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Alimentation

Les médecins hygiénistes du xixe siècle et l’alimentation du paysan roumain

XIXth century medical health officers and the nutrition of Romanian peasants
Los higienistas del siglo XIX y la dieta del campesino rumano
Ligia Livadă-Cadeschi
p. 57-72

Résumés

Les préoccupations concernant l’alimentation populaire s’inscrivent dans la thématique générale de l’hygiénisme des dernières décennies du xixe siècle et du début du xxe siècle. Le discours sur l’alimentation populaire se concentre alors sur le régime alimentaire presque exclusivement végétal, le manque de connaissances culinaires, la consommation de maïs avarié qui provoque la pellagre. L’hygiène de l’alimentation populaire soulève le problème de la capacité économique réelle du ménage paysan. Pour les médecins hygiénistes roumains, l’alimentation populaire reste un sujet aux connotations idéologiques qui renvoie à la nécessité d’augmenter la population et d’assurer sa bonne santé, indissolublement liée à la capacité militaire et économique du pays. Les différences entre les représentants du courant hygiéniste tiennent à l’acceptation (ou non) de la responsabilité de l’État concernant le sort des paysans, dans les conditions où l’accès aux produits alimentaires de base signifie, en dernière instance, l’accès à la propriété.

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Texte intégral

  • 1 Gérard Jorland, Une société à soigner. Hygiène et salubrité publique en France au xixe siècle, Par (...)
  • 2 Patrice Bourdelais, « Les logiques du développement de l’hygiène publique », dans id. (dir.), Les  (...)

1L’urbanisation et l’industrialisation, qui ajoutaient aux anciennes menaces épidémiques des nouveaux défis – le choléra, la fièvre typhoïde, la tuberculose, dont la diffusion, la morbidité et l’impact social s’en trouvèrent accentués –, firent du xixe siècle le siècle de l’hygiène1. Prenant naissance dans l’Europe occidentale et centrale, les préoccupations d’hygiène caractérisent non seulement l’ensemble de l’espace européen, mais aussi de vastes territoires extra-européens. Première discipline à trouver une expression internationale (les congrès internationaux), l’hygiène publique rassemble des médecins hygiénistes, des savants, des administrateurs occidentaux autour d’un modèle original d’intervention sur la scène publique, qui deviendra, pour des nombreux pays, le modèle hygiénique à suivre2. Le modèle hygiéniste, promu et reçu comme un modèle de civilisation, s’impose au sein des États, se propageant des élites aux classes populaires, mais aussi dans les rapports entre les États, irradiant de l’Europe occidentale et centrale vers les territoires dominés par les Habsbourg, les Ottomans et les Russes ou vers les espaces extra-européens des colonies et des anciennes colonies.

  • 3 Lion Murard et Patrick Zylberman, L’hygiène dans la République. La santé publique en France ou l’u (...)
  • 4 Nuran Yldirim, « Le rôle des médecins turcs dans la transmission du savoir », dans Meropi Anastass (...)
  • 5 Patrice Bourdelais et Olivier Faure (coord.), Les nouvelles pratiques de la santé. Acteurs, objets (...)

2Au niveau européen, le discours hygiéniste est extrêmement unitaire et les différences concernent la manière dont il fut mis concrètement en pratique3. Les Roumains et les peuples des Balkans s’ouvrent, à leur manière, au modèle de civilisation occidentale. Qu’il s’agisse du récepteur ou du producteur du modèle, l’enjeu politique est explicite. En adoptant le modèle hygiénique européen, les petits peuples de l’Europe du sud-est cherchent à se démarquer de leur suzerain oriental, l’Empire Ottoman ; celui-ci, afin de conserver l’appui des grandes puissances occidentales, se voit obligé à son tour d’accepter un modèle sanitaire dont il semble avoir compris les bénéfices bien avant les interventions des Occidentaux. Pour les différentes nationalités de l’Empire ottoman (y compris les Turcs), les études médicales européennes, dans les conditions où dans l’Empire ottoman, au début du xixe siècle, les médecins non musulmans formés dans les facultés européennes étaient numériquement dominants4, débouchent souvent sur l’engagement ultérieur des diplômés dans les mouvements nationaux respectifs5. La guerre de Crimée (1853-1856) et ses conséquences ne feront qu’augmenter les répercussions politiques de transferts plutôt culturels et éducationnels.

3Au tournant du xviiie siècle, la société roumaine avait été prise d’une ardeur réformatrice sans précédent. Les Roumains affirment leur appartenance à une Europe vue comme une entité politique et culturelle porteuse de modernité et de progrès, aux antipodes de l’orientalisme de leur suzerain ottoman, barbare et despotique. Dans les années 1820, on envoya étudier à l’étranger (en Italie, puis en France) les premiers bénéficiaires de bourses publiques. Les spécialisations choisies par les dirigeants roumains prouvent clairement leurs objectifs de doter l’État de professionnels du droit, de la médecine, des sciences (mathématiques et sciences techniques), c’est-à-dire de professionnels de l’espace public, gardiens à la fois du corps politique et du corps physique de la nation.

  • 6 Pierre Moulinier, La naissance de l’étudiant moderne, xixe siècle, Paris, Belin, 2002, p. 62-64.

4À partir de la seconde moitié du xixe siècle, le nombre des étudiants roumains dans l’espace français (justifié par les affinités culturelles et politiques des Roumains avec la France) ne cesse d’augmenter. Pour ce qui est des étudiants roumains en médecine, leur nombre en France (à Paris notamment) tient aussi à l’appui politique que Napoléon III donna aux Roumains après la guerre de Crimée. L’École nationale de médecine et de pharmacie de Bucarest, liée au nom d’un ancien étudiant de la Faculté de médecine de Paris, le Dr Carol Davilla, bénéficiait en 1857 d’une convention avec le gouvernement français, qui autorisait les étudiants de l’établissement roumain à suivre leur cinquième année d’études à la Faculté de médecine de Paris, afin d’obtenir le titre de docteur en médecine. En 1866, une nouvelle convention franco-roumaine permettait l’assimilation des titres6.

Les enjeux politiques de l’hygiène en Roumanie

  • 7 Apud Constantin Bărbulescu, « Note despre legislația sanitară în Vechiul Regat la sfârșitul secolu (...)

5Le discours des médecins roumains, dont les connotations politiques sont transparentes, vise à transformer les paysans, écrasés par les obligations et fragilisés par les conditions de vie difficiles, en citoyens vigoureux, prévoyants et responsables par rapport à eux-mêmes et au pays. La force de la nation, entendue comme un état de bonne santé physique et morale de ses fils, est indissolublement liée à la capacité militaire et économique du pays. Les enjeux idéologiques de la médecine publique et le rôle du service sanitaire dans l’État moderne apparaissent nettement dans la législation sanitaire. Les paroles prononcées à la tribune du Sénat de Roumanie par le Dr N. Garoflid, rapporteur pour la loi sanitaire de 1893, sont explicites : « nous serons responsables devant la nation si, au lieu de générations vigoureuses, aptes à garantir le progrès moral et matériel du pays, nous laissons grandir sous nos yeux une jeunesse débile, incapable de remplir tous ses devoirs envers la patrie7 ».

6Au niveau du discours sur les classes populaires, les hygiénistes roumains sont visiblement rattachés au mouvement hygiéniste européen, avec lequel ils avaient pris contact pendant leurs études à l’étranger, en participant aux congrès internationaux d’hygiène, ou en consultant les traités des hygiénistes occidentaux, qu’ils citent constamment. Toutefois chez les hygiénistes roumains, on constate certaines différences quant à la proportion entre les thèmes du discours occidental et ceux du discours autochtone. Les médecins roumains se sont initialement moins intéressés aux questions proprement édilitaires et de police sanitaire, qui caractérisaient le premier âge de l’hygiène occidentale, mettant l’accent notamment sur les comportements individuels et sur l’éducation des classes populaires dans l’esprit de la tempérance et de la prévoyance. L’explication, nous semble-t-il, est à chercher dans le caractère fondamentalement rural du monde roumain de l’époque, ainsi que dans l’insuffisance des ressources dont disposait l’État roumain. Dans ces conditions, le discours hygiéniste centré sur la tempérance, la prévoyance et la responsabilité s’adressait à la population tant rurale qu’urbaine, présentant le triple avantage de propager l’idéal médical (centré sur la lutte contre l’alcoolisme et les maladies vénériennes) et l’idéal philanthropique (centré sur l’idée d’aider les pauvres à s’aider eux-mêmes), tout en exemptant le jeune État roumain de prendre de coûteuses mesures de salubrité.

  • 8 Giovanna Procacci, Gouverner la misère. La question sociale en France, 1789-1848, Paris, Seuil, 19 (...)

7Il existe également un certain nombre de différences au sein du discours hygiéniste roumain, selon l’époque. Si, au début du xixe siècle, les médecins se situaient plus près des philanthropes des Lumières, qui avaient découvert et affirmé les liens intrinsèques entre travail et pauvreté et la responsabilité des dirigeants pour la gestion équitable des charges sociales, à la fin du siècle, le Dr Iacob Felix, le fondateur de l’hygiène en Roumanie, se montrait profondément attaché à l’idéologie de l’État libéral et au libéralisme économique, en proposant un type de prophylaxie sociale où le rôle de l’État est minimal et indirect. Une troisième génération d’hygiénistes, à la charnière des xixe et xxe siècles faisait prévaloir l’interventionnisme sur le libéralisme, dans les conditions où tous les représentants de ce courant essayèrent de réaliser un subtil dosage entre interventionnisme et libéralisme8.

8Pour les adeptes de l’interventionnisme, le principal responsable de la misère où se trouve la population des campagnes c’est l’État ; pour y remédier, il ne suffit pas d’une pédagogie sociale, mais il faut adopter des réformes sociales et, implicitement, politiques. Un article anonyme de 1904 met le signe d’égalité entre propriété et santé :

  • 9 « Interese profesionale, din impresiunile mele » (signé Medic rural), Călăuza Sanitară și Igienică(...)

Tout ce qu’on a fait et que l’on fait encore pour le peuple, au point de vue sanitaire, ne saurait égaler l’œuvre sanitaire accomplie en 1864 [la première réforme agraire]. Il est vrai qu’à l’époque il n’existait pas de loi sanitaire, mais le grand patriote Mihail Kogălniceanu [premier ministre et initiateur de la loi rurale] a fait distribuer des terres aux paysans. […] La médecine a un rôle que nul ne saurait nier, mais la question sanitaire c’est une autre chose, ce n’est pas une question médicale, mais une question économique et sociale9.

  • 10 Iacob Felix, Istoria igienei în România în secolul al XIX-lea şi starea ei la începutul secolului (...)
  • 11 Ion Mamina et Ion Bulei, Guverne și guvernanți, 1866-1916, Bucarest, Silex, 1994, p. 114.
  • 12 Nicolae Basilescu, « Caritatea în România », Cronica, 908, 26 juin 1904.

9Attachés à l’administration d’un État à vocation étatiste, en tant que médecins publics, pour la plupart d’entre eux (médecins de département et de sous-département ou dans les hôpitaux civils et militaires), les hygiénistes roumains ne cesseront d’en affirmer le rôle dans le règlement de la multitude de rapports et d’aspects qu’impliquait l’injonction de mesures d’hygiène publique et même individuelle. Mais l’interventionnisme des hygiénistes, plus ou moins accentué en fonction de la génération à laquelle appartient chacun d’entre eux, se retrouve dans une impasse lorsqu’il en vient à se placer par rapport à la problématique de la pauvreté rurale massive et généralisée de la seconde moitié du xixe siècle et des premières décennies du xxe siècle. Chez le Dr Felix, la protection sociale dans le milieu rural est mise exclusivement sur le compte de l’initiative privée en vertu de « la solidarité reliant entre eux tous les citoyens de l’État10 ». Dans les premières années du xxe siècle, moment où la faillite de la paysannerie roumaine était déjà incontournable, Nicolae Basilescu, professeur d’économie politique, proche des milieux médicaux dont il s’inspirât largement, plaidait l’interventionnisme, justifié par le fait que les grands propriétaires terriens, exonérés dès 1864 de toute obligation à l’égard des paysans qui travaillaient leurs terres, semblaient ne pas comprendre la nécessité d’assumer un nouveau type de solidarité. Dans une série d’articles publiés en 1904, année où l’État dut pallier la pénurie des récoltes en faisant des distributions de maïs et de froment achetés sur le marché international11, Nicolae Basilescu assimilait la position des grands propriétaires terriens par rapport aux paysans à une « démission de leur rôle social12 ».

La pédagogie sociale des médecins face à la misère des classes populaires vue sous l’angle de l’alimentation

10C’est dans ce contexte que nous allons placer les préoccupations des hygiénistes roumains pour l’alimentation populaire associée souvent à l’hygiène personnelle ou sociale. Outre le côté pédagogique de l’hygiénisme, le discours médical sur la nourriture paysanne renvoie d’une manière plus ou moins explicite, selon les auteurs, à la nécessité d’augmenter et de préserver la vigueur physique de la nation. Nous tâcherons de poursuivre les changements du discours médical dans les trois étapes d’évolution de l’hygiénisme roumain : l’hygiénisme philanthropique, l’hygiénisme libéral et l’interventionnisme de l’État réclamé par certains auteurs au début du xxe siècle. Dans toutes ces situations les enjeux politiques sont évidents. Ce qui fait la différence, c’est le rapport entre la responsabilité individuelle et la responsabilité des dirigeants politiques dans la mise en place des mesures susceptibles d’augmenter la population et d’assurer sa bonne santé.

11Ainsi présenterons-nous trois moments qui jalonnent l’évolution de l’hygiénisme, depuis les premiers efforts dans ce domaine (1830), à la constitution de l’hygiène comme thématique autonome du discours médico-social (1885), et jusqu’à la pleine reconnaissance de l’importance de ce nouveau domaine, entérinée par l’assomption de ses thèmes spécifiques dans le cadre des concours lancés par l’Académie roumaine (1895). Ces trois moments distincts, liés à la fois à la constitution de l’hygiène comme domaine autonome, mais aussi à son évolution interne, seront abordés par le prisme des ouvrages de trois médecins, les docteurs Constantin Caracaş (1773-1828), Iacob Felix (1832-1905) et Nicolae Manolescu (1850-1910).

  • 13 Olivier Faure, Histoire sociale de la médecine, Paris, Anthropos, 1994, p. 113-114.

12Les médecins sont nombreux à dénoncer la misère dans laquelle vivent les classes populaires et leurs habitudes contestables, voire réprouvables, dans les différents aspects de leur vie quotidienne, depuis l’habitation, la sexualité, l’alimentation et l’habillement, jusqu’à la propreté des rues, la prostitution, l’emplacement des cimetières et bien d’autres questions relevant de l’hygiène publique. Derrière son apparence hygiéniste, ce discours est en premier lieu un discours moral. Tout comme la misère des classes populaires, la maladie est surtout la conséquence de l’imprévoyance. Ainsi, le recouvrement de la santé dépend tout logiquement de la conversion des classes populaires aux vertus de l’ordre, de la modération et de la sobriété. Bien que la plupart d’entre eux constatent les influences néfastes des conditions insalubres de vie et de travail, les médecins se gardent de dénoncer le rôle du capitalisme ou des patrons, préférant incriminer surtout l’imprudence et les mauvaises habitudes des ouvriers et des autres gens du peuple13.

  • 14 Constantin Bărbulescu et Vlad Popovici, Modernizarea lumii rurale din România în a doua jumătate a (...)

13Pendant les quatre dernières décennies du xixe siècle, l’ancien royaume de Roumanie vit naître une littérature médicale aussi riche que variée, souvent centrée, en vertu des structures sociales et économiques roumaines, sur le monde rural. Cette littérature, très unitaire du point de vue thématique, reprend quatre thèmes : l’hygiène vestimentaire et corporelle ; l’hygiène des habitations et de leurs dépendances ; l’alimentation et l’alcoolisme ; les maladies épidémiques propres à la population rurale14.

  • 15 Iacob Felix, Istoria igienei în România în secolul al XIX-lea şi starea ei la începutul secolului (...)

14Dans son ouvrage consacré à l’histoire de l’hygiène en Roumanie, le Dr Iacob Felix incluait un Catalogue chronologique des ouvrages portant sur l’hygiène écrits en Roumanie, ainsi que de ceux publiés par des Roumains jusqu’à la fin du xixe siècle15. Le premier ouvrage où apparaît le terme « hygiène » (dans la traduction du Dr Felix) appartient au docteur Constantin Caracaş, Topographia tis Vlachias (Bucarest, 1830). En traduisant par L’anthropologie, l’hygiène, les maladies des habitants le titre de ce livre rédigé en grec, le Dr Felix faisait du Dr Caracaş le premier précurseur incontestable de ses propres préoccupations. Durant les deux décennies suivantes, les préoccupations pour l’hygiène, quoique rares encore, se diversifient par l’apparition de nouveaux thèmes d’intérêt comme la vaccination, l’accès à l’eau potable, l’alcoolisme, la syphilis.

15Chronologiquement, les ouvrages faisant de l’alimentation un thème distinct commencent à paraître à partir du dernier quart du xixe siècle : Postul la români (« La pratique du maigre chez les Roumains », dans Jurnalul Societăţii de Ştiinţe Medicale), 1878 ; V. G. Cruceanu, Alimentaţiunea (« L’alimentation », thèse pour le doctorat en médecine), Bucarest, 1879 ; C. Rigani, Alimentaţiunea poporaţiuni rurale (« L’alimentation de la population rurale », thèse pour le doctorat en médecine), Giurgiu, 1890. Des ouvrages consacrés à l’alcoolisme, vu principalement comme un fléau social, avaient déjà paru dès les troisième et quatrième décennies du xixe siècle.

  • 16 Constantin Bărbulescu et Vlad Popovici , Modernizarea lumii rurale din România…, op. cit., p. 20.

16Dans l’ensemble des ouvrages hygiénistes, les contributions portant exclusivement ou principalement sur l’alimentation sont assez peu nombreuses. Le problème traité le plus souvent est celui de l’alcoolisme, inscrit dans le thème plus général des vices des pauvres, source de l’état déplorable de ceux-ci. La place secondaire qu’occupe l’alimentation dans le discours des hygiénistes roumains est due, semble-t-il, à la façon dont les hygiénistes en général envisagent les causes de la pauvreté : en les attribuant exclusivement aux mauvaises habitudes des classes populaires, ils transfèrent à celles-ci toute la responsabilité de la situation où elles se trouvent. En général, les hygiénistes proposent des mesures susceptibles de modifier positivement le style de vie des classes populaires à travers un effort strictement individuel. Les habitudes que les médecins se proposent d’inculquer au paysan roumain ne demandent à celui-ci qu’un peu de discipline et d’effort (laver ses affaires et se laver, balayer, creuser des fosses d’aisances, se protéger contre les maladies, consommer avec modération, épargner dans la mesure du possible, etc.). Au-delà d’un certain nombre d’aspects remédiables par l’éducation, l’hygiène de l’alimentation populaire soulève le problème de la capacité économique réelle du ménage paysan. La thématique du discours sur l’alimentation populaire se concentre sur quelques directions prioritaires : le régime alimentaire presque exclusivement végétal, la contribution de la pratique du maigre au déséquilibre du régime alimentaire, le problème du manque de connaissances culinaires, les méfaits de la consommation de maïs avarié qui provoque la pellagre16.

L’hygiénisme philanthropique

  • 17 Pompei Samarian, O veche monografie sanitară a Munteniei, Topografia Țării Românești de dr. Consta (...)

17Ces thèmes ne sont pas nouveaux. Ils apparaissent déjà chez le premier auteur identifié par le Dr Iacob Felix comme ayant des préoccupations pour l’hygiène, à savoir le Dr Constantin Caracaş. Dans son ouvrage, il consacre un chapitre à part à « La nourriture et la boisson des habitants de la Valachie » (IIe partie, chapitre V). Mais les informations sur les aliments et l’alimentation apparaissent dès les premiers chapitres, qui détaillent les plantes cultivées et les animaux élevés par les Roumains, ainsi que la manière dont ils les utilisent. La minutie avec laquelle le docteur Caracaş présente les comestibles et la manière dont ceux-ci sont traités et consommées (préparation, conservation, quantités utilisées, qualités nutritives, effets bénéfiques ou nuisibles pour l’organisme humain, etc.) vient de sa conviction que « la nourriture influence l’état physique et moral des gens, tout comme la constitution corporelle propre à chaque peuple ; c’est pourquoi la plupart des passions découlent de la quantité et de la qualité des aliments17 ».

18Les observations du Dr Constantin Caracaş sur l’alimentation populaire annoncent déjà tous les thèmes que les hygiénistes développeront avant la fin du xixe siècle. Il remarque, en premier lieu, l’absence de tout raffinement culinaire, même rudimentaire, ainsi que les déséquilibres du régime alimentaire, dus à la prépondérance de la nourriture d’origine végétale et aggravés par la pratique répétée des longues périodes de maigre :

  • 18 Ibid.

la nourriture des paysans est sobre, grossière et irrégulière, consistant surtout dans de la mamaliga, faite de farine de maïs, qu’ils mangent en guise de pain et à laquelle, lors des périodes de maigre, ils n’ajoutent que du sel, de l’oignon et de l’ail. Parfois, ils préparent des plats en mélangeant diverses herbes, de l’eau et un peu de farine, ou bien des champignons et des fruits sauvages séchés ; moins souvent, ils mangent des haricots, des fèves ou de la choucroute. Voici donc la pauvre chère que font les gens pendant deux tiers de l’année, si bien que leurs corps robustes perdent leur vigueur, et que ceux qui sont débiles, ainsi que les enfants, développent des maladies gastriques. Pendant les jours gras, qui ne totalisent que trois mois par an, ils mangent un peu mieux : du lait aigre, du fromage caillé, des œufs et du poisson – surtout salé, dont ils raffolent ; très rarement de la viande, qu’ils préparent de façon très simple, avec de l’eau ou des oignons, ou rôti18.

  • 19 Ibid.

Même si dans certaines zones, sur les rives du Danube ou à la montagne, la nourriture pouvait être ponctuellement un peu plus variée (avec une plus grande consommation de produits laitiers et de poisson ou de volaille), la base de l’alimentation paysanne continue d’être la mamaliga, dont l’auteur pense que « bien qu’assez bonne quantitativement […], elle n’est pas assez nourrissante par rapport à leurs durs labeurs19 ».

  • 20 Ibid., p. 178-179.

19Il existe dans cette description d’une alimentation populaire insuffisante, quantitativement et qualitativement, deux exemples qui frappent par leur côté inédit et pittoresque : les détenus de Bucarest et les malades de l’hôpital Colţea. En parlant des premiers, le docteur Caracaş dit qu’ils ne font pas l’objet d’un traitement différencié : « ils reçoivent trop de nourriture et trop de boisson, et on ne les fait pas travailler », si bien que la prison de Bucarest n’est qu’un foyer d’infections sociales (du fait de la dépravation des détenus) et médicales (du fait du manque d’hygiène)20. Nous devrons nous contenter de cette affirmation, bien trop générale pour le contexte qui nous intéresse, quoique fort suggestive. En revanche, la situation de l’hôpital Colţea est présentée d’une façon bien plus convaincante :

  • 21 En Valachie, la litre valait 0,318 kg, voir : Notice sur la Roumanie, principalement au point de v (...)
  • 22 Pompei Samarian, O veche monografie sanitară a Munteniei…, op. cit., p. 145.

La nourriture des malades est irrégulière, mauvaise et sans rapport avec la diète prescrite par le médecin pour chaque cas. Voici le régime habituel de l’alimentation : tous les malades, sans exception, reçoivent trois litres21 de bon pain, deux litres de viande de mouton au riz, ou au gruau, au chou, aux courgettes, aux prunes, aux épinards ou à d’autres légumes […] le mercredi et le vendredi on mange maigre – des pruneaux, des petits pois, du chou, etc. En plus, chacun reçoit une litre de vin22.

  • 23 Vasile Alexandrescu-Urechia, Istoria Românilor, tome X-A, Bucarest, Institutul de Arte Grafice Car (...)

20Le docteur Constantin Caracaş, initiateur de la souscription pour la fondation du premier hôpital public de Bucarest, l’hôpital Filantropia ou de L’amour de l’humanité, essaiera, par le règlement d’organisation23 de cet établissement, de réformer la manière dont étaient nourris les malades pauvres.

  • 24 Buletin. Gazetă Oficială a Ţării Rumâneşti, Bucarest, 57, 12 novembre 1848, p. 227-228.

21Nous pouvons aujourd’hui comparer d’une part les informations sur les régimes alimentaires des malades pauvres de Colţea et de Filantropia et, d’autre part, celles sur le régime alimentaire des mendiants internés à l’Établissement pour les fous et les mendiants de Mărcuţa, à partir de l’annonce d’une licitation pour l’approvisionnement de l’Établissement pour l’année 184924. Les régimes alimentaires des indigents institutionnalisés d’une manière ou d’une autre sont comparables dans certaines limites. Les pauvres recevaient entre un kilo et demi et deux kilos d’aliments par jour (légumes, viande et pain, où le pain prédominait, environ un kilo, un kilo et quart) et du vin. L’identité des rations alimentaires destinées aux fous, aux mendiants et au personnel de l’établissement de Mărcuţa pourrait suggérer que telle était à l’époque la norme alimentaire considérée comme nécessaire pour une personne. Elle renvoie en même temps à l’alimentation populaire, basée tout d’abord sur une grande quantité de pain et de produits céréaliers (vermicelle, gruau d’orge, boulgour), et ensuite sur des légumes – farineux pour la plupart –, et à un type d’alimentation urbaine de qualité supérieure, avec une consommation quotidienne de viande. Mais ne nous laissons pas tromper par ces prescriptions normatives : ce ne sont là que des situations idéales, dont la mise en œuvre a pu n’avoir jamais eu lieu.

22En revenant à l’ouvrage du Dr Caracaş, notons que l’étude de la façon dont le paysan roumain se nourrit permet à l’auteur de remarquer au moins deux habitudes alimentaires constamment incriminées par les hygiénistes : l’imprévoyance dans l’organisation des ressources alimentaires et un goût très marqué pour l’alcool. L’imprévoyance se traduit non seulement par des excès alimentaires lors des fêtes religieuses (en l’occurrence Noël), mais aussi par une incapacité à gérer correctement l’alimentation quotidienne :

  • 25 Pompei Samarian, O veche monografie sanitară a Munteniei…, op. cit., p. 101.

la mollesse physique, provoquée tant par la chaleur du climat que par cette mauvaise alimentation, engourdit leurs corps ; souvent, s’ils vont quelque part ou qu’ils travaillent aux champs loin de chez eux, ils ne mangent pas de la journée, parce qu’ils ne prennent pas soin d’emporter assez de vivres ; et, lorsqu’ils ont de quoi manger, ils ne mettent rien de côté, mais mangent tout, sans penser au lendemain. Cette façon irrégulière de manger se voit surtout lors des fêtes de Noël : chaque Roumain tue un de ses cochons engraissés, et la famille finit de consommer l’animal en deux semaines, préparant des grillades et des rôtis plusieurs fois par jour et les arrosant de vin ; cette bonne chère, surtout au bout de quarante jours de maigre, nuit à leur santé, […] alors que, s’ils pensaient à ménager leur santé, ils conserveraient une partie de la viande et de la graisse, qui leur suffirait pendant les mois où, faute d’autre nourriture, ils ne mangent que de la mamaliga25.

  • 26 Ibid., p. 100.

23Bien que blâmable en soi, l’appétit pour les boissons alcoolisées a toutefois, selon le docteur Constantin Caracaş, non seulement des causes individuelles, mais aussi des causes sociales : « À table, ils ne boivent que de l’eau pure, mais lorsqu’ils vont aux champs ou à d’autres travaux, il leur arrive de prendre un peu de tsuica. Le dimanche et les jours de fête, ils accourent tous au cabaret et s’assomment en buvant de l’eau-de-vie et du vin26 ». Cependant, l’alcoolisme des classes populaires est vu non pas comme un vice par excellence, mais plutôt comme un comportement compensatoire pour les conditions difficiles dans lesquelles ces classes devaient vivre et surtout travailler :

  • 27 Ibid., p. 81-82.

Aussi, comme ils n’en tirent aucun profit, ils font tout lentement, évitant, autant que possible, de se fatiguer ; leur préoccupation principale est d’économiser quelques sous pour pouvoir se divertir le dimanche ou les jours de fête dans les cabarets. Pendant ces rares moments, ils s’amusent et s’enivrent afin d’oublier leurs chagrins et misères […] mais à cause de leur mauvaise alimentation, leur constitution physique est malingre, retardée et débile27.

  • 28 Ibid., p. 81.
  • 29 Ibid., p. 82.

24Si le paysan se désintéresse complètement de sa propre personne et de toute possibilité de progrès, la faute en incombe surtout au facteur politique, incapable d’assurer la bonne gestion des affaires publiques. Selon le Dr Caracaş, « la vie [des paysans] n’est qu’un labeur, pesant et épuisant ; et ils n’en retirent rien d’autre qu’un peu de nourriture insipide ; car leurs pauvres efforts leur permettent à peine de faire face aux impôts exagérés dont on les accable28 ». Dans la bonne tradition des Lumières et du despotisme éclairé phanariote, la responsabilité pour la rationalisation des tâches imposées aux paysans incombe au pouvoir politique, au gouvernement qui est aussi le premier incriminé pour le mauvais état des habitants du pays : « Bien que la fertilité du sol leur permette d’en tirer une grande quantité de produits des plus divers, les impôts fixés par le gouvernement les obligent à vendre leurs récoltes pour y faire face29 ».

L’hygiénisme libéral

25Un demi-siècle plus tard, sous la plume du Dr Iacob Felix, le soin de sa propre personne devient un devoir civique individuel :

  • 30 Iacob Felix, Manual elementar de igienă, Bucarest, Tipografia Statului, 1885, p. 3.

Il est de notre devoir de veiller à notre propre santé, afin de devenir des citoyens dignes, doués de la force nécessaire pour travailler les champs, pour gagner notre pain quotidien ; veillons à ce que nos bras soient assez vigoureux pour porter les armes, afin de pouvoir, au besoin, défendre notre patrie et notre foyer familial contre les ennemis de notre pays et du peuple roumain30.

26Suite à cet important renversement d’optique, l’accent est mis désormais sur les obligations de l’individu envers l’État et sur l’autocontrôle, l’autoéducation, le devoir d’éviter les excès en tout genre :

  • 31 Ibid., p. 3-4.

La santé est le don le plus cher dont Dieu récompense ceux qui mènent une vie régulière et qui ne se laissent pas dominer par les vices. La santé est un trésor inestimable, dont la valeur dépasse celle de toutes les richesses. Seul l’individu en bonne santé peut remplir tous ses devoirs envers son pays et sa famille31.

  • 32 Ibid., p. 4.

27La préoccupation éminemment individuelle pour la santé devient un moyen de cultiver l’éthos du travail, ainsi que des valeurs sociales, comme la modération, la prévoyance, la solidarité. Le respect de l’hygiène tend à devenir une sorte de somme des vertus civiques. Parmi les préoccupations recommandées au bon citoyen, l’alimentation vient en dernier, en compagnie d’un attribut négatif, souvent associé à une absence de maîtrise de soi, la goinfrerie : « nous devons garder notre maison, notre corps et notre âme propres, nous devons nous conduire correctement, éviter l’ivrognerie et d’autres vices, travailler assidûment, manger à notre faim, mais sans goinfrerie32 ».

  • 33 Iacob Felix, Poveţe despre hrana țăranilor, Bucarest, Tipografia Gutenberg, Joseph Göbl, 1901, p.  (...)
  • 34 Ibid., p. 12.

28Le Dr Felix consacre à l’alimentation populaire une brochure spéciale, Conseils aux paysans pour se nourrir convenablement (Poveţe despre hrana ţăranilor), où il reprend de manière synthétique toute la pédagogie hygiéniste concernant ce sujet. La brochure s’ouvre sur la description d’une scène à caractère national, donc éducatif et patriotique : « Sa Majesté le Roi observant le bombardement de Vidin » (au moment de la guerre d’indépendance de la Roumanie, 1877-1878). Après les premières lignes, qui reprennent l’idée du caractère universel et naturel du besoin de se nourrir, l’auteur en vient à des conseils à visée d’éducation sociale : « C’est pourquoi, au lieu de gaspiller son argent en s’achetant à boire, il convient de manger à sa faim, d’administrer sa maison de sorte à ne manquer d’aliments à aucun moment de l’année33 ». Le véritable sens de la démarche éducative des hygiénistes se dévoile au chapitre IV, « De l’économie domestique et de la cuisine » : « Les filles doivent apprendre l’économie domestique et la cuisine ; elles doivent savoir que, même dans une maison pauvre, l’on peut cuisiner de bons plats avec peu de dépenses, et que l’on peut préparer différents mets à partir des mêmes ingrédients34 ».

29Le dernier chapitre de la brochure du Dr Felix traite des maladies provoquées par une alimentation défectueuse et par la consommation d’alcool. Les maladies énumérées, sans doute les plus répandues – il s’agit souvent d’une symptomatologie digestive pouvant indiquer plusieurs maladies –, sont : la pellagre, la diarrhée et les vomissements, les intoxications, les parasitoses intestinales (la téniase et la trichinose), la rage et l’alcoolisme. La place la plus large est occupée par ce dernier, qui retient l’attention de l’auteur plus encore que la pellagre. Ce n’est pas un hasard, tant que la consommation d’alcool est déterminée par un choix strictement personnel, sans rapport direct avec les nécessités vitales de l’individu, et que la consommation de maïs avarié est déterminée par l’incapacité économique du ménage paysan.

Les germes de l’interventionnisme

  • 35 Nicolae Manolescu, Igiena țăranului. Locuința, iluminatul și încălzitul ei, îmbrăcămintea și încăl (...)
  • 36 Ibid., p. 306.
  • 37 Ibid.
  • 38 Ibid., p. 308.
  • 39 Ibid.

30En 1895, le Dr Nicolae Manolescu est l’un des deux gagnants du prix offert par l’Académie roumaine à un concours ayant comme thème l’hygiène du paysan roumain. Dans l’avant-propos de son ouvrage L’hygiène du paysan. L’habitation, son éclairage et son chauffage ; vêtements et chaussures. L’alimentation du paysan à différentes époques de l’année et dans les différentes régions du pays, l’auteur affirme vouloir donner « une étude objective de l’état actuel du sujet, accompagnée de jugements personnels, et non pas un traité d’hygiène35 ». Alors que l’ouvrage du docteur Caracaş avait un caractère descriptif prononcé, et que ceux du docteur Iacob Felix étaient gouvernés par une logique prescriptive évidente, le docteur Manolescu offre, quant à lui, une étude détaillée du mode de vie paysan, mêlant l’observation attentive des réalités du milieu rural à leur explication médicale, en se gardant de presque toute interprétation pédagogique et moralisante. Dans cet ouvrage assez volumineux, le docteur Manolescu choisit de décrire en détail les aliments et même les habitudes alimentaires. Notre attention a été attirée par ses commentaires sur la qualité, la quantité et la diversité des aliments. Il semble que, par rapport à la situation qui existait dix ou quinze ans auparavant, le paysan se nourrirait mieux, mais son régime alimentaire aurait encore besoin d’améliorations. L’auteur de l’étude condamne vivement les longues périodes de maigre, très strictes et superposées à des périodes de sollicitation physique intense : « L’alimentation du paysan lors de jours de maigre […] ne convient pas à l’être humain, qui doit se nourrir de façon équilibrée en puisant dans les trois règnes de la nature, mais plutôt aux animaux herbivores, dont les dents et le tube digestif sont propres à la consommation de nourritures végétales36 ». Selon le docteur Manolescu, « la qualité de l’alimentation du paysan s’améliorera lorsque seront remplies ces deux conditions : 1º Que l’on procède à une réforme des périodes de maigre, de sorte que celles-ci gardent un but moral, sans toutefois porter préjudice aux énergies physiques et intellectuelles de l’individu. 2º Que les paysans augmentent dans leur alimentation la quantité de substances d’origine animale37 ». Quant à la quantité des aliments consommés, le Dr Nicolae Manolescu affirme que « dans un intervalle de 24 heures, un paysan mange jusqu’à une oque de farine de maïs, la moitié d’un chou, trois litres, voire une oque de pain, une litre de viande, une litre de fromage, une litre de poisson38 ». Sur la base des informations fournies par les métayers, plus fiables parce que liées aux quantités d’aliments que ceux-ci devaient distribuer aux travailleurs des champs, le docteur Manolescu affirmait que, « en Moldavie, le métayer compte pour chaque travailleur en 24 heures une litre de fromage en saumure et une oque de farine de maïs », alors que, chez les propriétaires et les métayers de Valachie, « la nourriture quotidienne des travailleurs est plus abondante et se compose d’un kilo de farine de maïs et de 250 grammes de fromage »39. Les rations alimentaires de ceux qui travaillaient chez les métayers étaient donc comparables, leur base étant d’environ un kilo de farine de maïs par jour. Bien que le Dr Manolescu considère, sur la base de ces informations, que l’alimentation des paysans s’était améliorée, nous trouvons qu’elle ressemblait beaucoup à celle de la première moitié du xixe siècle. Les rations alimentaires des indigents internés à Mărcuţa, à Colţea ou à Filantropia recommandaient respectivement un kilo et quart, un kilo et un demi-kilo (dans le cas des malades) de pain par jour et par personne ; s’y ajoutaient des légumes, de la viande, et même du vin et de l’eau-de-vie. Il ne faut cependant pas perdre de vue que dans aucun des cas cités ci-dessus, nous n’avons affaire au résultat d’observations directes, mais soit à des témoignages de métayers, soit à des documents prescriptifs, c’est-à-dire aux règlements des établissements en question. Même dans ces conditions, il convient de remarquer que la ration alimentaire d’un homme travaillant aux champs apparaît comme inférieure ou pour le moins semblable à celle destinée aux invalides et aux malades. Mais, au vu du type de documents utilisés, il est probable que, dans le premier cas, les informations sont bien plus proches de la réalité concrète de la vie quotidienne du paysan, alors que dans le second, nous avons affaire à un certain nombre de règlements dont on ne sait guère comment et dans quelle mesure ils étaient appliqués.

  • 40 Ibid., p. 311.

31Pour ce qui est de la variation alimentaire, le Dr Manolescu s’en prend encore une fois aux périodes de maigre, qui totalisaient 189 jours par an, à savoir plus que la moitié du nombre de jours de l’année, si bien que « le calendrier alimentaire du paysan, au lieu de répondre aux besoins du bien-être et de l’accroissement de la population de notre pays, correspond à ce qu’ont décrété les synodes en d’autres temps et en d’autres régions, avec un autre climat, d’autres besoins et d’autres facilités de vie40 ».

  • 41 Ibid., p. 352.

32Ainsi que l’avait annoncé l’avant-propos, l’ouvrage ne se propose pas de tirer des conclusions ou de proposer des solutions. Néanmoins, à la fin – où il revient sur le régime alimentaire exclusivement végétal, imposé par les périodes de maigre chez les orthodoxes, qui interdissent la consommation de la viande et de tout produit d’origine animale, y compris les œufs, le poisson, le lait et les produits laitiers, et sur la qualité et la quantité médiocres de l’alimentation paysanne –, l’auteur est d’avis que « cette alimentation insuffisante est à mettre en rapport avec les causes générales, qui empêchent le paysan de sortir de la pauvreté41 ». Le paysan n’est donc ni le seul, ni le premier responsable de son propre sort. L’ouvrage du docteur Manolescu remet sur le tapis le problème de la sensibilité sociale des autorités publiques, à une époque où les signes de la faillite de la classe paysanne, tragiquement confirmée par la révolte de 1907, étaient déjà visibles. Les premières années du xxe siècle seront marquées par l’amplification, aussi massive que stérile, des discussions politiques autour de la situation des paysans.

33Pour les médecins hygiénistes roumains, l’alimentation populaire reste un sujet aux connotations idéologiques plus ou moins explicites, mais jamais absentes. Si, dans les premières décennies du xixe siècle, le Dr Constantin Caracaş se plaçait plus près du filon du premier âge de la philanthropie européenne, héritière d’un interventionnisme inspiré par les Lumières, pendant les dernières décennies du même siècle, le Dr Iacob Felix se manifestait comme un représentant typique de l’État libéral. La différence fondamentale entre leurs deux positions est donnée par l’acceptation ou non de variantes d’interventionnisme de l’État dans les rapports entre paysans et propriétaires terriens. Telle est la clé des rapports socio-économiques autour desquels se structure toute la question rurale dans la Roumanie de l’époque. Entre les deux extrêmes – l’interventionnisme et le libéralisme – prennent place une multitude de nuances intermédiaires, qui n’excluent pas une certaine capacité de l’État d’intervenir dans les rapports économiques et sociaux. À quelques exceptions près, les médecins roumains se cantonnent plutôt dans cette zone intermédiaire. L’alimentation populaire, unanimement reconnue comme déficitaire, est mise en rapport avec la capacité économique du ménage paysan. Initier le paysan aux secrets de l’art culinaire peut être une option, mais qui ne devient viable que dans la mesure où le paysan a accès aux produits alimentaires de base et, en dernière instance, à la propriété foncière. C’est la leçon que les autorités roumaines finiront par tirer de la grande révolte de 1907, mais qui ne portera ses fruits qu’une décennie plus tard, avec la nouvelle reforme agraire de 1917-1918.

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Notes

1 Gérard Jorland, Une société à soigner. Hygiène et salubrité publique en France au xixe siècle, Paris, Gallimard, 2010, p. 11.

2 Patrice Bourdelais, « Les logiques du développement de l’hygiène publique », dans id. (dir.), Les hygiénistes. Enjeux, modèles et pratiques, xixe-xxe siècles, Paris, Belin, 2001, p. 23-25.

3 Lion Murard et Patrick Zylberman, L’hygiène dans la République. La santé publique en France ou l’utopie contrariée (1870-1918), Paris, Fayard, 1996, p. 9.

4 Nuran Yldirim, « Le rôle des médecins turcs dans la transmission du savoir », dans Meropi Anastassiadou-Dumont (dir.), Médecins et ingénieurs ottomans à l’âge des nationalismes, Paris/Istanbul, 2003, p. 127.

5 Patrice Bourdelais et Olivier Faure (coord.), Les nouvelles pratiques de la santé. Acteurs, objets, logiques sociales (xviiie-xixe siècles), Paris, Belin, 2005, p. 19.

6 Pierre Moulinier, La naissance de l’étudiant moderne, xixe siècle, Paris, Belin, 2002, p. 62-64.

7 Apud Constantin Bărbulescu, « Note despre legislația sanitară în Vechiul Regat la sfârșitul secolului al XIX-lea și la începutul secolului al XX-lea », dans Alina Ioana Șuta, Oana Mihaela Tămaș, Alin Ciupală et Constantin Bărbulescu, Legislația sanitară în România modernă (1874-1910), Cluj-Napoca, Presa Universitară Clujeană, 2009, p. 31.

8 Giovanna Procacci, Gouverner la misère. La question sociale en France, 1789-1848, Paris, Seuil, 1993, p. 169-170.

9 « Interese profesionale, din impresiunile mele » (signé Medic rural), Călăuza Sanitară și Igienică, 23, 1904.

10 Iacob Felix, Istoria igienei în România în secolul al XIX-lea şi starea ei la începutul secolului al XX-lea, Partea II-a, Bucarest, Institutul de Arte Grafice Carol Göbl, 1902, p. 12.

11 Ion Mamina et Ion Bulei, Guverne și guvernanți, 1866-1916, Bucarest, Silex, 1994, p. 114.

12 Nicolae Basilescu, « Caritatea în România », Cronica, 908, 26 juin 1904.

13 Olivier Faure, Histoire sociale de la médecine, Paris, Anthropos, 1994, p. 113-114.

14 Constantin Bărbulescu et Vlad Popovici, Modernizarea lumii rurale din România în a doua jumătate a secolului al XIX-lea și la începutul secolului al XX-lea. Contribuții, Cluj-Napoca, Accent, 2005, p. 9-10.

15 Iacob Felix, Istoria igienei în România în secolul al XIX-lea şi starea ei la începutul secolului al XX-lea, Partea I, Bucarest, Institutul de Arte Grafice Carol Göbl, 1901, p. 330-370.

16 Constantin Bărbulescu et Vlad Popovici , Modernizarea lumii rurale din România…, op. cit., p. 20.

17 Pompei Samarian, O veche monografie sanitară a Munteniei, Topografia Țării Românești de dr. Constantin Caracaş (1800-1828), Bucarest, Institutul de Arte Grafice « Bucovina », 1937, p. 100.

18 Ibid.

19 Ibid.

20 Ibid., p. 178-179.

21 En Valachie, la litre valait 0,318 kg, voir : Notice sur la Roumanie, principalement au point de vue de son économie rurale, industrielle et commerciale suivi du catalogue spécial des produits exposés dans la section roumaine à l’Exposition universelle de Paris, en 1867 et d’une notice sur l’histoire du travail en ce pays, Paris, Librairie A. Franck, 1868, p. XXI.

22 Pompei Samarian, O veche monografie sanitară a Munteniei…, op. cit., p. 145.

23 Vasile Alexandrescu-Urechia, Istoria Românilor, tome X-A, Bucarest, Institutul de Arte Grafice Carol Göbl, 1900, p. 1030-1035.

24 Buletin. Gazetă Oficială a Ţării Rumâneşti, Bucarest, 57, 12 novembre 1848, p. 227-228.

25 Pompei Samarian, O veche monografie sanitară a Munteniei…, op. cit., p. 101.

26 Ibid., p. 100.

27 Ibid., p. 81-82.

28 Ibid., p. 81.

29 Ibid., p. 82.

30 Iacob Felix, Manual elementar de igienă, Bucarest, Tipografia Statului, 1885, p. 3.

31 Ibid., p. 3-4.

32 Ibid., p. 4.

33 Iacob Felix, Poveţe despre hrana țăranilor, Bucarest, Tipografia Gutenberg, Joseph Göbl, 1901, p. 3.

34 Ibid., p. 12.

35 Nicolae Manolescu, Igiena țăranului. Locuința, iluminatul și încălzitul ei, îmbrăcămintea și încălțămintea. Alimentațiunea țăranului în deosebitele epoce ale anului și în deosebitele regiuni ale țărei, Bucarest, Academia Română, 1895, p. 3.

36 Ibid., p. 306.

37 Ibid.

38 Ibid., p. 308.

39 Ibid.

40 Ibid., p. 311.

41 Ibid., p. 352.

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Pour citer cet article

Référence papier

Ligia Livadă-Cadeschi, « Les médecins hygiénistes du xixe siècle et l’alimentation du paysan roumain »Histoire, médecine et santé, 17 | 2021, 57-72.

Référence électronique

Ligia Livadă-Cadeschi, « Les médecins hygiénistes du xixe siècle et l’alimentation du paysan roumain »Histoire, médecine et santé [En ligne], 17 | été 2020, mis en ligne le 28 juillet 2021, consulté le 13 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/hms/3755 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/hms.3755

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Auteur

Ligia Livadă-Cadeschi

Université de Bucarest

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