le caractère de cet empereur romain est marqué par l’histoire de son ressentiment, mais aussi pourquoi cette émotion allait devenir une préoccupation centrale dans le contexte de l’exil de Marañón à Paris et d’autres de ses collègues lors du déclenchement de la Guerre d’Espagne (1936-1939)10.

  • 11 Une bibliographie exhaustive des travaux de MARAÑÓN est disponible dans LÓPEZ VEGA Antonio Bibliogr (...)

5Né à Madrid en 1887, Marañón grandit sous l’influence de son père, le juriste Manuel Marañón Gomez Acevedo et de son cercle d’amis, l’historien Marcelino Menéndez Pelayo (1856-1912) et les écrivains Benito Perez Galdós (1843-1920) et José María Pereda (1833-1906). Sa mère, Carmen Posadillo, est morte quand il avait seulement trois ans11. Bien que dans sa jeunesse il montre beaucoup plus d’intérêt pour la littérature et l’histoire, il fait une carrière brillante en médecine. Marañón est internationalement reconnu pour ses travaux sur les sécrétions hormonales et leurs rapports avec les âges de la vie, la nutrition, la sexualité, la psychologie et les émotions ; des recherches presque inexistantes jusqu’alors en Espagne et qu’il introduit dans les curricula universitaires, une fois que la chaire en endocrinologie est créée à la faculté de médecine en 1931.

  • 12 MARAÑÓN Gregorio, La sangre en los estados tiroideos, Tesis doctoral, Universidad Complutense de Ma (...)

6Élève de Santiago Ramón y Cajal alors qu’il est étudiant à la faculté de l’hôpital San Carlos à Madrid, il part à l’étranger après avoir soutenu sa thèse intitulée La sangre en los estados tiroideos (1910), qui montre déjà l’orientation de ses études ultérieures sur les dysfonctionnements endocriniens12. En 1910, il fait un bref séjour à Vienne où il rencontre Sigmund Freud, un auteur qui marque profondément ses recherches sur la sexualité, puis à Francfort où il suit une formation avec Paul Ehrlich grâce à l’obtention d’une bourse du ministère de l’Instruction publique. Des années plus tard, Marañón est envoyé en France à la tête d’une mission organisée par le gouvernement espagnol pour trouver des moyens de combattre la grippe de 1918 et il y rencontre des personnalités comme le biologiste et le pharmacologue Alexander Fleming ou le neurochirurgien William Harvey Cushing.

  • 13 LAÍN ENTRALGO Pedro, Obras completas. Gregorio Marañón, Madrid, Espasa Calpe, 1968, vol. 1.

7Marañón appartient à ce que l’histoire culturelle de l’Espagne nomme « la génération de 14 », regroupant des personnalités comme le philosophe José Ortega y Gasset (1883-1955), les écrivains Ramón Pérez de Ayala (1880-1962), Ramón Gómez de la Serna (1888-1963) et Eugenio D’Ors (1882-1954), Manuel Azaña (1880-1940) qui deviendra le deuxième président de la République espagnole, le physicien Blas Cabrera (1878-1945) ou le peintre Pablo Picasso (1881-1973). Cette génération d’excellence dans les arts et les sciences est en fait la première dans l’histoire de l’Espagne à pouvoir poursuivre des études à l’étranger. Ils sont donc considérés comme le résultat des efforts d’ouverture vers l’Europe menés dans le pays durant plusieurs décennies13.

  • 14 MARAÑÓN Gregorio, Cajal. Su tiempo y el nuestro, Madrid, 1951, p. 50.

8Dans ce climat d’ébullition intellectuelle marqué par une volonté politique de vulgarisation de la culture scientifique dans l’ensemble de la société espagnole, Marañón n’est pas seulement un praticien se contentant de faire des recherches cliniques, il se tourne vers l’histoire pour développer ses hypothèses sur l’influence de glandules endocrines sur le comportement humain. Selon lui, les documents historiques sont une occasion exceptionnelle d’étudier les rapports entre la morphologie, la physiologie et la psychologie des individus, car ce sont « des histoires cliniques dont le secret professionnel est déjà échu »14.

  • 15 MARAÑÓN Gregorio, Ensayo biológico sobre Enrique IV de Castilla y su tiempo, Madrid, Espasa Calpe, (...)
  • 16 MARAÑÓN Gregorio, Amiel. Une étude sur la timidité, Paris, Gallimard, 1938 ; El Conde-Duque de Oliv (...)

9À mi-chemin entre l’histoire et la psychologie, Tibère ou l’histoire d’un ressentiment fait partie du genre que Marañón désigne comme « biographie biologique », dont l’objectif est de reconstruire les tempéraments de grandes personnalités du passé grâce à l’application de sa théorie sur l’influence endocrine dans la constitution du caractère15. En ce sens, Tibère n’est qu’un exemple dans un projet archéologique beaucoup plus vaste, qui englobe d’autres biographies comme Notas para la biología de Don Juan (1924), Ensayo biológico sobre Enrique IV de Castilla y su tiempo (1930), Amiel : Un estudio sobre la timidez (1932), Las ideas biológicas del Padre Feijoo (1934), El Conde Duque de Olivares o la pasión de mandar (1936) ou Luis Vives, un español fuera de España (1942). La biographie biologique est une sorte de « diagnostic médical historique » des déviations pathologiques du comportement humain comme la timidité sociale excessive dans le cas de l’écrivain suisse Henri-Frédéric Amiel, ou l’instinct de domination chez Olivares qui répond selon Marañón à un type hyper viril de la personnalité16.

  • 17 MARAÑÓN Gregorio, Tibère, Paris, Gallimard, 1941, p. 4.

10Comme nous allons le voir à travers l’examen de Tibère, Marañón est convaincu que les passions humaines ont été sous-estimées dans l’entreprise historique alors qu’elles ont joué un rôle décisif dans les évènements les plus importants de la civilisation occidentale, étant donné qu’il existe une continuité entre la vie psychique et sociale de l’espèce humaine. Sous le regard clinique de Marañón, l’histoire devient essentiellement biographie car « vie et histoire sont une même chose ». « L’histoire pompeuse du passé est semblable à nos humbles vies quotidiennes » marquées par nos croyances, ambitions, passions, illusions, frustrations et souffrances morales comme le montre l’histoire du ressentiment de Tibère17.

Exil, mélancolie et ressentiment

  • 18 Ibidem, p. 6.

11Marañón précise dès les premières pages de son étude que même s’il est très intéressé par l’histoire du monde antique, son objectif principal n’est pas d’élaborer une biographie de plus de Tibère, mais d’analyser de quelle manière cette figure historique allait devenir l’incarnation du ressentiment. Vilipendé par des historiens antiques tels Tacite et Suétone, puis par ceux d’inspiration chrétienne, comme le monstre qui « laissa lâchement crucifier le Christ », célébré par d’autres comme Voltaire ou Mussolini, qui ont vu en lui des qualités politiques exceptionnelles, Tibère devient un personnage dont la légende ne cesse de croître au cours du temps18. Marañón distingue les périodes qui ont contribué à réhabiliter la figure de l’empereur romain : la fin du Moyen Âge, les dernières décennies du XVIIIe siècle sous l’influence de la philosophie rationaliste et sa propre époque, celle de la Guerre d’Espagne. Ainsi explique-t-il dans le prologue de la deuxième édition espagnole que le choix de ce sujet d’étude n’est pas dû au hasard :

  • 19 MARAÑÓN Gregorio, Tiberio. Historia de un resentimiento, Madrid, Espasa Calpe, 1959. L’introduction (...)

Il faut tenir compte du fait qu’une nouvelle histoire de Tibère soit apparue précisément l’année où débutait la grande révolution, qui sous prétexte d’une guerre allait changer le monde. Tibère et son époque représentent l’heure de l’effondrement du monde païen et de l’apparition du monde chrétien […]. Chaque fois que le sol cède et que nous ne savons pas, nous nous tournons vers l’histoire ; et l’exemple du César angoissé par le ressentiment ressuscite […]. De la même manière, aujourd’hui les idéaux des générations précédentes ou de celles qui sont encore vivantes gisent sur le sol avec le ventre vide, et nous ne savons pas où naîtra le futur19.

  • 20 MARAÑÓN Gregorio, Tibère, op. cit., p. 8.
  • 21 MARAÑÓN Gregorio, Tibère, op. cit., p. 14. « Y en el gran escenario del pasado surge otra vez Tiber (...)
  • 22 MARAÑÓN Gregorio, Liberalisme et Comunisme : en marge de la guerre civile espagnole, Paris, Nouvell (...)
  • 23 PÉREZ GUTIERREZ Francisco, Los años de París. El Doctor Marañón en el exilio, Bubok, 2009, p. 95-11 (...)

12Marañón n’envisage pas sa méditation sur le ressentiment, « cette fermentation des passions qui éclate au moment où l’on s’y attend le moins et sous ces formes arbitraires de la conduite » comme une simple étude psychologique, mais comme une analyse de son époque20. Dans ce sens, la Guerre d’Espagne symbolise pour lui un moment marqué par le ressentiment où surgit de nouveau la figure de Tibère « courbée et vagabonde avec un monde vide sur ses épaules »21. D’ailleurs, Marañón écrit ce livre après avoir quitté Madrid dans l’hiver de 1936, une fois qu’il renonce à soutenir le gouvernement espagnol de la Seconde République, dont il a pourtant été un des pères fondateurs. Malgré sa participation active à la vie politique comme député au Parlement, il exprime ouvertement son appui aux militaires insurgés nationalistes dirigés par les généraux Sanjurjo, Mola et Franco, depuis Paris22. C’est précisément dans la capitale française que Marañón devient l’historien des exilés espagnols d’autrefois ; il passe son temps aux Archives nationales, avec son épouse Dolores, afin de reconstruire les traces de l’exode intellectuel des Espagnols en France depuis le temps de l’humaniste Luis Vives (1492-1540). C’est aussi à Paris qu’il finit d’écrire Tibère en 1937, bien qu’il ne le publie qu’en 1939 à cause de la perte d’une grande partie du manuscrit lors d’un voyage dans le Pays Basque français23.

  • 24 MARAÑÓN Gregorio, Tibère, op. cit., p. 8.
  • 25 Il présente ses idées sur l’influence de l’endocrinologie sur la constitution physique, le poids et (...)
  • 26 MARAÑÓN Gregorio, Tibère, op. cit., p. 29.

13Marañón regarde, sans doute, sa propre souffrance comme tragiquement liée à la biographie de Tibère et, en particulier, à l’expérience de l’exil que l’empereur romain vit pendant la guerre civile qui suit l’assassinat de Jules César. Bien que Tibère soit seulement un enfant à ce moment, la tristesse de son père, Tiberius Claudius, qui souffre d’une « peine si grande », va marquer son tempérament grave et mélancolique et sa vie « presque exclusivement intérieure »24. Si l’aspect mental du ressentiment répond à une certaine morphologie, que Marañón associe à celle des individus asthéniques, grands et maigres suivant les travaux psychiatriques sur les rapports entre la complexion physique et la psychologie d’Ernst Kretschmer, la configuration de cette passion doit aussi s’expliquer par des circonstances sociales très précises comme l’exil, condition parfaite pour cultiver la mélancolie25. De cette façon, Marañón indique comme premier élément constitutif du ressentiment du futur César, cette humeur mélancolique qu’il hérite de son père, un homme orgueilleux et prudent devenu taciturne et nostalgique à cause de « souvenirs de voyages et des dangers vécus hors de sa patrie »26.

  • 27 SOBEJANO Gonzalo, Nietzsche en España. 1890-1970, Madrid, Gredos, 2004, p. 587.
  • 28 MARAÑÓN Gregorio, Tibère, op. cit., p. 19.
  • 29 Ibidem, p. 11.
  • 30 Ibidem, p. 13.

14Sûrement inspiré par les thèses de Nietzsche qu’il connaît d’après les travaux d’Ortega y Gasset, Marañón interprète l’introversion de Tibère comme une faiblesse de caractère typique de l’homme du ressentiment, car il n’est pas capable de réagir avec « une énergie immédiate devant l’offense » et nourrit donc sa vengeance dissimulée contre ce qu’il considère comme une injustice dans sa solitude27. Il précise que Tibère a, dès l’âge le plus tendre, une tendance très marquée à s’isoler de la société, se montrant réservé, antipathique, égoïste et « d’une froideur affective qui caractérise les schizophrènes »28. Bien que Marañón considère le caractère introverti de Tibère comme une prédisposition au ressentiment parce que l’apparition de cette émotion « ne dépend pas de la nature de l’offense, mais de l’individu qui la subit »29, cela ne signifie pas qu’il manque d’intelligence. Tout au contraire, il estime que les personnalités prédisposées au ressentiment se trouvent en plus grande proportion chez les écrivains, les artistes, les professeurs, « des hommes qui ont le talent nécessaire pour tout faire ou pour tout comprendre, sauf pour se rendre compte que le fait d’atteindre une catégorie supérieure à celle où ils sont déjà parvenus, ne dépend pas des autres comme ils le supposent, mais tout simplement d’eux-mêmes »30. Pour Marañón, Tibère est de ces personnalités ayant une intelligence remarquable, mais peu douées pour aimer.

  • 31 Ibidem, p. 32.

15Une fois de retour à Rome, les échecs affectifs de Tibère modèlent la physionomie de son ressentiment. Sa mère, Livie, une femme à l’ambition politique démesurée, divorce de son père pour se marier avec son pire ennemi, Octave Auguste, fils adoptif de Jules César et premier empereur romain. Comme Marañón l’explique, « ces sortes de feux-croisés matrimoniaux étaient d’usage dans toutes les classes de la société romaine », mais ce qui est jugé comme extrêmement scandaleux à l’époque est que Livie est enceinte de six mois quand elle se remarie avec Auguste31. On imagine l’humiliation qu’ont dû surmonter le père de Tibère et le jeune enfant à la suite des commentaires sur son frère, Drusus, qui est vraisemblablement le fruit de la relation adultère de sa mère avec Auguste.

  • 32 Ibidem, p. 56.
  • 33 Ibidem, p. 59.

16Ainsi le docteur Marañón diagnostique-t-il comme seconde source du ressentiment de Tibère ses rapports frustrés avec le sexe féminin. La déception qu’il éprouve envers sa mère qu’il ne pardonnera jamais, puis l’échec de son premier mariage avec Vispanie, une femme qu’il aime profondément mais qu’il quitte pour se remarier avec Julie – la fille d’Auguste et Scribonie et la veuve d’Agrippa – vont provoquer chez lui « une timidité sexuelle », une chasteté par force et non par vertu qui « cadre exactement avec la psychologie d’un homme renfermé et mélancolique » comme l’est Tibère32. Sa misanthropie se confirme comme un trait de sa personnalité alors qu’il part pour Rhodes cherchant la solitude, pressé par son propre ressentiment et « blessé par le scandale perpétuel qui entourait sa femme », toujours accompagnée de ses amants33. Julie, la femme adultère avec laquelle il se marie uniquement pour poursuivre son ascension vers le pouvoir politique réussit à l’humilier de la même manière que sa mère l’avait fait avec son père auparavant. Tandis que Tibère a trente-trois ans et qu’il est un des candidats favoris pour devenir empereur, il renonce apparemment à toute activité amoureuse, si nous ne donnons pas de crédibilité aux rumeurs autour des bacchanales qu’il fréquente à la fin de sa vie à Capri.

  • 34 MARAÑÓN Gregorio, Tibère, op. cit., p. 13.
  • 35 Ibidem, p. 72.

17D’après l’analyse de Marañón, le diagnostic de Tibère semble clair : la tristesse est sa maladie chronique. Néanmoins, il n’est pas seulement un homme qui souffre d’une manière disproportionnée des agressions de son milieu, des échecs et des injustices, mais surtout une personnalité qui, à son tour, se venge d’une manière féroce et fait souffrir ses proches en les condamnant à des punitions encore plus monstrueuses que celles dont il a été l’objet. Ce ressentiment accumulé dans l’âme de Tibère depuis son enfance est devenu une combinaison émotionnelle explosive à laquelle s’ajoutent la haine et les ambitions propres au monde politique, où « les hommes faibles et aigris deviennent terribles lorsque le hasard les place au pouvoir »34. C’est l’activité politique de Tibère qui transforme son ressentiment en moteur historique de la lutte de castes entre Claudiens et Juliens ; une lutte, où les « acteurs se succédaient, parvenaient presque au pouvoir et disparaissaient parfois dans l’exil ou dans la mort »35.

  • 36 Ibidem, p. 101.
  • 37 Ibidem, p. 113.

18L’histoire de cette lutte, qui est finalement l’histoire de l’ascension au pouvoir de Tibère, ne peut pas être comprise sans le recours à la soif de domination de sa mère, Livie, qui le catapulte comme héritier de l’Empire, une fois qu’elle se marie à Auguste et force ce dernier à l’adopter comme son fils. Bien qu’Auguste ressente une répugnance naturelle envers Tibère, une antipathie qu’il lui manifeste dès son enfance, il devient le principal candidat pour gouverner l’empire quand son demi-frère Drusus meurt, ainsi que les possibles prétendants de la branche julienne : Marcellus, Lucius, Caius, Agrippa Postumus et Germanicus. Il semble que Livie assure le triomphe de son fils en l’aidant à exterminer soigneusement les ennemis de leur caste. Pourtant, Tibère continue à nourrir un ressentiment amer contre la mère adultère, contre celle qui « avait blessé la dignité de son vieux père »36. Une fois devenu empereur de Rome, il se garde bien de partager le pouvoir avec elle, qui est « sans doute l’une des causes principales de la sécheresse de son cœur »37.

  • 38 Voir LÓPEZ IBOR ALIÑO Juan J., « El Tiberio de Marañón 66 años después », Ars médica: Revista de hu (...)
  • 39 MARAÑÓN Gregorio, Tibère, op. cit., p. 238.

19D’après le récit de Marañón, à la base de l’expérience du ressentiment se trouve la répétition convulsive d’un souvenir traumatique non verbalisé qui se manifeste comme un tic de la mémoire et que l’on retrouve donc de manière cyclique dans les biographies des personnalités marquées par cette passion38. C’est pour cela que Tibère donne l’impression d’avoir une double personnalité car « ceux qui sont atteints de ressentiment, donnent à leurs règnes l’impression nette de deux étapes, la première excellente, la seconde mauvaise ». Pour Marañón, Tibère est sûrement un schizoïde qui a donné « à sa vie un accent d’anormalité qui n’est pas la folie bien qu’il puisse être confondu avec elle »39.

  • 40 Ibidem, p. 113.

20Les continuelles déceptions auxquelles Tibère a dû faire face ne proviennent pas seulement de sa mère et de ses femmes, mais aussi de ses amis. Ainsi l’histoire de son homme de confiance, Séjan, explique-t-elle les principales causes de son délire pendant les dernières années de sa vie, quand son ressentiment explose en vengeance féroce et que « Rome baigne dans le sang pendant deux années »40. Séjan, qui devient le préfet de la garde prétorienne, est une des personnalités les plus influentes pendant le mandat de Tibère. Son ambition politique lui fait trahir l’empereur alors qu’il s’efforce d’être son successeur. Tout d’abord, il séduit Liville, la femme du fils de Tibère, Drusus, puis ils préparent ensemble son assassinat. La réponse de Tibère à cette offense est cinglante : il réussit à faire en sorte que le Sénat le condamne à mort, la population insulte son cadavre pendant des jours, puis ses enfants sont persécutés avec une cruauté sans limite et finalement tués.

  • 41 Ibidem, p. 238.
  • 42 Ibidem, p. 187.
  • 43 Ibidem, p. 83.

21Incapable de la moindre générosité, Tibère finit ses jours retiré sur l’île de Capri, « brisé par le ressentiment, fuyant en lui-même jusqu’à l’angoisse, irrémédiablement isolé non seulement de son milieu, mais de ses souvenirs et de ses espérances »41. L’angoisse infinie qui caractérise cette dernière étape de sa vie, ne lui accorde aucun soulagement ni dans la vengeance, ni dans le pardon ; uniquement dans un exil qu’il a apparemment choisi, et qu’il est forcé d’accomplir, par le pouvoir aliénant du ressentiment. En outre, sa timidité s’accentue à cette époque face à l’apparition « des grands ulcères, des coutures et des brûlures » sur son visage causés probablement par une maladie contagieuse de la peau qui, selon Pline, « apparut à cette époque en Italie et dont les gens de la haute société furent les premiers atteints »42. La honte qu’il éprouve à montrer cette difformité s’accompagne de la recrudescence de sa tendance maladive à la mélancolie, qu’il soigne avec du vin, ce médicament qui « avait la vertu spécifique d’effacer la tristesse du cœur »43.

  • 44 Ibidem, p. 240.
  • 45 Ibidem, p. 249.

22La signification psychologique de l’exil de Capri trouve ses origines dans sa première fuite à Rhodes après sa séparation de Julie et encore plus tôt, à l’époque de son enfance quand il dut quitter Rome avec son père. La fuite est selon Marañón un trait comportemental caractéristique de l’homme du ressentiment. « Il fuyait le monde pour se retrouver lui-même, mais la solitude l’atterrait car elle le mettait face à son désespoir »44. Cette anxiété surhumaine dont le César semble être la tragique incarnation est le symptôme d’une civilisation empoisonnée par sa morale. Le ressentiment de Tibère, typique des grands dictateurs – conclut Marañón – signe la décadence de Rome, la fin d’un moment historique, qui appelle à reconstruire le monde sur des fondements nouveaux. Tandis que Tibère rôdait autour de Rome sans être capable de rentrer dans la ville, il aurait entendu parler de la crucifixion d’un homme qui prétendait être le Fils de Dieu. « Une de plus, avait dû penser le vieux taciturne. Une de plus parmi les croix infinies qui s’élevaient sur tous les chemins de l’Empire »45.

Force et vitalité de l’histoire du ressentiment espagnol

  • 46 Ibidem, p. 27.
  • 47 PÉREZ GUTIERREZ, op. cit, p. 97.

23D’après cette lecture suivie de Tibère, il ressort que, même si Marañón signale certaines prédispositions biologiques chez les individus souffrant du resssentiment, la condition nécessaire de son apparition est la mélancolie, une tristesse cultivée dans l’exil qui provoque « une peine si grande que l’on ne conçoit pas comment ceux qui en ont souffert » puissent l’imposer aux autres46. Cette affirmation récurrente laisse penser que Marañón interprète la souffrance de Tibère à partir de son expérience personnelle d’exilé, alors qu’il est forcé de quitter Madrid en 1936, après avoir reçu des menaces provenant de la mouvance marxiste du camp républicain l’obligeant à signer une déclaration appuyant le Front Populaire47.

24Il est certain que Marañón a cultivé un goût pour l’histoire depuis ses lectures de jeunesse à Santander, mais le propos de Tibère n’est pas uniquement d’éclairer les biographies de grands hommes du passé grâce à ses recherches sur l’influence de l’endocrinologie dans la formation du caractère ; il s’agit d’élaborer une analyse culturelle de son propre temps qui donne un nouveau sens au ressentiment, différent de celui proposé par Nietzsche. Ainsi Tibère a-t-il une claire intentionnalité politique : mettre en évidence que le ressentiment est une émotion fortement ancrée dans la culture espagnole. Ses origines peuvent être retracées au moins depuis le XVIe siècle avec des personnalités comme le poète Francisco de Quevedo (1580-1645) et sa vitalité est loin de s’éteindre avec la guerre. D’ailleurs, Marañón n’est pas le seul penseur de sa génération à s’intéresser à ce sujet.

  • 48 ORTEGA Y GASSET José « Democracia Morbosa », El Espectador, 1917. Le texte est disponible dans ORTE (...)

25En effet, son collègue et fondateur de la ligue « Groupement au service de la République », Ortega y Gasset, qui vit aussi l’exil lors de la guerre, publie en 1917 dans la revue El Espectador un article intitulé Démocratie morbide. Il s’agit d’une sorte de diagnostic de la décadence de ce système politique en Europe et, plus particulièrement, en Espagne à la suite des grèves générales qui ont lieu dès décembre 1916. S’appuyant sur les travaux de Nietzsche et de Max Scheler, Ortega décrit le ressentiment comme la base émotionnelle d’un égalitarisme pervers tel que le revendiquent les factions espagnoles les plus révolutionnaires : les syndicats de l’Union Générale de Travailleurs (UGT) et la Confédération Nationale du Travail (CNT). Ortega s’oppose ainsi à cette conception de la démocratie radicale qu’il interprète comme la cause d’une conscience publique dégénérée dont la manifestation la plus claire est le triomphe des plus faibles48.

  • 49 UNAMUNO Miguel, El resentimiento trágico de la vida. Notas sobre la revolución y la guerra civil es (...)

26Un autre collègue très proche de Marañón, le philosophe Miguel de Unamuno (1864-1936), dont le nom apparaît dans les premières pages de Tibère, prend des notes dès les débuts de la guerre pour écrire l’ouvrage intitulé El resentimiento trágico de la vida49. Même si Unamuno – qui avait déjà vécu l’exil pendant la dictature de Primo de Rivera en 1927 – ne finit jamais ce projet, ses notes témoignent de son interprétation du communisme révolutionnaire, tant en Russie qu’en Espagne, comme un mouvement politique inspiré par le ressentiment. De la même manière que Marañón, Unamuno soutient le mouvement militaire des rebelles en justifiant son positionnement politique par le fait qu’ils sont les seuls capables d’inculquer le sens de la discipline dans un pays soumis au désordre.

  • 50 VIDAL MANZANARES César, La Tercera España, Madrid, Espasa Calpe, 1998.

27Ce groupe d’intellectuels appartenant à la génération de Marañón, souvent appelé la « troisième Espagne »50 pour leur désir de ne pas prendre parti dans ce conflit, ont contribué paradoxalement à vulgariser une interprétation du ressentiment qui même si elle s’inspire de la philosophie de Nietzsche acquiert une signification complètement différente lors des mouvements totalitaires du XXe siècle. Selon Marañón, la société espagnole était – par analogie au temps de Tibère – « empoisonnée à la racine par sa morale » ; elle souffrait d’une maladie chronique dont la manifestation était justement l’apparition de l’homme politique du ressentiment, celui qui, dans l’imaginaire espagnol des années 1930 avait un nom : Manuel Azaña, le président de la République de 1936 à 1939.

  • 51 JULIÁ DÍAZ Santos, « La perfidia del resentido : Manuel Azaña dans l’imaginaire des vainqueurs », C (...)
  • 52 VALLEJO NAGERA Antonio, La Locura y la Guerra : psicopatología de la guerra española, Valladolid, L (...)

28L’historien Santos Juliá a souligné que peu d’autres figures politiques espagnoles ont concentré autant d’attaques. Azaña est décrit par la presse de droite comme un assassin, un voleur, un monstre, « un type politique antisocial, incapable de tendresse, doublement frustré par ses défauts inconfessables et qui n’ayant pas de succès social s’était transformé en despote ». Cette image d’Azaña comme l’homme du ressentiment – qui a sûrement inspiré le Tibère de Marañón – a pris forme avant même qu’il soit élu président, quand il est intervenu entre 1931 et 1933, au début de la Seconde République, dans le débat constitutionnel portant sur la réforme militaire et la sécularisation de l’Espagne, les deux piliers de la patrie selon la droite catholique du pays. C’est bien à ce moment que le mythe de l’homme du ressentiment commence à se forger autour de lui : un fonctionnaire solitaire, toujours habillé de gris, homme de lettres frustré – Unamuno disait « un écrivain sans lecteurs » –, capable de n’importe quoi pour se faire remarquer, en somme un « petit Robespierre »51. Pendant le franquisme, l’interprétation de l’homme du ressentiment proposée par Marañón suivant les travaux de Kretschmer sur les rapports entre la morphologie et le tempérament, est développée par des psychiatres, tel Vallejo Nagera, qui diagnostiquent le fanatisme communiste comme une dégénérescence génétique dont les manifestations pathologiques incluent ces réactions rancunières contre tout et rien52.

  • 53 PRESTON Paul, El Holocausto español, Barcelona, Debate, 2011.
  • 54 ARENDT Hannah, The Origins of Totalitarianism, London, George Allen an Unwin, 1951, p. 454.
  • 55 BRUDHOLM Thomas, Resentment’s Virtue: Jean Amery and the Refusal to Forgive, Philadelphia, Temple U (...)

29Le ressentiment semble donc être une émotion tragiquement liée à l’histoire de la Guerre d’Espagne, puis à la persécution, à l’élimination et à l’exil d’une grande partie de la population53. Le ressentiment devient ainsi la justification idéologique pour discréditer l’œuvre des républicains tout au long du XXe siècle, justification qui est même assimilée par la psychiatrie franquiste. Après la Seconde Guerre mondiale, Hannah Arendt a écrit quelques lignes à propos du ressentiment, expliquant qu’il ne pouvait être considéré comme la cause des conflits du XXe siècle. Contrairement à l’interprétation de Marañón, Arendt appréhende le ressentiment comme un signe de la pluralité humaine, une émotion qui n’a pas plus de sens dans les régimes totalitaires54. C’est pour cela qu’après l’expérience du totalitarisme en Europe, nous pouvons constater un changement de perception : le ressentiment n’est plus considéré comme une sorte de maladie suivant l’idée de Nietzsche, mais comme l’unique vertu pouvant être cultivée à la suite des atrocités vécues par certaines populations55.

  • 56 Voir MOSCOSO Javier, Pain: A Cultural History, Houndmills, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2012, p (...)
  • 57 MARAÑÓN Gregorio, Tibère, op. cit., p. 14.

30Si cette émotion concentre l’attention aujourd’hui, c’est sûrement parce qu’elle continue à être implantée au cœur de certaines communautés émotionnelles qui refusent d’oublier le passé, estimant qu’elles n’ont pas reçu de compensation morale après l’injustice dont elles ont été victimes. Dans ce sens, j’ai souhaité souligner que l’histoire des émotions ne peut être comprise exclusivement comme un exercice intellectuel, mais doit aussi l’être comme un engagement moral et politique obligeant à penser les affects à travers lesquels s’est construite la société contemporaine56. Le ressentiment reste aujourd’hui une des émotions les plus utilisées pour justifier le coup d’État de 1936 contre la Seconde République, vu comme un processus historique nécessaire. Par conséquent, la figure de Tibère « courbée et vagabonde » continue à survoler la scène politique espagnole annonçant ce que Marañón et ses collègues de « la troisième Espagne » décrivaient comme la dégénération morale d’une démocratie gouvernée par des gens sans talent57.

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Notes

1 Parmi les publications les plus importantes dédiées à l’étude du ressentiment, nous retrouvons ANSART Pierre, Le Ressentiment, Bruxelles, Bruylant, 2002 ; FERRO Marc, Le ressentiment dans l’histoire. Comprendre notre temps, Paris, Odile Jacob, 2007 ; GRANDJEAN Antoine et GUENARD Florent (dir.), Le Ressentiment, passion sociale, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012, et FANTINI Bernardino, MARTÍN-MORUÑO Dolores et MOSCOSO Javier (dir.), On Resentment: Past and Present, New Castle upon Tyne, Cambridge Scholars Publishing, 2013.

2 À l’exception des travaux de POSEN Solomon, The Doctor in Literature: Satisfaction or resentment?, Oxford, Radcliffe, 2005 ; MOSCOSO Javier, « The Shadows of Ourselves: Resentment, Monomania and Modernity » dans FANTINI, MARTÍN-MORUÑO et MOSCOSO, op. cit., p. 17-35 ; LEÓN-SANZ Pilar, « Resentment in Psychosomatic Pathology (1939-1960) », dans FANTINI, MARTÍN-MORUÑO et MOSCOSO, op. cit., p. 129-162 et ZARAGOZA-BERNAL Juan Manuel, « Repressing Resentment: Marriage, Illness and the Disturbing experience of Care » dans FANTINI, MARTÍN-MORUÑO et MOSCOSO, op. cit., p. 163-183. Il existe aussi un documentaire réalisé par le psychiatre DE PRADOS Miguel, Feeling of Hostility, Allan Memorial Institute, McGill University, Royal Victoria Hospital, Mental Health Division of the Department of National Health and Welfare, Canada; National Film Board of Canada, Montréal, Québec, 1948, 30 min.

3 NIETZSCHE Friedrich, Ecce homo. Comment on devient ce que l’on est, Paris, Fayard, 1996, p. 20.

4 SMITH Adam, The Theory of Moral Sentiments, Edinburgh, A. Millar, A. Kincaid and J. Bell, 1767, p. 127. Voir aussi, l’analyse de BOLTANSKI Luc, La souffrance à distance : morale humanitaire, médias et politique, Paris, Métaillé, 1993.

5 FERAUD Jean-François, Dictionnaire critique de la langue française, Marseille, Mossy, 1787-1788, p. 457. Du point de vue linguistique le mot « ressentiment » acquiert le sens de « se souvenir des blessures » et de « désir de vengeance » au XVIIIe siècle.

6 Parmi les recherches cliniques les plus récentes publiées sur le ressentiment dans la pratique médicale et soignante, nous retrouvons : MARTIN-COOK Kristin, REMAKEL-DAVIS Barbara, SVELIT-HYNAN Linda S., WEINER Myron F., « Caregiver attribution and resentment in dementia care », Am J Alzheimers Dis. Other Demen., 18(6), 2003, p. 366-374; FOSSATI Andrea, BARRAT Ernest S., CARRETA Ilaria, LEONARDI Barbara, GRAZIOLLI Frederica et MAFFEI Cesare, « Predicting Borderline and Antisocial Personality Disorder features in Non-Clinical Subjects using measures of impulsivity and aggressiveness », Psychiatry Research, 125 (2), 2004, p. 161-170. Les problèmes gastriques liés au ressentiment ont été signalés par HARRIS Irving D., « Relation of resentment and anger to functional gastric problems », Psychosomatic Medicine, 3 (8), 1946, p. 211-215.

7 SCHELER Max, Ressentiment, Milwaukee, Marquette University Press, 1994, p. 42. Voir aussi, SOLOMON, Robert C., The Passions. Emotions and the Meaning of Life, Indianapolis, Cambridge, Hackett Publishing Company, 1996, p. 290-295.

8 Le caractère cyclique du ressentiment a été étudié par LINDEN Michael, Embitterment: Societal, Psychological and Clinical Perspectives, New York, Springer, 2011.

9 ROSENWEIN Barbara, Emotional Communities in the Early Middle Ages, Ithaca, Cornell University Press, 2006 et plus récemment, « Theories of Change in the History of Emotions » dans LILIEQUIST Jonas (dir.), A History of Emotions, 1200-1800, Pickering and Chatto, London, 2012, p. 7-20. L’auteur comprend par communauté émotionnelle les groupes sociaux dont les membres adhèrent aux mêmes évaluations des émotions de leur expression.

10 L’expression anglaise « history of emotions » a été introduite par STEARNS Peter et STEARNS Carol « Emotionology Clarifying the History of Emotion and Emotional Standards », American Historical Review, XC, 1985, p. 813-835 ; REDDY William, The Navigation of Feeling, Cambridge, Cambridge University Press, 2001 et ROSENWEIN, op. cit., qui sont considérés comme les fondateurs de ce programme de recherche. Par contre, des historiens francophones comme BOQUET Damien et NAGI Piroska ont proposé l’appellation alternative francophone « d’histoire de l’affectivité » dans « Une histoire des émotions incarnées », Médiévales, 61, 2011, p. 11, pour se référer à « l’étude des dispositions affectives et des traits du caractère, aux sentiments durables et aux émotions qui, en français désignent clairement un mouvement psychique bref, le plus souvent reflété par le corps ».

11 Une bibliographie exhaustive des travaux de MARAÑÓN est disponible dans LÓPEZ VEGA Antonio Bibliografía de Gregorio Marañón, Madrid, Universidad Carlos III, Biblioteca del Instituto de Nebrija de Estudios sobre la Universidad, 2009. Voir aussi PÉREZ GUTIERREZ Francisco, La juventud de Marañón. Madrid, Editorial Trotta, 2010.

12 MARAÑÓN Gregorio, La sangre en los estados tiroideos, Tesis doctoral, Universidad Complutense de Madrid, 1910. Elle est disponible en ligne sur http://eprints.ucm.es/11037/1/La_sangre_en_los_estados_tiroideos.pdf. Il y publie ses recherches sur les différents âges de la vie humaine divisés selon un critère endocrinologue dans MARAÑÓN Gregorio, L’âge critique (étude pathogénique et clinique), Paris, Protat frères, 1919.

13 LAÍN ENTRALGO Pedro, Obras completas. Gregorio Marañón, Madrid, Espasa Calpe, 1968, vol. 1.

14 MARAÑÓN Gregorio, Cajal. Su tiempo y el nuestro, Madrid, 1951, p. 50.

15 MARAÑÓN Gregorio, Ensayo biológico sobre Enrique IV de Castilla y su tiempo, Madrid, Espasa Calpe, 1934, p. 21. Voir aussi HODDI James, « El concepto de la labor del historiador y biógrafo en las obras de Gregorio Marañón », Bulletin Hispanique, 69 (1-2), 1967, p. 106-122.

16 MARAÑÓN Gregorio, Amiel. Une étude sur la timidité, Paris, Gallimard, 1938 ; El Conde-Duque de Olivares: La pasión de mandar, Madrid, 1949. Voir aussi, BARRACHINA Marie-Aline, « Le Docteur Gregorio Marañón, ou la plume militante de l’endocrinologue », Cahiers de Narratologie, no 18, 2010, consulté le 27 février 2013.

17 MARAÑÓN Gregorio, Tibère, Paris, Gallimard, 1941, p. 4.

18 Ibidem, p. 6.

19 MARAÑÓN Gregorio, Tiberio. Historia de un resentimiento, Madrid, Espasa Calpe, 1959. L’introduction écrite à Paris en 1941 n’est pas disponible dans l’édition française. Je tiens à remercier les suggestions formulées par les rapporteurs concernant la traduction de ce paragraphe. L’original dit ainsi : « Ha de considerarse el hecho de que haya aparecido una nueva historia de Tiberio precisamente en el año que se iniciaba la gran revolución que, con el pretexto de una guerra, va a cambiar el mundo. Tiberio y su época representan la hora del hundimiento del mundo pagano y de la aparición del mundo cristiano […]. Cada vez que el suelo falla y no sabemos dónde se posara nuestro pie en el siguiente paso, volvemos a los ojos de la historia ; y el ejemplo del César angustiado de resentimiento resucita. Ahora igualmente, los ideales de las generaciones pasadas, casi los de algunas generaciones que viven aún, yacen por el suelo con el vientre vacío, y no sabemos de dónde, el futuro nacerá ».

20 MARAÑÓN Gregorio, Tibère, op. cit., p. 8.

21 MARAÑÓN Gregorio, Tibère, op. cit., p. 14. « Y en el gran escenario del pasado surge otra vez Tiberio, encorvado y errante, con un mundo vacío […] sobre sus espaldas ».

22 MARAÑÓN Gregorio, Liberalisme et Comunisme : en marge de la guerre civile espagnole, Paris, Nouvelles éditions latines, 1961.

23 PÉREZ GUTIERREZ Francisco, Los años de París. El Doctor Marañón en el exilio, Bubok, 2009, p. 95-114.

24 MARAÑÓN Gregorio, Tibère, op. cit., p. 8.

25 Il présente ses idées sur l’influence de l’endocrinologie sur la constitution physique, le poids et le caractère dans MARAÑÓN Gregorio, Gordos y Flacos : cinco ensayos breves sobre el estado actual del problema de la patología del peso humano, Madrid, Espasa Calpe, 1926. Concernant l’affiliation de la mélancolie et du ressentiment, il faut consulter PFAU Thomas, Romantic Mood : Paranoia, Trauma, and Melancholy, 1790-1840, Baltimore, John Hopkins University Press, 2005, p. 26.

26 MARAÑÓN Gregorio, Tibère, op. cit., p. 29.

27 SOBEJANO Gonzalo, Nietzsche en España. 1890-1970, Madrid, Gredos, 2004, p. 587.

28 MARAÑÓN Gregorio, Tibère, op. cit., p. 19.

29 Ibidem, p. 11.

30 Ibidem, p. 13.

31 Ibidem, p. 32.

32 Ibidem, p. 56.

33 Ibidem, p. 59.

34 MARAÑÓN Gregorio, Tibère, op. cit., p. 13.

35 Ibidem, p. 72.

36 Ibidem, p. 101.

37 Ibidem, p. 113.

38 Voir LÓPEZ IBOR ALIÑO Juan J., « El Tiberio de Marañón 66 años después », Ars médica: Revista de humanidades, 2006, 5 (1), p. 73-84.

39 MARAÑÓN Gregorio, Tibère, op. cit., p. 238.

40 Ibidem, p. 113.

41 Ibidem, p. 238.

42 Ibidem, p. 187.

43 Ibidem, p. 83.

44 Ibidem, p. 240.

45 Ibidem, p. 249.

46 Ibidem, p. 27.

47 PÉREZ GUTIERREZ, op. cit, p. 97.

48 ORTEGA Y GASSET José « Democracia Morbosa », El Espectador, 1917. Le texte est disponible dans ORTEGA Y GASSET José, Obras Completas, vol. II, p. 135-139.

49 UNAMUNO Miguel, El resentimiento trágico de la vida. Notas sobre la revolución y la guerra civil española, Madrid, Alianza, 1991.

50 VIDAL MANZANARES César, La Tercera España, Madrid, Espasa Calpe, 1998.

51 JULIÁ DÍAZ Santos, « La perfidia del resentido : Manuel Azaña dans l’imaginaire des vainqueurs », Conférence donnée lors des 5èmes journées Manuel Azaña, 2010, p. 3. Le texte est consultable en ligne http://www.santosjulia.com/Santos_Julia/2010-13_files/La%20perfidia%20del%20resentido.pdf. Voir aussi JULIÁ DÍAZ Santos, Manuel Azaña (1880-1940). L’Espagne et la République, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011.

52 VALLEJO NAGERA Antonio, La Locura y la Guerra : psicopatología de la guerra española, Valladolid, Librería Santarén, 1939. Voir aussi, HUERTAS Rafael, « La psico-biología del Marxismo como categoría antropológica en el ideario fascista español », Llull, vol. 19, 1996, p. 111-130 et GONZALEZ DURO Enrique, Los psiquiatras de Franco: Los rojos no estaban locos, Barcelona, Ediciones Península, 2008.

53 PRESTON Paul, El Holocausto español, Barcelona, Debate, 2011.

54 ARENDT Hannah, The Origins of Totalitarianism, London, George Allen an Unwin, 1951, p. 454.

55 BRUDHOLM Thomas, Resentment’s Virtue: Jean Amery and the Refusal to Forgive, Philadelphia, Temple University Press, 2008.

56 Voir MOSCOSO Javier, Pain: A Cultural History, Houndmills, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2012, p. 216.

57 MARAÑÓN Gregorio, Tibère, op. cit., p. 14.

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Pour citer cet article

Référence papier

Dolores Martín-Moruño, « Ressentiment, médecine et société dans la biographie biologique de Gregorio Marañón »Histoire, médecine et santé, 4 | 2013, 105-118.

Référence électronique

Dolores Martín-Moruño, « Ressentiment, médecine et société dans la biographie biologique de Gregorio Marañón »Histoire, médecine et santé [En ligne], 4 | automne 2013, mis en ligne le 01 décembre 2014, consulté le 17 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/hms/379 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/hms.379

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Auteur

Dolores Martín-Moruño

Dolores Martín-Moruño est collaboratrice scientifique à l’Institut d’histoire de la médecine et de la santé de l’Université de Genève. Elle a publié plusieurs travaux sur l’influence culturelle du mouvement romantique dans les sciences, la Guerre d’Espagne et, plus récemment, sur l’histoire des sentiments comme l’amour et des émotions comme le ressentiment.

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